Aller au contenu

Vierges en fleur/02

La bibliothèque libre.
Albert Méricant (p. 37-63).
◄  I
III  ►

II

Jusqu’à midi, Philbert Tavernier rôda dans les ruelles de Lannion. L’antique architecture des maisons attira un instant son regard ; sa curiosité le conduisit à l’église aux cinq nefs de Saint-Jean-du-Bally. Mais ces restes d’antan, qui le retenaient autrefois des journées entières en contemplation devant d’anciennes façades, n’avaient aucune magie, ce jour-là. Les heures lui semblaient très lentes à couler.

Il alla déjeuner, au hasard, dans une hôtellerie, parmi des voyageurs de commerce et des fonctionnaires de la petite ville. Les conversations stupides l’énervèrent : on commentait d’absurdes aventures de sous-préfecture ; on racontait, avec terreur, l’horrible brigandage d’un chemineau qui avait volé une paire de sabots, en plein jour, au marché. Philbert parvint à s’isoler dans ces sots bavardages ; et, les yeux demi-clos, il revit les yeux verts, les yeux tristes, les yeux flambants, les yeux phosphorescents de Jeanne de Kerbiquet…

Il se disait que la jeune fille serait une proie délicate, un régal savoureux. Il se rappelait, au moment de la séparation, l’étreinte prolongée de ses mains, presque une caresse. C’était un beau roman d’amour qui débutait.

Soudain, un espoir fou, un espoir d’insatiable amant de toutes les femmes s’alluma dans sa chair.

Pourquoi borner son désir au baiser d’une seule bouche ? Pourquoi ne pas cueillir la gerbe des trois sœurs ?

Oui, oui, moissonner glorieusement la triple virginité des demoiselles de Kerbiquet, jeter à la passion leurs corps de belles filles vouées au célibat, c’était œuvre tentante. Et le briseur de vierges, exalté par la difficulté de l’aventure, la jugea digne de sa prouesse.

En route donc pour le castel. On devait traverser des routes défoncées, des sentiers hérissés de granits. Pour s’assurer au moins une nuit au manoir, Philbert pria le voiturier qui l’amenait dans sa mauvaise carriole de détaler, dès l’arrivée. Les trois demoiselles ne seraient pas assez inhumaines pour renvoyer leur hôte à pied dans des chemins non connus. Et durant une nuit, toute une longue nuit, quelle fête au château, si les trois sœurs voulaient…

Si leur pudeur s’épouvantait de la superbe orgie, du moins restait-il l’espoir de la chair tentante de Jeanne qui s’était à demi donnée déjà, ou promise du moins par l’étreinte des mains.

Vers quatre heures de l’après-midi, dans un ruissellement fauve de soleil, Philbert aperçut la silhouette étrange du manoir, ses tourelles croulantes, ses murailles aux formes féeriques, qui semblaient d’immenses bêtes, des dragons, des chimères accroupies, mais prêtes à défendre un castel de légende.

Le voiturier parlait, racontait que la demeure féodale était habitée actuellement par trois demoiselles, un peu toquées, dont les excentricités stupéfiaient le pays. Si l’on n’avait connu leur famille, depuis des générations, on les eût prises pour des païennes, car on ne les voyait jamais à l’église, pas même les grands jours de fêtes carillonnées. On racontait qu’une nuit un berger attardé les avait aperçues toutes trois, nues, dansant au clair de lune et se baignant dans un ruisseau. Une servante congédiée avait dit à sa mère que les souterrains du château recelaient des abominations.

Mais, bavardait le cocher, ce sont là des récits de commères, des contes de paysans ; je n’en crois pas un mot. Les pauvres demoiselles sont un peu détraquées, un peu originales, et dans nos contrées on aime à jeter du mystère sur toutes les personnes et toutes les choses.

La partie habitée du castel était enguirlandée de chèvrefeuilles et de roses, formant sur le perron un berceau de verdure où Philbert aperçut bientôt les demoiselles.

Il descendit de voiture et très émotionné s’approcha.

Jeanne de Kerbiquet vint et tendit les mains.

— C’est fort gentil, fit-elle, d’être ainsi fidèle à sa parole. Mes sœurs sont, comme moi, ravies de votre visite ; la tristesse de ce château, durant quelques heures, va s’abolir.

