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Vieilles histoires du pays breton/La légende de Margéot

La bibliothèque libre.
Honoré Champion (p. 101-129).

LA LÉGENDE DE MARGÉOT



I


À gauche de la route qui mène de Plouëc à Pontrieux, s’élève la gentilhommière de Kercabin. Ce n’est aujourd’hui qu’une grande maison d’un caractère tout moderne. Ce fut jadis un manoir d’importance, à en juger par la splendide avenue qui y conduisait et qui subsiste encore. Les seigneurs de Kercabin passaient pour de joyeux viveurs, un peu détrousseurs de routes, mais surtout grands trousseurs de jupons. Ainsi nous les représente une vieille chanson populaire dont quelques couplets seulement ont survécu. Les jeunes filles, en ce temps-là, ne se risquaient guère aux abords du château.

Non, je n’irai pas toute seule,
À Kercabin, prendre du feu.
Car le seigneur est à la maison
Qui me lèverait mon tablier…

Il est vrai que, quelques vers plus loin, la même chanson ajoute crûment :

Il n’y a pas une fille en Plouëc
Qui n’ait à Kercabin couché.

Le « vieux de Kercabin et ses gars » étaient, parait-il, de terribles séducteurs. Aussi magnifiques d’ailleurs que violents. Il y avait chez eux « une chambre toute remplie d’anneaux d’argent et d’anneaux d’or ». Kercabin et ses fils y faisaient entrer le matin leurs maîtresses de la nuit, et leur permettaient de puiser au tas, à mains pleines. Les jolies paysannes d’alentour rêvaient dans leur lit clos, sous le chaume, de cette chambre merveilleuse ; elles en causaient entre elles tout bas, au lavoir, quelquefois à l’église. Le « trésor » de Kercabin exerçait une sorte de fascination sur tout le pays, à sept lieues à la ronde. À Plouëc, à Plouézal, à Guingamp même, quand on voyait passer une fille de peu avec un châle rouge ou violet sur les épaules et une croix d’argent au cou, on disait :

— En voici une qui revient pour sûr de Kercabin !


II

Pendant la Révolution, le manoir et le vaste domaine qui en dépendait furent vendus comme biens nationaux. C’est sans doute à cette époque qu’ils passèrent aux mains de mon grand oncle Margéot. Ce farouche ancêtre a laissé derrière lui une légende fantastique dont je vais entretenir le lecteur. M. Luzel, dans ses Veillées Bretonnes, en a donné un intéressant chapitre. C’est une restitution à peu près intégrale que je voudrais tenter.

… Il y a quelque deux ans, j’eus le plaisir d’être l’hôte des propriétaires actuels de Kercabin. L’un deux, esprit très cultivé, réalise pleinement le type, aujourd’hui malheureusement trop rare, du gentleman farmer bas-breton. Il dirige en personne l’exploitation de ses terres et engrange lui-même ses gerbes. Il mêne la vie rude et simple de son nombreux domestique. Il se rend aux champs avec les journaliers, guide et surveille leurs travaux, parle volontiers leur langue, et ne dédaigne pas de s’asseoir au milieu d’eux, devant l’âtre énorme de la cuisine, quand viennent les longues soirées d’hiver, mères des longues causeries.

— Ça, lui demandai-je un jour, est-il encore bruit dans la contrée du fameux « cheval de Margéot » ?

— Interrogez mes gens. Vous n’en trouverez pas un qui ne vous affirme l’avoir entendu.

C’est, en effet, de quoi je pus me convaincre. Les garçons, les servantes, le petit pâtre furent unanimes dans leurs réponses. Voilà : on est tranquillement à se chauffer au coin du feu, ou bien on vient de s’étendre au lit, quand tout à coup, dans la nuit sonore, au loin, retentit le galot effréné d’un cheval. Dip-a-drap ! Dip-a-drap ! Dip-a-drap ! Cela fait un train d’enfer. À mesure que le fracas se rapproche, on perçoit le sifflement des coups de cravache cinglant éperdument la bête. Le cavalier nocturne ne cesse d’exciter sa monture que lorsqu’il est arrivé à Kercabin. Dans la cour, il fait halte. On l’entend qui met pied à terre, tandis que le cheval halète avec force. Se trouve-t-il dans le personnel de la ferme quelque domestique gagé récemment ou qu’on a oublié de mettre sur ses gardes, il ne manque jamais de se lever. « C’est apparemment un hôte inattendu », se dit-il, et il s’empresse, pour aller débrider la bête et lui faire place à l’écurie. Grande est sa surprise, en constatant que la cour est déserte, qu’il n’y a là ni cheval ni cavalier. Lorsque le lendemain il raconte la chose, ce sont les autres qui s’étonnent de son étonnement.

— Ah ! vous ne saviez donc pas ! mais c’est le cheval de Margéot !…

III

Margéot. « Tonton Margéot » comme l’appelait mon grand-père, était une espèce de géant à tête carrée, avec un cou de taureau et des muscles d’athlète. On citait de lui des exploits incroyables. Par exemple il renversait un bœuf sur le dos en l’empoignant par les deux cornes. D’un coup de pied, il défonçait un fût plein jusqu’à la bonde. Ayant manqué un lièvre à lâchasse, il en conclut que sa pierre à fusil était mauvaise et l’écrasa entre ses doigts comme une noisette. Bref, c’était une brute superbement douée et qui eût figuré avec honneur parmi les héros d’Homère. Ses colères étaient épouvantables. Et la moindre contrariété le mettait hors de lui. Sa face alors devenait pourpre, et ses veines gonflées ressemblaient à ces grosses racines qui se tordent dans nos chemins creux. Il ne connaissait en fait de loi que celle de ses appétits et de ses convoitises. De la morale commune il ignorait le premier mot. Adolescent, on voulait faire de lui un prêtre. Il prit des mains de sa mère l’argent destiné à payer les frais d’étude, se rendit à Tréguier où était le collège, y passa une nuit à boire avec des matelots du port, apprit d’eux un certain nombre de refrains obscènes, et rentra chez lui le lendemain en disant qu’il n’avait pus besoin de s’instruire davantage et qu’il en savait désormais assez.

