Aller au contenu

Vieilles histoires du pays breton/Le Puits de saint Kadô

La bibliothèque libre.
Honoré Champion (p. 212-222).

LE PUITS DE SAINT-KADÔ



I

Puns Kadô, — le puits de Saint-Kadô, — je le revois, en écrivant ces lignes, tel qu’il était aux jours de mon enfance, avec sa margelle basse, son parapet de pierres moussues et son vieux treuil qui poussait des gémissements presque humains, dans le silence du soir, l’heure où les femmes du bourg, selon l’expression consacrée, « allaient à l’eau ».

C’était une espèce de citerne carrée, peu profonde, creusée au milieu de la place. Dans une des parois s’ouvrait une haute niche, jadis décorée de la statue du saint. Cette statue, un beau jour, s’était effondrée de vétusté et de moisissure.

— Foi de Dieu ! avait dit un loustic comme il y en a tant en Trégor, je ne m’étonne pas que saint Kadô ait donné sa démission… Ça n’est pas gai d’être le patron d’un puits. Il aura sans doute demandé à monter en grade et a devenir patron d’auberge !…

Ce fut toute l’oraison funèbre de la pauvre vieille image, sculptée aux temps anciens dans un tronc de hêtre par quelque pieux sabotier d’alentour. On songea bien à la remplacer, mais plus tard, lorsque la fabrique serait pins riche. En attendant, des ronces grimpantes, des fougères aux fines dentelles s’efforçaient de cacher de leur mieux la détresse de cette niche veuve, où les débris sacrés achevaient de pourrir.

Le puits continua de s’appeler Puns Kadô ; mais, de Kadô lui-même, à la longue, il ne fut plus question…

Entre toutes les ménagères qui s’attroupaient, le soir, auprès de la margelle et qui s’y attardaient quelquefois des heures à médire de leur prochain, sous prétexte d’emplir leurs cruches, Fanta Gouronnec était la seule qui se souvint encore du saint et adressât de temps à autre à ses tristes reliques décomposées une salutation mélancolique.

— Je ne désire qu’une gràce avant de mourir, disait-elle souvent : c’est de voir sur pied le saint Kadô tout neuf qu’on nous promet depuis des années et qui pourrait bien être comme le veau de la vache à Tanguy, lequel devait peser en naissant six cents livres, mais ne naquit jamais…

Il faut croire que Fanta était destinée à mourir heureuse, car sa prière fut exaucée, à la suite d’une circonstance assez, bizarre dont voici l’authentique récit.

II

Le meilleur des hommes, Joseph le Saint, — en breton Ar Zant, — bon mari, bon père, cultivateur consommé, éleveur émérite, mais, par exemple, ivrogne, ah ! ça, oui, ivrogne pommé !… Plus que sa femme, plus que ses enfants, plus même que sa terre et que son bétail, il aimait la boisson. Il fallait lui entendre prononcer ce mot : « la Boisson ! » Il y avait, dans la façon dont il le disait, de la tendresse, de la piété, de la dévotion, de la ferveur, quelque chose de mystique et de passionné. C’était chez lui un culte qui allait jusqu’au fanatisme. Le recteur de la paroisse le sermonnait souvent à cet égard.

— Que voulez-vous ? répondait-il doucement. C’est dans ma nature. Je suis boissonnier !

Les néophytes de la primitive église ne mettaient pas plus d’accent à professer qu’ils étaient chrétiens.

Il se soûlait à chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, c’est-à-dire tout les dimanches régulièrement, plus les jours de fêtes gardées, et enfin quand ses affaires l’obligeaient à paraître aux marchés voisins. Ivresses charmantes, d’ailleurs, qui le faisaient pleurer de joie et lui versaient dans l’âme une infinie béatitude. Sa large face candide alors s’épanouissait, rayonnait, sans rien de bestial ni même de grossier, au contraire : il en était comme transfiguré. Ses petits yeux vifs avaient des scintillements d’étoiles, et, de ses lèvres souriantes, coulaient des paroles de miel. Pour causer d’affaires, il avait soin d’attendre qu’il fût gris : il voyait plus clair et se sentait plus retors…

