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Vierges en fleur/06

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Albert Méricant (p. 148-175).
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VI

Sitôt Philbert parti, l’abbé descendit, ayant l’espoir de babiller toute la matinée avec Luce. Il rencontra la très aimée dans les escaliers, énervée, inquiète.

— Mademoiselle.

— Ah ! vous !… Rendez-moi un service ?

— Parlez et j’obéis.

— Courez jusqu’au village et ramenez ici un véhicule, carriole ou charrette, ce que vous pourrez trouver.

— Vous allez à Lannion ? Permettrez-vous que l’on vous accompagne ?

— Je ne vais pas à Lannion. Je pars en excursion avec ma bonne tante, et je suis désolée, mais nous voyagerons seules.

L’abbé ne bougeait pas.

— Eh bien ! que faites-vous ici maintenant ? Vous n’avez pas compris ?

— Si, j’ai compris. Je sais : vous voulez le
rejoindre… Et c’est à Plougarec que vous pensez aller.

— Oh ! cette voix rageuse et ces yeux qui fulminent ! Mon cher abbé, j’irai où il me plaira. Je n’ai de compte à rendre à personne.

— Vous vous trompez, mademoiselle.

— Vous dites ?

— Que mon devoir m’oblige à me dresser, à cette heure, devant vous pour vous sauver.

— Me sauver ?

— Oui, vous montrer l’abîme où vous courez. Ne suis-je pas le directeur de votre conscience ?

— Ma conscience, oh ! je sais où vous espérez la conduire. Hier, M. Philbert, votre ami, votre confident, a osé me dévoiler vos étranges projets, il a osé me conseiller de renoncer à la douce vie que j’ai rêvée pour être la compagne infâme d’un prêtre… de vous !…

— Je n’avais pas chargé cet homme de salir vos oreilles par d’ignobles propos.

— Qu’importe ! Il a bien fait. En parlant, il m’a indiqué le vrai péril qui me menace : je ne suis qu’une enfant ignorante et candide ; j’ai été imprudente en me confiant à vous, en m’approchant de vous. Et vous avez pu croire, j’en conviens, par mes enfantillages, que mon amitié de bonne petite sœur était un autre sentiment.

— Luce !… Luce !… Pourquoi tant de cruauté ? Vous êtes impitoyable…

— Ces reproches, ces plaintes vous accusent, vous condamnent.

— Ayez pitié de moi !

— Que tout cela s’oublie. Soyez gentil : allez me chercher la voiture, comme je vous l’ai demandé.

— Non.

— Non ? Eh bien, j’y vais moi-même.

— Vous poursuivez cet homme. Ah ! ah ! vous l’aimez donc ?

— C’est mon droit, je suppose ? Il est libre. Si nous nous aimons, le mariage unira nos tendresses.

— Pauvre enfant ! Le mariage ! Ce jeune homme est un monstre, un débauché, et son amour flétrit toutes celles qu’il atteint. Si vous saviez ! si vous saviez ! Il se nomme lui-même, avec forfanterie, l’ennemi des vierges ! Il passe, le misérable, souillant toute pureté, maculant toute candeur. L’épouser, ah ! vraiment, vous avez fait ce rêve !

— Monsieur, je suis chrétienne et je sais qu’il est beau de vouloir convertir le pécheur, ramener au bien l’enfant prodigue et débauché. S’il plaît à Dieu, je ferai cette tentative. Maintenant je n’ai plus rien à vous dire. Bonsoir, monsieur l’abbé.

Un voiturier promena, tout ce jour, Luce et sa tante à travers les riches campagnes vallonnées. On arriva à Plougarec, au coucher du soleil.

Loin des chemins de fer et des routes battues que parcourent les excursionnistes, le vieux bourg est semé dans une plaine inculte, parmi des mégalithes et des menhirs rosés. Ses maisons sont antiques et d’une architecture étrange. Aux siècles passés, dit-on, c’était le repaire de quelques familles de Northmans, qui vivaient de pillages et de rapines, refusaient toute alliance avec les habitants de la contrée, gardaient la barbarie et la férocité des conquérants descendus du Nord au temps de Charlemagne. Chaque demeure du bourg semble une forteresse, avec ses murs épais, ses portes bardées de ferronneries, ses fenêtres étroites ainsi que des meurtrières.

Mais les gens aujourd’hui sont paisibles, doux, hospitaliers, comme le Breton que notre civilisation n’a pas encore pourri.