— C’est bien, mon garçon ? grogna le père Margéot, tu tâteras donc de la charrue !

Il en tâta, en effet. C’est-à-dire qu’il détela le meilleur des chevaux de labour, l’enfourcha prestement et s’en alla au diable quérir fortune. C’était le temps des premières fusillades entre Blancs et Bleus. La dure discipline des troupes républicaines ne pouvait convenir à Margéot le fils. Il essayera de la chouannerie. Mais un freluquet de royaliste l’ayant un jour réprimandé pour avoir fait rôtir un poulet, dans l’église de Coatascorn, avec des copeaux empruntés à une statue en bois de saint Fiacre, Margéot souffla sur le petit royaliste qui s’évanouit, et, dégoûté du commerce des chouans, il se mit à guerroyer pour son propre compte, tout seul d’abord, puis à la tête d’une bande de pillards qui sollicitèrent l’honneur de « travailler » sous ses ordres.

La pacification de la Bretagne le rendit à la vie privée. Il vint s’établir en son manoir de Kercabin qu’il avait acheté au rabais, parce qu’il avait pu le payer en beaux écus sonnants. Il y installa près de lui ceux de ses routiers qui s’étaient distingués par leur audace et surtout par une complète absence de scrupules. Kercabin devint de la sorte une colonie de brigands. Sans doute, le temps était passé des grandes razzias où, dans une semaine, on pouvait rançonner tout un canton. Mais Margéot avait un génie souple qui se pliait aisément à la nécessité de combinaisons nouvelles. Il transforma Kercabin en un coupe-gorge. Le lieu s’y prêtait. Pas d’habitation dans le voisinage ; l’avenue, immense, solitaire avec des arbres aux frondaisons gigantesques qui y entretenaient une perpétuelle nuit, la route enfin toute proche et fréquentée à toute heure par les voyageurs qui de Lannion, de Bégard ou de Guingamp, se dirigeaient sur Pontrieux. Tous, désormais, durent payer péage au maître de Kercabin ou à ses associés. On leur prit la bourse toujours, et quelquefois la vie par-dessus le marché.

Le coup fait, c’étaient, à l’intérieur du manoir, de formidables soûleries. On y conviait — souvent de force — des filles d’alentour, les arrières-nièces de celles que les anciens sires de céans menaient le matin faire visite à la chambre dorée. Margéot présidait ces agapes, avec sa brutale jovialité de reitre. Lorsqu’un des compagnons roulait à terre, ivre-mort, il riait d’un énorme rire à faire trembler les poutres ; il était heureux ! Quant à lui, il buvait douze heures sans désemparer, et se levait de table, les jambes solides, la tête saine. Par exemple, il ne touchait jamais aux femmes. La tradition le dit expressément : ce barbare mourut vierge.


IV

Un soir, un des malandrins de la bande revint blessé, la figure en lambeaux, le corps lardé de coups de poignard. Son sang pleuvait autour de lui en larges gouttes.

Margéot, qui jamais ne paraissait dans ce genre d’expéditions, afin de se ménager une apparence d’honorabilité et d’en pouvoir couvrir ses compères, le cas échéant, Margéot donc fronça le sourcil et demanda durement au misérable près de défaillir :

— Qui est-ce qui t’a mis dans cet état ?

L’homme, après avoir craché quelques dents mêlées à quelques caillots, trouva la force de raconter son aventure. Il avait eu vent du passage d’un riche marchand de cochons. Il avait voulu l’arrêter à lui seul, pour ne pas laisser perdre une aussi bonne aubaine. Mais il avait eu affaire à trop forte partie.

— Et le bourgeois ? gronda Margéot.

—… Est reparti à toute bride dans la direction de Pontrieux.

— C’est bien. Va te coucher… Hé ! Nannik !

Une vieille servante, à la peau rugueuse et plissée comme une écorce de chêne, accourut à l’appel du maître.

— Conduis-moi cet imbécile au lit et badigeonne-le des pieds à la tête avec tes onguents de sorcière.

Tandis que Nannik emmenait le blessé par une porte, Margéot sortait par l’autre, une lanterne sourde à la main. Il suivit l’avenue, courbé en deux, les yeux fixés à terre, promenant la lumière de son fanal à droite et à gauche, inspectant les herbes fraîchement foulées et où des taches rouges se montraient çà et là. Il marcha ainsi jusqu’à la barrière qui s’ouvrait sur le grand chemin. Là, il se redressa et se mit à siffloter un vieux air breton aux finales mélancoliques. De loin, on eût dit quelque petit pâtre inoffensif sifflant ses bêtes ; c’était le terrible Margéot qui sifflait ses bandits. Il se fit un bruit de branches froissées, puis de respirations haletantes. Des formes noires s’approchèrent en rampant sur le yentre avec mille précautions.

— Il faut rentrer, dit Margéot. Nous avons à causer.

Un quart d’heure plus tard, tout le monde était réuni dans la grande salle du manoir ; le chef seul était assis ; les autres se tenaient debout, les mains derrière le dos ou les bras croisés sur la poitrine, en silence. Margéot commença :

— Voici de quoi il retourne. Cet animal de Kadô-Vraz s’est laissé saigner comme un simple porc par un marchand de cochons. À l’heure qu’il est, le marchand de cochons qui a gagné Pontrieux a sans doute déjà porté plainte. Il faut nous attendre à une visite des enfants de Marie Robin (des gendarmes). C’est d’autant plus désagréable que Kadô-Vraz a eu soin de semer son sang tout le long de l’avenue ; on va faire une descente de justice à Kercabin. Si j’étais soupçonné, moi, vous tous, vous seriez perdus. Il faut à tout prix, dans notre commun intérêt, que je sorte indemne de ce mauvais pas. Je pense du moins que c’est votre avis ?

