Vies choisies des Pères des déserts d’Orient/7

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Ad Mame et Cie (Nouvelle éditionp. 84-107).

SAINT ARSÈNE.


Que pouvons-nous dire à la gloire de saint Arsène qui ne soit au-dessous de ses mérites ? Sa vertu fut si éminente, qu’elle l’égala en quelque manière aux anges, et qu’il est très-peu de solitaires qui soient arrivés comme lui à un si haut degré de perfection. Il s’éleva d’autant plus, qu’il eut soin de s’humilier. Lui seul suffit pour mettre en honneur et donner un éclat merveilleux à l’état monastique. Il soutint avec une force supérieure et une invincible patience les combats et les travaux de la vie solitaire. Sa componction fut si vive et si tendre, que les larmes qu’elle faisait couler de ses yeux étaient intarissables ; et, pour tout renfermer en peu de mots, il a donné de si beaux exemples de toutes les vertus religieuses, qu’on ne peut rappeler son souvenir sans se sentir animé du désir de les pratiquer.

Saint Arsène était Romain, d’une famille distinguée également par sa noblesse et son opulence. On lui donna une éducation conforme à la grandeur de sa naissance, et nous pouvons ajouter qu’il la surpassa par les excellentes dispositions de son esprit et par son application à le cultiver ; ce qui le rendit un des plus savants hommes d’Italie, tant dans la langue grecque et la langue latine que dans les autres sciences.

Sa réputation vola jusqu’à l’empereur Théodose le Grand, qui, voulant pourvoir à l’éducation de ses enfants, l’appela à Constantinople pour lui en confier la conduite. Le choix d’un si grand prince ne pouvait tomber que sur un des plus grands personnages de l’empire, ce qui n’est pas un médiocre sujet d’éloge pour saint Arsène ; mais il en était si digne, que, si ce choix lui fit honneur, il n’en fut pas moins un juste discernement de Théodose.

Son arrivée à la cour impériale peut avoir été vers l’an 383. Il avait vingt-neuf ans ; de sorte qu’il peut être né vers l’an 354. Arcade, premier fils de l’empereur, n’avait que six ans lorsqu’il y vint, et Honorius, son frère, n’était pas encore né. Il ne vint au monde que l’an d’après, et ce ne fut qu’à sa huitième année qu’Arsène fut chargé de sa conduite, ayant auparavant celle d’Arcade.

Arsène, soit pour soutenir sa dignité, soit qu’il aimât naturellement le faste, faisait à la cour une figure brillante ; il était le plus richement vêtu et le plus superbement meublé. Il faisait grand usage de parfums, et avait à son service mille domestiques tous habillés de riches étoffes.

Dieu, qui l’appelait dans sa miséricorde à des grandeurs plus solides, ne permit pas que celles de la terre l’éblouissent si fort, qu’il n’en reconnût le faux éclat. Arsène, rentrant quelquefois au dedans de lui-même par de salutaires retours, sentait que son élévation et ses richesses n’étaient que des biens passagers qu’on est forcé de quitter avec la vie, après quoi il n’y a que nos œuvres qui nous restent. Il le sentait, et la grâce qui agissait dans son cœur y imprimait aussi, avec ces réflexions, une vive crainte de perdre son âme. De temps en temps il se jetait aux pieds de Dieu, et, répandant devant lui ses larmes et ses prières, il lui demandait avec sincérité qu’il lui fît connaître ce qu’il devait faire pour se sauver. Enfin sa persévérance dans cette demande lui obtint de Dieu une grâce qu’on peut regarder comme l’époque la plus marquée de sa vocation à la sublime perfection où il s’éleva depuis.

Priant donc un jour à son ordinaire, et réitérant la même demande avec larmes et une humble supplication, il entendit une voix qui lui dit : Arsène, fuis la compagnie des hommes, et tu te sauveras. Soit que cette voix frappât extérieurement ses oreilles, soit qu’elle ne se fît entendre qu’au fond de son cœur, ce que son historien ne nous explique pas, elle ne fut pas moins distincte et n’opéra pas moins son effet. Ce grand homme, dont le cœur était déjà, comme dit saint Théodore, préparé au sacrifice par la crainte du Seigneur, ne différa plus après cet oracle ; et, méprisant généreusement toutes les frivoles grandeurs de la terre, il s’embarqua secrètement sur un vaisseau qui faisait voile pour Alexandrie, d’où il passa au désert de Scété pour embrasser la vie solitaire.

Il avait alors quarante ans ; ainsi ce pouvait être l’an 394, Théodose vivant encore, et lui n’étant resté que onze ans à la cour. Il se rendit tout de suite à l’église des solitaires, et s’adressant à eux, il leur dit avec beaucoup de modestie : « Je vous supplie de me recevoir au nombre des moines, et de me montrer la voie que je dois suivre pour être sauvé. »

Il ne leur fut pas difficile de comprendre à son air et à son langage qu’il était un personnage de grande considération. Ils le questionnèrent beaucoup pour savoir qui il était, d’où il venait, et ce qu’il faisait dans le monde ; mais il tâchait de s’en défendre, alléguant seulement qu’il était un étranger qui ne cherchait qu’à assurer son salut. Enfin voyant que tout ce qu’il disait pour cacher son rang et sa condition ne changeait rien dans le jugement qu’ils avaient d’abord porté sur sa personne, il leur fit la confidence qu’ils désiraient, espérant de les engager par là plus efficacement à le servir dans sa sainte entreprise.