Luce, inquiète, errait dans les rues tortueuses ; sa tante la suivait.

C’était une grosse vieille femme très âgée ; elle marchait avec peine et trébuchait sur le sol hérissé de pierres.

Docile au moindre caprice de Luce, elle n’avait pas même songé à s’étonner de ce voyage brusquement décidé. Un peu lasse maintenant, brisée par les cahots de la voiture, elle geignait :

— Mignonne, entrons dans une chaumière, où je pourrai m’asseoir et me reposer.

Luce poussa la porte d’une maison, entra.

Une femme qui préparait la soupe, dans la vaste cheminée, offrit aux visiteuses de prendre place devant le feu, sur un banc de chêne.

— Madame, demanda Luce, voulez-vous nous indiquer un hôtel où nous pourrons passer la nuit.

— Un hôtel, ma bonne demoiselle, il n’en existe pas dans ce bourg.

— Mon Dieu ! fit la tante d’une voix lamentable, vais-je donc être obligée de me faire transporter, à pareille heure, dans cette abominable carriole, à quinze ou vingt kilomètres pour trouver un lit ?

— Oh ! fit la villageoise, vous pourrez coucher à Plougarec. Chez ma voisine, la veuve Binic, il y a un lit que personne n’occupe, et que la bonne femme sera très heureuse de mettre à votre disposition.

— Eh bien, va voir, mignonne ! dit la tante, si cette personne, réellement, consent à nous recueillir ?

On indiqua à Luce la maison de la veuve Binic.

La porte était ouverte.

Luce poussa un cri.

Un cri lui répondit.

— Vous !

— Vous !

— Ah ! quel miracle !

— Vous avez excité ma curiosité. Ce nom de Plougarec jeté par vous, au moment de votre départ m’a attirée, je ne sais pourquoi, et nous sommes venues, ma tante et moi…

— Votre tante !

— Et nous sommes, à cette heure, très inquiètes. Voici la nuit : qu’allons-nous devenir ? On nous a dit que nous aurions un lit ici.

— Le lit est retenu par votre serviteur, qui sera très heureux de vous le céder.

— Mais vous ?

— Je dormirai à la belle étoile.

La veuve Binic intervint :

— Un gentil monsieur comme vous, coucher dehors ainsi qu’une bête ? Non, non, je vais vous préparer par terre, une couchette.

— Si mademoiselle permet ? fit en riant Philbert.

— Je vais, dit Luce, chercher ma pauvre tante ; elle se morfond et se demande ce que nous allons devenir ici. Elle vous remerciera, monsieur, et vous sera reconnaissante.

La vieille dame, à peine entrée, se jeta sur un siège, dormant déjà, très abattue.

— Ces dames souperont ? demanda la veuve Binic ; le repas sera maigre, des œufs, du lait, des fruits.

— Mon lit, mon lit ! réclama la tante de Luce.

On lui montra une chose étrange, contre la cheminée ; c’était un meuble large, à deux étages, fermé par une porte à coulisses, qui laissa voir, sitôt ouvert, ses couches superposées, avec les matelas et les draps.

— Qu’est cela ? fit la tante.

— Le lit.

— Ça un lit, cette armoire ! Mais je n’entrerai jamais là-dedans ; d’abord il faut grimper, faire de la gymnastique. Non, non, je dormirai plutôt sur un fauteuil.

— Je vais, madame, étendre un matelas par terre et vous installer ainsi un lit un peu dur ; mais je n’ai rien de mieux à vous proposer.

— C’est bien, ma bonne femme, c’est bien, je vous remercie.

La maison de la veuve Binic, comme toutes celles des paysans bretons, se composait d’une salle unique, servant à la fois de cuisine, de réfectoire et de chambre à coucher.

Les meubles étaient de bois grossier, rudement taillés ; une table d’épais madriers, quelques bancs et les lits.

Oh ! ces lits. Leur aspect tout d’abord épouvante, quand on apprend que des êtres humains s’y entassent, s’y emprisonnent. On dirait des bahuts ; la porte, étroite, est ajourée. Les couchettes s’étagent, si étroites, si rapprochées qu’on y peut à peine se mouvoir.

