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Vieilles histoires du pays breton/La Hache

La bibliothèque libre.
Honoré Champion (p. 284-309).

LA HACHE



I


Matic Corniguellou est une petite vieille, si vieille qu’elle ne sait plus son âge. Quand on le lui demande, elle répond :

— Voilà, par exemple, une chose dont je ne me suis jamais inquiétée, pas plus que de vérifier quelle heure il est à l’horloge, lorsque je me sens envie de dormir.

Quelquefois elle ajoute sentencieusement :

— Il n’y a ni jeunes, ni vieux, voyez-vous. Nous avons tous le même âge, l’âge de mourir.

Elle est mince, fluette, et quasi impondérable. Elle a coutume de dire :

— Mes proches n’auront pas la peine de suivre mon enterrement. Je m’en irai dans un coup de vent d’ouest, à la grâce de Dieu, comme un fétu de paille.

Fraîche, d’ailleurs, et à ce point conservée, selon ses propres termes, que c’en est miracle. De figure d’aïeule semblable à la sienne, je n’en ai vu que dans les tableaux des vieux maîtres hollandais. Encore y a-t-il dans ses traits une grâce fine et délicate qu’il n’a jamais été donné à ces vieux maîtres de contempler dans leurs modèles. Cela est chez elle le signe de la race, le signe aussi — et surtout — de son âme charmante, de son « moi », comme parlent certains. Oh ! nullement compliqué, ce « moi ». très simple » au contraire, très primitif, mais d’une si exquise simplicité ! Et combien varié néanmoins ! Que d’images changeantes, tour à tour gaies ou tristes, défilent, en moins de temps qu’il ne faut pour les saluer au passage, dans les clairs yeux septuagénaires de Matic Corniguellou ! Vous rappelez-vous ces yeux des filles de Bretagne que Renan célébra jusque devant la face de Pallas Archégéte, purs « comme ces vertes fontaines où, sur un fond d’herbes ondulées, se mire le ciel » ? Aussi limpides sont ceux de Matic, la fileuse de chanvre ; seulement, au cours de l’arrière-saison, il y a plu des feuilles mortes. Car elle a connu les jours pénibles et les nuits, les pâles nuits de larmes. Elle a eu à pleurer, non seulement ceux dont elle était issue, mais ceux encore qui étaient issus d’elle.

— Je suis, dit-elle en sa jolie langue, comme une touffe d’herbe oubliée par mégarde dans un pré que la faux des faucheurs a tondu.

Ou bien :

— Mon rouet a filé plus de linceuls que de draps nuptiaux.

Elle ne parle, au reste, de ces choses qu’avec une pudeur discrète, une sorte de symbolisme transparent, jamais pour se douloir ni pour apitoyer. Il y a de plus malheureux qu’elle. Elle porte en elle-même le remède à toutes les afflictions : une force de résignation que rien ne saurait surprendre, jointe à une extraordinaire puissance de vie idéale. On fait grand bruit de la tristesse innée des Bretons, race occidentale, toute pleine des nuages de son ciel et de l’éternelle lamentation des mers. Or, il n’est pas un peuple au monde d’un optimisme plus absolu et plus entêté. Nourri de misère, il exalte la douceur de l’existence, et la mort même n’est pour lui qu’un long rêve pacifique, indéfiniment continué… Toujours est-il que Matic a traversé les plus cruelles épreuves « comme un agneau qui passe dans les fourrés épineux des landes », y laissant peut-être quelques brins de laine, mais rien de sa belle humeur vaillante, de son immuable sérénité.

Je recherche volontiers son commerce. Sa conversation est aussi reposante qu’une promenade, au soleil couchant, par les campagnes silencieuses, dans la féerique somptuosité des premiers soirs d’automne. Sa mémoire est vaste, profonde, pareille à ces palais souterrains, à ces hypogées de la légende où l’on va de salles en salles, de trésors en trésors, d’admirations en admirations. Elle sait la vie et la mort. Elle sait ce qui est, ce qui sera. Elle a voyagé aussi loin qu’il est possible à l’imagination humaine et dans la réalité et dans la fiction. Elle a assisté à la naissance des choses, elle prévoit, elle décrit d’avance les formes imprescriptibles qu’elles revêtiront à leur déclin. Ses yeux de calme visionnaire ignorent les frontières de l’espace et les bornes noires qui se dressent à l’entrée ou à la sortie des temps…


II


Elle vient d’ordinaire le samedi soir, sa semaine finie, arrive toujours à la même heure, s’assied toujours à la même place. Et ce sont d’abord, pour commencer, de petits racontars, les menus faits de la chronique paysanne, auxquels elle excelle à donner un tour ingénieux et sentimental. Puis, peu à peu, sans efforts, d’une aile souple, la causerie s’élève aux généralités. Malic est une manière de philosophe, d’esprit délié — je l’ai dit — et qui se joue à l’aise autour des problèmes les plus redoutables.

Il est entendu, de par une familière et déjà longue habitude, que, le soir de la Toussaint, nous faisons ensemble la veillée des ancêtres… Donc, jeudi dernier, sur le coup des huit heures, comme le glas de nuit achevait de tinter, elle fit son apparition sur le seuil, quitta ses sabots et prit l’escabelle basse qu’elle affectionne, à l’angle du foyer.

Sa mise était soignée, comme il convient un jour de fête. Elle portait sa belle jupe de laine rousse, lourde et roide comme si elle eût été en plomb, le corsage bleu sombre orné de parements de velours, et son fin visage s’encadrait — vu la circonstance funèbre — dans une coiffe aux cassures rigides, couleur safran, le jaune étant la nuance de deuil chez les femmes de Cornouailles.

