Vies choisies des Pères des déserts d’Orient/6

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Ad Mame et Cie (Nouvelle éditionp. 66-84).

SAINT MACAIRE L’ANCIEN.


Le désert de Scété, qu’on a regardé comme hors de l’Égypte, et que quelques auteurs croient être le même que la Libye, était éloigné de trente lieues ou environ d’Alexandrie, du côté du midi. C’était une très-vaste solitude où l’on ne pouvait pénétrer sans un grand danger de s’égarer, parce qu’il n’y avait aucun sentier qui y conduisît, et qu’on ne se guidait, en y allant, qu’en observant le cours des astres, ce que peu de gens étaient en état de faire. Il n’y avait dans ce lieu aucune consolation pour les sens. On y trouvait même rarement de l’eau, et lorsqu’on en rencontrait, elle était de mauvaise odeur, sentant comme le bitume ; mais le goût n’en était pas aussi désagréable que l’odeur. L’endroit qui pouvait être le moins affreux était un marécage ; mais, s’il présentait quelque commodité, il était plein de moucherons et de cousins dont l’aiguillon était très-fort. Ce fut dans ce terrible désert que l’esprit de retraite et de pénitence conduisit un grand nombre de solitaires qui, ayant mis toutes leurs espérances dans le ciel, ne regardaient la terre que comme un exil, et s’y privaient volontairement, pour parvenir au royaume céleste, de toutes les satisfactions de ce monde. Le nombre de ceux qui s’y rassemblèrent devint dans la suite si grand, qu’il y fallut bâtir quatre églises en différents quartiers pour contenir tous les moines, et afin qu’ils fussent plus à portée de s’y rendre aux jours d’assemblée ; encore y en avait-il plusieurs qui n’y pouvaient venir que de bien loin, l’amour de la retraite les portant à s’avancer dans ce désert le plus qu’ils pouvaient, parce qu’ils voulaient vivre séparés des créatures pour goûter avec plus de liberté les douceurs de la contemplation.

Saint Macaire naquit dans la haute Égypte au commencement du ive siècle, c’est-à-dire l’an 300. Nous pouvons présumer, par une faute qu’il commit dans son enfance, qu’il la passa avec beaucoup d’innocence de mœurs ; car, menant paître des bœufs avec d’autres enfants de son âge, ceux-ci volèrent des figues, et il en mangea une qu’ils avaient laissée tomber en fuyant. Il pleurait, depuis, cette faute avec une vive componction, toutes les fois qu’il la rappelait à son souvenir, ce qui fait voir qu’il n’en avait point de plus considérable à se reprocher. Aussi, dès qu’il fut un peu plus avancé en âge, il abandonna tout à fait le monde pour se dérober à la contagion et servir Jésus-Christ avec plus de sûreté ; et imitant les commencements de saint Antoine, dont l’éminente vertu faisait beaucoup de bruit, il se retira dans une cellule auprès d’un village pour s’y exercer dans la pratique de la vie ascétique. L’ardeur avec laquelle il s’y porta fit qu’il s’avança en peu de temps dans la perfection monastique. On le considéra dès lors, non pas seulement comme un jeune homme qui donnait de grandes espérances pour l’avenir, mais comme un religieux très-expérimenté, et dont les essais dans le combat spirituel étaient presque les efforts des solitaires parfaits. Nous pouvons appeler ceci sa première retraite du monde.

Ce que ses historiens nous apprennent qu’il y pratiqua, montre qu’il était parvenu à un détachement entier et à une patience héroïque, et Dieu l’honora dès lors de ses faveurs les plus signalées. On en jugera par le trait que nous allons rapporter. Étant sorti de sa cellule, il y trouva au retour un homme qui en enlevait tous les petits meubles et les mettait sur un chameau. Bien loin d’en témoigner le moindre chagrin, il se présenta à lui comme s’il eût été un étranger, et l’aida même à charger sa bête. Mais quand ensuite le voleur voulut lui donner un coup de fouet pour la faire aller, il ne put pas la faire lever, car on sait que les chameaux se baissent pour recevoir leur charge.

Alors Macaire, entrant dans la cellule et y ayant trouvé une petite bêche dont le voleur ne s’était pas aperçu, la lui présenta en lui disant : « Voilà, mon frère, ce que votre animal attendait ; » et il la mit avec le reste ; après quoi il donna un coup de pied au chameau, et lui dit de se lever.