Maintenant la tante de Luce dormait, disparue en un coin d’ombre de la chambre. Dans l’âtre brûlaient des fagots d’ajoncs. L’hôtesse préparait le repas, Philbert et Luce, l’un contre l’autre, se tenaient sur un banc près du feu. Le rougeoiement de la flambée mettait une lueur étrange aux yeux de la jeune fille ; son corps, en frôlant Philbert, avait de lentes et félines caresses :

Elle dit :

— C’est amusant, n’est-ce pas, de se retrouver ici, dans une chaumière, et j’en suis ravie. Après votre départ, ce matin, j’ai eu la tentation subite et presque irrésistible de visiter ce pays perdu qui vous attirait, et sur-le-champ je suis partie. Je me demande maintenant si vous ne m’avez pas appelée vers vous, par un de ces mystères troublants de la volonté qu’on subit, mais qu’on ne peut expliquer.

— Si mon désir ardent et ma tendresse profonde, répondit Philbert, avaient un tel pouvoir, vous seriez encore plus proche de moi ; j’aurais votre chère tête inclinée doucement et posée sur mon cœur.

— Vous m’aimez donc un peu.

— Non. Pas un peu. Follement, passionnément.

— Vous êtes très sincère ?

— Je n’ai jamais menti.

Alors Luce chercha la main du jeune homme et la prit dans les siennes. Puis, sa tête se courba et se réfugia, câlineuse, vers la forte poitrine de l’ami.

— Vous êtes exaucé, dit-elle.

Philbert s’attendrissait. La paix de cette chaumière, la nuit pénétrant par l’étroite fenêtre, la flambée des ajoncs et le jeune parfum du corps souple, alangui, le grisaient d’une molle et lente ivresse. Des rêves de douceur infinie le hantaient. Il avait la vision d’une vie apaisée et vouée désormais à l’amour sans tempêtes, l’amour de cette enfant qu’il saurait chérir seule. Oui, c’était le bonheur sans doute : renoncer à toutes les folies, aux débauches sans trêve, s’éloigner de Paris et des cités de vice, s’exiler avec l’adorée en un ermitage de cette Bretagne superbe et sauvage… le bonheur !

Sa bouche se penchait, semait dans les cheveux des essaims de baisers légers, de baisers ailés. Et ses bras enserraient délicieusement Luce, dans une étreinte chaste et jalouse.

— Ah ! comme ils sont gentils tous les deux ! fit la veuve. Vous êtes fiancés, bien sûr des amoureux !

Luce leva ses yeux suppliants vers Philbert.

— Des fiancés ? fit-elle.

— Voulez-vous ?

— Je le veux !

Il prit en ses mains la douce tête, ferma les yeux de Luce sous de fervents baisers. Puis, s’emparant des lèvres, il voulut les déclore pour y prendre la suprême caresse des fiançailles d’amour.

— Je vous aime ! dit Luce.

— Je t’aime ! dit Philbert. Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime !

Jamais il n’avait tressailli d’une joie plus profonde. Et toutes ses amours d’hier s’évanouissaient devant le charme de cette simple idylle. Il se sentait plus jeune ; il lui semblait que son cœur vibrait pour la première fois.

Après le souper, la veuve Binic déclara :

— Voici l’heure du lit. Je vais éteindre la chandelle. Les dames se coucheront d’abord : les dames, c’est vous, mademoiselle et moi.

— Où dois-je me coucher ? demanda Luce.

— Je n’ai rien qu’un seul lit pour vous deux.

— Mais ma bonne femme, dit la jeune fille, nous ne sommes pas mariés encore.

— Oh ! vous serez séparés, allez, n’ayez nulle crainte. Vous dans la couche du haut ; monsieur dans celle du bas. Quand vous aurez tiré la porte, chacun sera chez soi.

— Soit ! murmura Luce.

— Si vous le préférez, dit Philbert, je puis me retirer…

— Pour aller où ?…

— Je marcherai toute la nuit. Je ne songe guère à dormir. Je ferai, tout éveillé, de beaux rêves, en pensant à vous.

— Non, non… je vais monter à mon second étage… et vous dormirez, vous monsieur, au premier.

La veuve souffla la chandelle, couvrit le feu de cendres : et ce fut la ténèbre profonde.

Luce se dévêtit. On entendait, dans le silence, le froufrou des robes et des jupes.

Alors, dans le noir, Philbert s’approcha. Des parfums le grisèrent. La peau de Luce, surexcitée par la flamme du foyer, par le feu des caresses, épandait des senteurs âcres et enivrantes.

Oh ! cueillir ces odeurs sur la chair tiède, les prendre à pleine bouche, et parcourir ce corps, ce beau corps en amour.

Philbert pourtant n’osait…

Lui, qui n’avait jamais tremblé, sentait ce soir son cœur tordu par une angoisse violente ; sa force fléchissait.