Ce soir-là, veille de Noël, il revenait, au trot de Rouzic, sa jument rouge, d’une vente de bois faite en l’étude de Me Cariz, notaire à Lannion. Il était content de lui et des autres, content de l’humanité tout entière. Il avait beaucoup bu, et bu à bon compte, ce qui doublait son allégresse, ayant acquis pour la bagatelle de cinquante écus un lot de chêne d’une valeur réelle de quatre cents francs… Oui dame ! pour cinquante écus il était devenu, lui paysan, lui fermier, propriétaire de cette magnifique avenue du château de Kergloz, — des arbres superbes comme on n’en trouve plus que chez « les nobles ». — Fallait-il tout de même que M. le comte eût besoin de gros sous, après avoir rousti les pièces d’or !… Un boissonnier aussi, ce comte, mais un boissonnier des grandes villes, un boissonnier joueur, fainéant et sombre.

— Vois-tu, il y a l’ivrognerie des braves gens et celle des pendards, expliquait Joseph le Saint à Dall an Dribunér, assis à sa gauche sur l’unique siège du char à bancs.

Ce Dall an Dribunér était un vieil aveugle, vivant d’aumônes et clamant : « La charité ! » de seuil en seuil. En échange de l’hospitalité qu’on lui accordait, dans les greniers ou les étables, il rendait aux femmes le service de les aider à dévider les écheveaux de chanvre, aux fileries d’hiver : d’où ce sobriquet de An Dribunér (le dévideur) dont on l’avait affublé et qui avait fini par se substituer à son véritable nom, tombé pour lui-même en oubli. Le Saint l’avait trouvé gravissant péniblement la côte, au sortir de Lannion.

— Où vas-tu comme ça, Dall ?

— À ta voix je te reconnais, Ar Zant… Je vais bien loin, si j’en crois mes jambes qui me rappellent à tout moment qu’elles ont passé l’âge de courir les chemins.

— Mais encore ?

— À Roquinarc’h, mon fils, chez les Krénavel, puisque cependant tu tiens à le savoir. C’est mon jour de logée sous leur toit.

— Eh bien ! monte. Je te déposerai, presque à leur porte. Tu n’auras que trois champs à traverser.

Et le vieux s’était hissé dans le véhicule, en appelant sur Joseph le Saint toutes les bénédictions du ciel. Et celui-ci tout de suite s’était mis à lui faire ses confidences.

… — Oui, continuait-il, il y a ivrognes et ivrognes…

— Certes, opinait l’aveugle.

— Toi, Dali, t’es-tu jamais soûlé ?

— Plus d’une fois, oui… à l’auberge du Coûte rien.

— Hein ? Quoi ? Où est-ce qu’elle est, cette auberge ?

— Eh ! un peu partout, Dieu merci ! Le long des routes, sur les places des bourgs, dans l’herbe des prés. C’est le tonneau du bon Dieu : chacun peut y boire. L’eau coule pour tout le monde.

— De l’eau !… Pouah ! fit le Saint avec une grimace.

Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres de l’aveugle, mais que surprirent seuls les anges qui rodent dans le firmament de Bretagne, la nuit de Noël… La silhouette d’une maison se profila en noir sur l’horizon nocturne criblé d’étoiles.

Au dessus de l’huis se balançait, dans le vent, une touffe de gui. À l’intérieur, nulle clarté. Les gens, apparemment, dormaient.

Joseph arrêta court la bête.

— J’ai soif, dit-il. Nous allons réveiller ce mécréant d’aubergiste qui se permet de ronfler à l’heure où les autres se lèvent pour rendre visite dans sa crèche à l’Enfant-Dieu… Nous boirons un litre en l’honneur de Jésus !… D’ailleurs, te voilà presque arrivé…

Ils descendirent de voiture, et le paysan se mit à cogner sur la porte avec le manche de son fouet.

Mais personne ne lui répondit.

— Ohé ! Tignouz, ohé ! Grida, ouvrez donc !… C’est moi, Joseph le Saint, de Kergouanton, avec Dall an Dribunér. Laisserez-vous deux chrétiens mourir de la pépie ?

Même silence.

— Hé ! fit l’aveugle, ne vois-tu pas que le logis est vide ? Ils sont tous en route pour la messe, mon cher… Ce que tu as de mieux à faire, c’est de continuer, toi-même, ton chemin. Tu te désaltéreras au bourg de Tréziny.

— Ouais, tous les cabarets seront clos.