L’animal, qui n’avait pas obéi à son maître, se rendit à la voix du saint. Il marcha quelque espace de chemin, durant lequel le saint conduisit le voleur, disant en lui-même avec beaucoup de tranquillité : « Nous n’avons rien apporté en ce monde, et nous n’en saurions rien emporter. Dieu me l’avait donné, Dieu me l’ôte. Il n’est arrivé que ce qui lui a plu ; que son saint nom soit béni ! » Cependant le chameau ne marcha pas longtemps. Il se rassit de nouveau lorsqu’il fut arrivé à une certaine distance, et l’on ne put le faire avancer jusqu’à ce que le voleur l’eût déchargé et eût rendu au saint tout ce qu’il lui avait pris.

Il avait environ trente ans lorsqu’il se retira à Scété, et en vécut encore soixante dans les travaux de la mortification religieuse. On peut conclure par ce que nous avons dit de ce désert, qu’il n’y chercha qu’à se dérober à la vue des créatures, et à s’immoler entièrement à Dieu par la vie la plus austère. Probablement il ne fut pas le premier qui s’y retira, puisqu’il est dit que saint Macaire d’Alexandrie y avait déjà bâti un monastère. Cela n’a pas empêché Cassien d’assurer que saint Macaire d’Égypte a été le premier qui ait trouvé cette solitude, et il est considéré généralement comme l’instituteur des solitaires dans ce quartier ; au lieu que l’autre Macaire est regardé comme le chef de ceux qui demeuraient au désert des Cellules. Nous devons ajouter que celui dont nous parlons est appelé l’Ancien, quoiqu’il fût contemporain de l’autre. Il était apparemment plus âgé, mais la différence n’était pas considérable. Il est aussi appelé le grand Macaire, quoiqu’on donne quelquefois le même titre à tous les deux.

Ce saint, étant donc établi dans ce nouveau désert, s’appliqua avec d’autant plus d’ardeur aux rudes travaux de la vie monastique, qu’étant dans l’impétuosité de sa jeunesse, il se sentait plus de force pour les soutenir. Il s’éleva par là à un très-haut degré de discrétion et de sagesse, en sorte qu’on l’appelait le jeune vieillard, ayant avancé dans la vertu au-dessus de son âge. Sa grande réputation attirait déjà un nombre considérable de solitaires dans son désert, lorsque, pour profiter davantage tant pour lui-même que pour eux, il alla voir saint Antoine, dont la montagne était à quinze journées de là. Le saint, l’entendant frapper à sa porte, ouvrit, et lui demanda qui il était. Il répondit qu’il était Macaire, et aussitôt le saint vieillard, qui voulait éprouver sa vertu, ferma sa porte et le laissa attendre dehors. Macaire resta jusqu’à ce que saint Antoine, voyant sa patience, lui ouvrit de nouveau, l’embrassa avec amitié, et lui dit qu’il désirait beaucoup le voir, ayant appris sa manière de vivre. Et, comme il s’aperçut qu’il était fatigué, il exerça envers lui tous les devoirs de l’hospitalité.

Sur le soir, saint Antoine s’occupa à tremper des feuilles de palmier dont il faisait ses nattes, et saint Macaire le pria de lui en donner pour tremper aussi ; ce qu’il fit même, comme étant plus jeune, en plus grande quantité que lui. Ensuite ils s’assirent et s’entretinrent de ce qui regarde le salut en travaillant à leurs nattes, qu’ils descendaient par une fenêtre dans la caverne où saint Antoine demeurait ordinairement. Ce saint y étant entré le lendemain, s’aperçut de la quantité de nattes que Macaire avait faites ; et lui baisant les mains il lui dit : « Voilà des mains où il y a bien de la vertu. »

À son retour à Scété, les solitaires vinrent au-devant de lui, et il leur rapporta qu’il avait vu saint Antoine, et qu’il lui avait dit qu’ils n’avaient point d’église pour célébrer le saint sacrifice. Ils ne lui demandèrent pas d’abord ce que le saint lui avait répondu, mais on se jeta sur d’autres sujets, et lui ne crut pas devoir leur en dire davantage. Sur quoi son historien fait, d’après un ancien, cette belle remarque. C’était une pratique de ces saints, que, quand ils voyaient que leurs disciples ne leur proposaient pas des questions sur des choses utiles à leur âme, ils tâchaient d’en faire naître l’occasion dans leurs entretiens ; que si on ne les pressait pas d’en dire davantage, ils en demeuraient là, de peur qu’on ne dît qu’ils parlaient sans être interrogés, et qu’on ne les accusât de parler sans nécessité.