— Certes ! s’écrièrent les hommes.

— Clerc Chevanton, reprit Margéot, en interpellant l’un d’eux, toi qui as une superbe écriture de tabellion, sieds toi à mon côté. Voici papier, plume et encre. Écris.

Les bandits se penchèrent en avant, tendirent l’oreille pour mieux écouler.

Margéot dicta :

 « Au citoyen procureur, à Guingamp.

 « Citoyen-magistrat,

« Ce jourd’hui, 15 floréal an IX, le nommé Kadô Vraz s’est présenté sur les dix heures de nuit en ma maison de Kercabin. Il m’a dit avoir eu en route une vive altercation avec un passant. De quoi faisaient foi les blessures multiples qu’il avait tant à la tête que dans le reste du corps. Je l’ai hébergé, ainsi que me le commandait l’humanité, sans lui demander aucune explication autre que celle qu’il jugeait à propos de me donner. Au coup de minuit ma servante m’est venue annoncer qu’il avait rendu l’âme. J’ai cru qu’il était de mon devoir de t’informer immédiatement de ce fait ; j’attendrai tes ordres avant de procéder à l’inhumation.

« Citoyen-magistrat, je l’envoie mon salut fraternel.

« Margéot. »

Margéot se tourne vers l’assistance.

— Avez-vous compris ? interrogea-t-il avec un gros rire, enchanté de sa ruse.

— Oui, répondit un des hommes, tu livres à la justice Kadô-Yraz.

— Et je le livre mort, afin qu’il ne lui prenne pas fantaisie de nous dénoncer. Il suffira de quelques coups de couteau de plus. Dans le nombre, cela ne paraîtra point.

Les bandits s’extasièrent.

Margéot leur apparut grandi de plusieurs coudées.

— Donc, reprit-il, que l’un de vous monte là-haut et qu’il l’achève. Que cela se fasse vite et proprement !

Quelqu’un s’éclipsa, mais pour revenir presque aussitôt.

— Ça y est ! dit-il.

Le clerc Chevauton se leva. Quoiqu’il eût tourné le dos au séminaire, il était resté dévot. En petit comité, on l’appelait person Kergabinn (le recteur de Kercabin). Il récita le De profundis à voix haute. Margéot cependant remettait le pli, dûment cacheté, à un robuste gaillard, son aide de camp.

— Il importe que tu sois à Guingamp avant l’aube, Dollo. Prends Awellik, le bon cheval qui va comme le tonnerre.

Dollo parti, le De profundis terminé, Margéot congédia les bandits. Il ne garda près de lui que Chevanton. Comme il l’avait prévu, au point du jour les gendarmes de Pontrieux firent irruption dans la cour du manoir. Il se rendit au devant d’eux, les reçut sur le perron, leur souhaita la bienvenue. Les gendarmes, qui croyaient le surprendre, furent quelque peu décontenancés.

— Tu nous attendais donc ? demanda le maréchal des logis.

— N’est-ce pas le citoyen procureur de Guingamp qui t’envoie ?

… Ce fut une scène du meilleur comique. Margéot la prolongea par plaisir. C’était un fantaisiste.

— Les traces de sang conduisent chez toi. C’est péremptoire.

Ainsi parlait le « maître des archers ».

— Je ne le nie pas, répondait ce brigand de Margéot.

— C’est donc que le chenapan que nous cherchons est ici.

— À qui le dis-tu ?

— Livre-le.

— Suivez-moi.

Margéot précéda les gendarmes dans l’escalier ; au premier étage, il ouvrit une porte. Dans la chambre, sur un grabat, était étendu Kadô-Vraz. Au chevet du lit, Nannik égrenait un rosaire.

— Le voilà, votre chenapan ! prononça Margéot avec flegme.

— Mais il est mort ! s’écria le maréchal des logis.

— Dieu ait pitié de son âme ! conclut Chevanton.

— Ça se complique, murmura un des enfants de Marie Robin, en remarquant la perplexité de son chef.

Alors seulement Margéot exposa comme quoi il avait déjà adressé un exprès au citoyen procureur. Il finissait à peine de parler qu’un galop de cheval retentit. Dollo était de retour. Il annonçait la proche arrivée du magistrat. Vers les huit heures, celui-ci parut. Il eut pour le maître de Kercabin des effusions de tendresse, promit de faire connaître sa « noble conduite » au Premier Consul. Ce matin-là, il y eut au manoir un déjeuner fin, d’où le procureur s’en alla en se pourléchant les lèvres ; quant aux gendarmes, nonobstant leur maintien compassé, ils titubèrent. Il s’en fallut de peu que le marchand de cochons ne fût poursuivi pour avoir causé mort d’homme. Les funérailles de Kadô-Vraz furent célébrées en grande pompe. Le recteur de Plouëc prononça sur la fosse un véritable sermon où le mort était représenté comme un martyr, mais où étaient surtout exaltées la charité, la générosité, la magnanimité et toutes autres vertus en de Margéot. D’excellentes femmes pleurèrent d’émotion. Le camarade, qui avait porté à Kadô-Vraz le dernier coup, s’en félicita comme de la meilleure action qu’il lui eût été donné d’accomplir. Bref, ce fut une fête régionale que cet enterrement. Elle finit à Kercabin, en une véritable orgie qui dura jusqu’au lendemain. Des tonneaux de vin d’Espagne y coulèrent comme des fontaines. On en but à pleine chopine. La rosée du matin perla, le long des douves, sur des corps d’hommes ou de filles qui n’avaient pu gagner un gîte. Nannik elle même, si sobre, goûta de la boisson cette nuit-là, et s’endormit sur l’âtre, le nez dans la cendre.


V


Seul, Margéot ne s’était enivré ni de son succès ni de son vin. Allongé sur un lit de camp, il réfléchissait, se démontrait à lui-même que les temps de pèche en eau trouble étaient passés, ébauchait des plans pour l’avenir, ruminait mille projets et, en véritable homme d’action, ne consentit à s’endormir qu’après avoir irrévocablement fixé son choix.

