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Vierges en fleur/05

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Albert Méricant (p. 126-147).
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V

— Mon cher abbé, déclara Philbert, cette petite âme pure est infiniment trouble. Vous la voyez avec vos bons yeux innocents, qui s’arrêtent à la surface, en admirent le calme et la torpeur d’eau morte. Je suis plus clairvoyant. Luce est une gamine pleine de vice, d’astuce, et pourrie jusqu’aux moelles…

— Est-ce possible, ô ciel !

— Du moins, je le crois. Depuis deux jours je m’obstine et m’acharne en vain à comprendre cette étrange nature. Qu’a-t-elle en son cerveau ? Qu’a-t-elle dans le cœur ? Qu’a-t-elle dans le ventre ?

— Elle ne m’aime pas ?

— Je ne dis pas cela. Je la juge au contraire assez perverse pour chercher dans l’amour d’un prêtre les jouissances sacrilèges que certaines femmes espèrent goûter en se donnant à vous, princes de la soutane.

— Vous me rendez l’espoir.

— Ne chantez pas victoire ! Car je crois d’autre part qu’elle est prête à tomber dans les bras du premier qui voudra la violer — oh ! la violer gentiment, avec grâce, avec habileté. Elle a les yeux d’une hystérique : une flambée y luit sans cesse ; il y couve des incendies. Ses mouvements, ses gestes, toutes ses attitudes indiquent la névrose et la folie du corps. Puis elle connaît trop l’art d’allumer un homme, d’exciter son désir, d’exalter sa fringale pour n’être pas une formidable sensuelle. Mes félicitations. Avec pareille amie, vous aurez de belles nuits !

— Vous croyez me réjouir et vous me désolez… J’ai chassé de mon cœur toute pensée coupable et je voudrais aimer Luce très chastement. Oh ! je ne nie pas, en hypocrite, mes souhaits de luxure, ma soif de me repaître aux sources de son corps… oui, souvent j’ai rêvé le péché adorable, le crime délicieux de l’étreindre, la chère ! Mais un apaisement profond s’est fait en moi. Je ne souhaite plus qu’une affection immense et infinie, et que Dieu bénirait. Elle resterait vierge, ne se marierait pas ; elle m’aimerait et je l’aimerais…

— Comme de purs esprits !… Voilà le sacrilège, mon cher ami, le sacrilège odieux que je ne permets pas ! Et si vous refusez cette chair délicieuse, eh bien, je la prendrai, moi, par tous les saints du ciel ! Soyons alliés plutôt, mon ami l’imbécile, et faisons un pacte. L’âme sera pour vous quand j’aurai pris le corps.

— Cette monstrueuse pensée ne me révolte pas. Oui, oui, initiez Luce à la faute des Èves. Qu’elle connaisse la joie des sens pour qu’elle sache bien son amertume et sa désillusion ! Alors, désabusée, déçue, préservée par la triste expérience contre la tentation, elle me reviendra ; je verserai des baumes sur les cicatrices de son cœur ; elle sera mon amie reconnaissante à tout jamais !

— Naïf ! Mais il y a des femmes, lorsqu’elles ont goûté au baiser, qui n’ont plus qu’un désir, s’y délecter sans cesse, se livrer totalement aux bouches des amants !

— Mon ami, je suis très malheureux…

— Frappez-vous la poitrine et murmurez : Mea culpa, mea culpa ! Moi, si j’étais l’abbé Le Manach, je ne me supplicierais pas, je ne me lamenterais pas. Depuis des mois déjà, Luce serait ma maîtresse ; je chanterais, joyeux, la digue digue don !

— Mais vous êtes le diable, vous !

— Je n’ai pas cet honneur mais croyez bien que je le regrette.

— Ah ! je voudrais pouvoir arracher de ma
poitrine ce pauvre cœur qui souffre, et le noyer dans cette mer !

— Vous parlez en héros de roman ! Je vous admire. Vous passez votre vie à lutter contre vous, contre la destinée, contre l’amour ! Et vous lancez parfois des phrases de tragédie, comme un Shakespeare ou un Victor Hugo !…

— Raillez !

— Mais j’applaudis plutôt, quand la tirade est belle !

— Aimer ! Ne pas aimer !

To love or not to love : c’est Hamlet que j’entends.

— Mais répondez-moi donc : m’aime-t-elle, m’aime-t-elle ?