Pour entrer plus dans le détail de ses austérités, il avoua lui-même à Évagre, qui fut son disciple pendant quelque temps, qu’il avait passé vingt ans entiers sans manger, ni boire, ni dormir autant qu’il aurait voulu ; « car, ajoutait-il, je ne mangeais qu’une certaine quantité de pain que je pesais ; je mesurais mon eau, et, m’appuyant seulement contre la muraille, je prenais, comme à la dérobée, le peu de sommeil dont je ne pouvais me passer. »

Sa règle ordinaire était de ne manger qu’une fois la semaine. Il voulait que ses disciples s’accoutumassent à une grande mortification ; et le même Évagre racontait que, se trouvant en sa compagnie à l’heure de midi, comme il se sentit brûlé de la soif, il lui demanda la permission de boire de l’eau ; mais il lui répondit : « Contentez-vous, mon fils, d’être à l’ombre ; car, à l’heure que nous y sommes, il y a beaucoup de personnes qui, voyageant ou sur la terre ou sur la mer, sont privés du soulagement que vous avez. » Ils s’entretinrent là-dessus de la mortification, et le saint, pour l’encourager, lui rapporta de lui-même ce que nous venons de dire.

Saint Macaire chérissait si fort la mortification et la privation de toutes les commodités de la vie, que deux solitaires l’étant venus visiter ne trouvèrent dans sa cellule que de l’eau puante. Ils en furent touchés, et s’offrirent de le mener à un village pour rétablir ses forces usées. Comme ils le pressaient pour cela, il leur dit : « Mes frères, savez-vous l’endroit où est le moulin d’un tel, homme de ce village ? » Ils lui dirent que oui. « Et moi aussi, je le sais, » leur dit-il, « Mais savez-vous aussi où est son champ du côté du fleuve ? — Oui, mon père, répondirent-ils encore. — Et moi aussi, je le sais, » Il leur disait ceci pour leur montrer que, s’il avait voulu chercher ses commodités, il était connu dans le village où ils voulaient le mener. « Mais, conclut-il, je vous remercie de vos offres obligeantes, je sais pourvoir à mes besoins. »

Il se louait pour la moisson, comme faisaient les solitaires de Nitrie, et portait lui-même de Scété aux lieux habités les corbeilles qu’il avait faites. Il se trouva une fois si abattu sous son fardeau, que, ne pouvant plus aller en avant, et se trouvant encore éloigné de la rivière, il s’assit à terre et s’adressa à Dieu, en lui disant avec une confiance filiale, comme un enfant qui parle à son père : « Seigneur, vous savez que je n’en puis plus, » et aussitôt il se trouva sur le bord du fleuve.

Une autre preuve encore de sa grande mortification est que, quand on l’obligeait de prendre quelque soulagement, il tâchait de s’en dédommager par quelque autre genre de pénitence. Ainsi on dit de lui que, quand il mangeait avec des solitaires et qu’il s’y rencontrait du vin, il buvait ce qu’on lui présentait, et passait ensuite autant de jours sans boire d’eau qu’il avait bu de coups de vin. Les solitaires qui ignoraient sa coutume lui en présentaient avec plaisir, croyant par là soutenir ses forces ; et il était plus aise d’en recevoir, pour avoir ensuite occasion de se mortifier davantage ; mais son disciple, s’en étant aperçu, en instruisit les frères, qui n’osèrent plus lui en offrir.

Il paraissait assez sur son visage atténué quelle était la rigueur de son abstinence. Cela venait aussi de la crainte de Dieu dont il était pénétré ; ce qui lui fit dire à des solitaires qui lui demandaient pourquoi il était si défait et si faible : « Si vous mettez du bois sur des sarments allumés, il se consume avec eux ; de même, lorsque l’âme est consumée en quelque façon par la crainte de Dieu, le corps doit l’être également. »

Plus ce grand saint affaiblissait son corps par ses austérités, plus aussi son esprit avait de vigueur et de force pour s’élever à Dieu. Il était sans cesse comme ravi hors de lui-même, et s’entretenait plus souvent avec Dieu qu’il ne pensait à ce qui se passe sous le ciel.