— Tu en seras quitte pour t’abreuver au puns Kadô.

— Grand merci ! Je ne suis pas, comme toi, de l’espèce des grenouilles.

— Parlons sérieusement, reprit l’aveugle d’un ton pénétré, avec, toutefois, une imperceptible nuance d’ironie. Tu as été obligeant à mon égard, je te veux payer de retour. Je vais te révéler un secret que je tiens de ma grand’mère, laquelle était une femme de sens, renseignée comme pas une sur les merveilles de la « nuit sainte »… Seulement, jure-moi d’abord que lu n’en abuseras point…

— Je jure tout ce que tu voudras. Voyons ton secret.

— Lorsque tu arriveras à Tréziny, toutes les auberges en effet seront fermées ; les gens seront à l’église. Laisse ton équipage à l’entrée du bourg et dirige-toi vers le puits qui est au milieu de la place. Là, assieds-toi sur la margelle jusqu’à ce que tu entendes tinter la clochette de l’enfant de chœur, au moment de la consécration. Dès qu’elle aura commencé à sonner, ne perds pas de temps. Saisis d’un poing solide l’un des seaux et mets-toi à califourchon sur l’autre. Tu descendras ainsi tout doucement et tu atteindras sans peine la niche pratiquée dans le mur du fond. Tu m’as bien compris. ?

— Parfaitement ; mais qu’est-ce que ça me rapportera, toute cette gymnastique ?

— Mon cher, la nuit de Noël, pendant la durée de la consécration, l’eau de ce puits se change en vin, par les mérites du Christ et la vertu de saint Kadô [1])… Tu n’auras qu’à te pencher pour en boire à pleines gorgées. Et c’est un vin, mon cher, comme on n’en goûte qu’au paradis. Tu m’en diras des nouvelles !

Le fermier se grattait le bout du nez.

— J’ai idée que tu te moques de moi, Dall an Dribunér.

— Crois ou ne crois point. Cela te regarde. Il était de mon devoir de te témoigner ma reconnaissance à ma manière… Au revoir, fils ! grâce à toi me voilà presque rendu à destination. Il ne me reste qu’à te souhaiter bon voyage !

Et le vieux, franchissant une barrière, s’engagea dans les champs, tandis que l’ivrogne, remonté tant bien que mal sur son siège, criait à Rouzic un « hue ! » formidable, et que la bonne jument s’enlevait en faisant feu des quatre pieds.


III

— Allez à la messe avec nos invités, disait Fanta Gouronnec à son mari. Je suffirai bien toute seule à surveiller la cuisson du repas et à disposer le couvert… Partez sans crainte ; la table sera prête à votre retour…

Le bourg était silencieux et comme désert. À peine si çà et là, aux lucarnes des chaumières, veillait une flamme pâle, une clarté discrète de ver luisant. L’église, en revanche, jetait par ses vitraux de grandes lueurs rougeâtres, pareilles à des feux de forge. Et des chants montaient, où dominait la voix de taureau du sacristain Fanch ar Luch, accompagné comme en sourdine par le nasillement monotone du chœur des femmes. Puis, soudain, les chants cessèrent et, dans le silence, retentirent par saccades les tintements grêles d’une clochette.

— La consécration ! se dit Fanta.

Elle se signa dévotement, murmura une patenôtre et, ouvrant la porte, se vint mettre debout pour assister à la sortie de la messe.

Il lui sembla entendre des gémissements.

Jésus-Dieu ! qu’est-ce donc qui se passait ?

Elle prêta l’oreille. Les plaintes venaient du fond de puns Kadô. Et Fanta de courir au vieux puits, non sans s’être munie au préalable d’une lanterne.

— Qui est là ? demanda-t-elle.

Une voix faible, exténuée, lointaine, lui répondit :

— Moi ! Le Saint !

— Le Saint ? lit-elle, interloquée.,. Quoi ! c’est vous, Monseigneur saint Kadô ?… Est-il possible !… Et que puis-je pour vous ?

La bonne Fanta ne trouvait nullement étrange que la pauvre statue délaissée l’implorât de la sorte, dans le langage des vivants. N’était-ce pas nuit de Noël ? Et puisque, cependant, cette nuit-là, les bêtes elles-mémes reçoivent l’usage de la parole, pourquoi, je vous prie, pareille faculté ne serait-elle pas accordée aux images vénérées des saints ?

