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Vieilles histoires du pays breton/Nédélek

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Honoré Champion (p. 130-145).

AUX VEILLÉES DE NOËL

NÉDÉLEK

(LA FÊTE DE NOËL CHEZ LES BRETONS)



La solennité de Noël a donné naissance à une riche floraison de chants populaires célébrant sur tous les tons, et même sur les moins religieux parfois, le touchant épisode de la Nativité. Chaque région, chaque province a les siens, qui réfléchissent le tour d’imagination propre à ses habitants. Ils ont, en Bourgogne, une jovialité large, bien nourrie, haute en couleur ; en Provence, une grâce heureuse et comme ensoleillée ; ils sont, en Bretagne, où la joie même a quelque chose de grave, d’une mysticité délicieuse qui en fait comme les fragments épars d’une sorte d’évangile apocryphe, composé par des poètes barbares, mais pieux, à l’usage du peuple armoricain. Les enfants des bourgs, et aussi les mendiants, les vieilles femmes, les vont chantant de portes en portes, aux approches du jour consacré. Du 20 au 25 décembre, les rues foisonnent de ces « chanteurs de Nédélek » [1]. Ils voyagent par groupes, le plus souvent à la tombée de la nuit, égrenant leur répertoire le long des seuils, implorant, en échange, le cuignaoua, les étrennes du pauvre, au nom de Jésus. D’aucuns se réunissent sur la place du village ou s’échelonnent sur les marches du cimetière, et se mettent à psalmodier en plein air, sous les étoiles, de rustiques récitatifs où il arrive que le même acteur soit tour à tour mage et berger. Tous sont tout entiers à leur rôle d’annonciateur du Messie, Ils y apportent une conviction ingénue et entêtée. Pluie ou verglas, ils n’en ont cure. J’en ai vu stationner devant les maisons, fronts découverts et toujours bramant, sous des averses torrentielles. Parmi eux, beaucoup ne sont pas éloignés de croire que le Christ est venu spécialement pour les Bretons. Aussi le poème de sa naissance a-t-il pris, en passant par leurs lèvres, une forte teinte celtique. Il suffirait de coudre ensemble, à la façon des rhapsodes, quelques-uns des « noëls » locaux où cette naissance est célébrée, pour obtenir un évangile complet, j’entends un évangile bas-breton, de la Nativité. C’est ce que l’on a tenté de faire dans les lignes qui suivent, en demeurant fidèle non seulement à l’esprit, mais, autant que possible, à la lettre de ces naïves inspirations.

Or, c’était à Beth-Léhem, la petite ville de Judée, à deux lieues de Jérusalem la sainte. Le soir descendait, doux et pur, quoiqu’on fût au cœur de l’hiver. Depuis de longues heures déjà le marché était fini ; et cependant les rues étaient pleines de monde, et sans cesse la foule s’accroissait. Car l’empereur de Rome, désireux d’être fixé sur le nombre de ses sujets, avait ordonné à tous les habitants de la contrée de se faire inscrire au greffe. de leur quartier. Eet tous étaient venus, rois, princes, bourgeois et simples artisans. L’hôte de la grande hôtellerie de Beth-Léhem, debout sur le seuil de sa porte, et regardant passer les flots de la multitude, disait à sa femme empressée autour des fourneaux :

— On prétend qu’il a déjà défilé dans les salles du greffe plus de cinquante mille personnes. Si l’affluence continue, les gens ne trouveront ni à se nourrir ni à se loger… Nous, notre maison est vaste, et les familles de conséquence ont accoutumé d’y descendre. Je ne croîs pas qu’il reste une seule chambre qui ne soit point retenue. Que s’il se présente des pauvres, des manants, de là canaille, des gueux et des pouilleux, il est urgent de veiller à ce qu’ils n’entrent point. Je vais, à ce dessein, faire fermer toutes les issues, pousser tous les verrons, et l’on n’ouvrira désormais qu’aux gentilshommes qui viendront en litière, en carrosse ou en magnifique équipage.

Ainsi parla l’hôte, et sa femme fut d’avis qu’il parlait selon la raison.

Cependant la foule commençait à se disperser, chacun gagnant son gîte en grande hâte. Les rues et les ruelles se vidaient l’une après l’autre. Il n’y avait plus guère dehors que les commères qui restent tard à deviser ensemble. Soudain, une d’elles dit aux voisines :

— Quelle est celle, là-bas, qui monte la rue si péniblement et d’une démarche si chancelante ?… Elle est toute jeunette encore, et pourtant elle va bientôt être, mère… Rouge est sa jupe, si je ne me trompe, et bleu son manteau. Son visage est plutôt d’une jeune fille avant les fiançailles que d’une femme après les noces, tant il est délicat et agréable à regarder.