Ils ne furent pas peu embarrassés de savoir à quel solitaire de ce désert ils l’adresseraient pour le former aux vertus monastiques. Il n’était pas aisé de trouver un maître à celui qui l’avait été des enfants du maître du monde ; cependant, après avoir consulté entre eux, ils jetèrent les yeux sur le vénérable Jean le Nain, et le conduisirent à sa cellule.

Ce célèbre solitaire, ayant appris d’eux en particulier le sujet qui les amenait et les qualités d’Arsène, ne déclara pas d’abord ce qu’il en pensait ; mais, l’heure de none étant venue, il leur dit : « Si vous voulez, mes frères, nous devancerons le temps du repas (car les solitaires ne mangeaient qu’à l’heure de sexte), et quant au reste, que la volonté de Dieu s’accomplisse. » Il dressa en même temps la table, s’assit avec eux, et laissa Arsène debout sans même faire semblant de prendre garde à lui. Quelle épreuve pour un homme de cœur, si Arsène n’en eût quitté l’esprit pour se revêtir de celui de Jésus-Christ, qui n’est que patience et humilité ! Ce ne fut cependant que le prélude d’une autre bien plus rude, et qui montra dans Arsène, par la manière dont il s’y comporta, une vertu héroïque et capable, dans ses essais, de ce que les autres auraient regardé comme leur effort.

Tandis qu’il se tenait dans cette humiliante position, Jean le Nain prit un pain qui était sur la table, le jeta au milieu de la cellule, et, le regardant avec un air d’indifférence, lui dit : « Mangez, si vous voulez. » Aussitôt Arsène se met à quatre pieds, et va manger dans la même situation le pain à l’endroit où il le lui avait jeté. Une si rare docilité fit comprendre au vénérable Jean le Nain la solidité de sa vocation. Il n’en demanda pas d’autre preuve, et dit aux religieux : « Vous pouvez, mes frères, vous en aller avec la bénédiction du Seigneur ; priez pour nous. Je vous assure que celui-ci est propre pour la vie religieuse. »

Arsène n’eut pas besoin, après un si heureux commencement, de demeurer longtemps disciple pour être formé dans les devoirs de son nouvel état. Son maître eut la consolation de le voir faire, sous sa conduite, des progrès si rapides dans la perfection, qu’il surpassait les plus anciens même du désert dans la constance à supporter les travaux de la pénitence, et dans la patience et le courage à soutenir les combats des passions et du démon ; en sorte que, comme dans le monde il s’était distingué par sa science et par son faste, il se distinguait encore plus dans la religion par son humilité et par sa mortification. Cela fit que son père spirituel, reconnaissant l’attrait de sa grâce, qui était pour la vie entièrement retirée, ne le retint pas davantage auprès de lui, et lui permit de demeurer seul.

Ce fut alors que, se trouvant dans une pleine liberté de se livrer à toute l’étendue de sa ferveur, il pria encore Notre-Seigneur de lui faire connaître ce qu’il devait faire pour arriver à la sainteté, et il entendit de nouveau une voix qui lui dit : Arsène, fuis les hommes, garde le silence et demeure dans le repos : ce sont là les premiers fondements que tu doives jeter pour élever l’édifice de ton salut. Saint Théodore dit qu’ayant reçu cette divine leçon, il commença dès lors plus que jamais à porter toutes ses affections vers le ciel. Son corps était à la vérité sur la terre ; mais la conversation familière de son cœur n’était plus qu’avec les esprits bienheureux. Elle lui servit, cette leçon si excellente, de règle de conduite pour toute la vie. Il ne cessa jamais de s’en faire l’application ; et rien ne paraît plus merveilleux en lui que le soin qu’il prit de la mettre en pratique ; ce qui l’a rendu un objet d’admiration à toute l’antiquité.

Il s’avança dans le désert à treize lieues loin de l’église de Scété, pour mieux s’éloigner du commerce des hommes. Il se renferma si rigoureusement dans sa cellule, qu’il aimait mieux, lorsqu’il avait besoin de quelque chose, se servir du ministère de ses disciples que de sortir pour l’aller chercher lui-même.

Il ne recevait qu’à regret ceux qui venaient le visiter, et tâchait, tant qu’il le pouvait raisonnablement, de se dispenser de les recevoir. Théophile, patriarche d’Alexandrie, alla le voir avec un officier et quelques autres personnages, et le pria de dire un mot d’édification. Il fut quelque temps sans répondre, et, prenant ensuite la parole, il leur parla ainsi : « Si je vous dis quelque chose, l’observerez-vous ? » Ils répondirent tous qu’ils y étaient disposés ; et il ajouta : « Eh bien donc, en quelque endroit que vous appreniez que soit Arsène, ne l’y venez plus chercher. »

Ce patriarche n’osait depuis interrompre sa retraite ; mais, comme il y avait trop à profiter seulement en le voyant, il ne put se déterminer tout à fait à n’y plus aller. Voulant donc le visiter une autrefois, il envoya savoir auparavant s’il lui ouvrirait sa porte. Arsène, reconnaissant trop ce qu’il devait à un évêque pour la lui refuser, répondit au député qu’il la lui ouvrirait s’il venait, et ajouta en même temps qu’en le recevant il serait obligé de recevoir les autres, ce qui le forcerait enfin de quitter le lieu de sa retraite et d’en chercher ailleurs un autre où il fût moins détourné. Cela étant rapporté à Théophile, il dit qu’il aimait mieux se priver de le voir que de l’obliger par là d’abandonner sa cellule.