Un bruit… des craquements… puis Luce murmura d’une voix si faible, si faible, qu’on entendait à peine :

— À vous, monsieur ! Je suis maintenant dans mon lit.

Il entra dans la case.

— Voulez-vous tirer la porte ? pria Luce.

Il fit glisser les deux battants, ferma les yeux, pensant dormir.

Mais sa chair s’insurgeait, refusait de s’assoupir ; elle se débattait en luttes douloureuses, folle de se ruer à la joie, à l’amour.

Luce ne dormait pas davantage.

Philbert entendait les glissements et les saccades du corps de la jeune fille.

Puis, il reconnaissait les aromes excitants de sa chevelure, de sa gorge, de ses aisselles. Et, parmi ce concert d’odorantes délices, il percevait aussi un encens plus intime, plus pénétrant, plus fort, l’encens mystérieux de la divine fleur.

Alors il se crispa ; ses membres convulsés se tendirent, ses lèvres se haussèrent vers la planche où Luce était couchée. Il embrassa le bois, le mordit, y incrusta ses dents, comme si les subtiles essences charnelles pouvaient s’y infiltrer, couler jusqu’à sa bouche.

Puis un espoir lui vint de culbuter la couche et de faire choir Luce, brusquement ; elle tomberait et serait recueillie dans les bras éperdus qui l’étreindraient, la garderaient.

Ses efforts furent vains.

Ses mains n’ébranlèrent pas la planche ; elle était solidement chevillée.

Philbert alors, avec d’infinies précautions, entr’ouvrit la porte ajourée qui fermait le double lit. Une émotion extrême lui serrait le cœur. Il croyait défaillir, l’angoisse le glaçait.

Les battants écartés enfin, il sortit de sa niche, sans bruit, très lentement.

Puis, monté sur le coffre scellé dans la boiserie, devant le lit, ses yeux cherchèrent à voir dans la nuit.

Mais n’apercevant rien, pas même la blancheur des draps, il écouta.

La respiration oppressée de Luce, le rythme irrégulier de son souffle dénonçaient qu’elle ne dormait pas et qu’elle était en proie à de violents émois.

L’attente ou l’épouvante ?

Philbert tendit les mains et palpa sous la toile la douceur palpitante des seins. Mais des mains aussitôt repoussèrent les siennes. Une voix affaiblie et mourante disait :

— Oh ! c’est mal… j’avais confiance en vous… Pourquoi me faites-vous regretter ma croyance en votre loyauté ?

— Luce, Luce, je t’aime… Pourquoi me rejeter ? Permets que je sois là, prosterné, adorant, et que mes mains s’attachent à toi. Oh ! je t’en supplie, aie pitié de moi, de ma tendresse qui s’irrite, de mon amour qui s’exaspère. Pourquoi t’effraierais-tu de mes humbles caresses ; Luce, Luce, pitié, je t’aime, je t’adore…

— Non, non, je ne veux pas.

— Vois comme je suis sage et timide. Je me tiens à genoux ; je voudrais simplement te ceindre de mes bras, attirer jusqu’à moi tes cheveux et ta bouche et rester, jusqu’à l’aube ainsi, dans une chaste et virginale étreinte. Luce, viens, viens, je t’aime !

— Non, non. Il faut rentrer dans votre lit, monsieur, et refermer la porte, et dormir, je le veux.

— Non, je ne puis dormir. Tu m’obsèdes et me hantes, et tu pénètres en moi, Luce, oui, tout entière. On dirait que ta chair se fond et s’évapore, et qu’elle vient en moi, ainsi qu’une fumée de baumes ; tes cheveux et tes seins, toi toute, je t’ai aspirée et reçue. Et je suis fou, fou, fou ! Nous sommes fiancés…

— Monsieur, je ne veux plus vous écouter. Obéissez de suite ou je crie et j’appelle…

— Luce, Luce…

— J’appelle…

— Eh bien, soit, je m’éloigne de votre paradis, mais, laissez un instant, un seul, je vous le jure, ma bouche, qui a soif de vous, se poser sur la fraîcheur de votre sein.

— Monsieur, monsieur, je ne veux rien vous accorder.

— Mais, songez donc, enfant, que je pourrais tout prendre, et malgré vos menaces, vos cris, être le maître enfin. Croyez-vous que je craigne ces deux pauvres et faibles femmes qui secourraient trop tard votre alarme ! Soyez bonne, Luce, ayez pitié de moi. Est-ce donc une atteinte grave ? Accordez-moi cette grâce et je jure qu’aussitôt j’obéis à votre ordre sévère, que je m’immobilise en mon lit jusqu’au jour !