Dans le feuillage du perron, Philbert salua Michelle et Yvonne de Kerbiquet. Il admira leur beauté de blondes en plein épanouissement de grâce et de charme. Sous la soie mauve de leurs robes, très amples, mais que les mouvements drapaient contre les seins et contre les hanches, il eut la vision rapide et affolante des formes de beauté qu’il préférait, la pleine floraison des gorges et des cuisses, gonflées de sèves grasses, mûries de tous le sucs savoureux de la chair.

— Soyez le bienvenu, dit Michelle, l’aînée des châtelaines de Kerbiquet. Vous désirez visiter ce manoir, espérant sans doute retrouver ici les
ruines somptueuses de Tonquedec, les aspects mystérieux des vieux castels bretons. Vous ne verrez chez nous que des murs effondrés, des ronces, des lierres, et vous regretterez votre voyage, sans doute.

— Pour l’honneur et le plaisir de vous voir un instant, on accomplirait de longs pèlerinages ! Je suis déjà ravi. Mes yeux ont contemplé le plus beau des spectacles !

— Michelle, je t’avais avertie, fit Jeanne ; M. Tavernier est un jeune homme galant ; il va s’évertuer à nous flatter, à nous donner l’encens de paroles tendres et louangeuses. Mais nous ne protesterons pas, monsieur, nous n’affecterons pas des modesties de prudes. Nous avouons sincèrement que vos adulations, aussi exagérées et excessives qu’elles soient, nous rendront très heureuses. Car nous sommes sevrées, dans notre solitude, de tous ces témoignages qui plaisent tant aux femmes et qui ne viennent jamais jusqu’à nous.

— Eh bien ! j’abuserai de votre bonne grâce. Vivons une légende d’autrefois, voulez-vous ! Soyez les demoiselles qui guettent, chaque jour, du haut de la vieille tour, le chevalier galant qui leur apportera de la joie, de l’amour. Suis-je assez fat ! Mais c’est un petit jeu. Consentez. On rira.

— Salut, beau chevalier, fit Yvonne, tendant sa petite main blanche.

Philbert s’agenouilla.

— Vos mains, mes douces reines.

Les trois sœurs approchèrent. Et doucement Philbert, joignant toutes les mains, du même baiser les posséda. Sa bouche, savamment, promenait sa caresse sur les doigts parfumés, prenait possession de ces chairs frémissantes qui s’abandonnaient et tremblaient.

Puis, toujours à genoux, ses bras se dépliant, s’ouvrant, se resserrant sur les trois corps qu’il attirait, sa tête s’enfonçant dans la tiédeur des robes et cherchant les senteurs subtiles de la chair, il dit :

— Trinité souveraine et divine, unique Beauté en trois personnes, je t’adore et me donne à toi. Sois clémente et charitable. Exauce ma prière ; oh ! ne repousse pas le fervent qui t’implore.

Les sœurs s’évadèrent de l’étreinte, frissonnantes ; et comme avec regret, gardant la nostalgie de cet enlacement qui les avait unies, presque jointes à l’amant.

— Visitons le château, fit Jeanne.

— Visitons.

Philbert, grisé par le charme des demoiselles, se traînait derrière elles, sans prendre attention aux reliques de pierre, sans écouter la voix maintenant grave de Michelle qui reconstituait le vieux manoir croulé, évoquait les merveilles et les splendeurs d’autrefois.

Une galerie s’ouvrait sous terre. Un rayon de soleil faisait étinceler des parois. Des marches paraissaient.

— Ce sont les souterrains, dit Jeanne.

— Je descends.

— Attendez. Je vais chercher une lumière. On dit qu’il existe dans ces caves des précipices et des puits.

Jeanne revint bientôt. Philbert prit la lanterne de cuivre ciselé qu’elle portait, descendit le premier.

Le souterrain d’abord, serpentait en longs couloirs taillés dans un granit rosé ; puis, tout à coup, s’ouvrait une salle immense où des blocs s’étageaient en formes fantastiques, avaient l’aspect de cavales géantes endormies et figées. Le sol était uni et poli comme un marbre.

Philbert manifesta son admiration. Les demoiselles s’étaient assises sur des granits taillés en sièges gigantesques. Et dans la lueur pâle de la lanterne, elles semblaient des fées, des visions impalpables. Leurs visages avaient des teintes glauques et bleutées ; leurs corps se confondaient avec les pierres roses. Le jeune homme jouissait délicieusement de cette fête irréelle et magique. Il désirait la prolonger ; les demoiselles maintenant immobiles, silencieuses, se prêtaient à cette fantasmagorie. Leurs regards étaient fixes, ainsi que des phosphores luisaient, et l’éclat de leurs yeux épouvanta Philbert.

