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Vierges en fleur/03

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Albert Méricant (p. 64-91).
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III

— À vous toutes nos grâces et nos reconnaissances, monsieur, prononça Michelle, levant sa coupe ou pétillaient les écumes d’or du champagne. Vous êtes le sauveur ! Je serai, disiez-vous, arrivant au château, le chevalier galant… et vous êtes celui qui libère les captives modernes, emmurées dans des tours de spleen et de désolation. Oui, vous démolissez les pierres et brisez les entraves, puisque grâce à vous désormais nous aurons la richesse qui donne la liberté, et pourrons vivre enfin la vie de notre rêve.

— Quelle vie ?

— L’existence superbe qui coule comme un fleuve au gré de son caprice. Nous suivrons, au hasard, nos goûts, nos fantaisies ; nous irons par le monde en quête chaque jour de décors imprévus, d’événements nouveaux. Oh ! la vie des nomades, des vagabonds ; l’errance sous les ciels bleus, sous les ciels d’or, et sous les ciels de neige ! La créature humaine, lorsqu’elle prend racine en un sol, lorsqu’elle s’est fixée sur un territoire, chérit une patrie, devient serve, et liée aux boulets d’un bagne, elle végète tristement et croupit. La destinée nous appelle sans cesse vers des horizons neufs, l’univers tout entier est notre patrimoine ; ses continents, ses îles sollicitent nos essors. Oui, vivre c’est passer et suivre les étoiles qui marchent dans le firmament, sans doute pour nous dire qu’il faut marcher aussi, et courir au bonheur qui nous attend là-bas, là-bas, plus loin, en des terres promises que nous donne du moins chaque jour notre espoir !

— Oui, la félicité, dit Philbert, c’est la marche incessante, la course à l’idéal. Nous ne l’atteindrons pas, sans doute, mais qu’importe ? La joie que nous avons, dans la foi, dans l’espoir, est assez magnifique pour enchanter la vie !…

— Oh ! le rêve, dit Jeanne.

— Croyez-moi, le réel quelquefois s’illumine, se pare de splendeurs, atteint presque le rêve.

— Je le crois aujourd’hui, fit Jeanne doucement.

— Oh ! ne pensez-vous pas, fit Yvonne très pâle, et se précipitant presque contre Philbert, que le Réel n’est bon qu’à celles qui l’effleurent, aspirent son parfum, s’emparent de son miel, mais s’enfuient aussitôt la prime joie conquise !

— Yvonne, vos sages paroles révèlent une prescience merveilleuse de la vie. Oui, voilà le secret unique du bonheur : fuir la satiété, se griser une fois seulement du même vin, se réjouir une seule nuit aux lèvres d’une amante.

— Une nuit ! soupira Jeanne, yeux clos et bouche ouverte.

Philbert très lentement, s’inclina vers la bouche, puis se levant de table, liant la jeune fille, il pria :

— Cette nuit, Jeanne, dis, effeuillons l’allégresse.

— Oh ! je le veux, fit-elle, emmenant son ami.

En sa robe de bal, constellée de fleurettes, avec ses cheveux blond-soleil, sa chair rose fleurant les mauves héliotropes, Jeanne de Kerbiquet avait la grâce surannée d’une royale favorite d’un Louis XV. Et Philbert, le glaneur des parfums féminins, la tenant en ses bras, respirait une exquise et non connue saveur qui le réjouissait.

La petite marquise était sur ses genoux, fermant toujours les yeux, ouvrant toujours la bouche.

— Je t’aime, disait-elle, parce que tu es le doux ami que depuis si longtemps j’espérais.

Oui, oui, je t’avais vu dans les paradis de l’opium et du haschich, et tu m’as possédée, vierge, plus d’une fois. En mes rêves, c’est toi qui te glissais près de moi, et me ravissais de tes illusoires mais accablantes caresses ! Oh ! les alanguissements si doux qui me tuaient ! Oh ! tes baisers montant de mes pieds à mes yeux !… Amant, mon doux amant, après la longue attente, après les joies du songe, voici enfin la nuit où l’amour véritable nous marie… Demain, le lien si cher semblera se dénouer : mais crois-le, mon amant, il sera éternel. Je garderai toujours, en moi, la douce ivresse que l’initiateur d’amour m’aura donnée. Un peu de moi, Philbert, vivra aussi en toi, frissonnera sans fin dans ton cœur, dans ta chair. Les amours en tombant en nous n’y meurent pas ; elles ne sont pas détruites par les amours nouvelles, mais s’y mêlent ainsi que les fleurs innombrables d’un parc immense, pour former un bouquet qui devient chaque jour plus parfumé, plus beau !