Il semblait que plus il voulait se cacher, plus cela inspirait aux autres le désir de le venir voir pour profiter auprès de lui ; mais, toujours attentif à pratiquer la leçon qu’il avait reçue du Ciel, il était ferme à ne recevoir de visites que celles où il pouvait profiter pour lui-même, ou qu’il connaissait que Dieu avait agréables. Un solitaire vint frapper à sa cellule, et le saint, croyant que c’était son disciple, lui ouvrit aussitôt ; mais voyant que ce n’était pas lui, il se jeta le visage contre terre, et dit à ce solitaire, qui le priait de se relever, qu’il ne le ferait qu’après qu’il se serait retiré, ce qu’il fit.

Il arriva aussi que d’autres solitaires, étant partis d’Alexandrie pour aller acheter du lin en Thébaïde pour leurs ouvrages, et passant au voisinage de sa cellule, dirent entre eux : « Puisque nous avons l’occasion favorable de voir l’abbé Arsène, il faut en profiter ; » et allèrent tout de suite à sa cellule. Son disciple s’enquit d’eux du sujet de leur arrivée, et le lui rapporta. Mais il lui dit : « Exercez l’hospitalité envers eux ; dites-leur de m’excuser si je ne les vois pas, et laissez-moi contempler le Ciel. »

Saint Théodore Studite remarque là-dessus qu’il ne faut pas croire que ce fût par défaut de charité que ce grand saint refusait de parler aux hommes, lui qui aimait tant cette précieuse vertu ; mais c’était seulement pour n’être pas détourné de l’exercice de la sainte récollection dans laquelle il s’était rendu parfait. Aussi saint Jean Climaque, qui le proposait pour modèle aux anachorètes de son temps, leur disait : « Vous qui vivez dans le désert, souvenez-vous de cet ange (c’est ainsi qu’il l’appelle), et considérez comment il renvoyait ceux qui le venaient voir dans sa solitude, sans même leur parler, de peur de perdre du côté de Dieu ce qui valait bien plus que tous les entretiens des hommes. »

Dieu fit voir, dans une rencontre, d’une manière bien marquée, que la conduite d’Arsène était dirigée par son Esprit-Saint. Un solitaire, attiré par sa réputation, vint à Scété uniquement pour le voir, et pria quelques frères qui desservaient l’église de ce désert, de le conduire à sa cellule. Ils l’invitèrent à se reposer et à prendre auparavant quelque nourriture, parce que sa cellule était fort écartée, comme nous l’avons dit ; mais il protesta qu’il ne mangerait point qu’il n’eût eu le bonheur de le voir ; sur quoi l’un d’entre eux s’offrit de l’y mener. Y étant entrés, ils le saluèrent avec respect, firent oraison et s’assirent avec lui, espérant qu’il leur donnerait quelque avis salutaire ; mais il se tint toujours dans un profond silence.

Après qu’ils eurent attendu quelque temps ainsi, le solitaire qui avait amené l’étranger dit : « Je m’en vais vous laisser en liberté, » pensant qu’Arsène lui parlerait plus facilement seul à seul ; mais l’étranger, étonné de son silence, ne voulut pas rester davantage, et dit à son guide qu’il s’en allait aussi avec lui. Lorsqu’ils furent sortis de sa cellule, il lui dit : « Menez-moi, je vous prie, chez l’abbé Moïse. » C’était un fameux solitaire qui avait été, avant sa conversion, chef d’une bande de voleurs.

Celui-ci les reçut bien différemment de saint Arsène, car il leur témoigna beaucoup de charité et leur donna à manger. Lorsqu’ils se furent retirés, le solitaire qui avait conduit l’autre lui dit : « Vous avez donc vu ces deux grands personnages ; dites-moi à présent lequel des deux vous estimez davantage ? — C’est, répondit-il, celui qui nous a si bien traités. » Ceci ayant été rapporté aux autres solitaires, un ancien se mit en prière et demanda au Seigneur qu’il lui fît connaître pourquoi Arsène, par l’amour qu’il lui portait, fuyait avec tant de soin la compagnie des hommes, au lieu que, par un effet du même amour, Moïse recevait si bien tout le monde ; sur quoi, étant tombé en extase, Dieu lui fit voir deux bateaux qui voguaient sur le Nil, dans l’un desquels était l’abbé Arsène conduit par le Saint-Esprit, en grand repos et en grand silence ; et dans l’autre était l’abbé Moïse, conduit par les anges de Dieu, qui lui remplissaient la bouche de miel.

Il n’aimait pas que ceux dont il recevait la visite avec moins de peine s’arrêtassent trop longtemps. L’abbé Ammon ou Ammoës, qu’il estimait beaucoup, l’étant venu voir, lui dit au commencement de l’entretien qu’il eut avec lui : « Mon père, que pensez-vous de moi ? — Je vous regarde, lui répondit Arsène, comme un ange. » Après qu’ils eurent conféré assez de temps, et plus qu’Arsène n’aurait voulu, il lui demanda de nouveau ce qu’il pensait de lui. « Je vous regarde, lui dit-il, à présent comme un tentateur ; car, quand vous ne me diriez rien que de bon, c’est autant que si vous me donniez des coups de couteau. »

Un solitaire nommé Marc lui ayant demandé pourquoi il fuyait l’entretien des frères, il lui répondit : « Dieu sait combien je vous aime ; mais je ne saurais être en même temps avec lui et avec les hommes ; car, au lieu que les anges, presque infinis en nombre, n’ont qu’une même volonté, les hommes en ont beaucoup et qui sont très-différentes ; et ainsi je ne saurais quitter Dieu pour converser avec eux. »

Une des raisons encore pour lesquelles il évitait l’entretien des autres, est qu’il craignait toujours d’y commettre quelque faute. C’est ce qui lui faisait dire qu’il s’était repenti souvent d’avoir parlé, mais qu’il ne s’était jamais repenti de s’être tu. Admirable instruction, bien propre à nous faire entendre combien il est difficile de parler sans blesser la conscience, et combien le silence est propre à la conserver dans sa pureté. Aussi l’excellent auteur du livre de l’Imitation de Jésus-Christ (l. I, ch. 10 et 20) n’a pas manqué de la recueillir comme une des plus importantes qu’on puisse donner à ceux qui aspirent à la vie intérieure.