Une terreur coula dans ses moelles : il eut peur.

Pour calmer son effroi, il voulut parler. Mais sa voix se mourut en un faible murmure. Et la main qui tenait la lumière faiblit, laissa choir la lanterne. Alors tout disparut, noyé dans les ténèbres.

Philbert parvint peu à peu à secouer l’émotion qui lui glaçait le cœur. Il marcha : un obstacle arrêta ses pas, et son corps fut étreint brusquement. Le danger aussitôt lui rendit son courage et son sang-froid. Il reconnut alors que les molles tentacules qui l’enlaçaient, c’étaient des bras, des bras nus, des bras tièdes qui se nouaient à lui, doucement, lentement.

Sa peur s’évanouit.

Il se laissa tomber, étendit les mains, et eut la sensation délicieuse de les plonger dans un bain de chair : sous ses doigts alanguis des seins palpitaient, des croupes se gonflaient, des jambes s’agitaient. Oui, c’était de la chair, de la chair pantelante, et nue, et frémissante. Sa bouche parsema des baisers, se perdit dans les seins, sur les lèvres ; mais cette chair coulait, fluide, entre ses doigts, avait la caressante et molle ondulation d’un océan qu’on ne peut saisir, qu’on embrasse et qui fuit.

Dans sa rage irritée de prendre et de tenir une des demoiselles pour être son amant, il se désespérait, s’accrochait aux chevelures, attirait une tête, l’emprisonnait dans un baiser, cherchait à capturer un corps, à le lier ; mais d’autres seins passaient, d’autres bouches glissaient sous la sienne, pour la fuir aussitôt, déjouer son étreinte, rire de son désir, l’exaspérer encore.

Sa raison s’égarait, ses bras s’engourdissaient.

Il soupira :

— Pitié ! pitié ! mesdemoiselles. Oh ! Jeanne, je t’adore ! Yvonne, je te veux ! Michelle, sois à moi ! Pitié ! oh ! que je meure dans la joie de l’amour, de votre triple amour !

Mais ses supplications restaient vaines. Les gorges et les mains, les bouches et les nuques coulaient, coulaient toujours, étaient insaisissables.

Philbert ne lutta plus, ne fit aucun effort. Il s’alanguit, s’abandonna, se laissa rouler par le torrent des chairs mouvantes qui semblaient l’entraîner vers un abîme d’obscure joie et de ténébreuse folie.

Son esprit s’éperdait, comme en un cauchemar de volupté.

Délicieusement son corps se plongeait dans le flot vivant ; ses mains se reposaient sur la tiédeur des gorges, se baignaient en la soie molle des chevelures. Et sa bouche toujours s’ouvrait se délectait, buvait à mille coupes l’ivresse du baiser.

Par instants, sa pensée, essaimée, dispersée, parvenait à se dégager de son affolement : il lui semblait alors que des heures, des heures avaient passé, et qu’au lieu des trois sœurs c’étaient des légions de femmes qui se tordaient dans l’ombre et s’engluaient à lui.

Pendant une de ces lueurs de raison, il pensa :

— Je suis peut-être mort, et c’est ici l’enfer : l’enfer de ceux qui comme moi n’ont vécu que pour l’amour. L’éternel châtiment pour nous c’est le supplice de désirer sans cesse, et d’être toujours leurrés : mais le supplice est doux et j’aime ses tortures. Et cet enfer parmi les lèvres, parmi les croupes, parmi les seins, est meilleur que le ciel.

Des bouches se liaient à la sienne, prolongeaient leur étreinte, semblaient se disputer ses lèvres, unir leurs haleines brûlantes, semer leurs souffles chauds, gorgés de parfums irritants, vénéneux. Et c’étaient des poisons que versaient ces baisers. Car Philbert, tout à coup, dans une défaillance sentit que son corps se raidissait et se figeait.

Quand il rouvrit les yeux, il était étendu sur les herbes et les ruines.

Déjà la nuit tombait.

La fraîcheur bienfaisante du soir le ressuscitait.

Autour de lui, se tenaient à genoux, sur les bruyères, les demoiselles de Kerbiquet.

— Dieu merci, balbutia Jeanne, voici que le blessé reprend ses sens !

— Vous ne souffrez pas ? demanda Michelle.

— Un peu de ce cordial ! offrit Yvonne, présentant à Philbert un flacon d’eau des Carmes.