— Le moyen le plus sûr pour être renseigné, c’est de l’interroger elle-même. Voici la nuit qui vient. Dirigeons-nous vers la grève, nous rencontrerons Luce avec sa noble tante. Sans doute elles seront mêlées aux groupes, mais nous saurons les attirer à nous, loin du vulgum pecus. Puis, vous raconterez à la vieille parente des histoires de brigands tandis que je ferai subir à Luce l’interrogatoire. Me voici transformé en grand inquisiteur, qui met les jeunes filles à la question et leur fait avouer leurs secrètes pensées.

Le soleil s’éteignait, à l’est, dans un étincellement de pourpre et de sang. Son disque cramoisi pénétrait dans la mer, s’enfonçait peu à peu. Et l’eau se pailletait de gemmes fantastiques, d’ors, d’argents, se moirait de lignes flamboyantes.

L’astre plongea. Ce fut encore une éruption de flammes et d’éclats. Puis le ciel s’assombrit de cuivre roux, d’azur. Et la mer s’apaisa, terrassée par le spasme.

L’abbé Le Manach et Philbert allèrent s’asseoir sur la grève, près de Luce et de sa tante.

Sitôt leur arrivée, la jeune fille pâlit, devint nerveuse, se leva, entraîna des babys avec elle, jouant ; puis elle revint, se plaça tout près de Philbert.

La vieille dame et le prêtre bavardaient, ainsi qu’il était convenu.

Luce dit à Philbert :

— Il y a longtemps que vous connaissez M. l’abbé ?

Cette interrogation était posée d’une voix brève, où de l’irritation, de la colère presque se manifestaient.

— L’abbé ! Déjà nous sommes une paire d’amis. Voilà six ou sept jours que nous nous sommes rencontrés pour la première fois.

M. Le Manach est très aimable, très sympathique. Il n’est pas de ces prêtres moroses et grondeurs qui s’acharnent à nous faire haïr cette vie. Il est de ceux qui veulent un peu de roses, en ce chemin d’épines et de larmes.

— Les roses ! Hé, le malin, il les cueillerait, je crois, très volontiers.

Luce frémit un peu, et regardant bien en face Philbert :

— Il ne doit récolter aucune fleur, n’espérer aucune moisson. Et je suis convaincue qu’il n’y songe point.

— Vous a-t-il donc ouvert son cœur, mademoiselle, pour que vous affirmiez ainsi ses renoncements ?

— Vous a-t-il confessé, à vous, des intentions qui seraient coupables ?

— Coupables ! Pauvre garçon : n’est-il pas, comme vous et moi, un être humain ? N’a-t-il donc pas un cœur ? Ne peut-il pas aimer ?

— Sa tendresse, il la doit à son Dieu et à tous les hommes…

— Mais son amour ?…

— Il doit le disperser aussi sur chaque créature.

— Il peut le recueillir sur une seule tête.

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Et quand vous me parlez, pourquoi vos yeux ont-ils cette expression cruelle qui m’épouvante un peu ?…

— Si mes yeux sont vraiment si menaçants, hélas ! c’est que je suis, sans doute, très méchant, très féroce…

— Non, non, je crois plutôt que vous êtes… Mon Dieu ! suis-je assez ridicule et sotte. Qu’allais-je dire ?

— Dites.

— Non !

— Dites.

— Non.

— Je vous prie humblement de prononcer le mot qui venait à vos lèvres.

— N’insistez pas. Pour rien au monde je n’oserais. C’est absurde. C’est fou !

— Mais je crois que c’est vrai. Je vous ai entendue. Je suis jaloux. J’avoue.

— Monsieur…

— Je suis jaloux.

— Monsieur…

— Pardonnez-moi ; mais vous aviez pensé ce mot, et je l’ai répété. Oui, jaloux. Cependant, rassurez-vous ; moi, je suis le passant qui s’en ira demain. Mais l’abbé, c’est l’ami, le bon ami qui reste. Aimez-le ! Aimez-le !

— Mais je l’aime.

— C’est bien.

— Je l’aime comme on aime un frère.

— Non, pas ainsi. Ce n’est pas cet amour qu’il espère et désire…

— Ah ! taisez-vous, monsieur, car maintenant vous m’offensez. Oui, vos propos deviennent blessants et presque infâmes. Et si l’abbé savait quelles sont vos pensées, il s’en attristerait…

— Mais il reconnaîtrait aussi que j’ai su lire dans son âme, dans la vôtre.