— En effet, répartit une autre commère, on ne saurait dire si l’homme qui s’avance à côté d’elle doit être appelé son père ou son mari ; il a barbe grise et l’air quasi vénérable. Avec quelle sollicitude il prend soin d’elle et ta soutient !… Et toutefois il est lui-même bien chargé, le malheureux. Voyez, il a sur le dos un bissac rempli des instruments de sa profession. C’est sans doute quelque artisan, et qui n’a que le travail de ses dix doigts pour subvenir aux frais du voyage.

Celui qui s’avançait de la sorte était Joseph le charpentier, et la femme qui l’accompagnait était Marie, de la race de David. Et si elle était si lasse, si pâle, si exténuée, c’est qu’elle portait dans ses entrailles un fruit que nulle autre mère n’a porté, un enfant qui était un Dieu. Cela, les commères l’ignoraient et, avec elles, le monde entier, les temps n’étant pas encore venus.

Joseph, en passant près d’elles, leur demanda où il trouverait à loger. Elles lui montrèrent la grande hôtellerie du haut de la rue, et Marie, bien doucement, les remercia… Et Joseph de heurter à la porte avec son bâton de voyageur. Il entendit l’hôtelier qui disait à une des servantes :

— On frappe. Allez voir qui est là, mais souvenez-vous qu’il n’y a place que pour qui a dans les poches bruit d’or ou d’argent…

— Hélas ! répondit Joseph à la servante, je n’ai ni or ni argent à offrir à votre maître… Mais dites-lui en quel état est celle-ci qui est ma femme, et peut-être aura-t-il pitié… C’est ici la vingtième porte à laquelle nous frappons : personne n’a voulu de nous. Ce que nous demandons n’est pas grand’chose : une poignée de foin ou de paille et un toit qui nous abrite contre la fraîcheur mauvaise de la nuit…

— Non, non, cria de l’intérieur l’hôtelier, passez votre chemin. Nous n’hébergeons point les vagabonds !

Or, cet homme avait un fils clerc qui se destinait à la prêtrise et qui avait l’âme compatissante. Celui-ci ne put voir la figure honnête de Joseph et les yeux suppliants de Marie sans en être remué. Il dit à son père sévèrement :

— Votre cupidité vous perdra. N’est-ce pas elle déjà qui est cause si ma sœur Berta, l’aînée de vos filles, est venue au monde sans bras, comme une créature maléficiée ? Croyez-moi, ne vous exposez point à de pires infortunes, en repoussant ces malheureux qui vous implorent. Accordez-leur l’hospitalité, fût-ce dans la crèche de l’âne. Au moins ils ne mourront ni de lassitude ni de froid.

L’hôtelier dit à la servante d’un ton bourru :

— Va donc, puisque mon fils clerc le veut ; prends la lanterne et conduis ces quémandeurs à l’étable.

La servante fit ce qui lui était ordonné, puis se retira laissant Joseph et Marie dans l’ombre de la crèche. Mais aussitôt il s’éleva des vêtements de la Vierge une lumière douce comme la vapeur qui s’exhale des prés au clair de lune. Et Joseph vit qu’ils n’étaient pas seuls, que deux bêtes aussi étaient là, un bœuf et un âne, qui n’étaient même pas attachés. Et il dit à sa femme :

— N’ayez point de peur, Marie. Ces bêtes ne vous feront point de mal. Elles sont lasses, comme nous, car elles ont beaucoup peiné.

Ils s’allongèrent tous deux dans la paille fraîche. Et Joseph ne tarda pas à s’endormir, et Marie, ayant elle-même fermé les yeux, fît ce rêve :

Le fils qui devait naître d’elle se tenait debout à ses pieds et lui demandait : « Petite mère, dites-moi, êtes-vous plongée dans le sommeil ou simplement étendue dans le repos ? » Et elle répondait : « Je ne sais si je dors ou si je repose, mais je songe un songe qui vous concerne. » — « Et quel est ce songe que vous songez ? » — « Mon enfant chéri, des gens qui portent des fanaux s’avancent vers vous et vous arrêtent. Voici qu’ils vous traînent par les sentiers tristes d’une montagne jusqu*à la cime. Sur une croix vous êtes cloué et par des fouets de plomb vous êtes flagellé. Le sang coule sur votre face divine, mêlé aux crachats de la populace ; votre âme s’échappe dans un grand cri. Tel est mon rêve. » Comme elle achevait ces mots, elle se réveilla et, ayant passé la main sur son visage, elle le sentit moite de sueur. Par la lucarne percée dans le toit, au-dessus de sa tête, elle vit que les astres étaient haut dans le ciel. Son fruit dans ses entrailles remuait. Elle dit à Joseph, toute triste encore du songe dont elle venait de sortir :

— Secoue tes membres fatigués. Lève-toi, car les temps sont proches. Le Dieu que je porte en mon sein demande à connaître les amertumes de la vie.