Le lendemain, dès son réveil, de sa grosse écriture lourde il arrêta sur le papier les lignes essentielles de son nouveau programme.

Plus de banditisme ! C’était trop compromettant et pas assez fructueux.

Il rassembla ses hommes dans la cuisine, toutes portes closes, et leur tint à peu près ce langage :

— Camarades, c’est fini. Il faut nous séparer. Le métier que nous avons fait ensemble jusqu’à ce jour ne nous rapporterait plus rien qui vaille. Que chacun coure son bord. Mais, auparavant, à chacun son dû. Tendez vos mains !

Il distribua entre tous une dizaine de mille francs en or. À mesure qu’il allait de l’un à l’autre, il demandait :

— Que comptes-tu faire de cette somme ? Celui-ci répondait :

— Ma foi, je vais me soûler, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus.

Celui-là :

— Telle métairie est en vente. Je l’aurai peut-être pour ce prix.

Un troisième :

— J’ai promis mariage à Loïzaïk la couturière. C’est de quoi payer notre noce.

La plupart, grisés par cette fortune, n’aspiraient qu’à en jouir au plus tôt. Trois ou quatre seulement s’étonnèrent, regardèrent Margéot avec des yeux où la stupeur était mêlée de courroux.

— Pourquoi nous renvoies-tu ? demanda l’un d’eux.

— Je ne vous renvoie point, vous, répondit Margéot. Il me plaît au contraire que vous restiez près de moi. Mais ceux qui se tiennent pour satisfaits, qu’ils s’en aillent !

Et il les congédia d’un air hautain.

Demeuré seul avec les autres, il sortit de sa longue houppelande verdâtre le papier crasseux sur lequel il avait rédigé son plan d’avenir.

— Or çà, dit-il, Pipi Luc, Cloarec Chevanton, Fanch An Tign, et toi, notre ancien à tous, Gohéter-Coz, vous êtes de francs gaillards. Puisque votre avis est que nous continuions à travailler ensemble, topez là. Je suis votre homme. Mais d’abord entendons-nous bien. De nos équipées passées il ne saurait plus être question. Je veux finir dans mon lit, honorablement, et non pas épouser « Marie-Guillotine » à l’article de la mort. Le sage doit changer d’habit selon le temps. Nous serions des sots de nous obstiner à vouloir gagner notre vie dans les douves des grands chemins. Il y a désormais trop de gendarmes. Je ne vois plus pour nous qu’un métier…

Margéot s’interrompit un instant. Les quatre truands dressèrent l’oreille.

— C’est un métier paisible, reprit-il, et qui, pour être bien fait, n’exige qu’un peu de force et beaucoup d’adresse. Les profils sont grands, les risques légers. Pas de relations incommodes avec la gendarmerie. Tout au plus quelques explications, à de rares intervalles, avec les gabelous qui sont gens faciles à convaincre…

— Pardieu ! s’écria Clerc Chevanton qui comprenait vite, tu veux faire de nous des « fraudeurs ». C’est une belle idée, ma foi. Vive « la fraude » !

— Est-ce aussi votre sentiment ? demanda Margéot aux trois autres. Qu’en dis-tu, Gohéter-Coz ?

Gohéter-Coz ne semblait pas très enthousiaste de la proposition. Il souleva des objections grincheuses. Métier pour métier, pourquoi ne s’en tenir point à celui qu’on exerçait depuis si longtemps et qui ne portait malheur qu’aux imbéciles, comme Kadô-Vraz ? À son âge, c’était dur de recommencer sa vie. Puis, quels avantages y trouverait-on ? Au lieu de guetter le voyageur, en fumant la pipe, tranquillement allongé, comme un cantonnier qui se repose, dans l’herbe ou les feuilles sèches, il faudrait grelotter le long des grèves, s’étendre sur la dure dans les roches mouillées, se crever l’œil à épier une voile qui souvent se ferait attendre plusieurs nuits, attraper le mal froid (les rhumatismes), s’en revenir à moitié perclus, et tout cela pour quelques brasses de dentelles, pour quelques paquets de tabac !  !  ! En vérité, était-ce la peine ?

Margéot le laissa dire jusqu’au bout. Quand le vieux eut fini de bougonner :

— Gohéter, prononça le maître de Kercabin, avec toute ton expérience grisonnante, tu n’es qu’une bête.

Il entra alors dans les détails de son plan, développant point par point les notes jetées sur le petit papier crasseux.

Premièrement, il s’entendrait avec les corsaires de Paimpol qui faisaient les voyages de Jersey et de la Grande-Île (de l’Angleterre).

Secondement, les marchandises seraient débarquées à l’île Verte, à l’embouchure du Trieux. Des bateaux de Loguivy et de Lanmodez les transporteraient, de nuit, en rasant la côte le long des landes pierreuses et désertes de Plourivo et de Quemper-Guézennek, au souterrain qui, partant du château de la Roche-Jagu, venait déboucher sur la rivière.

Les habitants de ce château transformé en simple ferme étaient pauvres et besogneux. Ils ne demanderaient pas mieux que de participer aux bénéfices de l’association. À l’aube, les charrettes pleines quitteraient la cour du manoir et se dirigeaient sur Kercabin, l’entrepôt central. Les douaniers n’y verraient que du feu. Comment suspecter de paisibles tombereaux qui paraissent chargés de betteraves, de patates ou de blé, et qui cheminent au pas de leur attelage, conduits par un brave homme de paysan, à mine bonasse, le fouet à la main et la pipe aux dents ?

— Car tu pourras fumer ta pipe, Gohéter-Coz, conclut Margéot, si toutefois tu consens à être ce conducteur. Ne sera-ce pas plaisir pour toi, vieux flâneur de grandes routes, de t’en aller ainsi au joli petit soleil du matin, criant hue ! à tes bonnes juments, écoutant siffler les merles dans les baies, et « bonjourant » d’un air cordial messieurs les gabelous ?