Personne cependant n’était plus en état de parler avec onction et avec dignité des choses de Dieu que le grand Arsène. Mais on peut ajouter aussi que ce fut dans le recueillement profond que lui procura son amour pour la retraite et le silence, qu’il puisa les lumières sublimes dont son âme fut éclairée, et qu’il acquit la facilité de parler de la vertu aussi bien qu’aucun des anciens du désert. C’était encore pour ne pas s’engager dans des conversations trop longues et trop épineuses, qu’il n’aimait pas à parler des passages des saintes Écritures difficiles à expliquer, sous prétexte de les éclaircir ; et par la même raison il évitait d’entretenir des relations avec les absents par lettres, n’en écrivant que lorsqu’il ne pouvait absolument s’en dispenser.

Toute son attention était donc de se cacher, de vivre inconnu aux hommes, de demeurer dans le secret de la face de Dieu, occupé sans cesse à le contempler et à prendre soin de son âme. Il n’était venu dans le désert que dans cette intention, et, pour s’animer davantage à se soutenir dans sa première résolution et à la pratiquer dans toute son étendue, il se disait souvent à lui-même ces belles paroles, que saint Euthyme et saint Bernard se sont rendues depuis si familières à son exemple : Arsène, pourquoi as-tu quitté le monde ?

L’abbé Daniel, qui pouvait parler de lui en témoin oculaire, ayant eu le bonheur d’être son disciple, dit que, lorsqu’il était dans l’église, il se tenait derrière un pilier, soit pour n’être pas distrait par les objets extérieurs, soit afin que personne ne vît son visage, qui, en effet, paraissait comme celui d’un ange.

Autant ce grand saint était fidèle à garder le silence et la retraite, autant goûtait-il la douceur de la vie recueillie, et avait-il d’attrait pour la prière et pour l’oraison. On peut dire qu’il en faisait ses délices ; et là son cœur, dégagé de toutes les choses sensibles, s’élevait vers Dieu avec une ardeur admirable, pour se perdre, en quelque façon, dans son sein par la sublimité de sa contemplation. Un frère à qui Dieu faisait connaître quelquefois les merveilles de sa miséricorde dans ceux qu’il favorisait plus particulièrement de ces précieux dons, vint à sa cellule, et, regardant par la fenêtre, il vit le saint comme s’il eût été tout en feu. C’était l’ardeur dont son âme était saintement embrasée dans l’oraison que Dieu voulait manifester par ce prodige. Il frappa ensuite à la porte, et le saint, ayant ouvert et le voyant tout étonné, lui demanda s’il y avait longtemps qu’il frappait, et s’il avait vu quelque chose ; après quoi il l’entretint quelques moments, et le renvoya.

Il passait les nuits entières dans l’exercice de l’oraison ; et les samedis, le soleil se couchant derrière lui, lorsqu’il priait la face tournée à l’orient et les mains étendues vers le ciel, il continuait à prier dans cette situation jusqu’à ce que cet astre, se levant le lendemain, lui frappât les yeux de ses rayons ; et alors il s’asseyait pour prendre un peu de repos. Ceci fait voir qu’il était alors élevé au-dessus des sens et entièrement absorbé en Dieu, puisqu’il eût été impossible naturellement qu’il pût se soutenir sans cela une nuit entière les bras élevés vers le ciel.

Mais ce n’était pas seulement le samedi qu’il passait toute la nuit dans les veilles, il le faisait ordinairement, tant pour donner plus de temps à son attrait pour l’oraison, que par son esprit de mortification ; après avoir veillé la nuit, selon sa coutume, quand l’aurore venait à poindre, il appelait le sommeil, en disant : « Viens maintenant, méchant serviteur ; » puis, fermant les yeux, il dormait quelque peu de temps assis, et se levait presque aussitôt.

Il disait qu’un religieux qui voulait tout de bon combattre ses passions, et y réussir efficacement, devait se contenter de dormir une heure par jour. Le démon ne laissait pourtant pas de le tenter là-dessus comme sur d’autres sujets. Il s’en plaignit même une fois à ses disciples Alexandre et Zoïle, et les pria de passer la nuit avec lui pour observer s’il ne se laisserait pas vaincre au sommeil. Ils le firent, et aperçurent seulement que le matin au point du jour il avait fermé les yeux et respiré trois ou quatre fois, en sorte qu’ils ne purent pas comprendre s’il avait véritablement sommeillé.