Au reste l’esprit ingénu de Fanta n’en chercha pas si long.

Penchée sur la margelle, le buste engagé dans l’ouverture béante, elle disait de sa voix la plus dévote :

— Parlez, monseigneur. Vous savez comme je vous suis dévouée. Vous le savez, n’est-ce-pas ?… Depuis que votre ancienne statue est tombée en poussière, je ne cesse d’en réclamer une neuve, avec un manteau de pourpre, des gants violets, une crosse blanche et une mitre d’or. Mais tous ces fabricants, voyez-vous, ce sont des gens sans cœur et sans oreilles, des misérables, des goujats, de fieffés ivrognes !…

Il faut croire que Joseph le Saint ne perçut que le dernier mot de cette pieuse apostrophe.

— Ivrogne, oui ! bégaya-t-il. Mais je me corrigerai… je vous le jure !… Sauvez-moi !.,. Vous n’avez qu’à abaisser le seau que j’ai laissé échapper !…

— Hein ? s’écria Fanta Gouronnec… Comment ? Tu n’es donc pas le saint de la citerne ?

— Le Saint !… Joseph le Saint, de Kergouanton ? hurla le malheureux.

— Ah ! c’est toi, chenapan ? Les auberges ne te suffisent donc pas que tu te mets à voyager dans les puits ?

Elle était furieuse d’avoir pris pour saint Kadô un « paroissien » qui n’avait avec lui que de si lointains rapports, — furieuse surtout de voir finir de façon si plate une aventure qu’elle avait crue céleste.

L’autre, cependant, geignait de plus belle :

— Je suis à bout de forces… Au nom de Dieu, père des créatures, venez à mon aide !… Qui que vous soyez, je yous le revaudrai.

Fanta Gouronnecse dit : « Je ne peux pourtant pas le laisser périr en état de péché mortel, la nuit où Jésus vient de naître ! »

— Écoute, prononça-t-elle, je consens à te porter secours, mais à une condition.

— Je les accepte toutes.

— Voici. Tu doteras d’une image neuve, en bois de chêne, et peinte de pourpre et d’or, la niche où tu te morfonds.

— Dans deux jours elle sera commandée.

— Chez Philippe Merrer, « l’homme aux saints » ! Il n’y a que lui qui sache les sculpter comme il faut.

— Chez Philippe Merrer, c’est entendu.

— Dût-elle te coûter cent francs !

— Je paierai même le transport.

— Tu le jures ?

— Sur ma part de paradis.

— Non. Tu l’as déjà perdue, soûlard que tu es.

— Sur la tête de ma femme et de mes cinq enfants !

Les gens sortaient de la messe de minuit : un attroupement s’était formé autour de la citerne.

— Vous êtes tous témoins, dit Fanta en s’adressant à la foule de plus en plus compacte.

Et elle commença de tirer sur la corde, en criant, comme font les marins :

— Ohé ! hisse !

On vit alors ce spectacle : Fanta Gouronnec ramenant, au lieu d’eau, ce sac à vin de Job Ar Zant, vert de peur et vert de mousse. Vous jugez si le treuil grinçait, mais l’homme aussi claquait des dents.


Moins d’un mois plus tard, on inaugurait à Tréziny une mirifique statue de saint Kadô drapée de violet et mitrée d’or. Toute la population assistait à la cérémonie. Ce fut une occasion de franches lippées et de grasses soûleries. Mais Joseph le Saint rentra chez lui, à Kergouanton, sans tituber. Depuis son aventure, il ne buvait plus qu’à l’auberge du Coûte-rien dont Dall an Dribunér lui avait, le premier, appris la route.

Et aujourd’hui, quand il est question d’un incorrigible ivrogne, il se trouve toujours quelqu’un pour dire :

— Il faudrait l’envoyer à Puns Kadô s’abreuver de « vin de Noël. »



  1. C’est une tradition répandue en Basse-Bretagne que la nuit de Noël, pendant le temps que dure la consécration, l’eau des sources se change en vin pur. J’ai mentionné plus haut l’aventure authentique du pauvre Nonnic Gartiantès, qui, lui, se noya tout à fait, pour avoir voulu s’assurer de la réalité du miracle (cf. Nédélek).