Pour le coup, Gohéter-Goz fut conquis. Comme le loup de La Fontaine cet idéal de félicité le fit presque pleurer de tendresse.

Margéot n’eut plus qu’à distribuer les autres rôles. Il fut convenu que Clerc Chevanton, l’homme débrouillard, se fixerait à Loguivy, à portée de Paimpol. Pipi Luc se bâtirait un ermitage à Pile Verte, et Panch-Ann-Tign s’engagerait soi-disant comme domestique à La Roche-Jagu, pour monter la garde à l’issue du souterrain.

Quant à Margéot, inutile d’ajouter que, en sa qualité de bailleur de fonds et d’organisateur, il se réservait la direction suprême de l’entreprise.


VI


Après avoir été le coupe-gorge des marchands, Kercabin devint leur lieu de rendez-vous. Toute la contrée fut inondée de colporteurs. Il était rare qu’une journée se passât, sans qu’on vit arriver au bourg de Plouëc deux ou trois de ces batteurs de pays. À l’auberge où ils descendaient, ils faisaient mine de s’informer des principales maisons de la commune.

En première ligne on leur désignait Kercabin.

Ils s’y rendaient, de l’air du monde le plus naturel.

Il faut croire qu’il y trouvaient à faire affaire avec le maître du lieu, car ils y restaient parfois de longues heures et ne s’en allaient qu’à moitié gris, chantant sur tous les tons la louange de Margéot, de Monsieur Margéot, « le mieux accueillant et le plus conciliant des acheteurs ! »

Ce qu’ils ne disaient pas, mais ce qu’un aurait pu remarquer sans peine, c’est qu’ils sortaient de Kercabin avec plus de marchandises qu’ils n’en avaient en y entrant.

Le lecteur l’a déjà compris, tous ces colporteurs n’étaient que des agents de Margéot. C’est par leur intermédiaire qu’il déversait sur tout l’arrondissement de Guingamp, et même au delà, les mille objets de contrebande emmagasinés dans ses caves et dont la provision était sans renouvelée par de continuels arrivages.

Ce pirate de Margéot avait le génie de l’organisation. Deux mois lui avaient suffi pour créer et mettre en branle tous les rouages de cette singulière entreprise. Trois goélettes paimpolaises, affrétées par lui, sillonnaient pour son compte la Manche et même la mer du Nord. De temps en temps il en venait une mouiller dans les eaux du Trieux, à l’entrée de la rivière, jouxte l’Île Verte. Là, dans les ruines d’un ancien couvent, Pipi Luc attendait. Un canot abordait à l’île, y débarquait de lourds ballots. À la tombée de la nuit, Pipi Luc grimpait sur une roche et y allumait un feu de brande. Les douaniers de la côte disaient en se moquant : « Allons ! voilà l’ermite d’Enez Glaz[1] qui fait cuire ses patates en plein vent. » Pipi Luc n’était plus connu que sous ce nom. Il avait pris à tâche de le justifier, ne se montrant jamais que vêtu d’un froc de moine qu’un chapelet à gros grains serrait à la ceinture. Il avait là-dessous d’humbles airs confits, à tromper le Pape en personne. On eût difficilement trouvé une tête d’une niaiserie plus béate. Aussi commençait-on à lui faire dans le voisinage, à Lanmodez, à Pleubian, à Ploubazlanec, une réputation de sainteté. Vous pensez si Clerc Chevanton et lui s’en donnaient des gorges chaudes, à chacune de leurs rencontres. Or, dès que Clerc Chevanton voyait luire le feu de Pipi Luc, il accourait, dans une ces fines embarcations de Loguivy qui semblent raser l’eau comme des mouettes. Quatre gars robustes maniaient les avirons, car on voguait à la rame, sans jamais hisser la voile qui eût éveillé l’attention des gabelous. À l’île, on cassait le cou à quelques litres de rhum, pur Jamaïque, tout en procédant au chargement ; puis, avec la marée montante, on mettait le cap sur La Roche-Jagu, où l’on arrivait toujours avant l’aube. Ce repaire féodal avait été aménagé en véritable dock. Fanch-Ann-Tign, qui en était le directeur, s’acquittait consciencieusement de sa fonction. Le fermier et ses fils remplissaient l’office de débardeurs. Au point du jour, par les routes détournées, à travers les landes de Botloï et les mezou[2] qui dominent Pontrieux, on entendait claquer le fouet de Gohéter-Coz. Le vieux chenapan était devenu un parfait charretier. C’était plaisir de le voir cheminer à côté de son attelage, causant avec ses bêtes, comme un personnage d’églogue rustique.

Tout allait pour le mieux. Les bénéfices étaient énormes. À chaque fin de mois, Margéot, homme probe, en faisait la répartition au prorata des services.

Une prospérité jusque-là inconnue, se répandait dans la contrée. Le seigneur de Kercabin, de jour en jour plus riche, se montrait aussi de plus en plus libéral. Sa gloire éclipsait déjà celle de ses légendaires devanciers. Il vivait en nabab breton, faisait à tous les pauvres qui se présentaient à sa porte des largesses quasi royales, dotait les jeunes filles, tenait table ouverte, y réunissait les débris de tous les partis et de tous les régimes, renippait avec une délicatesse de gentilhomme d’anciens émigrés nécessiteux, hébergeait pendant des semaines entières des jacobins hirsutes, invitait à ses chasses toute l’administration impériale du département, faisait restaurer à ses frais la si jolie chapelle de Belle-Église et construire pour le recteur de Plouëc un magnifique presbytère, se créait, en un mot, la plus extravagante des popularités.

Le préfet avait sollicité pour lui la croix. Le peuple le bénissait. Qui sait ? il allait être élu membre du Corps législatif, sans doute. L’Empereur, « qui se connaissait en hommes », l’eût promptement distingué, l’eût attaché à sa fortune. Ce bandit bas-breton ne pouvait manquer de plaire par le côté pittoresque et quelque peu condottière du grand capitaine Napoléon, le seul capitaine de son temps qui lui inspirât du respect, le seul chef sous lequel il eût volontiers accepté de servir. L’avenir de Margéot s’annonçait plein de promesses. Les extraordinaires prédictions des tireuses de cartes qui s’arrêtaient parfois à Kercabin semblaient près de se réaliser.