Comme il ne souffrait rien dans son intérieur qui le détournât de l’esprit de prière et empêchât son cœur de s’élever à Dieu avec liberté, aussi craignait-il d’être détourné au dehors, par le moindre bruit, de l’attention à la présence de Dieu, surtout au temps de l’oraison. S’étant trouvé avec d’autres solitaires dans un endroit auprès duquel il y avait quantité de roseaux, il entendit du bruit et demanda aux autres ce que c’était. Ils lui dirent que c’était le vent qui soufflait dans des roseaux. « Je m’étonne, leur répondit-il, que vous puissiez vous accoutumer à ce bruit, car si un solitaire demeure assis dans un véritable repos, le chant même d’un oiseau troublera un peu la paix et la tranquillité de son cœur. »

Pour se conserver dans cette tranquillité d’esprit et de cœur, il avait une maxime qui ne pouvait que l’y aider efficacement. « Un moine, disait-il, qui demeure hors de son pays dans une province étrangère, ne doit se mêler de rien, et il jouira d’un véritable repos. » Nous avons aussi de lui cette belle sentence, qui renferme un grand fonds d’instruction pour les personnes qui aspirent à la vie intérieure : « Si nous cherchons Dieu, disait-il, nous le rencontrerons ; et si nous savons le retenir, il demeurera avec nous. »

Ce n’était pas seulement par amour pour la retraite que saint Arsène aimait si fort le silence, il le gardait encore pour se dérober plus souvent aux piéges de la vanité.

Par ce principe d’humilité, il ne dédaignait pas de prendre conseil des autres, tandis qu’il était si bien en état d’en donner lui-même par l’éminence de sa science, et surtout de son expérience dans les dons de Dieu. Il alla consulter un jour saint Pémen au sujet de son disciple, qu’il lui amena, sur ce qu’il témoignait toujours un plaisir sensible de l’entendre parler des choses de Dieu, et saint Pémen lui répondit qu’il s’attachât principalement à l’instruire par ses exemples plutôt que par ses discours.

Saint Théodore Studite rapporte que ce grand saint communiquant ses pensées à un solitaire d’Égypte fort avancé en âge, mais peu instruit des lettres humaines, un autre qui s’y rencontra lui dit ensuite : « Abbé Arsène, comment, étant aussi profond que vous l’êtes dans les sciences grecques et latines, consultez-vous ce bon vieillard rustique et ignorant ? » À quoi il répondit : « Il est vrai que je suis assez versé dans les sciences dont vous parlez ; mais je ne suis pas encore parvenu à savoir l’alphabet de ce vieillard que vous regardez comme un rustique. » Sur quoi saint Théodore fait cette belle réflexion : « Ce saint homme, dit-il, voulait nous donner à entendre par là que, si nous ne nous étudions, par une sincère humilité, à apprendre cet alphabet préférablement à toute autre science, eussions-nous acquis d’ailleurs des connaissances sublimes, nous ne serons dans la vérité que des rustiques et des ignorants. »

Évagre, s’entretenant avec lui de quelques religieux d’Égypte qui se souciaient peu d’acquérir les sciences humaines, lui disait : « Pourquoi nous autres, après nous être si fort appliqués à l’étude et aux sciences, n’avons-nous acquis aucune vertu, tandis que ces Égyptiens, qui n’ont aucune teinture des lettres, ont si bien profité dans la piété ? — C’est, répondit saint Arsène, que nous sommes tout occupés de ces vaines sciences ; au lieu que ces Égyptiens, quoique grossiers, tournent tous leurs soins du côté des vertus, et travaillent si bien, qu’ils parviennent à les acquérir. »

Saint Arsène, également distingué par le poste éminent qu’il avait occupé à la cour, et par l’éclat des vertus dont il brillait dans son désert, méritait d’être souverainement respecté de tous les solitaires, et il l’était aussi ; mais son humilité ne pouvait le souffrir et ne voulait aucune distinction. Cela parut surtout dans l’occasion que nous allons citer. Quelques personnes apportèrent des figues sèches pour les distribuer aux solitaires de Scété ; mais, comme il y en avait peu, les pères qui en firent la distribution n’osèrent, par respect, lui en envoyer, craignant que ce ne fût lui faire une injure plutôt qu’un présent de lui donner peu de chose. Il le sut, et ne voulut point aller à l’église comme il faisait auparavant, disant aux pères : « Vous m’avez donc excommunié en ne me faisant point part des largesses que Dieu nous a faites, parce qu’en effet je n’en suis pas digne. » Sur quoi le prêtre lui en porta, et l’emmena ensuite à l’église fort satisfait ; ce qui fut pour les solitaires, qui admirèrent son humilité, un grand sujet d’édification.

On peut regarder aussi l’extrême pauvreté à laquelle il s’était réduit, comme un effet de son humilité autant que du découragement de son cœur. On disait de lui que, comme il n’y avait personne à la cour, lorsqu’il y était, qui fût vêtu plus magnifiquement, aussi il n’y avait point dans tout le désert de Scété de solitaire qui eût une plus mauvaise robe. Étant tombé malade, il se trouva en si grande nécessité, qu’ayant besoin de quelque linge il n’eut pas de quoi l’acheter, bien qu’il ne fallût que peu d’argent. Il le reçut en aumône, et dit ensuite : « Je vous rends grâces, ô mon Dieu, de ce que vous m’avez rendu digne d’avoir besoin de recevoir l’aumône en votre nom. »