Ses premiers mots furent pour s’excuser.

— Pardonnez-moi… Nous avons un vrai temps de purgatoire… Vent et pluie pêle-mêle… Je suis toute trempée. Ma jupe est comme une cloche… J’ai tenu à suivre jusqu’au bout la procession du charnier, et nous avons séjourné longtemps devant la « maison des morts »… J’y ai beaucoup des miens, dans cette pauvre maison, crânes terreux, ossements blanchis… Et voilà : je n’ai plus un fil de sec ; l’eau, par instants, tombait du ciel à pleins seaux… Pardonnez-moi. Dans quelques minutes, il n’y paraîtra plus.

À la chaleur du feu, une buée montait de ses vêtements mouillés, l’enveloppant d’une brume lumineuse, en sorte qu’elle avait l’air d’une bonne petite fée, descendue par le trou de la cheminée, dans un nuage.

Elle reprit, après un silence :

— C’est une belle chose, le feu !… J’ai entendu conter ceci, quand j’étais enfant. Il y a des tribus d’oiseaux qui, l’hiver venu, ne consentent point à s’expatrier. Ce sont, je pense, des oiseaux bretons. L’idée seule des climat lointains, mêmes dorés par des soleils éblouissants, leur semble plus mortelle que la mort. La première bise les saisit et les tue, perchés au haut de l’arbre natal. Leurs corps menus tombent à terre, s’y écrasent, ainsi que des fruits mûrs. Mais où de leur vivant ils nichèrent, leurs âmes délicates restent blotties, — et ce sont ces âmes qui, lorsque l’arbre a été débité en bûches, s’évadent de nos foyers en flammes vives, avec un joli bruit de chansons… Au temps où Pêr Corniguellou, mon défunt mari, — Dieu l’ait en sa garde ! — me faisait la cour, il avait coutume de fredonner en passant, le soir, près de notre porte :

Du bois qui brûle un oiseau s’envole.
Matic, écoute ce que te dit son chant…
Il te dit, ce chant, que je t’aime ;
Il te dit, que mon cœur aussi brûle,
Qu’il brûle d’amour pour sa douce…

« Ce temps est loin, si loin que c’est presque comme s’il n’avait jamais été. »

Matic resta un instant songeuse à regarder voltiger les flammes, sans doute aussi à écouter, tout au fond de sa prime jeunesse, la chanson de Pér Corniguellou.

Je lui dis, pour renouer l’entretien :

— Causons de nos morts, Matic, puisque c’est leur soir.

Elle releva sa jolie tête de vieille, d’un mouvement qui rejeta sa coiffe un peu en arrière, découvrant ses bandeaux de fins cheveux blancs où brillaient encore quelques fils blonds.

— Je vous parlais tout de suite de Pêr, murmura-t-elle ; vous ai-je jamais dit ce qui lui advint le matin même du jour marqué pour son trépas ?… C’est une histoire singulière à laquelle je n’aime guère à penser, mais que je veux bien vous conter, à vous, ce soir qui est, comme vous dites, un soir de commémoration… Les moindres circonstances m’en sont restées présentes à l’esprit, comme si la scène datait d’hier, quoiqu’il y ait depuis lors vingt ans moins six semaines. C’est, en effet, un 15 décembre, exactement, que mon pauvre mari rendit à Dieu son âme de brave homme…Laissez-moi seulement un répit de quelques minutes, le temps de me recueillir, afin que je vous expose les choses dans l’ordre et avec clarté…

Elle se couvrit le visage de ses deux mains, puis, après un assez long silence, commença :

— Voici… Pêr, de sa profession était sabotier. Et les sabotiers, comme vous savez, sont gens nomades. Aujourd’hui ici, demain là-bas. L’ancienne hutte est vite à terre, et la nouvelle vite bâtie. En fait de bagages, un bahut, quelques ustensiles de cuisine et les outils. Nous en avions de quoi remplir une petite charrette dans laquelle nous montions nous-mêmes et qu’un bidet de montagne, acheté à Carhaix, traînait aussi aisément, ma foi ! que si c’eût été un berceau d’enfant… Connaissez-vous la forêt de Porthuault ?

— Si je la connais, Matic !… Mais je suis né à Saint-Gervais, presque au cœur du bois !

— Eh bien ! tant mieux pour vous ! Car vous pouvez vous vanter d’être né dans un beau pays… Je me rappelle — tenez ! comme si c’était maintenat — le jour où nous y arrivâmes, un peu avant le coucher du soleil. Nous grimpions une longue côte, au flan du Ménez Mikêl ; Pêr était descendu et menait la bête par la bride, l’aidant à éviter les ornières ; moi, assise sur des sacs dans le fond de la charrette, je lui tournais le dos ; nous étions partis de Quimper l’avant-veille et le voyage avait été dur, surtout à cause des marmots dont j’avais constamment un ou doux sur les genoux ; j’étais lasse, je dormais à moitié. Soudain, Pêr me héla : « Regarde, Matic, voilà ce que tu n’as jamais vu. » Je regardai, et j’eus, à la vérité, un éblouissement, tant c’était beau. Des bois, des bois, rien que des bois, et si touffus, et si profonds que tout l’horizon on était noir.