Elle n’avait pas fini de parler que Jésus naissait. Comme un rayon de soleil traverse un verre sans le briser, ainsi naquit Jésus sans entamer la virginité de sa mère. Avec une poignée de foin arrachée au râtelier des animaux, Joseph façonna une couchette pour l’enfant.

Marie lui dit, d’une voix faible :

— Seule, je ne saurais l’emmailloter. Cours donc à l’hôtellerie. Prie une des filles de la maison qu’elle me vienne en aide.

Et Joseph alla, heurta derechef à la porte, supplia l’hôte au nom de l’Éternel.

— Ma femme vient d’enfanter pour la première foi. Elle est jeune et inexpérimentée. De grâce, permettez qu’une de vos filles, ou, à leur défaut, une de vos servantes lui prête la main pour emmailloter l’enfant.

L’hôte sommeillait dans le lit clos, auprès du foyer.

— Vraiment, s’écria-t-il, ces gueux, quand on a la faiblesse de les accueillir chez soi, vous font plus de train que les gens de qualité !… Cherchez ailleurs, l’homme !… Mes filles sont couchées et mes servantes ont à s’occuper d’autre chose que de soigner des nouveau-nés.

Joseph, sans se décourager, reprit : .

— J’ai vu par la fenêtre, en passant, une jouvencelle accroupie dans le coin de l’âtre et qui n’avait rien à faire que se chauffer…

— Tu l’entends, Berta, dit l’hôte ; il s’imagine que tu peux être à sa femme de quelque secours. Suis-le donc, afin qu’il reconnaisse son erreur et qu’ensuite il nous laisse en paix.

Sans une parole, Berta se leva du milieu des cendres et suivit Joseph jusqu’à l’étable. Et là :

— Voyez, dit-elle tristement, vous n’avez à attendre de moi aucune aide.

Et elle agita ses manches qui pendaient, car, au lieu de bras et de mains, elle n’avait, hélas ! que deux moignons.

— Ton sort est à plaindre, lui dit Marie, mais tu ne seras pas venue en vain.

Et, l’ayant fait asseoir auprès d’elle, dans la litière, elle plaça l’enfant sur ses genoux. Et aussitôt Berta eut bras et mains, pour emmailloter Jésus qui lui souriait. Tel fut le premier miracle du Sauveur. Par la seule vertu de son sourire, une fille maléficiée fut guérie. Berta, le cœur plein d’allégresse, chanta une berceuse douce, la berceuse de Nédélek :

Il n’y avait ni chandelle, ni feu,
Dans la crèche où naquit l’Enfant-Dieu,
Dans la crèche où Jésus naquit
Sur une jonchée de foin vert,
Lui, le Rédempteur, le Messie !
Il n’y avait ni feu, ni chandelle ;
Le vent soufflait à travers le toit ;
Mais, dans la nuit, mille cierges de cire
Brillaient plus clairs que la lune ;
Et c’étaient les anges qui faisaient le vent
En battant le ciel de leurs ailes.

Ainsi chantait Berta. Que les mères retiennent ce chant. Il a bercé le Christ. Il n’en est pas de plus efficace : rien qu’à l’entendre, les enfants malades s’endorment calmés et, le lendemain, se réveillent dispos… Quand Jésus eut clos les yeux, Marie dit à Berta :

— Tu as veillé près de moi en cette nuit terrestre, tu goûteras à mes côtés la lumière du jour sans fin. Sainte au paradis tu seras. Et je veux que ta fête parmi les hommes se célèbre avant la mienne. Les femmes en couches t’invoqueront dans la douleur et te béniront dans la joie. Tu donneras force et santé aux nourrissons, aux nourrices un lait intarissable. Cette promesse que je le fais, sois assurée que mon Fils la ratifiera.