Il avait quarante ans lorsqu’il fut élevé à la dignité du sacerdoce. Il y fut contraint par les pressantes instances que lui en fit l’évêque, qui ne voulut pas que cette lampe demeurât cachée sous le boisseau, et qui espérait se sanctifier lui-même en lui imposant les mains. La sainteté de ce nouveau caractère pénétra si fort son cœur, que, pour tâcher d’y répondre davantage, il se dévoua à des austérités toutes nouvelles. Dieu lui donna dès lors le pouvoir de commander aux démons, la grâce de guérir les maladies, et l’esprit de prophétie.

Comme sa réputation lui attirait beaucoup de visites, il trouva moyen de s’en débarrasser en creusant avec beaucoup de peine un chemin sous terre, depuis sa cellule jusqu’à une caverne qui en était éloignée de la moitié d’un stade. Ainsi il se dérobait à la vue du monde, lorsqu’il en était trop importuné, en se sauvant par ce chemin dans cette caverne, qui était fort profonde, sans qu’on pût savoir où il était. Un de ses disciples disait, depuis, qu’en y allant il avait coutume de faire vingt-quatre oraisons, et autant en revenant.

Il recommandait le silence aux solitaires comme une des vertus les plus essentielles à leur état. Un jour, qu’il avait renvoyé l’assemblée des frères, après la célébration du saint sacrifice à l’église qu’on avait bâtie dans Scété depuis son voyage chez saint Antoine, il leur dit : « Fuyez, mes frères. — Mais où pouvons-nous fuir ? lui demanda un d’entre eux. Y a-t-il quelque lieu plus reculé que ce désert ? » Alors mettant le doigt sur sa bouche : « C’est là, dit-il, qu’il faut s’enfuir ; » et en même temps il se retira dans sa cellule, ferma la porte et demeura seul.

Cassien rapporte de lui une parabole fort ingénieuse dont il se servit pour détourner un religieux d’abandonner sa retraite, sous prétexte d’aller travailler dans les villes au salut du prochain ; car c’était là une tentation dont le démon se servait souvent pour dégoûter les moines de leur solitude. « Il y avait dans une ville, dit l’abbé Macaire à ce religieux, un très-habile barbier qui ne recevait que trois sous de chacun de ceux qu’il rasait ; mais le nombre des personnes qui s’adressaient à lui étant fort grand, il ne laissait pas, après avoir pris pour son entretien, d’épargner tous les jours cent sous. Tandis qu’il faisait ce gain régulier, il apprit que, dans une ville fort éloignée, on ne donnait pas moins d’un quart d’écu pour se faire raser. « Hélas ! dit-il alors, pourquoi perdre ici mon temps ? J’ai bien de la peine pour trois sous, et je puis m’enrichir dans cette ville. » Il ne délibéra pas davantage, et, vendant ce qu’il avait pour s’équiper, il arriva dans cette ville où il se promettait un si grand gain. Il trouva que ce qu’on lui avait dit était vrai. Il recevait autant de testons qu’il rasait de personne ; et, se voyant le soir avec beaucoup d’argent, il alla au marché pour acheter de quoi se nourrir, mais tout y était à un si haut prix, que pour avoir précisément ce qu’il fallait pour vivre, il dépensa tout ce qu’il avait gagné, sans qu’il lui restât même un sou.

« Quand il eut remarqué durant quelque temps que c’était toujours la même chose, et que ce grand gain, bien loin de lui donner moyen d’amasser quelque chose, ne suffisait pas même pour la dépense de chaque jour, il rentra en lui-même et dit : « Il faut que je retourne dans mon ancienne ville, et que j’aille rechercher ce petit gain d’autrefois, qui ne laissait pas, après que j’en avais retiré de quoi vivre, de me donner encore moyen d’amasser de quoi me soutenir un jour dans ma vieillesse : quelque petit que fût le gain, néanmoins ce qui m’en restait et qui augmentait tous les jours n’était pas petit. Je vois par expérience que j’ai plus gagné là, sou à sou, qu’ici avec mes quarts d’écu, puisque, bien loin d’y pouvoir épargner quelque chose, j’y puis à peine vivre chaque jour. »

« Il faut de même, ajoutait saint Macaire, préférer ce peu de fruit que nous nous amassons continuellement dans la solitude, qui n’est jamais interrompu ni par les embarras du monde, ni par les mouvements de la vaine gloire, ni par les soins de la nourriture de chaque jour. Puisque le juste trouve plus de contentement dans le peu qu’il a, que dans toutes les richesses des pécheurs (Psal. xxxvi), il vaut mieux se contenter de ce gain, quoique petit, que d’en désirer un plus grand ; puisque, quand même on l’aurait acquis par l’heureuse conversion de beaucoup de personnes, on le dissiperait par la nécessité de converser avec le monde, et par des distractions et des inquiétudes continuelles.