Étant aussi malade, soit que ce fût dans la même maladie ou dans une autre, le prêtre de Scété le fit transporter auprès de l’église, le fit mettre sur un petit lit, et mit un oreiller sous sa tête. Un ancien solitaire étant venu le voir, et le trouvant sur ce lit, en fut scandalisé, et dit : « Est-ce donc là cet abbé Arsène ? Comment est-il couché si commodément ! » Le prêtre le prit alors en particulier et lui demanda quelle était sa profession avant qu’il se rendît solitaire. « J’étais berger, répondit-il. — Et comment viviez-vous ? ajouta le prêtre. — Avec beaucoup de peine et de travail, répondit-il. — Comment êtes-vous à présent dans votre cellule ? reprit le prêtre. — J’y suis assez commodément, dit-il, et j’y jouis du repos. » Alors le prêtre, voulant guérir son âme du jugement précipité qu’il avait porté contre le saint, lui dit : « Vous voyez l’abbé Arsène ; il était le père des empereurs ; il avait mille domestiques à son service ; il était couché dans un lit magnifique. Quelle différence donc de son ancienne condition à la vôtre, vous qui n’aviez pas même, quand vous étiez berger, le repos dont vous jouissez à présent, au lieu que lui n’a plus aucune des commodités qu’il avait dans le monde ! Ainsi, en quittant le siècle vous n’avez fait que changer la vie pénible que vous y meniez en une vie plus douce, tandis qu’il a passé d’une vie opulente et fastueuse en une vie de pénitence. » Le bon vieillard reconnut à ce récit l’injustice de son jugement précipité. Il avoua sa faute, et se retira en profitant d’un si bel exemple.

Un officier de l’empereur lui ayant apporté le testament qu’un de ses parents, de l’ordre des sénateurs, avait fait en sa faveur, sur lequel il lui laissait une très-riche succession, il voulut d’abord le déchirer afin qu’il n’en fût plus parlé ; mais l’officier se jeta à ses pieds et le pria de n’en rien faire, parce qu’il y allait de sa tête. Sur quoi saint Arsène lui dit : « Comment a-t-il pu me faire son héritier, n’étant mort que depuis peu, tandis que moi-même je suis mort depuis longtemps ? » Ainsi il le renvoya avec le testament, sans rien accepter de cet héritage.

Ce n’était pas une petite pénitence pour saint Arsène de vivre dans un si grand dépouillement de toutes choses, et de s’être réduit à une privation entière de toutes les commodités de la vie, après avoir joui à la cour de toutes celles que procure l’opulence. Mais ce grand saint, en quittant le monde, s’était attaché à se mortifier par tous les endroits sur lesquels il croyait avoir suivi la satisfaction de ses sens. Ainsi il mortifiait la démangeaison de paraître, si naturelle aux gens d’esprit, par la retraite rigoureuse et par le silence qu’il n’interrompait presque jamais. Il mortifiait l’amour des aises et des commodités du corps par le dénûment de tout, et cette pauvreté évangélique si parfaite à laquelle il s’était réduit. Il mortifiait l’amour du repos par les veilles continuelles dont nous avons parlé. Il mortifiait l’orgueil par la fuite de tout ce qui pouvait le faire estimer des hommes, et le mépris généreux de toute la gloire mondaine. Les auteurs de sa Vie nous marquent encore deux genres de mortification qu’il pratiquait, et qui montrent en lui le zèle que le désir de mourir à tout et de s’immoler à Dieu par la pénitence inspire à un cœur pénétré de cette vertu.

Lorsqu’il faisait des corbeilles, ce qui était son travail ordinaire, et que l’eau dans laquelle il faisait tremper les feuilles de palmier venait à se corrompre, il ne voulait pas qu’on la renouvelât ; mais il se contentait de mettre de l’eau fraîche dessus, afin qu’elle continuât à sentir mauvais ; et il ne la changeait entièrement qu’une fois l’année. Quelques solitaires lui représentèrent là-dessus que cette eau infecte donnait une mauvaise odeur dans sa cellule, et ne pouvait que l’incommoder beaucoup ; mais il leur fit cette belle réponse : « Je n’ai que trop usé de parfums exquis lorsque j’étais dans le monde ; il est bien juste qu’à présent je souffre cette mauvaise odeur, pour réparer la sensualité que j’ai suivie, afin qu’en la supportant avec patience, Dieu me délivre au jour du jugement de la puanteur insupportable de l’enfer, et que je ne sois pas condamné avec ce mauvais riche qui avait vécu dans le luxe et la bonne chère. »

Son abstinence était telle, que ses disciples avouaient qu’ils ne savaient pas de quoi il vivait ; car, disait l’abbé Daniel, pendant plusieurs années que nous avons été avec lui, nous ne lui donnions qu’une petite mesure tous les ans ; et cependant non-seulement elle lui suffisait, mais encore il nous en donnait toutes les fois que nous allions le voir. Il ne mangeait pas non plus de fruit, excepté quand il était entièrement mûr. Il priait alors, pour éviter la singularité, qu’on lui en apportât, et se contentait d’en goûter un peu.