— Petite fleur d’amour, épanouis-toi donc et sois la rose-reine !

Philbert entre ses mains prit la tête de Jeanne, fit couler ses cheveux en ruissellement d’or ; il s’y baigna les mains, le front, les yeux, les lèvres. Puis il baisa la nuque ; et les frissons jaillirent aux moelles de l’amante.

Jeanne enlaça l’ami de ses bras, étroitement ; leurs bouches se rivèrent et les mains du jeune homme, repoussèrent la soie, firent surgir les seins.

Ces seins vierges et fiers, ces seins que nulle bouche n’avait conquis encore, exaltèrent l’amant.

Leur pulpe était moelleuse et ferme ; les contours avaient la pureté divine et parfaite de la forme moulée par le dieu dans sa coupe ; la couleur était celle d’un marbre où court l’azur des veines frissonnantes, où deux rubis s’incrustent.

Leur palpitation éperdue enchantait les regards de Philbert. La douce vague battait follement sa poitrine, débordait, s’enfuyait, se gonflait en tempête. Toute la passion du corps vierge de Jeanne se déchaînait, pantelait dans les seins, impérieuse, violente, toute prête à jaillir.

Philbert alors porta l’amante sur l’autel aux blanches nappes où le corps divin de la femme s’abandonne à nos cultes, où la messe d’amour exhale ses cantiques.

Et sur la couche sainte de l’extase des âmes et de la communion des chairs, Jeanne l’énamourée vécut enfin son rêve.

Jusqu’à l’aube, sonna l’éveil glorieux de sa jeunesse en fête.

Elle fut initiée à toute la joie. Elle en eut les frissons printaniers, les fraîches et primes caresses, les étreintes presque chastes des premiers rendez-vous.

Philbert, en virtuose accompli et subtil, savait qu’il faut mêler aux ivresses des corps l’ivresse plus troublante et plus forte des âmes. Il se liait aux chairs, il s’enlaçait au cœur. Il entraînait l’amie affolée et tremblante, en des essors profonds, là-haut, dans le plein ciel. La vie, sous ses baisers, se magnifiait, devenait une apothéose : l’amante et son amant étaient vraiment des dieux.

— Jeanne ! Jeanne !

— Chéri !

— Je t’aime, je t’adore !…

— Et je suis bien heureuse.

— Oui, c’est le ciel !

— Mon ciel, c’est toi !

— Ta bouche !

— Prends ! prends-la, je te la donne et garde-la toujours.

— Bouche chérie, bouche rose, bouche fraîche, je veux être noyé dans ton flot de baisers !

À l’aurore, un instant, Jeanne ferma les yeux. Elle était accablée par toutes ces liesses.

Ravi, extasié, Philbert considérait cette tête blonde dans les dentelles ; il admirait la gorge, glorieuse comme une fleur qui vient de s’entr’ouvrir, humide de rosée.

Il pensa :

— Ne suis-je pas un fou ? Après avoir cueilli cette adorable rose de chair et de beauté, vais-je la rejeter encore sur ma route, l’abandonner à qui viendra glaner… Pourquoi ne serais-je pas enfin le bon amant fidèle et tendre ? Oui, ce serait très doux, de se fixer ici, de se lier pour toujours à ces bras, à ces seins, et de mêler toujours à ces lèvres ma bouche !

La tentation d’une existence dans le repos et l’isolement de l’amour enchanteur, lentement le troublait. Il songeait aux caresses qui marqueraient les jours, transformeraient les nuits en heures lumineuses de suprême allégresse.

Un bruit de voix dissipa cet espoir.

C’était le matin, déjà. Et, dans le parc, Yvonne et Michelle allaient, babillaient.

Philbert se redressa.

— Et celles-là, fit-il, elles sont encore vierges ! Jeanne dormait toujours.

Lentement le jeune homme s’éloigna. Puis, vêtu à la hâte, il descendit au parc.

