Vies choisies des Pères des déserts d’Orient/11

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Ad Mame et Cie (Nouvelle éditionp. 142-150).

DE QUELQUES AUTRES SOLITAIRES DE SINAÏ ET DE RAÏTHE.


C’est de saint Jean Climaque que nous apprenons ce que nous allons rapporter d’Hésyque, surnommé le Corébyte, dont il parle en témoin oculaire. Ce solitaire demeurait au mont Oreb, qui est proche de celui de Sinaï, comme nous l’avons dit ailleurs. Il passa une grande partie du temps de sa retraite dans la négligence et sans prendre soin de son salut. Enfin il fut frappé d’une maladie qui le réduisit à l’extrémité, et pendant une heure il ne donna aucun signe de vie. Il revint ensuite à lui-même, et conjura saint Jean Climaque et les autres religieux qui étaient présents de se retirer ; ce qu’ils firent. Il mura en même temps la porte de sa cellule, où il demeura douze ans sans parler à personne, ne se nourrissant que de pain et d’eau. Son occupation dans tout ce temps-là fut de repasser dans son esprit ce que Dieu lui avait fait voir lorsqu’il avait paru comme mort dans le temps de sa maladie, ce qui avait été une véritable extase. Sa pensée y était si fortement attachée, qu’il ne changeait pas même de situation, gardant un profond silence et répandant continuellement des larmes. « Lorsqu’il fut près de mourir, disait saint Jean Climaque, nous rompîmes sa porte, et nous le conjurâmes de nous répondre sur plusieurs choses que nous lui demandions ; mais il s’en excusa et ne nous dit que ces paroles : « Pardonnez-moi, mes frères, si je ne puis vous dire autre chose, sinon que celui qui aura la pensée de la mort gravée dans l’esprit, ne pourra jamais tomber dans le péché. » Nous demeurâmes tout étonnés, ajoute saint Jean Climaque, de voir que ce solitaire, qui avait été si négligent et si lâche, était devenu en un moment si différent de lui-même, et nous admirâmes en lui ce bienheureux changement et cette sainte métamorphose. Nous l’ensevelîmes solennellement dans le cimetière qui est proche du bourg, et lorsque nous allâmes, quelques jours après, chercher son saint corps, nous ne le trouvâmes plus : Dieu voulant, par cet effet miraculeux, faire connaître combien sa pénitence avait été parfaite, et combien elle lui avait été agréable. »

Le même saint, parlant des larmes de la pénitence, rapporte un exemple bien différent du précédent, et qui saisit autant de crainte les solitaires qui en furent témoins, que l’autre les avait consolés. « Rien ne peut, dit-il, nous persuader davantage combien nous avons sujet de pleurer nos fautes par une sincère pénitence, que l’histoire que je m’en vais rapporter. Un religieux, nommé Étienne, qui demeurait en ce lieu et avait passé plusieurs années dans le monastère, s’était rendu éminent par ses jeûnes et ses larmes, et avait enrichi son âme de plusieurs autres vertus. Le désir ardent d’une vie plus solitaire l’avait depuis porté à choisir une cellule au mont Oreb ; mais il passa ensuite au quartier des anachorètes nommé Sidden, dans la vue d’y mener une vie plus austère ; car ce désert, qui est à vingt-trois lieues ou environ du bourg de Sinaï, est dépourvu de toute consolation humaine et presque inaccessible aux autres hommes. Après y avoir pratiqué une très-rigoureuse pénitence, ce bon vieillard revint à sa première cellule du mont Oreb, où il avait avec lui deux disciples de Palestine fort pieux, qui s’y étaient retirés un peu auparavant. Il tomba malade quelque temps après de la maladie dont il mourut. Il eut alors un ravissement d’esprit, et, ayant les yeux ouverts, il regardait à droite et à gauche des deux côtés de son lit, comme s’il eût vu des personnes qui lui faisaient rendre compte de ses actions. Il répondit si haut, que tous ceux qui étaient présents pouvaient l’entendre. Il leur disait tantôt : « Oui, je le confesse, cela est vrai ; mais j’ai jeûné tant d’années pour expier cette faute ; » tantôt il disait : « Cela n’est pas vrai, et vous mentez ; » et tantôt : « Pour cela je le confesse ; mais j’en ai pleuré et j’en ai fait pénitence par plusieurs services que j’ai rendus aux religieux. » Et enfin, sur d’autres accusations, il disait : « Cela est vrai, je n’ai rien à dire là-dessus, mais Dieu est miséricordieux. »