Brusquement le jeune homme se dressa et ses yeux effarés contemplèrent les sœurs : leurs visages calmes ne trahissaient qu’une craintive sollicitude. Philbert balbutia :

— Ah ! quelle tristesse ! C’était un rêve !…

— Un rêve ! répéta Michelle ; vous étiez, en effet, depuis votre chute, terrassé par un lourd sommeil qui nous inquiétait…

— Ma chute ?…

— Oui, vous êtes tombé dans une excavation de ces souterrains, et ce n’est pas sans peine que nous avons pu vous ramener ici. D’abord, vous vous débattiez, vos lèvres prononçaient des phrases incohérentes. Ce qui accroissait notre crainte, c’était le souvenir de mystérieuses histoires qu’on nous conta jadis, quand nous étions enfants, mais que notre père nous expliqua, en savant qui connaît les effets et les causes. Il paraît que des gaz asphyxiants, des souffles méphitiques se dégagent parfois dans ces vieilles salles abandonnées, et frappent de folie, on dit même de mort, les imprudents qui s’y aventurent. Mes sœurs et moi, avons pu constater en effet qu’on respire là-bas une ivresse accablante…

— Ivresse délectable, que je vais regretter désormais. J’aurai la nostalgie de ses troublantes joies. Je les veux, je les veux encore. Ah ! menez-moi dans ces salles, venez, venez, mesdemoiselles !

— C’était un rêve ! fit Michelle souriant.

— Le rêve alors vaut mieux que la réalité !

— Le réel est meilleur que le rêve, je crois ! fit Jeanne frissonnant.

Le scintillement des étoiles s’allumait dans l’azur sombre. La terre semblait morte, et la vie maintenant montait vers l’infini où palpitent les astres.

— Puisque notre aimable hôte désormais est valide, dit Yvonne, regagnons le château : le dîner nous attend.

Philbert fut introduit dans un vaste salon, décoré de meubles en bois d’if, ajourés, imagés, ciselés, chefs-d’œuvre de ce vieil art breton si naïf, si précieux, qui créa des merveilles.

— Nous vous abandonnons un instant, déclara Michelle ; nous allons revêtir nos plus belles toilettes pour honorer notre hôte que nous avons reçu à l’improviste, en robes de jardin.

— Alors, la grande fête ! dit en riant Philbert ; corsages largement décolletés, les gorges et les épaules offertes à mon culte ; enfin tous les trésors de ce château de fées !…

Seul, il s’extasia. La richesse des vieux bahuts, des cathèdres sculptées, des vieux coffres ornés de reliefs et de masques, le ravissait. Et des tableaux d’antan surtout enchantèrent ses yeux : c’étaient des scènes champêtres, de coquettes bergeries. Philbert crut reconnaître l’inimitable grâce de Watteau dans ces peintures délicieusement exquises, et les examinant avec la minutie savante d’un expert, il eut bientôt la certitude que c’étaient, en effet, des œuvres du Maître, des œuvres perdues en ce château, dignes d’un musée, et dont la vente produirait une grosse fortune. Ainsi le vœu des demoiselles de Kerbiquet, confessé par Jeanne, de s’évader de la tristesse de l’antique demeure, pour aller vers les villes de joie, pourrait se réaliser ; sitôt qu’on saurait la découverte de ces peintures, amateurs et marchands accourraient pour se les disputer.

Puis, Philbert admira une armoire monumentale de pur style gothique, ouvrit une serrure, aperçut des flacons et des fioles étranges, eut la curiosité de les examiner, lut sur les étiquettes ces noms : haschich, morphine, opium, dawamesk, kief, éther ; toute la pharmacie de la folie et du détraquement, le rêve et la chimère en bouteilles ; la clef des paradis imaginaires ; les ailes irréelles pour l’envol aux pays bleus.

Michelle, Yvonne, Jeanne, sevrées de toutes joies et altérées d’amour, sans doute s’acharnaient, grâce aux drogues maudites, à s’abreuver de rêve. Puis, se rémémorant les souvenirs magiques de son bain de luxure dans les ténèbres du souterrain, Philbert acquit la conviction qu’il avait été simplement affolé par des émanations de pareilles substances, et qu’il avait vécu quelques heures en pleine folie. Pourtant il conservait la sensation vive des chairs palpitantes ; ses mains gardaient l’empreinte des gorges caressées, des croupes enserrées ; et sa bouche était chaude encore des baisers.