— Démon, qu’avez-vous fait de notre jeune
sœur ? demanda l’aînée des demoiselles de Kerbiquet.

— Hier elle était captive…

— Vous l’avez délivrée ?

— De sa virginité !

Michelle proposa la promenade aux ruines.

Les pierres de granit rose avaient un éclat féerique ; le sommet de la vieille tour étincelait, cuirassé de soleil ; plus bas, c’étaient des lierres, des chèvrefeuilles qui ruisselaient et formaient des cascades de verdure. Dans les feuillages, Philbert aperçut ces merveilleuses roses-pleurantes qui étaient la gloire du vieux castel.

Les troncs des vieux rosiers centenaires serpentaient sur les murs, s’enfonçaient dans les crevasses ; des gerbes de fleur pâles s’épandaient, retombaient, frissonnaient au moindre souffle, semblaient couler comme de mystérieuses larmes.

Yvonne de Kerbiquet conta la légende des roses :

Au temps de la Terreur, des bandes ennemies avaient envahi le château, juste au lendemain des noces de la douce Marie-Anne de Brezec avec René de Kerbiquet. Le jeune châtelain, après avoir héroïquement soutenu le siège, fut conduit au pied de la tour, massacré par les bleus avec sa jeune femme ; les rosiers qu’ils avaient plantés, à l’heure de leurs fiançailles, furent arrosés de leur sang. Et depuis ce jour-là, chaque année, les fleurs pleurent…

— Mourir au lendemain d’une nuit de baisers, c’est la plus douce mort ! balbutia Philbert.

— Oui, la plus douce mort ! répéta une voix douce et triste.

Jeanne, les yeux mouillés, était près de la tour.

Elle murmura :

— Pleurez, roses, pleurez sur mon bonheur défunt !

— Très chère Jeanne, dit Philbert, il ressuscitera bientôt ; il s’épanouira de nouveau ; en gerbes somptueuses les roses fleuriront, Jeanne, consolez-vous.

— Je ne pleurerai plus. Ma détresse s’apaise au souvenir des joies que vous m’avez données et qui refleuriront éternellement en moi. Si ma bouche demain s’unit à d’autres bouches, si je connais encore les fêtes de cette nuit, c’est vous, c’est vous Philbert, que je retrouverai et que j’étreindrai encore, vous l’initiateur, vous le révélateur ! Oui, oui, je te l’ai dit : un peu de moi aussi, m’ami, vivra en toi, frissonnera sans fin dans ton cœur, dans ta chair. Les amours, en tombant en nous, n’y meurent pas et ne sont pas détruites par les amours nouvelles, mais s’y mêlent, ainsi que les fleurs innombrables qu’on cueille dans un parc pour former un bouquet, qui devient chaque jour plus parfumé, plus beau !

Les deux sœurs aînées avaient pris Jeanne, la réchauffaient contre leur cœur, semblaient heureuses de son bonheur, mélancoliques de sa tristesse.

Philbert les approcha, en une étroite étreinte, et semant des baisers sur leurs chevelures, redit :

— Michelle, Yvonne, Jeanne, je t’aime, je t’adore, ô douce trinité.

Fuis, ses mains arrachant Yvonne à la douce gerbe :

— Quand luiront les étoiles, dit-il, ma fiancée, j’implorerai les joies de ton corps nuptial.

Et saluant les sœurs, il s’éloigna.

En cueillant les douces et voluptueuses primes caresses des vierges, Philbert n’était pas le débauché vulgaire qui moissonne pour soi le triomphe des chairs. Il était l’apôtre d’amour qui prêche la sainte doctrine, instruit les néophytes et les traîne à l’autel. Et son premier baiser, c’était l’initiation ; il laissait les ferventes ensuite au doux culte, cherchait d’autres âmes à catéchiser, à convertir, « La virginité, disait-il, est une erreur, un sacrilège, une impiété monstrueuse et coupable. Vierges, régénérez-vous par le saint sacrement du baptême, — le baptême du baiser ! »

Comme il l’avait promis aux demoiselles de Kerbiquet, il voulait leur ouvrir les horizons de vie ; leur donner cette clef des modernes édens : l’or, le tout-puissant or.