« — N’avais-je pas raison, femme ? poursuivit mon mari. Et n’est-ce pas ici le vrai paradis des sabotiers ?…

« Il faut vous dire que je m’étais fâchée contre lui, quelques jours auparavant, lorsqu’au retour du marché de Quimper, un samedi, il m’avait annoncé qu’il venait de faire prix, pour un arpent de hêtres, avec un garde-forestier de Porthuault… Oh ! oui, et vivement fâchée même !… Qu’était-ce encore que Porthuault dont j’entendais pour la première fois prononcer le nom ? Quelque trou de misère sans doute, par delà le pays du pain !… Et quand il m’avait eu expliqué où c’était, je m’étais mise à pleurer de mécontentement, de désespoir… Plus loin que Châteauneuf, plus loin que Carhaix plus loin que Callac ! Au bout du monde, quoi !… Quel besoin d’aller chercher à tant et tant de lieues ce qu’il était si facile de trouver à portée de la main ? Bref j’avais été navrée…

« Et c’est pour quoi lui, à cette heure, triomphait, en me montrant du geste toute cette étendue de collines boisées, entrecoupées de vallons verts, et, dans le creux, de l’un d’eux, presqu’à nos pieds, la vieille église si avenante de Saint-Servais.

« Je n’avais plus de mauvaise humeur. Au bourg, nous fîmes halte devant le seuil de Harnay, un des grands marchands de sabots de la contrée, chez qui Pêr, autrefois, dans le temps que nous n’étions pas encore mariés, avait travaillé deux années durant. Ce Harnay nous accueillit avec infiniment de bonne grâce, nous obligeas de souper à sa table et de coucher sous son toit, en sorte que le lendemain, à l’aube, je me réveillai complètement réconciliée avec le pays.

« Complètement, non ! Une appréhension me restait, si vague, il est vrai, que je n’eusse su dire au juste à quoi elle tenait, mais réelle néanmoins et tourmentante au point que je ne pus m’empêcher de dire à Pêr :

« — Écoute, ces parages me semblent plaisants, et pourtant j’ai idée que ni l’un ni l’autre nous m’en retirerons rien de bon. Je suis enchantée d’être venue, histoire de voir ce que c’est ; mais, si tu m’en crois, nous ne séjournerons point ici. Je t’on supplie à mains-jointes, bien doucement, cette fois, et sans colère aucune, reprenons notre chemin vers le sud !

« Il haussa les épaules, me traita de rêveuse, de folle, que sais-je ? et, finalement, n’y voulut point entendre. Comme j’avais des larmes plein les yeux, pour me consoler il ajouta :

« — Tu me remercieras plus tard, Matic, d’être demeuré sourd à tes absurdes pressentiments. Harnay, François Harnay, chez qui nous sommes, c’est dans la forêt, là, tout à côté, qu’il a gagné sa fortune. Il a commencé par être simple sabotier, comme ton Pêr Corniguellou. Un peu de patience seulement ! File ta laine et laisse-moi besogner. Je le jure sure cette hache, le jour où nous réattèlerons le bidet pour partir, il aura triple charge, charge de monde, charge de meubles et… charge d’écus !

« Cette hache par laquelle il jurait, le malheureux ! notre hôte la lui avait donnée, la veille, en présent d’amitié, après avoir conclu marché avec lui pour une importante fourniture de sabots.

« — Qu’elle te serve encore mieux qu’elle m’a servi ! avait-il dit ; ce que je suis, je le lui dois.

« Et Pêr, si calme d’habitude, ému de reconnaissance avait répondu : « Mieux serait trop bien ! Ne me rapportât-elle que le tiers de ce qu’elle t’a rapporté, je me tiendrai pour satisfait. »

« Et, en montant se coucher, il l’avait posée avec toutes sortes de précautions sur une chaise au chevet du lit… Tandis que je vous conte ceci, je la vois : une hachette menue, d’un acier bleuâtre piqué du taches de rouille, le manche à la fois grêle et solide, en bois étranger. Des caractères d’une langue inconnue avaient été gravés au fer rougi sur ce manche. Quant au tranchant, la finesse, l’acuité, le mordant d’un rasoir… Pêr ne l’eût pas plus tôt prise à témoin de ses gains futurs qu’elle m’apparut, à moi, comme un instrument de malédiction et de mort. Il l’avait saisie et la tournait, la retournait, s’extasiant sur ses qualités, avec une joie d’enfant dans les yeux. Je lui dis :

« — Pour l’amour de Dieu, rétracte le serment que tu viens de faire… Même, à ta place, je n’emporterais point cette hachette.

« — Pourquoi ?

« — Parce que…

« Je n’eus pas le temps de finir, Harnay entrait dans la chambre, nous appelant à déjeuner. Je dus ma taire par politesse.

« Une demi-heure plus tard, nous prenions le chemin de la forêt, en compagnie de notre hôte qui, avec une charmante obligeance, s’était offert à nous servir de guide jusqu’à la maison du jugard, autrement dit du garde-forestier. Celui-ci, à son tour, nous conduisit à la hêtraie au plus épais du bois, et fit visiter à Pêr, un à un, les pieds d’arbres pour lesquels ils avaient fait marché. Le soir même, nous nous installâmes dans notre lot. D’autres sabotiers occupaient déjà ces parages. Conformément aux habitudes de la corporation, ils nous vinrent voir, nous saluant du nom consacré de cousins, et se mirent à notre disposition pour nous aider à construire la hutte. Grâce à eux, nous eûmes avant la tombée de la nuit un abri très suffisant. Deux jours après on m’eût fort étonnée en me disant que je n’avais pas toujours vécu dans ce coin de montagne. À force d’errer sans cesse, on finit par se trouver partout chez soi.