— Non, non. C’est une erreur. Et je vous dis encore, très loyale, très sincère, que j’ai une amitié profonde pour l’abbé, mais rien de plus… Voyons, mais c’est abominable ce que vous osez me murmurer là, dans l’ombre, où nous ne nous voyons déjà plus. Aimer un prêtre ! Monsieur, si je l’aimais, je vous jure que j’expulserais ce sacrilège de mon cœur ! Où pourrait me conduire une telle passion ?

— Mais au bonheur ! Aimer, c’est la vie, c’est la joie !

— Un prêtre !

— C’est un homme !

— On n’épouse pas un prêtre.

— L’union conjugale n’est pas indispensable. On cache sa passion, personne ne la sait. On a des rendez-vous, le soir. Et les caresses, dans le mystère, sont meilleures, plus troublantes…

Maintenant, la nuit mêlait dans sa ténèbre les êtres et la terre, et tout se confondait. Philbert se rapprocha de Luce ; il effleura ses pieds.

Elle dit :

— Oh ! je vous en prie, désormais ne me parlez plus de ce prêtre. Il me serait odieux, si je croyais vraiment qu’il m’aime de la sorte.

— Pauvre abbé !

— C’est étrange ! Vous, le plaindre ; vous, ce soir, être son messager, me proposer la honte d’une aventure maudite ! Et vous êtes jaloux, disiez-vous. Ah ! j’en ris !

— Je craignais un rival ; je tremblais à penser que vous aviez donné votre cœur. Et par vos stratagèmes, je vous ai fait avouer — oh ! j’en suis bien heureux — que, ne vous étant pas accordée, l’espoir reste à qui veut vous conquérir.

— J’aime mieux ces nouvelles paroles. La volte-face me plaît. Mais j’en ris, comme vous en riez. Car la conquête, allez, n’a rien de bien tentant… Je suis une pauvre petite jeune fille de sa province, qui ne sait pas charmer…

— Vous êtes affolante ! Lorsqu’on est près de vous, on est soudain grisé, on est enveloppé, envoûté, ensorcelé. On a des frénésies, des révoltes, des rages. On voudrait se ruer sur vous, puis se rouler à vos pieds, et remonter lentement jusqu’à vos lèvres…

— Assez, je vous en prie… Mais c’est épouvantable ! Je ne suis qu’une enfant ; pourquoi dire ces choses ?…

— Je n’ai plus ma raison, je le sais. Oh ! pardon… Mais à vous sentir là, si près, dans la ténèbre ; à penser que je puis désaltérer ma bouche aux frais parfums de votre corps, je m’exalte, je m’éperds, je meurs…

Et les mains de Philbert se lièrent aux bottines de Luce, capturèrent les petits pieds, s’emparèrent des jambes. Luce, très mollement, chercha à s’évader ; et les mains plus hardies, ainsi que des couleuvres, serpentaient, entouraient de leurs anneaux les mollets, les genoux.

Brusquement, sous la poussée des mains, les bas glissèrent ; et le satin des chairs mit son doux délice aux lèvres de Philbert prosterné sur les jambes.

Luce s’abandonnait, sachant bien que l’audace du jeune homme se limiterait à ces baisers jetés de ses genoux à ses pieds. Car ses mains se crispaient, faisaient une barrière où venait se meurtrir Philbert, dans ses vaines tentatives d’assomption plus altière.

On entendait toujours, comme un chuchotement de dévotes à l’église, les babillardes voix de la tante et de l’abbé.

La cloche du couvent sonna le rappel.

Dans sa chambre, Philbert, les nerfs tendus, les moelles ravagées de frissons, se tenait devant la fenêtre, regardant dans la nuit les lumières tournantes des phares. Il attendait que se fit le silence et que mourussent enfin les derniers bruits des hôtes du couvent.

Lorsque tous dormiraient, il irait à la porte de Luce, — de Luce qui l’espérait peut-être.

Dans le noir de la nuit, les yeux de Philbert peu à peu découvraient les silhouettes de rochers semés sur les grèves et les landes. Leurs masses, semblait-il, se mouvaient lentement ; des bras se déployaient, des jambes s’agitaient.