« Certes, continue saint Jean Climaque, ce jugement invisible et si sévère était un spectacle qui causait de l’horreur et de l’effroi ; et ce qu’il y avait de plus terrible, c’est qu’ils l’accusaient même de choses qu’il n’avait point faites. Ô mon Dieu ! si un solitaire et un anachorète déclara qu’il n’avait rien à répondre touchant quelques-uns de ces péchés dont on l’accusait, quoiqu’il eût passé environ quarante ans dans la vie religieuse et solitaire, et qu’il eût le don des larmes, malheur sur moi, malheur sur moi, misérable ! Au reste, quelques-uns m’assurèrent comme une chose très-certaine que, lorsqu’il était dans le désert, il donnait à manger de sa main propre à un léopard. Durant ce compte qu’on lui faisait rendre, son âme se sépara de son corps, ayant laissé entièrement incertain quelle avait été la fin de ce jugement, et la sentence qui avait été prononcée. »

Il y avait encore au mont Sinaï deux solitaires nommés George : l’un frère de saint Jean Climaque, dont nous ne savons que ce que nous en avons dit à la fin de la vie de ce saint ; l’autre dont Jean Mosch raconte un événement miraculeux, et qu’il avait appris de la vénérable Damiane, mère d’Athénogène, évêque de Petra, et parente de l’empereur Maurice, laquelle, étant veuve, s’était consacrée à Dieu dans la solitude. Cette respectable abbesse dit donc à Jean Mosch qu’il y avait au mont Sinaï un vieillard célèbre par sa sainteté et par l’austérité de sa vie, nommé George, et qu’un samedi saint, étant dans sa cellule, il sentit dans son cœur un désir extraordinaire d’être le lendemain à Jérusalem et d’y recevoir les saints mystères dans l’église de la Résurrection. Comme ce pieux désir le pressait beaucoup intérieurement, il se mit à prier le Seigneur avec une grande ferveur. Cependant son disciple vint lui demander s’il voulait aller à l’église où les solitaires s’assemblaient ordinairement le soir pour se préparer à la communion du dimanche, et il lui répondit seulement d’y aller et de venir l’avertir lorsqu’il faudrait s’y rendre pour communier. Il demeura ainsi dans sa cellule jusqu’au temps qu’on distribuait la sainte eucharistie dans l’église de la Résurrection à Jérusalem. Alors il y fut transporté et reçut ce divin sacrement des mains de Pierre, patriarche de cette ville. Ce prélat, qui le connaissait, fut bien surpris de le voir, et il dit à Ménas, un de ses officiers, de le retenir après le sacrifice, afin qu’il dinât à sa table. L’officier fit sa commission, et George lui répondit seulement : « Que la volonté de Dieu soit faite ; » mais après avoir adoré le sacré monument de Notre-Seigneur, il disparut et se trouva transporté dans sa cellule. Dans ce moment, son disciple frappa à sa porte et l’avertit que l’heure de la communion approchait : de sorte qu’il se rendit à l’église de Sinaï et y communia encore avec les autres solitaires.

Le patriarche de Jérusalem, qui ignorait par quelle voie George s’était rencontré à Jérusalem, fut fâché de ce qu’il ne s’était pas arrêté, comme il le lui avait fait dire. Il s’en plaignit à l’abbé Photius, évêque de Pharan, et aux pères du mont Sinaï, comme d’une désobéissance. Les pères de Sinaï, qui ne savaient rien non plus que lui de la grâce que Dieu avait faite à George, députèrent trois de leurs religieux éminents par leurs mérites et tous trois prêtres, savoir : Étienne, de Cappadoce, Zozime et Dulcitius, Romains, pour l’assurer qu’il n’était point sorti de la montagne, puisqu’il avait communié avec les autres frères dans leur église ; et George lui-même lui écrivit pour se justifier, mais sans marquer le miracle que Dieu avait fuit en sa faveur, et se contentant de lui dire : « À Dieu ne plaise, mon très-saint père, que j’aie voulu mépriser vos ordres. » À quoi il ajouta : « Je dois vous donner avis que, dans six mois, nous nous rencontrerons ensemble dans l’autre vie devant Jésus-Christ Notre-Seigneur. » Les prêtres députés de Sinaï rendirent cette lettre au patriarche, avec celle de l’évêque de Pharan, par laquelle il lui certifiait qu’il y avait près de soixante-dix ans que George n’était pas sorti de son désert. Cependant le patriarche prenait à témoin les évêques et les clercs qui avaient été présents quand George s’était présenté à la table sacrée, où il avait communié et où tous lui avaient donné le baiser de paix. Enfin la prédiction de George s’accomplit, car au bout de six mois il mourut, et le patriarche aussi ; ce qui arriva vers l’an 546.

Nous avons dit que saint Jean Climaque écrivit son excellent ouvrage de l’Échelle sainte à la sollicitation de Jean, abbé de Raïthe, auquel ce saint donne de grands éloges. Il admire surtout son humilité, en ce qu’étant si capable d’instruire les autres, il s’adressait à lui pour son édification et celle de ses religieux ; et il reconnaît que non-seulement il excellait dans la connaissance des choses saintes, mais encore dans la pratique des vertus.