« Et puis, il faut l’avouer, l’endroit était merveilleux. D’un côté, c’étaient de longues et hautes avenues où le regard se perdait, entre les troncs blancs des hêtres, dans la profondeur tranquille des feuillages. De l’autre nous jouissions d’une échappée sur les prés de Rozviliou et de la vue du vieux château de ce nom dont les toits pointus, les fines cheminées se dressaient sur le couchant comme autant de clochetons d’église. Moi, j’ai toujours aimé la beauté des choses. C’est un spectacle qui ne coûte rien et dont le contemplation ne lasse jamais. Nous étions arrivés en ce pays au moment ou il est le plus à son avantage, c’est-à-dire au seuil de l’automne, quand les feuilles des bois se parent de teintes plus variées et plus délicates, comme les jeunes poitrinaires qui, dit-on, s’habillent plus belles, sur le point de mourir. Je passais les journées dehors, à filer, près de la hutte, tandis que les enfants se roulaient dans les mousses ou cueillaient les myrtilles le long des sentiers. Le père et les deux aînés, garçons déjà robustes, abattaient les arbres. J’entendais leurs grands coups sourds à qui d’autres faisaient écho çà et là dans le silence de la hêtraie.

« J’étais, du reste, rarement seule.

« Les ménagères des huttes prochaines venaient voisiner, apportaient leurs ravaudages ou leurs tricots, et nous devisions, tout en travaillant. Les jours, les semaines passaient, monotones, mais sans ennui. Ma bonne humeur naturelle avait repris le dessus. Mes confuses inquiétudes se taisaient, dormaient immobiles au fond de moi comme les nuées d’orage au fond d’un ciel d’été.

« Quant à Pêr, il jubilait. Le cubage des hêtres que nous avions achetés avait donné des résultats inespérés. Et le bois était des meilleurs, à la fois très dense et très facile à ouvrer. D’autre part, l’hiver s’annonçait pluvieux : les commandes de sabots abondaient, Harnay, lors de la première livraison de marchandise, avait dit à Pêr : « Tant que tu seras dans le canton, accorde-moi la préférence. Je te solderai deux sous par paire de plus que mes concurrents. »

« Bref une ère de prospérité s’annonçait. C’étaient les pronostics de mon mari qui semblaient avoir raison et non mes pressentiments.

« Or, voici qu’à Saint-Servais, à Duault, à Saint-Nicodème, dans toutes les paroisses d’alentour, tintèrent les glas de la Toussaint. J’avais invité deux femmes de sabotiers à venir faire chez nous la veillée des morts. L’une d’elle s’excusa au dernier moment. L’autre tint parole. J’achevais de coucher les enfants quand elle souleva la porte de branchages entrelacés de fougères qui formait la hutte.

« — Je vois que tes hommes non plus ne sont pas rentrés, dit-elle, faisant allusion à mon mari et à mes deux fils. Ils seront restés au bourg avec les miens et s’en retourneront sans doute tous ensemble.

« — Certes, fis-je ; cependant, assieds-toi près du feu, et jettes-y quelques brassées de copeaux.

« Je berçais mon dernier-né qui allait sur ses six mois, Jeanne Tual, la voisine, se mit en attendant à inspecter des yeux notre intérieur que la flamme, ravivée, illuminait en ses moindres recoins. Les femmes ont de ces curiosités, soit dédaigneuses, soit jalouses, suivant que c’est mieux ou pis que dans leur propre maison. Soudain je la vis se lever de la pierre de l’âtre où elle s’était accroupie et marcher droit à l’un des poteaux de la loge auquel Pêr Corniguellou avait coutume de suspendre ses outils. Elle se pencha, regarda de près quelque chose que, de ma place, je ne pouvais distinguer, et les traits de son visage prirent une expression d’étonnement ou même d’épouvante. Je déposai dans sa couchette l’enfant qui avait clos les yeux.

« — Qu’y a-t-il donc, femme Tual, demandai-je, que ta mine s’allonge ainsi ?

« Elle me montra la hachette donnée en présent à mon mari par François Harnay, et murmura :

« — Est-ce que les tiens se servent de cet outil ?

« — Je l’avais presque oubliée, cette hache. Mes préventions à son égard ne s’étaient point dissipées ; mais, dans le calme si occupé de notre vie, je n’avais plus eu le temps d’y songer.

« La question de ma voisine réveilla toutes mes anciennes terreurs. Mon impression première me revint, plus nette et plus aiguë… Aux lueurs du foyer, l’acier luisait d’un éclat sinistre et les taches de rouille se rembrunissaient, revêtaient des teintes noirâtres de sang figé… Je devinai que la hache avait son histoire et que la méfiance qu’elle m’avait inspirée dès l’abord allait m’être expliquée.

« — Jusqu’à présent, répondis-je, je ne crois pas qu’on s’en soit servi… Mais, dis-moi, je t’en prie, ce que tu sais sur elle… Nouveaux venus dans le pays, nous n’avons connaissance ni du bien du mal qui ont pu s’y accomplir. Le devoir, entre femmes de cousins, est de s’éclairer mutuellement. Tu ne voudrais pas, j’en suis sûre, que, faute d’avoir été avertis a temps, nous qui sommes ignorants de tout ce quia trait à cette contrée, nous nous attirions des désagréments, sinon des infortunes… Cette hache, n’est-ce pas ? a été l’instrument de quelque malheur. Et je ne doute point, à la façon dont tu détournes d’elle tes regards, qu’elle ne passe pour être maléficieuse et, peut-être, diabolique… Je t’en conjure, par Dieu et par les sept saints de Bretagne, hâte-toi de m’apprendre ce qu’il m’importe tant de connaître !… »

… Ici, Matic fit une pause, essuya les gouttes de sueur qui perlaient à ses tempes et poussa deux ou trois soupirs.