Philbert n’était pas riche. Il avait, à vingt ans, semé royalement l’héritage paternel. Il ne lui restait plus qu’une rente garantie par cette infamante entrave légale qui s’appelle le conseil judiciaire. Chaque jour, il regrettait de n’être pas le millionnaire dont sont inépuisables presque les trésors : il les eût partagés aux amoureuses pauvres, à celles que la misère ou la gêne accable, en ces mornes sociétés régies par le Moloch.

Il se fit conduire à Lannion, s’installa au bureau du télégraphe, annonça par dépêche à son ami, l’expert Thièlemans, sa découverte au vieux château de Kerbiquet, le pria d’accourir sans tarder pour admirer les œuvres précieuses ensevelies en la solitude du manoir breton. Le marchand répondit aussitôt qu’il était curieux de voir ces merveilles, qu’il prenait le jour même l’express, et que le lendemain il serait au château, prêt à faire des propositions honorables pour l’achat des tableaux signalés par Philbert, s’ils étaient réellement de Watteau.

Puis l’ennemi des vierges, leur doux ami plutôt, parcourut la cité bretonne, alla se reposer quelques heures en une hôtellerie modeste. La précédente nuit n’avait été que fêtes, la prochaine nuit serait aussi toute de noces. Il dormit jusqu’au soir.

Comme il quittait l’hôtel, il vit près de la porte une brune jolie, aux yeux vifs et ardents, à la gorge épanouie en fruits plantureux. C’était la fille des hôteliers. Philbert eut un regret de partir sans tenter la conquête de ce régal d’amour.

La nuit était tombée, quand il revint au château.

Sur le perron fleuri, dans une lueur pâle, il aperçut Yvonne qui déjà s’attristait.

S’était-il envolé, le bel amant de rêve, le cher fiancé qu’elle espérait ? La promesse jurée, ce matin, n’était-ce pas un mensonge, et Jeanne, des trois sœurs, serait-elle la seule initiée aux baisers qu’Yvonne et Michelle attendaient aussi ?

Au bruit des pas criant sur le gravier du parc, Yvonne se dressa. Son œil fouilla la nuit. Elle aperçut une ombre et reconnut Philbert. Alors son cœur s’emplit de frissons, de désirs. Et, descendant les marches, elle tendit les bras pour lier l’ami cher et s’enlacer à lui.

— Oh ! dit-elle, j’avais peur, déjà je pleurais presque ; et je te maudissais, t’osant croire félon !

Philbert alla s’asseoir à la table fleurie où les seins palpitants, dans les robes de bal, offraient leur beauté et leur encens.

Puis, ainsi que la veille, unissant les trois sœurs, il se mit à genoux, effleura les trois bouches, et détacha Yvonne de la grappe parfumée.

Yvonne était la plus grande des demoiselles de Kerbiquet. Sous ses cheveux d’un or fauve et flambant, ses yeux glauques avaient des éclairs et des ombres magiques. Son corps souple et long s’agitait dans la robe en torsions étranges ; et la soie par instants semblait la peau luisante de la gorge et du ventre d’une sirène verte.

Ses seins rigides dressaient, très bas sur la poitrine, leur ferme plénitude séparée par un val profond, où la chair prenait des nuances bleutées.

En montant l’escalier de chêne tout sculpté, Yvonne s’enlaçait à l’amant, l’enserrait en ses longs bras tentaculaires : elle collait ses lèvres humides sur les yeux de Philbert, distillait une caresse engluante de démone, puis semblait s’arracher au baiser provoqué.

Et sitôt arrivée en la chambre d’amour, elle s’enfuit, alla se poser contre un mur que tapissait une lourde tenture de velours noir et funéraire. Ses yeux alors semblaient lancer des étincelles, flamber de flammes vertes. Des reflets de follets scintillaient dans l’or de ses cheveux.

Philbert vint lentement jusqu’à l’ensorceleuse, et ses mains tout d’abord fouillèrent ses cheveux.

— Ami, que cherches-tu ? dit-elle frissonnante.

— Tes cornes de Satane ! répondit le jeune homme.

Yvonne rit. Sa voix éclata, comme un cri surhumain hululant dans la nuit.