Brusquement, tout s’effondra.

Ne fallait-il pas que la morale se vengeât de ce soudard qui l’avait si souvent et si brutalement souffletée ?

Saluons-la. La voici qui entre en scène sous l’habit vert, l’honnête habit d’un gabelou.


VII

Un matin, Gohéter-Coz, après avoir remisé sa charrette dans la grange de Kercabin, s’en vint d’un air soucieux trouver le maître.

— Quoi donc ? demanda Margéot. Ton voyage s’est-il fait à vide, que tu aies si mauvaise figure ?

— Je t’apporte au contraire un fût bien plein, un énorme foudre de gin qui a failli défoncer la voiture.

— Et c’est cela qui te rend maussade ?

— Pas précisément.

Gohéter tenait dans sa dextre sa pipe éteinte, une vieille pipe crasseuse aussi noire que son âme. À petits coups, il heurtait le fourneau renversé contre la paume de sa main gauche. Lorsque le culot se fut enfin détaché il continua :

— Je ne sais : mais, depuis quelques jours, je me croise en route avec un bonhomme qui ne me dit rien de bon.

— Tu ne le connais pas ?

— Non. C’est un nouveau-venu dans le pays. Mais ou je me trompe fort, ou c’est un ambulant[3].

— Bah ! est-ce que tous les gabelous ne sont pas à notre dévotion ? Nous les payons assez cher, fichtre !

— Je te dis ce que j’ai vu. Écoute mon conseil. Méfie-toi.

— C’est bien, on so méfiera. Est-ce tout ?

— La barrique que j’ai apportée n’était pas facile à dissimuler, poursuivit Gohéter-Coz, en tirant ses mots par les cheveux.

— Explique-toi donc enfin, vieille brute ! s’écria Margéot impatienté.

— Eh bien ! oui, là ! l’homme m’a interpellé d’un ton goguenard. « Voilà une belle charretée de fumier ! » m’a-t-il dit, « il y aura de quoi moissonner après ça ! » Je lui eusse volontiers fendu le coffre, mais tu as défendu les coups.

Cette fois le vieux Gohéter avait craché toute sa phrase en un seul bloc. Margéot arpentait la salle à grands pas. C’était signe chez lui de graves préoccupations. Il avait les mains derrière le dos et faisait craquer les os de ses doigts avec le bruit sec d’un fusil qu’on arme.

— Cette barrique est dans la grange ? grogna-t-il, au bout d’un instant. Va dire qu’on l’amène ici… Oui, triple bête, ici où nous sommes !

… Quant Margéot prétendait avoir acheté tous les gabelous de la région, il exagérait. D’abord, il n’eût pas commis la sottise de vouloir corrompre les chefs. En supposant même qu’ils eussent accepté un marché de ce genre, c’eût été se mettre à leur merci. À quoi bon d’ailleurs ? Il n’avait rien à faire avec les chefs. Ce ne sont pas eux qui montent les gardes de nuit, dans les petits sentiers de falaise, au long des flots. Non. Il avait tout bonnement désintéressé quelques employés subalternes, quelques pauvres hères, qui ne pouvaient trouver de profit à faire leur devoir qu’à la condition d’y manquer sans cesse. C’étaient pour la plupart des malheureux chargés de famille. Ils servaient tant bien que mal le gouvernement, qui les payait à peine ; ils fermaient les yeux sur les agissements de Margéot qui leur donnait l’aisance.

Un d’eux, un sous-patron, avait reçu de l’avancement, une quinzaine de jours auparavant, et avait dû rejoindre dare-dare son nouveau poste. Un jeune homme l’avait remplacé, un Français de l’Est, une petite frimousse imberbe, mais résolue. Margéot avait été prévenu de cette mutation par un de ses amis de Pontrieux. Mais le billet de l’ami ajoutait : « Rien à craindre ; c’est un blanc-bec, un enfant, presque une fille ». Margéot, dès lors, ne s’en était pas autrement soucié. En quoi il eut tort.

Les plus forts ont de ces vertiges. On ne saurait penser à tout.

C’est ce que Margéot se disait, le soir du jour où il eut avec Gohéter-Coz la conversation relatée plus haut.

Il pouvait être environ neuf heures. Soudain un paysan, le garçon d’écurie, se précipita dans la cuisine en poussant un cri d’alarme :

— Les gabelous !

D’un coup de poing, Margéot l’abattit sur le sol.

— Imbécile ! murmura-t-il entre ses dents, cela t’apprendra A te mêler de ce qui ne te regarde pas.

Et, calme, il prit une chandelle sur la table de la cuisine, pour éclairer ces « messieurs de la douane ».

— À quoi dois-je l’honneur de cette visite tardive ?

Ils étaient une vingtaine d’habits verts, presque tous des stipendiés du maître de Kercabin. Mais à leur tête s’avançait crânement le nouveau sous-patron. Il avait, en effet, la mine blanche et menue d’une fillette. On lui eût donné seize ans, tout au plus. Les yeux seuls étaient d’un homme : des yeux noirs qui regardaient droit devant eux, des yeux virils, aux prunelles énergiques.

Il s’inclina légèrement.

— Monsieur, répondit-il, je soupçonne fort cette maison d’être un dépôt de recel pour des marchandises de contrebande. Pas plus tard que ce matin, il a été transporté un foudre d’alcool. Je me vois dans la nécessité de procéder & une perquisition domiciliaire. Je vous serai reconnaissant de me faciliter cette tâche ; au besoin, je vous en requiers.

— Je croyais que ma maison et moi devions être au dessus de semblables soupçons, dit Margéot. Ce n’est pas d’hier que j’habite le pays. Je n’y suis pas, comme vous, un nouveau venu. Faites, monsieur. Toutes les portes vous sont larges ouvertes. Mais d’abord, je vous prie, commences par cette pièce.