— C’est le plus dur qui me reste à conter, prononça-t-elle.


III

Et, après un silence troublé seulement par le bruit du vent au dehors et les craquements des volets, elle reprit ;

— La voisine me fit, sur mes supplications, ce récit que j’ai retenu point par point :

« Un jour, des bohémiens errants, montreurs d’ours et diseurs de bonne aventure, s’égarèrent dans la forêt de Porthualt ; ils arrivèrent, harassés, à bout d’haleine et de forces, dans la clairière où travaillait alors François Harnay. Celui-ci, homme généreux et hospitalier, les admit au repas de famille, les hébergea une nuit, dans son appentis, et, le lendemain, les mit dans leur chemin, sans vouloir accepter d’eux aucun argent. Un vieux, presque centenaire, qui paraissait être le chef de la bande, lui dit :

« — Ton accueil nous a touchés. Nous t’en aurons une gratitude éternelle, et ton nom sera vénéré jusque chez les enfants de nos petits-enfants. Je veux te faire un cadeau qui puisse t’être utile. Reçois-le en souvenir de nous. Je suis assuré d’avance qu’il te portera bonheur.

« Et il sortit de son havresac cette hachette.

« — Ceci te sera un talisman, ajouta le vieillard, à la condition que tu t’en serves toujours comme d’un outil de travail, jamais comme d’un arme de combat.

« Harnay prit la hache et remercia.

« Difficilement il en eût trouvé une meilleure. Elle eût coupé du fer. Avec cela, inusable, et jamais ébréchée. Durant douze années qu’il la mania, il n’eut point à l’afûter une seule fois. Elle fit sa fortune, selon la prédiction du vieux tzigane, elle fut vraiment dans sa loge comme un talisman. Il est juste de dire qu’il était lui-même le plus rangé des hommes et le plus sobre, le plus habile, le plus laborieux des sabotiers. De simple, ouvrier il passa patron, put s’établir au bourg de Saint-Servais dans une maison de pierre couverte en ardoises, pratiquer sur un pied plus large le commerce de sabots et finalement, devenir un des principaux rentiers de l’endroit.

« Cependant les autres cousins ne laissaient pas d’être jaloux de la prospérité si rapide des affaires de François Harnay.

« Un d’eux surtout, un nommé Chevanz, homme violent et débordé, que la malchance, d’ailleurs, poursuivait, allait partout répétant que Harnay avait, par l’intermédiaire des Bohémiens, fait un pacte avec le diable, si même le grand vieux à longue barbe blanche, qui lui avait remis la hache mystérieuse, n’était pas le diable en personne. Au fond, ce Chevanz brûlait d’envie de s’approprier cette hache, fût-ce par la fraude et par le vol. Il y réussit, on ne sait comment, Harnay s’aperçut un beau jour que l’outil auquel il tenait tant lui avait été dérobé, et tout de suite il soupçonna quel était le voleur. Il eût pu s’adresser aux gendarmes. Mais il était de tradition parmi les cousins que l’on réglât ses comptes entre soi, en famille, comme on disait, Harnay se contenta de réunir chez lui, un dimanche soir, ceux de ses ouvriers sabotiers dont les habitudes d’ordre et d’honnêteté lui étaient particulièrement connues. Et il les harangua à peu près en ces termes :

« — Camarades, il s’est trouvé un cousin assez indélicat pour enlever ma bonne hache. Son nom, je n’ai pas besoin de le prononcer, vous rayez tous sur les lèvres. Je respecte trop les usages de la corporation pour qu’il me vienne à la pensée de saisir la justice de cette affaire. Il ne faut pas qu’un sabotier soit jugé par d’autres que par ses pairs. Mais je n’entends pas non plus que ma bonne hache demeure indûment en des mains indignes. Je suis prêt à me séparer d’elle, quoiqu’elle soit pour moi une vieille amie à qui il m’en coûtera de dire adieu, — mais du moins je ne veux m’en séparer que de mon plein gré et pour la confier à quelqu’un qui sache en faire, comme moi-même, un brave emploi. Vous, je vous connais tous, et vous m’êtes également chers. Elle sera à celui de vous qui l’ira réclamer.

« Tous les sabotiers s’offrirent. On dut tirer à la courte paille. Le sort tomba sur Jozon Lantic, un jeune homme de vingt ans, joli comme une femme, mais hardi comme l’archange saint Michel. Il fallait qu’il en eût, de la hardiesse, pour s’attaquer à Jéréme Chevanz.

« Les sabotiers de ce temps-là se tenaient pour gentilshommes. C’est en combat singulier, la hache au poing, qu’ils avaient coutume de trancher leurs différends.

« Quelles furent les péripéties de la lutte entre Jozon Lantic et Jérôme Chevanz, sans doute on ne le saura jamais. La femme de ce dernier ne put fournir de renseignements que sur la scène de la provocation. Ils venaient de finir de souper. Chevanz, qui avait été au bourg et y avait bu quelques verres, après vêpres, somnolait à demi, en achevant de fumer sa pipe, sur la pierre de l’âtre. Tout à coup la porte s’était ouverte et Lantic était entré, une hache sur l’épaule.

« — Ohé ! Chevanz !

« — C’est toi, Lantic ?

« — Je viens de la part de François Harnay… « — Me redemander son outil magique, n’est-ce pas ?

« — Le redemander, non ! Le reprendre !…

« — Tu es trop jeunet !

« — Et toi, trop lâche !

« — C’est bien. Je te suis. As-tu choisi l’endroit ?

« — Au carrefour de Blanche-Épine.