L’historien Socrate rapporte de lui un trait de douceur qui gagna à Jésus-Christ un prêtre des idoles et plusieurs païens avec lui ; et il se servit de cet exemple pour apprendre aux autres solitaires que quelquefois les paroles insolentes et pleines d’orgueil font que les bons deviennent méchants, au lieu que les paroles humbles et douces changent les méchants et les rendent bons. Il allait de Scété à la montagne de Nitrie, accompagné de son disciple, auquel il dit d’aller devant. Sur quoi l’on doit observer que c’était assez l’usage des solitaires, lorsqu’ils allaient deux ou trois ensemble, de s’écarter un peu les uns des autres, pour s’empêcher de discourir vainement, et pour mieux se conserver en la présence de Dieu.

Ce disciple donc, l’ayant devancé d’un assez long espace de chemin, rencontra un prêtre idolâtre qui portait un gros bâton à la main, et courait comme on faisait dans les bacchanales ; son zèle peu discret le porta à lui crier : « Où cours-tu ainsi, démon ? » L’idolâtre, irrité de cette apostrophe, vint à lui, et le battit si rudement, qu’il le laissa à demi mort ; après quoi il recommença à courir. Lorsqu’il fut auprès de saint Macaire, le saint lui dit avec douceur : « Bonjour, bonjour ; je vois que vous prenez beaucoup de peine, et vous devez être bien fatigué. » L’idolâtre, étonné de sa salutation, s’approcha de lui, et lui dit : « Qu’avez-vous trouvé de bon en moi pour me saluer comme vous faites ? — Je l’ai fait, lui répondit le saint, parce que j’ai vu que vous étiez épuisé de fatigue, et que vous ne preniez pas garde que cela ne vous servait de rien. » L’idolâtre lui répliqua : « Je suis touché de votre salutation, et je comprends que vous êtes un homme de Dieu. Il n’en est pas de même de ce méchant solitaire que je viens de rencontrer. Il s’est avisé de me dire des injures ; mais je les lui ai fait payer chèrement, car je l’ai laissé à demi mort. » Le saint comprit aussitôt qu’il parlait de son disciple ; et l’idolâtre, se jetant à ses pieds et les embrassant, lui dit, par un effet de la grâce, qui avait changé son cœur dans ce moment : « Je ne vous quitterai point que vous ne m’ayez fait moine. » Ils s’en allèrent ensemble au lieu où était son disciple tout meurtri de coups, et le portèrent à l’église de la montagne de Nitrie, parce qu’il ne pouvait pas marcher. Les frères de Nitrie furent étrangement surpris de le voir arriver avec ce prêtre idolâtre. Ils lui donnèrent l’habit monastique, sur le récit qu’il leur fit de sa conversion et de sa bonne vocation, et plusieurs païens embrassèrent, à son exemple, la foi chrétienne.

Il ne dédaignait pas d’apprendre la manière de pratiquer la vertu de ceux mêmes qui étaient venus bien après lui dans la solitude ; et il obligea un jour un jeune solitaire appelé Zacharie de lui dire quel était le devoir d’un moine. Zacharie, étonné, lui dit : « Hélas mon père, vous me demandez cela à moi ? — Oui, mon fils, lui répondit-il, Dieu veut que je l’apprenne de vous. » Alors le jeune solitaire lui dit : « Il me paraît, mon père, que celui-là est véritablement moine, qui se fait violence en tout. »

On rapporte aussi de lui cet acte généreux de charité. Étant venu dans la cellule d’un ermite qui était malade et qui n’avait quoi que ce soit, il lui demanda ce qu’il souhaitait de manger. Le frère lui dit qu’il eût bien voulu avoir quelque petit gâteau. Il courut aussitôt à Alexandrie pour lui en apporter, et il en revint avec tant de diligence, quoiqu’il n’y eût pas moins de trente lieues à faire, comme nous l’avons dit au commencement de ce chapitre, qu’on le regarda comme un miracle.

Il agissait avec les frères avec tant de candeur et de simplicité, que quelques-uns lui en firent des reproches dans une rencontre ; mais il leur répondit : « J’ai demandé instamment cette grâce à Dieu pendant douze ans, pourquoi voudriez-vous m’y faire renoncer ? »

L’intrépidité de saint Macaire vis-à-vis des esprits malins était admirable. Elle prouve la grandeur de sa foi et de sa confiance en Jésus-Christ, qui a triomphé de l’enfer, et a lié par sa passion le prince des ténèbres.