Philbert eut le désir de se mêler à cette fantasmagorie, d’errer dans la ténèbre, de rôder, solitaire.

Alors il descendit, trouva les portes closes.

Il s’irrita :

— Ah ! sacrées nonnes ! Puisque vous me claustrez ici, je veux que ce couvent, cette nuit, soit un claque. À nous, Luce la vierge, à nous, Hortense Houdet, la bonne bourgeoise ! Je veux scandaliser cette pieuse maison par toutes les orgies !

Une veilleuse éclairait les couloirs de sa pâle lueur. Philbert éteignit la petite flamme et se dirigea vers la chambre de Luce.

Il entendit des pas qui glissaient sur les marches des escaliers.

Qui donc se promenait après le couvre-feu ?

Quelque nonne faisant une ronde, peut-être…

Non…

La religieuse ne se serait pas dissimulée de la sorte, dans l’ombre ; et trouvant la lumière du couloir éteinte, elle l’eût tout d’abord rallumée…

Philbert écouta…

Quelqu’un venait, très lentement, craignant de trahir sa présence.

La sainte hôtellerie recélait-elle donc d’amoureuses aventures ?

Subitement, le bruit cessa.

— C’est un chat qui trottine, pensa Philbert.

Il avança et, brusquement, heurta un corps, devant la chambre de Luce.

— Hé ! qui va là ?

dit-il.

Nulle réponse…

Il marcha, ses mains fouillant l’obscurité…

Il saisit une étoffe… une robe…

Une femme…

— Parlez, parlez, dit-il. Que faites-vous ici ?

Une voix balbutia :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! C’est lui !…

— L’abbé !

— Ah ! vous m’avez volé mon amie !

— Tais-toi. N’ameute pas le couvent. Et rentre prestement…

— Non. Je veux que chacun sache son infamie. Je veux crier sa honte et la marquer au front Luce ! Fille perdue ! Immonde créature qui se donne au passant, à l’inconnu…

— Tais-toi ! Je te bouche la gueule avec mon poing !

— Tue-moi, bandit, suppôt d’enfer, monstre, ennemi des vierges, flétrisseur des puretés, des candeurs…

L’abbé s’emportait, criait. On entendait déjà, dans les chambres voisines, des voix. Éveillés en sursaut, des gens s’inquiétaient. Quel accident troublait le calme du couvent ? Quelques portes s’ouvrirent : des lumières éclaboussèrent l’ombre.

Alors Philbert, prenant l’abbé par le bras, murmura :

— Mille excuses, messieurs et mesdames. Je faisais à l’abbé le récit d’une aventure étrange ; tout à ma narration, j’oubliais l’heure et troublais vos sommeils. Vous me pardonnerez, j’espère…

— Comment donc !

Philbert traîna l’abbé, ainsi qu’une loque, jusqu’à sa chambre.

— Mais vous êtes fou, mon pauvre ami ! Sans mon sang-froid, tantôt, vous deveniez le prêtre infâme qui court le guilledou et se collette, à la porte des filles, avec des débauchés comme moi. Là, vraiment, vous devez tout d’abord me remercier, mon cher !

— Vous êtes un bandit !

— Quoi ! toujours en colère ?

— Vous avez abusé de ma confiance, de ma loyauté…

— Ah ! voici quelques mots qui vous coûteraient cher, si vous étiez un homme…

— Monsieur, je suis un homme…

— Non, un enfant. Voyez, je suis vraiment gentil, après l’injure grave que vous venez de me faire en niant ma loyauté, de ne pas vous accabler d’insultes et d’opprobre. Je répète : Un enfant ! Vous êtes un enfant. Donc, soyez rassuré, votre peau ne sera pas trouée ; on ne tient pas rigueur aux tout-petits de leurs pauvres malices. Et comme je ne suis pas un diable trop méchant, je veux mettre d’abord du baume sur vos plaies. Non, je ne vous ai pas volé Luce, qui n’est point à vous du reste. Et je ne sortais pas de son lit, comme vous l’avez cru : si j’y étais entré, l’abbé, croyez-moi bien, j’y serais demeuré jusqu’au matin, au moins. Mes appétits sont vastes. Quand je prends une femme, ce n’est pas un lunch ni une collation que je m’offre, mais un repas très long, un banquet, un festin, tels M. Balthazar, nous dit-on, s’en payait.