Et cependant, à travers le ciel étoilé, dans la nuit de décembre plus claire qu’un soir de juin à l’heure du couchant, des anges passaient, par légions innombrables, et tourbillonnaient ainsi que les vols de mouettes blanches sur l’estuaire des rivières salées. Leurs grandes ailes silencieuses traçaient de-ci de-là des sillages couleur d’argent. Ils chantaient : « Gloire, gloire, dans les profondeurs du firmament, au créateur du soleil et de la lune et de tout ce qui est sur la face de la terre ! »

À leur voix, le monde entier tressaillit. Une procession immense se mit en marche vers Beth-Léhem. Les hommes vinrent, les animaux suivirent, et les arbres, dit-on, inclinant leurs cimes dans la direction de l’étable sainte, pleurèrent d’être attachés au sol. Les pâtres des montagnes arrivèrent les premiers. Une étoile de là-haut leur avait fait signe et, jusqu’au terme du voyage, avait cheminé devant eux. Des pécheurs, mouillés au large, entendirent des musiques ravissantes vibrer dans les flots ; leurs barques, rompant les amarres, dérivèrent d’elles-mêmes vers le rivage, comme pour leur enjoindre d’aller adorer le Messie. Après les bergers et les marins, ce fut le tour des laboureurs, des artisans, et enfin des rois. Aux mânes mêmes des ancêtres, enfouis dans les limbes, il fut donné de contempler le visage rayonnant de Jésus…

Telle est, dans ses traits principaux, la rustique épopée dont les chanteurs de Noël font retentir les bourgades bretonnes. Elle se complète par des pastorales que l’on jouait naguère dans les églises mêmes (Noël des Bergers, Noël des Mages), et sur lesquelles il serait trop long d’insister. Elle se complète surtout par un ensemble de croyances et de traditions, communes sans doute à la plupart des peuples chrétiens, mais qui ont gardé en ce pays d’Ouest une empreinte singulièrement vive et profonde.

On vient de voir les ancêtres associés, jusque dans les ténèbres des limbes, à l’allégresse universelle. C’est fête, à Noël, pour les morts aussi bien que pour les vivants. Les paysans, qui, des manoirs éloignés, se rendent à travers champs à la messe de minuit, croisent parfois en route des défilés d’êtres mystérieux, de muettes processions d’âmes. Elles sont disposées d’ordinaire sur trois rangs : les blanches, les grises, les noires. Celles-ci ne font que commencer leur pénitence ; les secondes l’ont à moitié accomplie ; les premières, ayant terminé leur stage expiatoire, prendront, au moment de l’Élévation, leur vol pour le paradis. Elles suivent, de préférence, les anciennes voies abandonnées. À leur tête s’avance un prêtre en surplis, escorté d’un enfant de chœur agitant une clochette, de laquelle il ne sort aucun son. C’est le recteur des défunts. Il mène ses ouailles vers quelque chapelle en ruine, comme il s’en voit tant sur les promontoires de la côte où dans les landes de l’intérieur. Les ronces qui obstruent le seuil s’écartent spontanément pour laisser passer le cortège ; la neige qui recouvre la table de l’autel se change en une nappe de toile fine, et des cierges invisibles s’allument, dont le vent qui souffle est impuissant à faire vaciller la flamme. Chacun se place, s’installe. Le visage des hommes disparaît sous un feutre à larges bords ; celui des femmes, sous le capuchon de la mante. L’officiant, d’une voix plus tenue qu’une haleine de brise ; entonne la « messe du silence ». Il a été donné à des vivants d’y assister par hasard. Un pêcheur de Buguélès, rentrant vers minuit de la mer, s’aperçut avec stupeur que le sanctuaire croulant de Saint-Gonval était illuminé. La curiosité l’amena jusqu’au porche. Comme il pénétrait dans l’enceinte, le prêtre, se retournant et tenant l’hostie entre ses doigts, dit :

— Il y a ici quelqu’un qui peut recevoir. Qu’il s’avance donc et qu’il reçoive.

En parlant de la sorte, il regardait fixement le pêcheur, Par trois fois, il renouvela cette injonction. À la troisième, le pêcheur s’avança. Il s’était confessé au bourg, dans l’après-dînée, et pouvait par conséquent recevoir.

— Ma bénédiction sur toi ! murmura le prêtre, aussitôt qu’il eut communié ; en acceptant de ma main le corps du Seigneur Dieu, tu m’as délivré et, avec moi, toutes les âmes défuntes ici présentes. Pour ta récompense, tu nous rejoindras avant peu.

La semaine d’après, le pécheur mourut, sans souffrance, et, naturellement, alla droit au ciel.