Il continua sa fouille dans l’armoire gothique.

Il ouvrit un coffret et trouva des gravures très anciennes, d’un érotisme exaspéré et fou, évoquant des luxures inouïes, des orgies olympiales, des ébats de satyres et de nymphes lascives dont la chair immortelle ne s’assouvissait pas : Danaé se pâmant sous la pluie amoureuse, et s’ouvrant tout entière aux baisers du grand Zeus. Léda sortant du bain et se jetant sur l’herbe pour recevoir l’amour du souverain des dieux. Puis c’étaient les mystères galants, les débauches royales du siècle de Louis XV, les boudoirs, les alcôves, les bosquets et les parcs, peuplés de chairs roses et grasses, de chairs qui tressaillaient…

Ces images grisaient comme un vin où la main d’une sorcière a jeté quelque poudre de cantharides. Philbert les rejeta dans le coffre, troublé, énervé, se sentant la tête à l’envers, les jambes chancelantes et le corps embrasé.

Son excitation calmée, il pensa :

— Les demoiselles de Kerbiquet sont des proies toutes prêtes. Et mon désir, ici, sera vite exaucé ! Ah ! pauvres vierges folles, victimes de l’erreur maudite de ce siècle qui cloître d’aussi remarquables amantes dans l’isolement et la chasteté. Ces trois sœurs sont jolies, et créées pour semer du plaisir, du bonheur ; leurs corps miraculeux enchanteraient les hommes : et leur bouche soupire, entr’ouverte au baiser. Mais l’absurde et stupide loi du monde amoncelle ses interdictions, ses barrières, ses obstacles ; l’unique issue qu’elle offre, le mariage, est un leurre pour les pauvres filles sans dot et sans richesse. Pourquoi n’ont-elles pas l’audace de briser l’entrave et de courir dans les champs de la joie ? C’est la prostitution, la honte, crie la loi. Qu’importe : l’on se rue. En avant ! En avant !…

Philbert s’était assis, les yeux clos, et la tête affaissée dans ses mains.

Quand il se redressa, dans la pâle lumière des lustres, il aperçut les demoiselles de Kerbiquet, en toilettes de soie pompadour, fraîches et roses, ainsi que les marquises des estampes anciennes. Leurs chevelures blondes étaient poudrerizées, leurs gorges et leurs bras transparaissaient en de fines dentelles.

Philbert balbutia :

— Très nobles et belles demoiselles, recevez le merci d’un passant inconnu que vous avez ravi de votre accueil charmant. Mais quelle confusion pour moi d’être venu ici, en touriste incongru que l’on tolère une heure ! J’aurais dû m’insurger contre vos bienveillances, prendre congé, partir…

— Vous ne partirez pas, répondit Jeanne. Vous êtes prisonnier ici…

— Jusqu’à ?…

— Demain…

— Demain !… Ah ! je voudrais être un grand criminel, un bandit, un brigand, pour avoir mérité une captivité plus longue, et la subir ici !

— Oh ! vous réclameriez bientôt qu’on vous rende la liberté !

— Je vous jure que non. Mettez-moi à l’épreuve.

— Non, fit Jeanne, car si vous passiez quelques jours, quelques semaines parmi nous, votre départ nous laisserait en détresse. On se résigne sans trop de peine, à la privation des joies que l’on ignore ; mais être sevré de celles qu’on connaît, quelle désolation navrante et nostalgique ! Vous êtes aujourd’hui le passant qu’on accueille, mais vous seriez demain peut-être l’ami cher dont on veut la présence toujours. Les pauvres solitaires de Kerbiquet, c’est à prévoir, ont des cœurs peu farouches et qui s’épanouiraient très vite aux rayons de l’amour. Puis nous sommes unies, mes sœurs et moi, par la plus douce et la plus forte affection. Trois poules vivent en paix, dès que le coq survient c’est la rivalité, la lutte, puis la haine.

— La haine !…

— Hélas !

— Souffrez que je proteste. Je connais un moyen grâce auquel il serait facile de ne pas la mêler à notre compagnie.

— Ce serait ?

— Vous aimer toutes trois à la fois !

Les demoiselles de Kerbiquet et leur hôte, en babillant, avaient pris place à la table parée de fleurs et d’argenterie, baignée dans la douce lumière rose des fleurs de soie écloses sur les lampes. La table était petite et ronde, de sorte que Philbert se trouvait enserré entre Yvonne et Michelle, et qu’en s’inclinant un peu, il eût, en face, uni sa bouche à la bouche de Jeanne, mêlé ses jambes aux siennes, et ses mains à ses mains.