Dieu l’avait aussi favorisé du don de prophétie. Il avait prédit la décadence de l’état monastique dans le désert de Scété, et cette prophétie ne fut que trop justifiée par l’événement. Il avait deux disciples, dont l’un demeurait dans une cellule séparée, et l’autre, nommé Jean, était auprès de lui pour le servir dans son grand âge, ou pour rendre à ceux qui le venaient voir le devoir de l’hospitalité. Le Seigneur l’éclairant sur les sentiments intérieurs de celui-ci, il lui parla en ces termes pour le porter à se corriger : « Écoutez-moi, mon frère Jean, et recevez avec docilité un avis que je veux vous donner, et qui vous sera d’une grande utilité si vous voulez en profiter. Vous êtes tenté, et c’est par le démon de l’avarice, car je l’ai vu. Si vous recevez bien l’avertissement que je vous fais, vous accomplirez avec perfection l’œuvre de Dieu en ce lieu-ci. Vous deviendrez célèbre ; et les jugements de Dieu n’approcheront point de vous ; au contraire, si vous ne vous rendez pas à ma remontrance, vous tomberez enfin dans la maladie de Giezi, dont vous avez déjà contracté le péché.

Le disciple, au lieu de mettre à profit cet avis salutaire, ne pensa pas à s’amender, et ce qui lui avait été prédit arriva ; car, le saint étant mort, Jean fut fait prêtre après lui ; mais le démon, qui avait aveuglé Judas par l’avarice, l’aveugla également, jusqu’à faire qu’il s’appropriait ce qui appartenait aux pauvres ; et enfin, quinze à vingt ans après la mort de saint Macaire, il se trouva si couvert de la lèpre qu’on nomme éléphantine, qu’on ne trouvait pas en tout son corps la largeur d’un doigt qui n’en fût gâté.

Voici des merveilles plus surprenantes, mais dont on ne doit pas être étonné dans un saint que Dieu avait donné dans ce temps-là pour faire éclater la grandeur de sa souveraine puissance.

Un homme ayant été accusé d’un meurtre dont il était pourtant innocent, s’enfuit dans sa cellule de peur d’être arrêté et puni comme coupable. Mais ceux qui le poursuivaient y arrivèrent bientôt après, protestant au saint que, s’ils n’emmenaient ce meurtrier pour en faire justice, ils étaient eux-mêmes en danger. L’accusé protestait qu’il était innocent, et la contestation fort vive de part et d’autre ne finissait point. Le saint voyant qu’en les laissant disputer davantage il n’avancerait rien, demanda où l’on avait enterré le mort, et s’y rendit avec ceux qui voulaient emmener l’homme qu’ils accusaient. Là il mit les genoux en terre et invoqua le nom de Jésus-Christ ; après quoi il dit aux assistants : « Le Seigneur fera connaître maintenant si cet homme que vous accusez est coupable ou non. » Alors élevant la voix il appela le mort par son nom, et lui dit : « Je vous conjure, par Jésus-Christ, de déclarer si c’est cet homme qu’on accuse qui vous a ôté la vie. » À quoi le mort répondit du fond du sépulcre, d’une voix intelligible, que ce n’était pas lui qui l’avait tué. Tous ceux qui étaient présents, épouvantés d’un si grand miracle, se jetèrent à ses pieds, et le prièrent de demander au mort qui était donc l’auteur de ce meurtre ; mais le saint leur répondit : « C’est ce que je n’ai garde de faire. Il me suffit d’avoir montré l’innocence de l’accusé sans faire connaître le coupable, qui peut-être se repentira de sa faute, en fera pénitence, et sauvera son âme. »