« — Marchons. Ce sera tout à l’heure le carrefour de l’Épine-Rouge… Tu l’auras, ta hache de patron, tu l’auras, mais en plein crâne !…

« La femme n’eut même pas le temps de s’interposer. Les deux hommes avaient déjà disparu dans les ténèbres.

« — … Ce qui se passa ensuite, ajoutait Jeanne Tual, la forêt profonde en a gardé le secret. Il y a là un étrange, un impénétrable mystère… Ni Lautic, ni Chevanz n’ont été vus dans le pays depuis lors, et l’on n’a retrouvé le cadavre ni de l’un ni de l’autre… La nuit du duel, il pleuvait à verse ; les cousins d’alentour, en visitant à l’aube le lieu du combat, n’y aperçurent que des feuilles mortes, et pas une trace de sang… François Harnay, toutefois, recouvra sa bonne hache. Un an après, jour pour jour, comme il s’était levé de grand matin pour se rendre au marché de Callac, son pied heurta sur le seuil quelque chose qui luisait. Et c’était la hache mais non plus étincelante de ce bel éclat toujours neuf qu’elle avait auparavant, rouillée au contraire, d’une rouille mauvaise, d’une rouille ineffaçable, de cette rouille que voilà, et que nul frottement n’a pu faire disparaître, et qui est du sang, du sang d’homme, du sang de chrétien…

« Comme la voisine achevait ces mots, nous entendîmes au dehors un bruit de voix. C’étaient nos maris qui rentraient.

« — Chut ! fit-elle, ne parlons plus de cela pour l’instant. Je vous demanderai de cacher la hache, que mon homme ne la voie point. Elle lui rappellerait de trop pénibles souvenirs. Il aimait Jozon Lantic comme s’il eût été son propre fils.

« J’obéis promptement et jetai l’outil sinistre sous le lit où nous couchions, Pêr et moi.

« Du reste de la soirée, je n’ai rien à vous dire. Il fut question de toute espèce de choses hormis de l’histoire de la hachette. L’heure venue de nous quitter un peu avant minuit, nous récitâmes en commun le De Profundis, puis chacun gagna son gite. À peine m’étais-je étendue à côté de Pêr, la chandelle soufflée, qu’un frisson me parcourut la peau du dos, comme au contact d’un corps glacé. Et je me souvins de la hache qui était là, sous le lit. Cette idée me fut désagréable, m’empêcha de fermer l’œil. Je songeais au carrefour de Blanche-Épine, Il me semblait voir deux formes gigantesques de spectres bataillant éperdument et en silence dans la nuit. Et à chaque coup il jaillissait de ces deux fantômes de larges gouttes de sang qui se changeaient en feuilles mortes en tombant sur le sol… Heureusement que Pêr ne tarda pas à s’endormir. Je me levai alors, et, ayant ramassé la hache à terre, je l’enfermai dans le bahut…

Plût à Dieu que je l’eusse laissée où je l’avais cachée tout d’abord… Pêr Corniguellou serait peut-être encore de ce monde !

IV

Matic se tut une seconde fois. De longues larmes ruisselaient de ses paupières abaissées.

— Grand’mère vénérée, lui dis-je, avec la crainte égoïste que la violence de son émotion ne lui permit point de continuer son récit, n’est-ce pas un de vos principes qu’au cadran du destin l’heure est inflexible et ne se dérange jamais ?

— Certes. Je le pense bien, et cela est. Je n’en ai eu que trop de preuves, hélas ! Mais rien ne le montre mieux que la fin de cette histoire.

« Pour y revenir, je m’étais promis, dès le lendemain de cette soirée où j’avais reçu les confidences de Jeanne Tuai, d’enterrer la hache quelque part où Pêr Corniguellou ne songerait point à l’aller chercher. Or, sur les entrefaites, et avant que j’eusse trouvé un moment propice pour exécuter mon projet, arriva parmi nous un de ces vieux sabotiers infirmes qui, désormais impropres au travail, voyagent de hutte en hutte et vivent, comme on dit, sur le commun, toujours bien accueillis, du roste installés à la meilleure place auprès du foyer, nourris des meilleurs mets, couchés dans le meilleur lit. Ils sont les anciens et comme qui dirait les évêques de la confrérie. Sans cesse par monts et par vaux, ils servent d’intermédiaires entre les cousins, colportent les nouvelles d’un bois à l’autre. Celui-ci venait presque en droite ligne du pays de Fouesnant où demeurait la mère de mon mari, la septuagénaire Nanna Corniguellou.

« — Nanna, nous annonça-t-il, ne bat plus que d’une aile. Son idée est qu’elle ne passera pas le Jour de l’An. Alors, elle demande que Matic lui conduise sa filleule, afin qu’elle puisse contempler les traits de l’enfant, une fois encore, avant que ses pauvres yeux ne soient tout à fait embrumés par les brouillards de la mort.

« Cette filleule, c’était Nannic, l’aînée de nos filles, âgée à peine de dix ans.

« C’eût été chose sacrilège que de ne se rendre point au vœu de l’aïeule. Un jeudi, le second de novembre, j’attelai le bidet et je me mis en route avec l’enfant.

« Quand nous débarquâmes chez la vieille, je la trouvai très bas, si bas qu’elle me parut n’en avoir plus que pour quelques jours. Notre présence, cependant, lui redonna un semblant de vie. Pour fixer en eux, avant de se clore à jamais, l’image de sa filleule, ses yeux affaiblis redevinrent momentanément aussi lucides qu’au printemps de ses années. Mais, comme s’ils se fussent usés à cet effort, tout à coup ils s’éteignirent. Et, quand ils se furent éteints, le corps aussi peu à peu se refroidit, se glaça. Nous vîmes s’en aller son âme, doucement, comme te dernier reflet d’un soleil d’hiver sur un paysage de neige. Même averti à temps, Pêr n’aurait pu venir aux obsèques.