— Vous êtes un grand fou…

— C’est vous qui m’affolez.

Philbert prit donc la gorge en ses caresses avides ; et tandis que ses doigts doucement câlinaient la pulpe des seins fermes, sa bouche s’y plongeait, s’enfonçait au vallon, et se précipitait avec des bonds fougueux pour se meurtrir aux pointes.

— Je vous en prie, allez, maintenant ! dit Luce. Tenez votre promesse, d’être docile à mon désir, partez, partez, partez !

— Tu ne m’aimes, donc pas ?

— Si vous m’aimez, monsieur, vous devez m’écouter !

Philbert sentit que toute son ardeur se brisait contre la volonté forte et résolue de la jeune fille. Elle se refusait. Il en fut irrité. Brusquement, il se détacha de la gorge, puis rentra dans sa couche. Mais, toute la nuit, il fut torturé par les âpres morsures d’un impétueux désir. Et, dès l’aube, il partit.

Luce et sa tante dormaient encore.

— Vous allez revenir ? lui demanda l’hôtesse.

— Revenir ! À quoi bon ? Non, je pars…

— Mais ces dames !

— Qu’elles aillent au diable !

Luce espérait retrouver Philbert à Trégastel. Sitôt retournée, elle courut sur la grève, sur les routes, espérant y voir celui qu’elle considérait maintenant comme son fiancé. Elle interrogea les religieuses et apprit que le jeune homme n’avait pas reparu.

Et durant deux journées lentes et attristées, assise dans le cloître, elle guetta son retour, émue à chaque trot de cheval, anxieuse aux roulements lointains des voitures.

L’abbé Le Manach était parti aussi.

Il revint le premier.

— Eh bien ! demanda-t-il, le voyage fut bon ?

Luce ne put cacher son angoisse, déplora l’absence de Philbert.

— Mon enfant, dit le prêtre, je pleure votre folie ; et maintenant surtout, plus que jamais ; car votre passion fatale est née au moment où le bonheur pour vous apparaissait au ciel. Je viens de Saint-Brieuc. Mon cousin Raphaël du Guiny m’a confié qu’il vous aime et que son vœu le plus cher serait de vous donner son nom.

— Raphaël du Guiny ! murmura Luce.

— Vous devez le connaître.

— Oui, de nom. C’est, dit-on, un des plus riches et plus aimables châtelains de notre Bretagne.

— En effet. Il possède des châteaux et des fermes très importantes sur tout le littoral des Côtes-du-Nord et du Finistère. On évalue sa fortune à plus de deux millions.

— Vraiment, il vous a dit qu’il pense m’épouser.

— Même il m’a prié — sachant que vous passez cet août à Trégastel — il m’a prié de vouloir être son messager, mais je lui ai laissé peu d’espoir.

— Et pourquoi ?

— Parce que vous aimez Philbert Tavernier, cet inconnu, ce suspect, d’une passion funeste…

— Je l’aime… hé ! oui, sans doute ; ou du moins, je le crois. Un cœur de jeune fille se connaît-il, sait-il ses desseins, ses tendresses ! Je l’aime assurément, depuis sept ou huit jours. Mais dans une semaine, mon affection vivra-t-elle encore ?

— Ah ! fit l’abbé radieux, expulsez donc cet homme de votre vie… Oubliez-le. Effacez jusqu’à son souvenir. Du reste il est à croire qu’il ne reviendra pas ici. Vous vous abusez, ma chère enfant, si vous croyez à la tendresse de ce débauché. Veuillez donc agréer l’amour de mon parent. Raphaël est gentilhomme breton et fervent catholique. Avec lui c’est le ciel… avec l’autre, ce serait l’enfer.

— Oh ! vous exagérez. M. Tavernier n’est pas le viveur sans scrupules, l’aventurier que vous me dépeignez. C’est un fort honnête homme, de parfaite famille, et qui possède une très confortable richesse…

— C’est lui qui vous a renseignée… méfiez-vous.

— Vous me considérez donc comme une enfant naïve et crédule. Je veux vous démontrer que vous vous trompez un peu. Voyez ceci : lisez.