Cette pièce, c’était la vaste salle à manger du chàteau.

À peine Margéot en eût-il poussé les battants que le sous-patron s’arrêta, interloqué. D’un geste machinal, il se découvrit.

Au milieu de la salle, un grand catafalque était dressé. Les lignes du cercueil so dessinaient sous le drap mortuaire aux plis amples dont les franges traînaient à terre. De vieilles femmes étaient agenouillées de-ci de-là ; l’une d’elles récitait les longues prières de la mort, les autres marmonnaient les répons.

— Voulez-vous que je renvoie momentanément ces femmes ? demanda Margéot d’un ton pénétré.

— Non, monsieur, répartit le douanier. C’est chose sacrée que la mort. Je n’ai rien à voir ici.

Il fit néanmoins quelques pas dans l’appartement, mais ce fut pour prendre la branche de buis qui trempait dans une assiette pleine d’eau bénite, au pied du catafalque, et pour en asperger le drap funéraire.

— Merci, monsieur, prononça Margéot. Celui à qui vous venez de rendre cet hommage fut le plus loyal des serviteurs. Je le vénérais à l’égal de mon père.

Sur les joues du maître de Kercabin deux larmes coulèrent lentement.

Le jeune sous-patron se retira fort ému. Il visita les autres chambres, par acquit de conscience, avec une hâte visible d’en finir, peut-être même avec le regret d’avoir commencé. Margéot le reconduisit jusqu’au bout de l’avenue, après lui avoir vainement offert de le faire véhiculer jusqu’à Pontrieux.

— Bien joué, les vieilles ! s’écria ledit Margéot, en rentrant dans le salle à manger. Mais voilà assez de patenôtres. Nannik, enlève le couvert !…

Bénitier, cierges, drap mortuaire, bière de chêne et croix d’argent, en un clin d’œil tout eut disparu. Et, dans la pièce immense, resta seule en sa nudité ventrue l’énorme barrique, cadavre d’un délit qui n’avait pu être constaté, prestigieux cercueil en qui vivait l’âme terrible du gin, la triste empoisonneuse des derniers Bretons. Margéot fit percer la tonne. Jusqu’au lendemain la liqueur blonde coula. Lèvres d’hommes, lèvres de femmes y burent à même, comme au jet d’une fontaine.

Ce fut la suprême soûlerie dont Kercabin ait gardé la mémoire.

On ne joue pas impunément avec l’Ankou[4].

Introduite à Kercabin pour y faire un personnage de farce, la Mort prit son rôle au sérieux. Elle ne quitta désormais la maison qu’après y avoir fait place nette.


VIII

Le corps de garde des douanes, à Pontrieux, est situé à l’extrémité du quai, hors ville.

En 1805, il n’y avait sur ce quai qu’une auberge — un bouge plutôt, — dont l’enseigne était un calembour : À l’Ancre noire.

Neuf heures de nuit. Le couvre-feu venait de sonner. Un cavalier mit pied à terre au seuil de l’auberge. L’hôtelier parut dans le cadre de la porte, élevant un fanal au-dessus de sa tête, pour reconnaître le nocturne voyageur.

— C’est donc vous, maître Margéot ? fit il joyeusement. J’en étais sûr. Demandez à ma femme. Je lui disais à l’instant : « Il n’y a qu’un cheval pour avoir ce trot de velours. » Depuis la tournée de Guingamp, voyez-vous, rien qu’au bruit de son pas je divine Awellik… Ah ! c’est une fameuse bête !… N’est-ce pas, ma mie, que nous sommes une fameuse bête ?

Il avait pris la bride et, tout en jasant, il tapotait le poitrail d’Awellik.

— Veille à ce qu’elle ne se refroidisse point dans ton affreuse écurie, et fais-lui donner un picotin d’avoine. Sois prompt, Dollo ! j’ai à te parler.

Laissant son cheval aux mains de son ancien aide de camp, Margéot entra. « Madame Dollo » — comme on disait à Pontrieux — l’introduisit dans un étroit cabinet, dans une espèce de cellule interlope, qu’une table et deux bancs suffisaient à remplir. Il y fut bientôt rejoint par l’ex-routier.

— Dollo, commença Margéot, quand ils furent seuls, tu m’écrivais il y a quelques jours : « … Le nouveau sous-patron ? rien à craindre, une fille ! » Tu n’y vois pas clair, mon brave. Cette « fille » est capable de venir à bout de moi, si je n’y mets ordre. Comment l’appelles-tu, ce gringalet ?

— Metzu.

— Est-il en ce moment au corps de garde ?

— Je le crois.

— Va le trouver et prie-le de t’accompagner ici. Dis-lui que Margéot, de Kercabin, désirerait l’entretenir.

Peu après, Dollo amenait le douanier. Margéot et celui-ci se saluèrent cérémonieusement.

— Monsieur, dit Margéot, étant de passage à Pontrieux ce soir, j’ai tenu à vous rendre votre visite de l’autre jour… Croyez qu’il n’y a aucune ironie dans mes paroles. La première fois que j’ai eu l’honneur de vous rencontrer, j’ai été absolument conquis par la correction de votre altitude, par la délicatesse de votre procédé.

Dollo s’était esquivé, Margéot et le sous-patron demeuraient seuls en tête à tête. Le maître de Kercabin reprit :

— Trinquons ensemble, monsieur, à la mode de Bretagne.

Puis, brusquement, dès qu’ils eurent choqué leurs verres :

— Je vous demande votre amitié. Voici la mienne.

Il jetait sur la table une bougette de grosse toile, où tintèrent des pièces d’or.

Le douanier leva sur Margéot son regard d’une fixité et d’une acuité étranges.

— Monsieur, prononça-t-il avec netteté, d’une voix tranquille où perçait cependant quelque mépris, nous ne sommes pas en foire ; en tout cas, je ne suis pas à vendre.