« Et, d’ailleurs, il ne devait que trop tôt la rejoindre dans le pays de ceux qui ne sont plus !…

« La cérémonie funèbre, les messes d’usage dans la semaine qui suit l’enterrement, des règlements d’intérêt et le partage des dépouilles de la morte aux pauvres de la paroisse me retinrent à Fouesnant jusqu’au 10 décembre, on sorte que je ne rentrai à Saint-Servais que le 14 au soir.

« Nous restâmes un peu tard. Pêr et moi, à causer de sa défunte mère. Naturellement, il avait hâte de tout savoir, comment elle avait trépassé, ses dernières paroles, ce que nous avions fait. Au moment de nous coucher, me voyant très lasse, à cause des émotions des jours précédents et des fatigues de la route, il me dit avec cette douceur de voix qui lui était habituelle :

« — J’entends que tu reposes en paix demain matin. Les garçons emmèneront les petits dans la hêtraie. Moi, j’irai seul abattre un arbre, pas très loin d’ici. J’aurai fini de belle heure et reviendrai aussitôt préparer le repas de midi, en sorte que tu n’auras à t’occuper de rien. Je te prie donc, pour ma propre satisfaction, de ne te lever point avant mon retour.

« Je dormis d’un sommeil de bête de labour. Le soleil était déjà haut sur l’horizon quand je rouvris les yeux. Un grand silence régnait dans la hutte et au dehors. Je sautai à bas de mon lit, un peu étonnée que Pêr ne fût pas encore là, car notre vieille horloge marquait onze heures.

« — L’arbre, pensai-je, aura été plus dur à abattre qu’il ne croyait.

« Et je me mis, en l’attendant, à ranger les choses du ménage, à réparer l’inévitable désordre causé par mon absence. Assiettes et bots avaient été entassés pêle-mêle dans le bahut. La vue de ce meuble me rappela subitement la hache que j’y avais enfermée. Je constatai avec effroi qu’elle n’y était plus… Un des fils entrait.

« — La hache de François Harnay, lui demandai-je toute troublée, est-ce toi qui l’a prise ?

« — Non, me répondit-il, mais le père l’a emportée au bois ce matin.

« Je sentis une secousse au cœur.

« — Viens ! fis-je ; allons voir où il reste. Je ne suis pas tranquille à son sujet.

« Nous n’avions pas cheminé l’espace d’une centaine de pas hors de la hutte que nous aperçûmes Pêr au détour du sentier ; mais qu’il était pâle, Jésus-Dieu ! Et combien chancelante était sa démarche ! C’est à peine s’il pouvait mettre un pied devant l’autre. Je m’élançai vers lui :

« — Tu es blessé ?

« — Je ne sais pas… non… mais malade, très malade.

« — Par la croix du Christ, que t’est-il arrivé ?

« — Rentrons d’abord chez nous, de grâce… Je vous raconterai tout.

« … Ce qui lui était arrivé, le voici : « Il avait fortement entamé le tronc de l’arbre, quand soudain, sans qu’il pût s’expliquer comment, la hache lui échappa des mains et glissa dans une espèce de fosse — sans doute un ancien piège à loups — à demi pleine d’eau et d’un fumier flottant de feuilles mortes. Il s’agenouilla sur le rebord, plongea son bras dans le trou, crut saisir le manche… Horreur ! ce fut un ossement humain qu’il ramena, un os de jambe auquel pendaient encore des lambeaux de chair pourrie. Et, en même temps, à la surface de l’eau remuée, remontèrent des choses infectes, des débris de cadavre mêlés à des débris de vêtements, un crâne enfin détaché du squelette, commet la tête hideuse d’un supplicié.

« Une peur folle s’empara de Pêr. Il voulut courir, mais ne le put. Les genoux vacillaient sous lui. Il tournoya sur lui-même comme un homme ivre et s’abattit sur le sol. Lorsqu’il recouvra ses sens, il était glacé. Il eut pourtant la force de se traîner jusqu’à l’endroit où nous le rencontrâmes.

« Il nous fit ce récit à mots entrecoupés, s’interrompant sans cesse pour boire à une écuellée de flipque je lui avais préparée. Une soif inextinguible le dévorait. Il avait des pâleurs subites ; puis, tout aussitôt, son visage s’empourprait, devenait d’un rouge feu.

« Je le suppliai de se coucher, mais il s’obstina à demeurer assis sur le banc, les coudes allongés sur la table, le front dans les mains. Les enfants ni moi nous n’osions lui adresser la parole. D’ailleurs, nous étions nous-mêmes frappés d’une sorte de stupeur. Quant à faire chercher un médecin, c’eût été peine perdue. Il n’y en avait pas dans la contrée. Et puis, ce n’était pas dans les habitudes des gens de cette époque. On vivait, on mourait, sans médecin ni médecine. Il faut dire aussi que, bien que très angoissés, nous n’avions pas le sentiment d’un danger immédiat… Dans l’après-midi, peut-être pour nous rassurer, Pêr se prétendit mieux. Il manda le fils aîné :

« — Va chez Tual, notre voisin, lui ordonna-t-il, et mets-le au courant de l’aventure, afin qu’il prévienne les autres cousins. On ne doit pas laisser pourrir en plein vent comme une charogne le cadavre d’un chrétien qui fut peut-être un sabotier. Dis-lui que c’est au carrefour de Blanche-Épine, à gauche du sentier qui mène vers Saint-Nicodème…

« Au nom de Blanche-Épine j’avais tressailli.