Puis elle murmura :

— Oui, je suis diabolique. À peine née, l’enfer me berça dans ses bras. Le jour de ma naissance ma mère faillit mourir : on ne songea guère qu’à la chère malade, et l’on confia l’enfant à une femme qui passait, les mamelles pleines, demandant asile, offrant son lait. On la garda plusieurs années au château. On ne sut jamais ce qu’était cette femme. Mais je me souviens bien qu’elle me parlait sans cesse des esprits de la lande, des lucifers bretons, des nains, des korrigans, et que parfois la nuit elle se levait toute nue, disparaissait jusqu’au matin. Plus tard, je n’avais que trois ans alors, mais je me rappelle toujours cette scène, elle m’entraîna, la nuit tombée, hors le parc, dans un bois. Sitôt que la pleine lune se leva, ma nourrice rapidement fit tomber sa robe, sa chemise, et se mit à danser, à tournoyer, pressant entre ses doigts sa poitrine gonflée, poussant des cris sauvages, semblant appeler quelqu’un :

« — Hoch ! Araoch ! Pred eo ! Karantez ! Du, ha Ker-du ! »

« Puis elle me prit dans ses mains, m’offrant dans un rayon de lune à je ne sais quelle infernale divinité.

« Un jour elle disparut brusquement comme elle était venue. Mais le lait de cette créature coulait déjà en mes veines et me brûlait.

« Dès l’âge où l’on commence à rêver, à penser, j’aimais à m’isoler, seule, le soir surtout ; et je cherchais dans les ténèbres des amis mystérieux, les farfadets et les lutins. Sont-ils jamais venus à moi ? Je n’en sais rien. Mais plus d’une fois on m’a trouvée sur l’herbe, endormie, prononçant des mots étranges. Et lorsqu’on m’éveillait, j’avais une vague souvenance de sabbats et d’orgies.

« J’ai perverti mes sœurs, mes douces et chères sœurs, en excitant leurs curiosités, en les entraînant vers toutes les folies des opiums et des bonheurs artificiels. Je leur ai enseigné les danses effrénées, la nuit, au clair de lune, les danses affolantes où le corps est brisé, mais jouit de son diabolique anéantissement, comme s’il était plongé dans un bain de baisers, quand les jambes chancellent et qu’on succombe enfin, éperdue, sur les herbes. Je les ai conduites, au fond des souterrains, jusqu’à des salles hantées où règne la voluptueuse démence — rêve où réalité — des chairs entrelacées et tordues dans les spasmes. Oui, je suis la démone, perverse, insatiable, mais la démone vierge encore qui s’offre à toi !

Philbert ferma ses mains sur la taille d’Yvonne ; mais elle s’évada de l’étreinte, courut jusqu’à la lampe, et soudain ce fut le noir du mystère et de la magie.

— Yvonne ! dit l’amant, un froid dans les vertèbres.

Il appela encore, combattant son angoisse et marchant dans la chambre, en quête de l’amie.

Ses mains, qui tâtonnaient, évitant les obstacles, se glacèrent soudain sur une chair nue, une chair froide, qui semblait étendue et couchée dans le vide.

Ses mains furent liées par des mains et attirées, dans le noir, vers la gorge frigide où sa bouche brûlante alla se réfugier.

— Oh ! je voudrais te voir, ma belle magicienne, balbutia Philbert.

— Attends, attends, je veux. La lune va bientôt nous donner sa clarté. Mais jusqu’à cet instant, reste ici, sur ma gorge, reste à genoux, ami, tes mains entrelacées aux miennes, et tes lèvres perdues au gouffre de mes seins.

Soudain, par une baie vitrée, apparut enfin la pâleur de l’astre. Et Philbert aperçut là-haut, dans le disque argenté, le profil d’une femme divinement superbe.

— Oh ! dit-il, cette tête ! je suis ensorcelé. C’est une femme, Yvonne, c’est toi qui brilles ainsi splendide dans la nuit…

— Quoi ! fit la demoiselle, n’avais-tu jamais vu l’image de Phœbé, sa figure éternellement belle, sa chevelure et son masque vermeil ?

— Comment l’aurais-je vue ? ce soir, par ta magie, mes yeux sont obscurcis, et je vois des fantômes.

— Pauvres hommes aveugles dont les yeux ne voient rien, et qui crient au miracle ou au sortilège quand les voyantes leur montrent ce qui est non dans le rêve, mais dans le réel !

La pâle lumière pénétrait dans la chambre.