C’est une croyance répandue en France, et même en Europe, que, la nuit de Noël, les bêtes devisent entre elles dans la langue des hommes. En Bretagne, elles ont, ce soir-la, double provende, et leur litière est plus soigné que de coutume. Que si vous en demandez la raison, l’on vous contera quelque histoire de ce genre : Une année, les gens de la ferme de K… revenant de l’office de minuit, entendirent geindre et ahanner dans l’étable. Une grande frayeur les prit. Le maître, cependant, eut la hardiesse d’entrer. Il vit une forme, ou plutôt une loque humaine que les bœufs, tout en sueur, piétinaient avec rage et qui, néanmoins, ne cessait de les encourager en gémissant : « Allons, les bonnes bêtes ! Encore ! Encore, au nom de Jésus ! » Il s’approcha, reconnut, non sans épouvante, son père, mort au cours de l’été précédent. Et déjà il s’apprêtait à le dégager, le fouet levé sur les bœufs ; mais l’Ombre lui cria. « Ne les touche point ! En me broyant de la sorte, ils hâtent mon salut : chaque minute du supplice qu’ils me font endurer abrège pour moi d’un siècle les tortures bien autrement cruelles du purgatoire… Vivant, je les ai fait souffrir ; mort, il est juste que je souffre par eux… Que mon exemple te serve ! Apprends qu’il faut être doux envers les animaux de Dieu, et tâche surtout qu’à Noël ils n’aient que des louanges à te donner devant la face du Rédempteur ! »

Ce ne sont pas seulement les animaux, c’est la création tout entière, au dire des Bretons, qui a part avec l’humanité aux merveilles de la nuit sainte. Les landes désertes ; les cimes dénudées, les solitudes même de la mer se peuplent de cités splendides, retentissantes d’un immense hosannah. Les entrailles des terres et des eaux s’ouvrent pendant que tintent les douze coups de minuit et laissent voir, au sein de leurs mystérieuses profondeurs, des enfilades de salles enchantées où l’or et le diamant ruissellent le long des murs. Il n’est pas jusqu’aux arbres à qui les bises de novembre ont arraché leurs dernières feuilles qui ne se mettent à reverdir momentanément, au souffle du printemps divin. Des « fleurs de paradis » éclatent en un bouquet magique à la pointe de chaque branche, et tout l’espace en est embaumé. L’Herbe d’Or (an aour ieoten), l’herbe qui fait aimer, miroite à la lueur des étoiles, et devient facile à reconnaître, partant à cueillir, dans l’humide gazon des prairies. Enfin — et c’est ici aux yeux du peuple armoricain le miracle suprême — l’eau des sources, pendant le temps que dure la consécration, se change, dit-on, en vin pur. On représente volontiers la Bretagne comme la terre classique de l’ivrognerie. En réalité, la race y est plus sobre qu’on ne croit, par force, il est vrai, plutôt que par vertu. Le vin surtout apparaît comme une boisson de luxe, exclusivement réservée à la table des riches. Il ne manque pas de pauvres gens qui, de toute leur misérable vie, n’y ont jamais goûté. Pourquoi Jésus naissant ne renouvellerait-il pas en leur faveur, une fois par an, le miracle des Noces de Cana ? On vous citera pour preuve l’aventure, authentique ou légendaire, de Nonnic Garlantès. Terminons par elle. Ce Nonnic Garlantès était un petit vieillard, un simple d’esprit ; il errait de bourgs en bourgs, tenant, en guise de violon, un sabot sur lequel il faisait mine de jouer des airs qui devaient être fort beaux, à en juger par les extases où ils le ravissaient. Une nuit de Noël, il vint demander l’hospitalité dans une ferme des environs de Ploumilliau. On lui dressa un lit de paille dans la grange, et, le lendemain matin, selon l’usage, on lui trempa une écuellée de soupe. Mais il ne parut pas dans la maison. Il était coutumier de ces fugues, de sorte qu’on ne s’inquiéta point. Or, vers midi, la servante, ayant eu besoin au puits, pensa s’évanouir de frayeur, lorsqu’en tirant sur la corde du seau elle vit émerger une tête d’homme. On hissa dehors le cadavre : c’était celui de Nonnic. Ses yeux grands ouverts ne marquaient nulle épouvante ; ils avaient même une expression joyeuse, et les lèvres souriaient. Les « anciens » dirent : « Sans doute, il aura voulu savoir quel goût a le vin de Nédélek, et, pour en avoir bu avec excès, il sera mort de béatitude. » Tel fut aussi l’avis des autres personnes présentes, et la tradition bretonne, en l’adoptant, l’a consacré.



  1. Nom breton de Noël.