« — Qu’as-tu ? fit Pèr qui avait remarqué mon mouvement.

« — Rien, mon ami… ou plutôt, c’est toute une histoire, trop longue à te raconter pour l’instant… Tu n’es pas en état de l’entendre.

« — Ah ! murmura-t-il en laissant retomber sa tête.

« Je crus qu’il voulait dormir. Je le conjurai même de s’étendre sur le lit. Il eut un geste las, soupira :

« — Je suis bien ainsi… je suis très bien…

« Et il ne bougea plus… J’envoyai les enfants jouer dans la clairière. Il soufflait un peu de brise, mais le ciel était pur et le soleil brillait… Une heure se passa. Un bruit de sabots résonna sur la terre durcie. J’allai voir à la porte de la hutte. C’était une troupe d’hommes et de femmes, Tual en tête, charriant sur une brouette, dans une manne d’osier, les reliques qu’on avait pu extraire de la fosse à loups. Jeanne, sa femme, se détacha du cortège et vint à moi :

« — Nous avons reconnu le corps, quoiqu’il fut en bouillie, me dit-elle ; c’est celui de Jozon Lantic. La boite du crâne est fendue en deux. Nous y avons trouvé une nichée de sangsues…

« Je la priai de m’épargner ces détails. Elle me demanda :

« — Peut-on voir Pêr !

« — Oui, mais ne faites pas de bruit. Il dort.

« Elle entra sur mes pas, s’approcha de mon mari, puis, me tirant brusquement à l’écart :

« — Savez-vous, Matic, qu’on ne l’entend plus respirer !

« Je la regardai ahurie.

« — Hein ! m’écriai-je, comprenant tout à coup, comme si un éclair m’eût traversé le cerveau.

« Je me précipitai vers la table.

« — Pêr ! Pêr !

« Je n’eus pas plus tût touché le malheureux qu’il s’affaissa. La voisine avait dit vrai. Il était mort… »


V

— Voilà, continua Matic, quand elle eut trouvé la force de poursuivre, voilà comment et par suite de quel concours singulier de circonstances je suis devenue veuve.

« Les sabotiers façonnèrent deux cercueils. Dans l’on fut déposé mon mari, dans l’autre furent placés les restes de Jozon Lantic. Leurs tombes à tous deux sont dans le cimetière de Saint-Servais, au pied de la tour. Toute la forêt et même les paysans des fermes des environs assistèrent à ce double enterrement. Après l’absoute, François Harnay prit un sabot, le dernier que Pêr eut fabriqué, y mit, quant à lui, un louis d’or de vingt francs et fit la quête parmi l’assemblée pour la veuve de Pêr Corniguellou et pour ses orphelins.

« Bénies soient ces charitables populations de la montagne ! Je leur dois de n’être pas morte de misère et d’avoir pu élever ma bande sans tendre la main à l’aumône publique.

« Huit jours plus tard, je reprenais seule, avec mes enfants, la route vers le sud. De nouveau j’escaladai la pente du Ménez Mikél. Je me rappelai les paroles de Pêr et mon exclamation :

— « Oh le beau pays ! le beau pays !

« Elle avait, cette terre de bois, elle avait la même figure majestueuse et recueillie que le jour où nous l’admirâmes ensemble.

« Peut-être même était-elle plus délicieuse à contempler, avec son onduleuse forêt, toute poudrée de givre, étincelante au soleil du matin d’une myriade de pierreries. Les Hêtres aux branches lisses, roses dans la lumière, avaient l’air de candélabres incrustés de joyaux, dressés sur une fine nappe blanche pour quelque fête des fées… Des basses messes tintaient à Saint-Servais, à Duault, à Saint-Nicodème, ailleurs encore, à Botmel, à Plusquellec. Les carillons alternaient, se répondaient, à travers les étendues tranquilles, et tout le ciel en vibrait, comme s’il eût été de cristal. Au dessus de la forêt s’élevaient de grêles colonnes de fumée qui s’épanouissaient très haut dans l’atmosphère en de mouvants calices de fleurs bleues… Tout cela m’est resté extraordinairement présent à l’esprit… Depuis, hélas ! j’ai dû semer un peu partout les tombes de mes morts. Car, d’une famille qui était presque une tribu, Dieu a voulu que seule je survécusse. Mais, si les femmes qui m’enseveliront exaucent mes volontés suprêmes, c’est là-bas, auprès de Pêr Corniguellou, qu’elles me mèneront enterrer. J’ai dans mon armoire une pile d’écus de trois francs, gagnés sou à sou, pour parer aux frais du voyage… »

À ce moment, onze heures sonnèrent à la pendule.

— Par Notre-Dame de Rozeudon, s’écria la bonne vieille, récitons vite le De profundis pour clore la veillée, C’est nuit funèbre, ne l’oublions pas. Les âmes défuntes vont venir. Il n’est que temps de leur faire place.

— Pardon, observai-je, mais la hache, la hache tzigane, la hache révélatrice, qu’est-elle devenue ?

— Cela, personne ne l’a jamais su. Ce n’est point faute de l’avoir cherchée. Peut-être y a-t-il des niais qui la cherchent encore. J’espère bien que Dieu ne permettra pas qu’on la retrouve. Elle a enrichi un homme, elle en a tué deux. Il me semble que c’est assez.

Et, faisant le signe de la croix, Matic commença la prière.