— Que faisiez-vous alors devant la porte de Luce ?

— Je pourrais, tout en ne mentant pas, vous dire simplement ceci : Tenté par le mystère de cette nuit d’été, j’avais voulu courir parmi les landes ; ayant trouvé portes fermées, je regagnais mon lit, très prosaïquement. Et c’est la vérité. Mais je veux ajouter, pour vous découvrir le fond de ma pensée, que j’espérais aussi pénétrer chez la belle qui n’est pas à vous, mon ami, mais qui sera à moi ! Ne vous révoltez pas. J’ai plaidé votre cause : je fus votre avocat éloquent, convaincu. Luce m’a répondu qu’elle a pour vous, certes de l’amitié ; mais elle a protesté quand j’ai parlé d’amour. Que votre cœur se résigne donc à son deuil, et laissez-moi tenter la conquête de la vierge.

— Non. Je veux la sauver du moins, la préserver de vous.

— C’est bête.

— C’est mon devoir !

— Les grands mots maintenant !… Allons-y donc. J’accepte la lutte. Vous êtes le bon ange, et moi le tentateur. Alors, c’est bien fini, notre amitié ?

— Fini !

— J’en suis tout attristé. Voyons, est-ce ma faute à moi si Luce ne vous aime pas ?… Oui, je le sais, le doute et l’illusion où vous viviez étaient meilleurs que cette certitude que je vous ai donnée.

— Vous m’avez tout volé, monsieur, jusqu’à l’espoir.

— C’est la seule chose que je vous aie ravi ! Si ce n’eût été moi, un autre serait venu demain, à qui Luce se serait donnée.

— Jusqu’à demain du moins j’aurais été heureux.

— Luce n’est pas à moi, et qui sait si jamais je serai le faucheur de sa virginité…

— Je vous en prie : partez !

— Partir ?

— Retournez à Paris.

— Je serai bon diable : je vous exaucerai à demi. Je m’éloignerai, du couvent. Mais je ne veux pas fuir, déguerpir sans raison ; je donnerai un motif à ma fugue ; je prétexterai une excursion dans la campagne bretonne, je resterai absent quelques jours. Vous, mon cher, employez ce temps à vous faire aimer et à me perdre dans l’esprit de Luce, à lui représenter que je suis le serpent maudit des Saintes-Écritures, à faire qu’elle s’écarte avec horreur de moi. Car sitôt mon retour, ceci je vous le jure, je n’aurai plus qu’un but, un seul : être l’amant de la petite. Or, croyez-moi, mon cher, le meilleur moyen pour triompher de moi, c’est de prendre la belle. Soyez l’initiateur ! La mignonne est à point pour la première fête.

— Elle ne m’aime pas !…

— Quand une fille a faim, vous savez le proverbe : Ventre affamé n’a pas d’oreilles.

— J’écoute, sans révolte, vos propos cyniques et vos abjections ! C’est l’esprit du mal qui me parle, veut m’entraîner, me perdre, flétrir en même temps une vierge, un enfant, Oh ! oui, partez, partez, ne fût-ce qu’une journée. Je pourrai m’arracher, du moins pour quelques heures, à votre influence fatale. Adieu, monsieur ; ici, près de vous, je respire une haleine maudite, des souffles pestifères. Adieu. Fasse le ciel que je ne vous voie plus.

Au matin, l’abbé Le Manach guetta, par sa fenêtre, le départ de Philbert. Il vit le jeune homme s’installer dans une voiture. Comme il allait partir, Luce apparut et, triste, interrogea :

— Vous nous quittez ?

— Je fuis !

— Déjà ?

— Déjà !

— On ne vous verra plus ?

— Qui sait !

— Peut-on savoir, sans être indiscrète, pour quelles raisons subites vous partez ce matin ?

— Mes raisons ?… permettez que je vous les taise.

— Votre résolution est irrévocable ?

— J’ai promis de partir…

— À qui ?

— C’est mon secret : mais je me suis juré, à moi, de revenir.

— Bientôt ?

— Dans quelques jours.

— Vous allez loin, très loin ?…

— Qu’importe !

— Je vous en prie : je suis très curieuse. Répondez-moi.

— Hé, je vais au hasard, devant moi. Je compte visiter aujourd’hui Plougarec, un village perdu…

— Plougarec !

— Au revoir.