Mais la plus éclatante merveille que saint Macaire opéra, non pas tant à cause du miracle en lui-même, que pour l’importance du sujet, puisque ce fut pour confondre un hérétique qui niait la résurrection, et pour confirmer tout un peuple dans la vraie croyance, est celle que l’abbé Nesteros racontait à Cassien. « Un hérétique eunomien tâchant de corrompre la sincérité de la foi catholique par des subtilités que l’art de la dialectique lui avait apprises, et ayant déjà séduit beaucoup de personnes, les catholiques, touchés de la perte de tant d’âmes, s’adressèrent au bienheureux abbé Macaire pour remédier à un si grand mal. Ce saint homme quitta son désert à leurs instances, et vint en Égypte pour la délivrer de ce déluge d’hérésies qui la menaçait. Quand l’hérétique le vit, il le regarda comme un bonhomme ignorant et grossier, et il crut pouvoir l’embarrasser aisément par ses sophismes. Mais le bienheureux Macaire, opposant à ses longs discours une brièveté et une autorité apostoliques, lui dit : Le royaume de Dieu ne consiste point dans des paroles, mais dans la force et dans la puissance. (1 Cor.) Allons donc, mon ami, au cimetière voisin, et invoquons le nom du Seigneur sur le premier mort que nous y trouverons. Prouvons, comme il est écrit, notre foi par nos œuvres ; et qu’on sache aujourd’hui, non par une vaine contestation de paroles, mais par un miracle de Celui dont le jugement ne peut se tromper, qui est celui qui enseigne la vraie foi. »

« L’hérétique, étonné de ce discours, mais n’osant refuser le défi en présence du peuple qui l’environnait, promit de se rendre le lendemain dans le cimetière. Tout le monde y accourut en foule dans l’impatience de voir ce grand spectacle ; mais le misérable hérétique, convaincu dans son cœur de son infidélité, et troublé par sa malice, s’enfuit non-seulement de la ville, mais aussi de l’Égypte.

« Le bienheureux Macaire l’attendit pourtant avec ce peuple jusqu’à trois heures du soir, et, voyant que sa mauvaise conscience l’avait empêché de s’y trouver, il mena ce peuple au premier sépulcre, et y trouvant le corps d’un homme qui y était enterré depuis longtemps : « Ô homme ! lui dit-il, si cet hérétique, si cet enfant de perdition fût venu avec moi, et qu’en invoquant en sa présence le nom de mon Seigneur Jésus-Christ je t’eusse appelé, dis-moi si tu te fusses levé devant tout le monde qui a presque été séduit par cet imposteur ? » Le mort se leva aussitôt et fit signe qu’il l’eût fait. Le bienheureux Macaire lui demanda ensuite qui il était, en quel temps il avait vécu, et s’il avait eu alors quelque connaissance de Jésus-Christ. Il lui répondit qu’il avait vécu sous les anciens rois, et qu’il n’avait point ouï parler alors du nom de Jésus-Christ. « Dormez maintenant en paix, répliqua Macaire, et attendez que Jésus-Christ vous ressuscite à votre rang dans la fin de tous les siècles. »

Telles étaient les merveilles de son zèle pour l’honneur de Jésus-Christ, et tels étaient les effets de sa foi vive. Comme il la confirma par ses prodiges, il eut aussi le bonheur de la défendre en souffrant courageusement la persécution. Il partagea avec saint Macaire d’Alexandrie et d’autres Pères de ces déserts la gloire d’être relégué dans une île déserte, par l’impiété de Luce, que les ariens avaient placé sur la chaire de saint Marc, dont il était si indigne, et qui parmi ceux de sa secte était un des plus déchaînés contre la divinité de Jésus-Christ.

Voici quelques avis qu’il donna à différents solitaires, ainsi que quelques exemples fort édifiants qu’il leur rapporta. Des frères lui demandèrent en quelle manière ils devaient prier, et il leur répondit : « Il n’est pas besoin d’user pour cela de quantité de paroles ; mais étendez seulement les mains vers le ciel, et dites : « Seigneur, ayez pitié de moi, et faites-moi miséricorde en la manière qu’il vous plaira, et par les moyens que vous voyez convenir aux besoins de mon âme. » Et lorsque nous nous sentons pressés par la tentation, adressons-lui aussi notre prière en lui disant : « Assistez-moi, mon Dieu ; » car, comme il sait ce qui nous est nécessaire, il ne manquera pas de venir à notre secours.