Philbert, toujours à genoux, s’aperçut alors qu’Yvonne était couchée sur une table de marbre noir, où sa chair blanche se glaçait et devenait pâle, semblable au visage entrevu là-haut, dans l’azur ténébreux.

Alors il se leva, fit couler de sa bouche un chaud ruissellement de baisers fous, de baisers affamés sur la chair pantelante qui demeurait immuablement froide.

Dans une vasque proche, une gerbe géante de grands lis blancs jetait ses parfums léthargiques.

Yvonne lentement se leva ; elle prit en ses doigts menus, l’une après l’autre, chaque tige, en joncha le tapis, et des fleurs virginales fit une couche blanche ; puis son corps se mêla aux calices embaumés.

— Et maintenant, mourez, dit-elle, ô les fleurs vierges !

Yvonne se donnait, avec une féroce rage. Ses dents mordaient, ses bras se serraient ainsi que les anneaux d’une chaîne de fer, enfermant le captif dans l’étreinte impérieuse.

Philbert était lentement terrassé, par les parfums, par les baisers. Une ivresse pesante s’abattait sur son crâne, et ses yeux se fermaient. Il luttait, mais en vain. Il se sentit rouler au fond d’un précipice de cauchemar, tombant toujours et s’enfonçant dans un gouffre de lis blancs et de gorges blanches.

Lorsque, après cette nuit, il s’éveilla, il se retrouva dans une chambre claire et sans mystère.

Il ne vit ni les lis, ni l’amante, ni le décor étrange de la chambre d’amour. Son ami Thièlemans, l’expert, venait d’entrer, secouait son sommeil.

— Allons, grand paresseux, voici déjà neuf heures. J’accours à ton appel et suis exact, tu vois.

Philbert, désemparé, les yeux égarés, cherchait à se ressaisir. Comment se faisait-il qu’il était dans ce lit, ayant fermé les yeux sur la jonchée des lis et ses bras enliés au corps de son amante ?

— Lève-toi, lève-toi ; je suis impatient d’admirer les merveilles, fit l’expert du ton ironique de quelqu’un qui ne croit guère aux emballements, ayant été maintes fois déçu.

Philbert, à la hâte, se leva sans dire une parole.

— La campagne te réussit mal, dit Thièlemans, tu as l’air tout à fait idiot ce matin !

— J’ai peu dormi, j’ai été hanté par des rêves.

— Et ces fameux Watteau, tu les as vus en songe ?

— Viens donc, vieil incrédule.

Devant les peintures, Thièlemans n’eut aucun enthousiasme. Sans laisser paraître sur son visage de l’étonnement et de l’admiration, il examina longuement, minutieusement les
tableaux, se haussa sur des sièges pour saisir les détails, effleurant les peintures de ses ongles aigus, les considérant à la loupe.

Philbert était anxieux, redoutait une erreur. Sans doute, il s’était trompé, et il se désolait en pensant à la déception prochaine des trois sœurs.

Les demoiselles de Kerbiquet se tenaient là, très pâles, dans une angoisse suprême, attendant l’arrêt qui serait leur essor vers la vie désirée ou l’éternel emmurement dans la solitude de leur castel.

Enfin Thièlemans se décida à parler.

— Mes petits enfants, fit-il de sa voix lente et cassée, ces machines-là ne sont pas ce que j’espérais. Il y a quelque part, je voudrais savoir où, des œuvres de Watteau qu’on cherche depuis longtemps, et qui vaudraient des sommes inestimables. Cependant ces panneaux sont bien du prodigieux artiste, et j’en offre, tout juste, trois cent mille francs.

— Trois cent mille francs ! balbutia Michelle.

— Trois cent mille francs ! répétèrent ses sœurs.

— Oh ! pas un sou de plus ! déclara Thièlemans.

— Mesdemoiselles, dit Philbert, mon ami, quoique juif, est un fort honnête homme ; je vous parle en ami, concluez le marché.

— Mais nous n’hésitons pas, et nous sommes ravies !

— Eh bien ! l’affaire est faite, dit l’expert. Nous irons dès ce jour par-devant un notaire, contresigner la vente. Je laisserai des arrhes, cent mille francs, que j’ai sur moi, et je reviendrai très prochainement avec de bons ouvriers, pour enlever ces œuvres, et je vous verserai alors le complément. Merci, mon vieux Philbert ; nous reprendrons ensemble la route de Paris, ce soir…

— Une nuit, une nuit encore, je vous prie ! murmura Michelle, à voix basse et suppliante.