Margéot devint pourpre. Une poussée de sang monta de son cou de taureau à sa large face congestionnée. Il dressa son poing, son formidable poing, lourd comme la masse d’un forgeron et le laissa retomber sur le crâne du gabelou. Le jeune homme s’affaissa. En un soupir plaintif, son âme légère d’adolescent s’exhala de ses lèvres. Ce coup d’assommoir l’avait tué. Mais quand Margéot se pencha sur lui, ses yeux noirs, dilatés, attachaient encore sur l’assassin leur regard d’une limpidité troublante. Sans savoir pourquoi, Margéot tressaillit. Il appela Dolto.

— Ramasse cette bourse, lui dit-il, en lui montrant la bougette. Celui-ci n’en a pas voulu. Bailleurs elle ne lui servirait plus de rien. Il a son compte. Si on vient chez toi réclamer le gabelou, tu diras que tu nous auras vu sortir ensemble, ce qui ne sera point un mensonge.

Margéot, soulevant le cadavre, venait, en effet, de le jeteren travers sur ses puissantes épaules.

Qui aurait été cette nuit-là sur la route de Pontrieux à Lanvollon et de Lanvollon à Saint-Brîeuc se fût signé d’épouvante et n’eût pas manqué d’affirmer, le lendemain, qu’il avait vu passer le cheval du Diable, rapide comme l’éclair et mystérieux comme la nuit.


IX


Margéot fut deux jours absent de Kercabin. Le troisième jour, il parut au bout de l’avenue, monté sur Awellik, sa bête de prédilection. Il trouva les gendarmes installés chez lui et feignit une vive surprise. Le juge d’instruction aussi était là. Dans un coin Nannik pleurait.

— Monsieur Margéot, dit le magistrat, on y mettant les formes, vous êtes accusé de meurtre. On a trouvé avant-hier, dans l’écluse d’un moulin en amont de Pontrieux, le cadavre du sous-patron des douanes Metzu, avec qui vous avez passé la soirée de vendredi, à l’auberge de l’Ancre Noire, s’il faut en croire le témoignage des hommes de service, cette nuit-là, au corps de garde, corroboré par celui du cabaretier lui-même.

— Il est exact, monsieur le juge, que j’ai passé avec le sous-patron Metzu la soirée de vendredi, entre neuf heures et quart environ et neuf heures et demie. Nous avons bu ensemble chez, le cabaretier Dollo. Metzu, au sortir de l’auberge, me proposa de m’accompagner jusqu’à ce que je fusse hors ville. Nous nous séparâmes très cordialement, à l’amorce de la route de Lanvollon. Il me souhaita bon voyage. J’allais à Saint-Briouc, d’où j’arrive. C’est tout ce que je puis vous dire.

— Faites venir le meunier de Milin-Gwern, commanda le juge d’instruction à l’un des gendarmes.

La porte de la salle s’ouvrit, le meunier entra.

— Reconnaissez-vous cet homme ? lui demanda le juge en lui montrant Margéot.

— Je vous l’ai dit. Il n’y a que Margéot pour avoir cette force. Il a fait tourner le douanier au-dessus de sa tête et l’a lancé au beau milieu de l’étang. D’ailleurs, je suis sorti en entendant le plouf ! du cadavre dans l’eau, et j’ai parfaitement vu le large dos de Margéot qui remontait la colline pour regagner la route. J’ai regardé à l’horloge du moulin. Il était juste dix heures vingt minutes.

— Cette déposition est accablante pour vous monsieur Margéot, observe le juge.

— Mon Dieu, monsieur le juge, vous interrogerez mon hôtesse de Saint-Brieuc. Je descends toujours à la Pomme d’Or… Comme j’arrivais à la porte, Mme Verry priait les consommateurs de quitter l’estaminet, parce que les douze coups de minuit venaient de sonner et que c’était l’heure de la fermeture réglementaire.

Margéot fit prouve d’un flogme imperturbable. Pas un instant, il ne se départit de son calme. Tel il s’était montré le jour de ce premier interrogatoire, tel il demeura jusqu’à la fin du procès, tel il fut à la cour d’assises. Mme Verry, l’opulente hôtesse de la Pomme d’Or, et les quelques buveurs qui étaient attablés chez elle le soîr du crime attestèrent que, à minuit sonnant, Margéot faisait son entrée dans l’estaminet. L’avocat de l’accusé ne prit même pas la peine de plaider.

— Messieurs les jurés, dit-il, on ne peut vous poser qu’une question. La plupart d’entre vous êtes des éleveurs. Pensez-vous qu’un cheval, si merveilleusement doué qu’on le suppose, puisse abattre de dix heures vingt à minuit les quinze lieues qui séparent Milin-Wern de Saint-Brieuc ?

Margéot fut acquitté haut la main.

Les habitants de Plouëc lui firent une ovation.

Mais à peine rentré à Kercabin, son premier soin fut de renvoyer tous son monde. Il ne garda près de lui que Nannik. L’entreprise qu’il avait montée s’émietta. Il vécut désormais inabordable, en proie à une mélancolie farouche.

Le jour anniversaire de la mort du jeune douanier, il trépassa. Il s’était fait préparer une tombe dans le jardin, avait prié le recteur de la bénir. On y coucha son cercueil immense, par une nuit de tempête et d’éclairs.

Kn même temps que Margéot, disparut Awellik.

On crut encore l’entrevoir quelquefois, bondissant au loin, la crinière au vent, hennissant une longue plainte d’âme en détresse.

… C’est lui dont on continue d’entendre le pas sonore dans la cour de Kercabin. Il vient sans doute y chercher son maître, son maître Margéot, mort de tristesse pour avoir tué le gabelou aux yeux noirs.


  1. Île Verte.
  2. Hauts plateaux livrés à la culture.
  3. (1) On appelait ainsi des douaniers qui, le jour, portaient des vêtements bourgeois et qui étaient comme la police secrète de la douane.
  4. Personnification de la mort en Basse-Bretagne.