Le désert de Raïthe était habité par des religieux des plus respectables par leur grand âge et par leurs vertus, lorsqu’il vint s’y consacrer à Dieu. Il y avait des vieillards qui y demeuraient depuis soixante-dix ans, ne vivant que d’herbes et de dattes. Il y passa soixante-seize ans dans les travaux d’une vie austère, et il eut de grands combats à soutenir de la part des démons, qui, jaloux de son éminente vertu, lui déclarèrent une guerre longue et cruelle. Son mérite lui attira si bien la confiance de ses frères, qu’ils voulurent l’avoir pour abbé. Il leur recommandait principalement de fuir le monde et de réprimer les mauvais désirs par la mortification. Il ne voulait pas qu’ils s’occupassent d’autre affaire que de celle de leur salut. « C’est ici, leur disait-il, une demeure de solitaires, et non pas un lieu de trafic. » Il leur mettait aussi devant les yeux l’exemple des anciens qui les avaient précédés, surtout leur pénitence et leur retraite si rigide. Enfin il leur donnait cet excellent avis, qui devrait être écrit dans tous les monastères et gravé dans le cœur de toutes les personnes religieuses : Prenez garde, mes enfants, à ne pas profaner par vos vices un lieu d’où nos prières ont chassé les démons.

On met parmi les principaux solitaires de Raïthe l’abbé André, qui en fut une des grandes lumières. Sa réputation s’était répandue jusqu’à Antioche, où saint Siméon le Jeune, qui faisait l’admiration de tout l’Orient, donna, dans une rencontre, une marque de la vénération qu’il avait pour sa vertu. Un solitaire, étant possédé du démon, vint à Antioche trouver ce saint pour en être délivré par ses prières. Il lui demanda où il demeurait, et le solitaire lui répondit qu’il était un religieux du monastère de Raïthe. « Je m’étonne, lui dit l’humble Siméon, qu’ayant dans votre monastère des pères si respectables, vous ayez entrepris un si long voyage pour venir à moi, qui ne suis qu’un pécheur. Retournez à Raïthe, et suppliez l’abbé André de prier pour vous. » Le solitaire fit ce que le saint lui avait dit ; il vint se jeter aux pieds d’André, qui pria pour lui et obtint sa délivrance par la ferveur de son oraison. Mais, comme il avait aussi une profonde humilité, bien loin de s’attribuer la gloire de ce miracle, il la renvoya toute à Dieu et aux prières de saint Siméon.

Dieu éclaira d’une lumière surnaturelle le même saint Siméon pour la conversion d’un solitaire de Raïthe qui avait eu le malheur de quitter son état et s’était rengagé dans le monde.

Ce solitaire, nommé Ménas, avait été élevé au diaconat et en exerçait les fonctions dans le monastère de Raïthe. Son supérieur l’ayant envoyé dehors pour le service de la communauté, il fut tenté de rentrer dans le siècle, et succomba à la tentation. Quelques années après, revenant de Théopole à Séleucie, il vit de loin le monastère de saint Siméon, dont il avait beaucoup ouï parler, et sa curiosité le porta à y aller pour voir ce saint homme qui, sur sa colonne, était le prodige de son siècle, comme saint Siméon l’Ancien l’avait été cent ans auparavant.

Le saint connut par révélation qui il était ; et à mesure qu’il le vit approcher, il dit à son disciple de prendre des ciseaux, et, le lui montrant du doigt, il lui dit : « Allez couper les cheveux à cet homme-là. » Ménas, tout étonné et saisi de frayeur, demeura sans parole, et se laissa tondre sans faire la moindre résistance. Le saint lui dit ensuite de retourner à Raïthe, et Ménas, étant peu à peu revenu de son étonnement, lui représenta qu’il aurait trop de confusion, et qu’il ne pourrait jamais soutenir les regards de ces vénérables pères qu’il avait abandonnés. « Ne craignez point, mon fils, lui répliqua le saint ; ils vous recevront avec beaucoup de charité, et votre conversion leur causera une grande joie. Il vous arrivera même quelque chose d’extraordinaire et qui vous servira de preuve que Dieu vous aura pardonné votre péché. »

Ménas, rassuré et consolé par ces paroles, retourna à Raïthe, où la prédiction du saint se vérifia dans tous ses points ; car les pères le reçurent avec de grandes démonstrations de tendresse et de charité. Ils lui permirent de faire les fonctions de son ordre ; et un jour qu’il portait le calice où était le précieux sang de Notre-Seigneur, un de ses yeux parut comme lui sortir de la tête, ce qui fut le signe auquel les pères reconnurent que Dieu lui avait pardonné sa désertion, comme saint Siméon le lui avait prédit. Jean Mosch, qui rapporte ceci, dit l’avoir appris de l’abbé Serge, de Raïthe.