Luce tendit à l’abbé un papier, portant la firme d’une agence de renseignements :

La sécurité des commerçants et des familles, rue Taitbout, 100, Paris : « À la suite de votre demande, nous nous sommes livrés à une enquête minutieuse et complète sur la personne que vous nous avez désignée. M. Tavernier (Philbert) demeurant à Paris, 45, avenue Percier, occupe un appartement qu’il paie 3.000 fr. par an et qui est meublé avec un très grand luxe. M. Tavernier mène la vie d’un jeune homme riche et désœuvré. On ne lui connaît aucune dette. Il a la réputation d’un très galant homme : on ne lui connaît ni concubine, ni maîtresse attitrée. Il est reçu dans le meilleur monde, a de belles relations et de la fortune… »

— Vous voyez, fit Luce, je ne suis pas une petite folle qui s’expose à des avanies et à des aventures fâcheuses. En épousant M. Tavernier, j’accordais ma main à un homme honorable.

— Ah ! ah ! vous êtes très forte, répondit l’abbé ; en effet j’avais tort en vous croyant capable d’une mauvaise… affaire… Et je connais maintenant la réponse que j’ai à donner à mon cousin du Guiny…

— Mais…

— Je bénirai votre mariage cet hiver…

— Laissez-moi réfléchir…

— Votre réflexion, j’espère, sera brève… songez donc, deux millions, deux millions… Le voilà le bonheur ! Ces mariages-là sont écrits dans le ciel.

Il y avait une telle ironie, une telle amertume dans le regard du prêtre que Luce, à ces mots, se sentit troublée et honteuse d’avoir laissé échapper, si ingénument son contentement.

Puis elle s’effara, pensant que l’abbé avait inventé peut-être ce projet de mariage, pour se bien assurer que le seul idéal, le seul rêve, le seul espoir de celle qu’il aimait, c’était un mariage riche.

— Ah ! fit-elle, un peu irritée, vous avez tort de croire que ma résolution est arrêtée. J’hésite assurément, parce qu’en épousant M. Tavernier je devrai quitter cette Bretagne que j’aime, où mon enfance s’est écoulée, où je laisserai de bien chers souvenirs… Mais vraiment, cet exil vaudra mieux : dites à votre cousin que je suis très flattée de l’honneur qu’il me fait. Pourtant, je le refuse.

L’abbé Le Manach pâlit.

Il avait suggéré à son parent l’idée de cette union, dans l’espoir d’arracher Luce à Philbert, — à Philbert qui l’entraînerait sans doute à Paris. Et son cœur se brisait, à songer qu’il ne la verrait plus, jamais, jamais !

Raphaël du Guiny était un de ces hobereaux qui vivent, en leurs gentilhommeries rurales, parmi les paysans, épousent d’habitude leur cuisinière ou une fermière, après l’avoir culbutée sur les foins, un soir de printemps, une nuit de folie. L’abbé Le Manach avait surexcité ses fringales violentes, en lui dépeignant la beauté de Luce ; il avait en même temps flatté l’orgueil de son cousin, en affirmant que la jeune fille deviendrait la plus délicieuse et la plus admirée des châtelaines de la contrée.

— Oui, oui, je refuse, répéta Luce…

— Oh ! je vous en prie, que cette réponse ne soit pas définitive… réfléchissez… Je reste quelques jours encore à Trégastel ; en partant, je vous prierai de vouloir bien me donner au moins un peu d’espoir. En attendant, je prierai Dieu qu’il vous éclaire et vous inspire une sage résolution.

Luce était décidée à accepter la fortune et l’amour du gentilhomme breton. En ses rêves d’avenir, elle n’avait pas entrevu pareil orgueil, si grand triomphe. Elle sacrifierait son amour ; elle regretterait, une semaine peut-être, l’aimable séducteur qui avait enjôlé et presque pris son cœur, là-bas, dans la chaumière de la
veuve Binic. En l’affolement des caresses, sous la pluie chaude des baisers parsemés sur ses seins, et jonchés sur ses lèvres, Luce avait tressailli des infinis frissons de l’âme et de la chair : elle avait été prête à l’offrande suprême de son corps en amour. Maintenant, tout cela s’abolissait ; son cœur se reprenait, et sa chair se glaçait. Plus que l’enchantement, plus que la joie d’aimer, l’ambition la stimulait et l’attirait. Elle était bien la vierge de ce siècle, la fille des bourgeois voués aux cultes bas, pétris de vanités et d’avarices, la vierge plus infâme que la prostituée, la vierge sacrilège au vrai Dieu, à l’amour.