Il était à demi grisé par les parfums.

Michelle avait sur elle une chaude senteur de roses. Yvonne dégageait un arome d’iris et de violette. De la gorge de Jeanne montait, comme un encens, la subtile fumée des héliotropes. Les odeurs se mariaient en un très suave et très aphrodisiaque bouquet, où venait se fondre plus troublante et plus forte, l’essence violente des chairs blanches, des chairs roses.

Philbert se régalait des mets savoureux qui lui étaient offerts. Il louait surtout la qualité des vieux vins et protestait contre les paroles de Jeanne qui, le matin, avait déploré la médiocrité d’une existence presque pauvre.

— Nous avons, il est vrai, dit Yvonne, les reliefs d’une fortune considérable ; nos parents possédaient une richesse princière ; mais notre pauvre mère mourut très jeune et notre père dissipa rapidement des millions. Il aimait trop les femmes ; jusqu’à son dernier jour il voulut le charme de jolies maîtresses. Il avait ici de jeunes gouvernantes, qu’il appelait ses gardes-malades, ou ses lectrices et qui, nous le savions, étaient ses douces amies. Il ne nous a laissé que de très maigres rentes et Jeanne disait vrai, monsieur, nous sommes presque pauvres ; voilà pourquoi nous demeurons ici, dans une solitude qui nous attriste et souvent nous fait pleurer.

— Eh bien, vous vous trompez ; vous avez des richesses, mais vous les ignorez. J’ai vu, dans votre salon, de merveilleuses peintures.

— Vous plaisantez sans doute.

— Nullement. Les panneaux de Watteau ont une inestimable valeur. Je suis certain que vous pourriez les vendre au prix de quatre ou cinq cent mille francs.

— Quatre cent mille francs !

— J’en ai la certitude. Dès demain, j’annoncerai par lettre ma découverte à un de mes amis de Paris qui est un connaisseur éclairé et un acheteur honnête. Il accourra de suite, trop heureux de l’aubaine.

— Oh ! quelle joie, monsieur. Ainsi qu’un magicien vous venez nous apporter le bonheur. Nous pourrons donc quitter ce domaine de tristesse, où nous n’avons vécu de belles heures, que dans le rêve et l’illusion, grâce à nos chers poisons…

— Le haschich, l’opium, le kief…

— Quoi ! vous savez…

— Pardonnez, je vous prie, mon indiscrétion. En admirant vos meubles précieux, j’ai ouvert la fameuse armoire aux poisons. Je les ai aperçus, tous, tous, et même les images !

— Les images ! murmurèrent les trois sœurs, baissant les yeux, confuses, et fuyant les regards souriants de Philbert.

— Oh ! ne m’en veuillez pas ! Je suis un curieux de sensations d’art. Ces anciennes gravures forment une collection merveilleuse et de haute valeur.

— Nous ne les vendrons pas, fit Michelle.

Puis, railleuse :

— Ce sont des souvenirs… nos folies de jeunesse. Car nous avons vécu dans le rêve : souvent ces scènes de mythologie, ces estampes évoquaient des amants, des baisers. Vous riez : c’étaient là des plaisirs innocents et pervers de vierges folles. J’ose m’en confesser à vous très humblement.

— Je vous absous, mes filles. Mais comme pénitence, vous allez je vous prie, vous lever un instant.

Jeanne, Michelle, Yvonne obéirent, et sur un geste de Philbert se joignirent en une gerbe gracieuse.

— Maintenant rapprochez vos visages, très près ; que vos bouches se touchent et n’en fassent plus qu’une.

Les trois têtes blondes se confondaient dans la douce lumière rose.

— L’heure de la pénitence sonne. Soyez dociles. J’interdis désormais toute parole et tout mouvement.

Philbert se pencha, cueillit sur les trois bouches un baiser dont la triple saveur l’affola. Puis ses lèvres coururent aux gorges palpitantes, s’essaimèrent sur elles, voltigèrent longtemps, parcoururent les seins, voulurent les pointes roses.

Les trois sœurs se tenaient debout, immobiles, frissonnantes, les yeux clos et pâmées ainsi que des dévotes à la table sainte, jouissant toutes du même Dieu.

Et Philbert murmura :

— Michelle, Yvonne, Jeanne, je t’aime, je t’adore et je te remercie, ô douce Trinité !…