La journée se passa à Lannion, à régulariser la vente. Et Philbert retourna au manoir, avec les demoiselles.

À la fin du dîner, les trois sœurs liées encore en gerbe, il détacha Michelle.

Dans l’épanouissement radieux de ses trente-deux ans, Michelle possédait la chair délicieusement mûre et jeune d’une bacchante aux seins lourds, aux cuisses fortes, à la croupe abondante. Les torsades d’or roux de sa chevelure avaient les tons rouillés des vignes à l’octobre ; d’un geste nonchalant, elle les dénoua, et les cheveux formèrent un voile fauve sur la robe de soie. Puis ses mains brusquement libérèrent le corps des étoffes impies qui voilaient sa splendeur.

La lueur vermeille et pâle, versée par une lampe enfouie sous des soies, créait les tons féeriques d’un crépuscule d’automne. Michelle, couchée sur de lourdes toisons de brebis noires, parut à son amant comme l’évocation follement voluptueuse d’une mythologique prêtresse de Bacchus, enivrée par le vin et grisée par l’amour.

Sa poitrine gonflée des sucs de son été, tressaillait mollement ; ses hanches sursautaient, et ses cheveux coulaient sur la nacre des chairs.

La somptuosité charnelle de Michelle émerveilla Philbert. Il la compara à la grâce plus frêle de Jeanne, à la floraison mystique et diabolique d’Yvonne, et jugea que l’aînée était, mieux que ses sœurs, l’amante désirable pour l’ami qui s’éjouit une nuit, une seule, cueille la passion des corps vierges, n’a pas le temps de savourer aussi les joies de l’âme éprise. Mais cette préférence, qu’à cette heure il analysait et voulait s’expliquer par des psychologies raffinées, naissait surtout de l’inconnu de ce beau corps tentant.

Car Philbert aimait mieux la femme qu’on n’a pas encore possédée. Celle qu’il connaissait, dont il avait goûté la saveur et l’arome, fût-ce une seule fois, perdait son attirance et dépouillait son charme.

— Pourquoi n’accours-tu pas dans mes bras ? dit Michelle.

Il répondit :

— Tu vois, je m’attriste, je pleure, en songeant, douce aimée, que ton corps merveilleux n’a pas encore fleuri dans l’extase suprême. Oui, c’est un sacrilège odieux, que tes beaux seins n’aient pas, d’innombrables nuits, enchanté le baiser des amants enchantés ; que, depuis tes seize ans, tant d’années soient perdues !…

— Je ne regrette rien, puisque je t’offre, à toi, le premier, ces fruits où va mordre ta bouche !

Cette nuit-là, Philbert se crut dans un olympe : Michelle était déesse et l’immortalisait. Des baisers surhumains unissaient leur tendresse ; et les enlacements inouïs s’éternisaient.

Lorsque l’aube parut, Michelle se leva et couvrant sa chair frémissante d’un long manteau de soie :

— Viens, dit-elle, aimons-nous encore dans la gloire du soleil qui se lève ; aimons-nous dans ses rayons !

Et Philbert la suivit, hors du château, se laissa conduire dans les ruines jusqu’à la tour vêtue des pâles roses pleurantes.

Les mains de la bacchante alors cueillirent des fleurs, tressèrent des couronnes. Elle para le front de son amant. Et dans l’échevèlement des mousses et des lierres qui couraient sur le sol, elle offrit de nouveau sa beauté radieuse.

Son corps superbe frissonnait à la douce fraîcheur du matin, les seins précipitaient leur tendre appel d’amour ; son ventre tressaillait d’un émoi voluptueux. Et ses flancs se haussaient, pour implorer l’amant.

Philbert, émerveillé, sentait se raviver toute sa passion. Il se précipita, doucement, follement, et fit couler un flot de baisers sur Michelle.

Ses lèvres récoltèrent le doux, l’âcre enivrement de la rosée matinale.

Ils s’aimèrent, dans la flambée éblouissante subitement surgie à l’orient ; et les premiers rayons furent le linceul d’or où Philbert et Michelle laissèrent leur amour.