Quelque attrait qu’il eût pour l’oraison et la contemplation, il ne laissait pas de travailler des mains jusqu’à l’heure de sexte ; mais ce travail n’interrompait pas son recueillement et son union intérieure avec Dieu. Il était, au contraire, si pénétré de sa divine présence, qu’il ne la perdait point de vue, et qu’il était obligé de tenir toujours un mouchoir pour essuyer les larmes qui coulaient de ses yeux, même en travaillant. Dieu lui en avait accordé le don précieux en si grande abondance, qu’elles lui firent tomber les cils des paupières. Ces pleurs venaient du regret de ses fautes passées, et du désir ardent avec lequel il soupirait après l’éternité bienheureuse. Le souvenir de la mort, qu’il avait aussi presque sans cesse présent, lui en fournissait encore le sujet : car, quoiqu’il aspirât après la céleste patrie par la véhémence de son amour, la sévérité des jugements de Dieu lui inspirait également une sainte frayeur ; ce qui fit dire à Théophile, patriarche d’Alexandrie, lorsqu’il était près de mourir : « Ô abbé Arsène ! que vous êtes heureux d’avoir toujours eu dans l’esprit ce redoutable moment ! »

Un ancien rapportait aussi de lui qu’il examinait deux fois le jour, le matin et le soir, s’il avait fidèlement observé ce que Dieu voulait de lui, ou s’il avait manqué de suivre sa volonté en quelque chose ; et qu’il avait passé ainsi sa vie dans l’exercice continuel d’un jugement rigoureux envers lui-même, et un sentiment habituel de pénitence ; ce que tout bon solitaire devait faire à son exemple.

Le démon, toujours ennemi des saints, le tourmenta un jour cruellement dans sa cellule, et ce ne fut pas sans doute cette seule fois. Les solitaires qui avaient accoutumé de le servir vinrent le trouver dans cette fâcheuse rencontre, et, étant près de sa cellule, l’entendirent qui disait en criant : « Seigneur, venez à mon secours, et ne m’abandonnez pas. Il est vrai que je n’ai rien fait jusqu’à présent qui puisse vous être agréable ; mais accordez-moi, par votre bonté infinie, la grâce de jeter de bons fondements et de commencer à bien vivre. »

Telles étaient donc les vertus du grand Arsène. Il ne faut pas s’étonner si le démon en était jaloux et s’il déployait pour cela contre lui sa rage, autant que Dieu lui en laissait le pouvoir, pour épurer davantage son serviteur et accroître ses mérites ; et son exemple, comme celui de tant d’autres saints, doit servir également de modèle et de consolation aux âmes timorées, à qui l’esprit de ténèbres livre de violents combats. Alors l’humilité, la confiance en Dieu et le recours à sa bonté doivent leur servir de défense.

Mais ce ne fut pas seulement par la tentation des malins esprits que Dieu éprouva saint Arsène. À peine s’était-il retiré dans le désert, qu’il y fut troublé par l’irruption des Maziques, et obligé de s’enfuir pour quelque temps, comme plusieurs autres.

Dans cette incursion, qui arriva vers l’an 395, ils tuèrent plusieurs solitaires de Scété. Saint Arsène se déroba à leur fureur avec ceux qui purent échapper. Nous ne savons pas où il se retira alors. Ce fut peut-être à Troé, appelé autrement Pétra ou la Roche-de-Troé, près de Memphis, d’où il alla à Canope ; mais il n’y resta pas longtemps, car, les barbares s’étant retirés, il retourna à Scété.

Les Maziques firent une seconde irruption dans le désert de Scété, environ vers l’an 434, et il fut obligé de s’enfuir une seconde fois pour éviter de tomber entre leurs mains. Il y avait quarante ans qu’il demeurait dans ce désert. En partant il répandit des larmes, et dit : « La trop grande multitude de peuple a causé la ruine de Rome, et la trop grande multitude de moines a causé celle de Scété. »

Ce n’était pas sans sujet qu’il formait ces plaintes. On sait comment le trop grand nombre de solitaires donna occasion au relâchement et introduisit bien des abus dans les monastères, qui en causèrent enfin la ruine entière. Le lieu que le saint choisit pour sa retraite fut Troé, comme il avait fait la première fois. Divers solitaires d’Alexandrie, dont plusieurs même étaient considérables selon le monde, y vinrent un jour pour le voir. Il était malade, et, soit pour cette raison ou pour n’être pas troublé dans sa solitude par d’autres qui, à leur exemple, n’auraient pas manqué de lui faire leurs visites, il s’excusa de les voir ; de quoi ils furent un peu mécontents.

Il demeura dix ans dans ce lieu, après quoi une autre incursion des barbares l’obligea de se retirer à Canope, où il passa encore trois ans. Les solitaires qu’il avait refusé de voir à Troé ne se rebutèrent pas, et vinrent une seconde fois à Canope pour conférer avec lui. Il les reçut alors avec beaucoup de témoignages d’affection et de charité. Un d’eux se plaignit à lui de ce qu’il n’avait pas voulu lui donner la même consolation lorsqu’il était à Troé ; mais il lui fit entendre que ce n’avait pas été par mépris, mais par des raisons légitimes. Ces raisons, comme nous avons dit, étaient principalement pour n’être pas détourné de cette étroite retraite que Dieu lui avait recommandé de garder fidèlement. Cela fut cause encore qu’il demeura peu de temps à Canope, où il était trop importuné de visites, quelque moyen qu’il prît pour les éviter.

Il résolut donc d’abandonner sa cellule sans en rien emporter, et même de se séparer d’Alexandre et de Zoïle, ses deux disciples, pour vivre plus solitaire que jamais.

Il dit au premier de prendre un vaisseau et de se retirer, et à Zoïle de l’accompagner jusqu’au fleuve pour lui trouver un bateau qui le menât à Alexandrie, et qu’après cela il s’en irait joindre son frère, c’est-à-dire Alexandre, son disciple. Ils furent également surpris de cet ordre, ne pouvant presque se consoler de sa séparation, et ils se demandaient réciproquement s’ils l’avaient mécontenté en quelque chose, ou s’ils lui avaient manqué d’obéissance, ce qu’ils n’avaient pourtant pas à se reprocher. Ils obéirent néanmoins sans répliquer, et se retirèrent à la Roche-de-Troé. Pour le saint, il alla à Alexandrie, où il tomba dangereusement malade.