Un jeune frère vint le prier de l’instruire des devoirs de la vie solitaire, et le saint lui dit : « Allez à un sépulcre, et dites beaucoup d’injures aux morts que vous y trouverez. » Il y alla, et non-seulement il leur dit des injures, mais encore il leur fit des outrages jusqu’à leur jeter des pierres ; après quoi il retourna au saint, qui lui demanda si les morts ne lui avaient rien dit. « Ils ne m’ont pas dit un mot, lui répondit-il. — Retournez-y demain, répliqua le saint, et donnez-leur des bénédictions et des louanges ; » à quoi il obéit, les appelant des apôtres, des saints, des hommes justes. Il revint ensuite voir le saint, et lui dit que les morts lui avaient aussi peu répondu que la première fois. « Prenez exemple sur eux, lui dit le saint vieillard ; considérez qu’ils n’ont été touchés ni de vos injures ni de vos louanges, et tâchez de mourir comme eux, en sorte que, quelque mauvais traitement qu’on vous fasse, vous ne vous irritiez jamais, et quelque marque d’estime ou quelque louange qu’on vous donne, vous ne vous enfliez pas de vanité ; c’est ainsi que vous pourrez vous sanctifier. »

Il recommandait que, quand on était obligé de corriger les autres, on ne se laissât pas emporter à la colère. « Si, en voulant reprendre votre frère, disait-il, vous vous mettez vous-même en colère, vous ne faites que satisfaire votre passion, au lieu d’exercer la charité. Et convient-il de vous perdre en sauvant les autres ? »

Paphnuce, son disciple, lui ayant demandé un jour quelque instruction, il lui répondit : « Ne faites tort à personne, ne jugez personne : observez bien cette règle, et vous serez sauvé. »

Nous avons aussi de lui une belle réponse qu’il fit, avec saint Macaire d’Alexandrie, à des officiers sur la vanité des grandeurs de ce monde. Allant un jour avec saint Macaire d’Alexandrie visiter un solitaire, ils montèrent pour cela dans un grand bateau qui servait à passer le Nil, et s’y rencontrèrent avec deux officiers de grande considération, et qui avaient un riche et nombreux équipage. Ces personnages, voyant au bout du bateau les deux saints couchés par terre, pauvrement vêtus et préparés à toute sorte d’événements, s’entretenaient ensemble du bonheur de ce genre de vie, qui à l’extérieur ne présentait pourtant rien que de méprisable. Enfin l’un d’eux, leur adressant la parole, dit : « Vous êtes heureux de vous jouer du monde comme vous faites, n’y prétendant autre chose qu’un habit pauvre et une nourriture très-simple. — Vous parlez presque comme un prophète, lui dit saint Macaire d’Alexandrie, en nous appelant heureux, puisque c’est là la signification du nom de Macaire que nous portons. Mais si vous avez raison de dire que ceux qui se consacrent, comme nous avons fait, au service de Dieu, se jouent du monde, nous avons, au contraire, grand sujet de vous plaindre de ce que le monde se joue de vous. » Ces paroles touchèrent si fort un de ces seigneurs, qu’étant arrivé chez lui il distribua une partie de ses biens aux pauvres, abandonna le reste ; et, ayant changé d’habit, il suivit la voix de Dieu qui l’appelait intérieurement, puis se hâta d’aller trouver des solitaires pour vivre avec eux.

Enfin cet homme si célèbre par ses prodiges, et qui ne l’était pas moins par ses héroïques vertus, étant à la fin de sa course, les anciens de la montagne de Nitrie lui députèrent des frères pour le prier de les venir voir encore une fois avant qu’il quittât la terre, parce qu’il était trop difficile qu’ils allassent tous à Scété. Sa charité ne put se refuser à leur invitation : il se rendit auprès d’eux, et, tous s’étant rangés autour de lui, les anciens le prièrent de dire quelque parole d’instruction à tous les frères assemblés. Il ne leur fit pas un long discours, mais il leur dit ces paroles si touchantes, et qui montraient qu’il avait conservé jusqu’à la fin de sa vie un sentiment intime de crainte de Dieu dans son cœur. « Pleurons, leur dit-il, mes frères, et que nos larmes ne tarissent point avant que nous allions en ce jour où celles que nous répandrons, si nous n’avons pleuré en cette vie, bien loin d’éteindre le feu qui nous brûlera, ne serviront qu’à l’enflammer. » Les frères furent si touchés de componction en entendant parler ainsi un homme si saint, et en même temps si humble, qu’ils se mirent tous à pleurer, se prosternèrent contre terre, et dirent : « Vous qui êtes notre père, nous vous conjurons de prier pour nous. »

Il y a apparence qu’il ne vécut pas longtemps après cette visite. Nous avons dit qu’il entreprit, étant encore jeune, de mener la vie ascétique à l’imitation de saint Antoine, auprès d’un village. Il se retira ensuite à l’âge de trente ans au désert de Scété, où il vécut soixante ans : ainsi il mourut l’an de Jésus-Christ 390, étant âgé de quatre-vingt-dix ans.