Ce n’était pas sa dernière heure ; ainsi il se releva insensiblement de sa maladie. Ses disciples, qui s’informaient de lui dans toutes les occasions qu’ils en avaient, apprirent avec douleur sa situation, et n’osèrent l’aller voir, de peur de manquer à ses ordres et de lui faire de la peine ; mais, lorsqu’il fut tout à fait remis, il se détermina de lui-même à venir les joindre à Troé, où il savait qu’ils étaient, en disant : « J’irai joindre à présent mes pères ; » car c’est ainsi qu’il les appelait par honneur.

Cependant ses disciples, toujours attentifs à ce qu’il faisait, quoiqu’ils ne pussent le savoir que par relation, apprirent avec une grande joie qu’il venait les joindre à Pétra, c’est-à-dire à Troé, qu’on appelait autrement Pétra, comme nous l’avons déjà remarqué ; et, dans l’empressement qu’ils avaient de le voir, ils vinrent au-devant de lui et se jetèrent à ses pieds. Il fit la même chose de son côté, et ils répandirent tous trois beaucoup de larmes, soit de la joie de se revoir, soit pour avoir resté longtemps séparés.

Il leur demanda pourquoi ils n’étaient pas venus le voir dans sa maladie, et Alexandre lui répondit que c’était à cause du regret qu’ils avaient eu de sa séparation ; que même plusieurs en avaient été affligés et qu’ils la leur avaient imputée, en disant qu’il ne les aurait pas renvoyés s’ils lui eussent été plus soumis. Il leur répondit : « Je savais bien qu’on le dirait ; mais à présent on changera de langage, et on dira que la colombe, ne trouvant où reposer ses pieds, revint à Noé dans l’arche. » Cette réponse apaisa la douleur de ses disciples, qui ne le quittèrent plus jusqu’à sa mort.

Il se retira donc tout à fait à Troé avec eux, et ce fut là que deux ans après il termina heureusement sa course. Comme il vit que sa fin approchait, il dit à ses disciples, au nombre desquels était Daniel, de ne pas se mettre en peine d’avoir de quoi faire pour lui des aumônes après sa mort, ce qui montrait combien il était pauvre ; mais qu’il suffisait qu’on se souvînt de lui au saint sacrifice. « Si j’ai fait quelque bonne œuvre dans ma vie, ajouta-t-il, je la trouverai devant Dieu. » Ces paroles, qui leur annonçaient sa mort comme prochaine, les affligea et les troubla beaucoup. Il voulut les leur adoucir, et leur dit : « Mon heure n’est pas encore venue ; je vous en avertirai dès qu’elle arrivera ; mais je dois vous dire que je ne veux pas que vous donniez quoi que ce soit de mon corps pour être conservé comme des reliques, et, si vous le faites, je me rendrai votre accusateur au tribunal de Dieu, où vous paraîtrez comme moi. » Ce grand saint, qui avait voulu se cacher toute sa vie, voulut aussi, par un sentiment de la plus profonde humilité et d’un amour saint pour la vie cachée, être oublié après sa mort, outre qu’il craignait qu’on ne gardât son corps sans l’enterrer, selon la coutume superstitieuse des Égyptiens ; ce qui n’a rien de commun avec l’honneur que nous rendons aux saintes reliques.

Ses disciples lui dirent là-dessus : « Que ferons-nous donc, notre père ? Nous ne savons pas comment on arrange et comment on ensevelit les morts. — Hélas ! leur répondit-il, est-ce que vous ne sauriez m’attacher une corde aux pieds et me traîner ainsi à la montagne ? »

Enfin, comme il était près de rendre l’esprit, il commença à pleurer, ce qui n’est pas étonnant dans les plus grands saints, qui, ayant été pénétrés d’une plus vive crainte du Seigneur pendant leur vie par les lumières qu’ils avaient de sa sainteté, ont souvent redouté de paraître devant lui, sans perdre le désir de le posséder et l’espérance en sa miséricorde. Néanmoins ses disciples, qui avaient été témoins de sa vie toute céleste, en furent surpris. « Pourquoi, mon père, pleurez-vous ? lui dirent-ils. Est-ce que vous craignez la mort comme les autres ? — Oui, sans doute, leur répondit-il, et cette crainte ne m’a jamais quitté depuis que je me suis fait solitaire. »

Ce fut dans ces sentiments d’humilité qu’il rendit au Seigneur son âme enrichie de vertus et de mérites, étant âgé de quatre-vingt-quinze ans, dont il en avait passé quarante dans le monde, autant à Scété, dix à Troé, trois à Canope ou à Alexandrie, et deux encore à Troé ; de sorte qu’il peut être mort en 449 ou 450.

Le visage de saint Arsène paraissait tout angélique, comme on dit qu’était celui de Jacob. Il était grand et de belle taille, mais assez sec et courbé à cause de sa vieillesse. Ses cheveux blancs le rendaient vénérable. Sa barbe descendait jusqu’au milieu du corps ; mais il n’avait plus de cils aux paupières ; ses larmes continuelles les avaient fait tomber.

Ses disciples prirent soin de sa sépulture, et l’abbé Daniel dit que le saint lui laissa sa tunique de peau, son cilice blanc et ses sandales de feuilles de palmier, et il s’en revêtit avec une respectueuse dévotion pour participer à sa bénédiction.