Vies des grands capitaines/Lysandre
LYSANDRE
I. Lysandre[1], de Sparte, a laissé une grande réputation qu’il a due à sa fortune plus qu’à son mérite. On sait qu’il défit entièrement les Athéniens, dans la vingt-sixième année de la guerre du Pélopo nèse ; mais on ignore de quelle manière. Ce succès fut l’effet, non de la valeur de ses troupes, mais de l’indiscipline des Athéniens qui, n’obéissant point à leurs chefs et ayant quitté leurs vaisseaux pour se disperser dans les campagnes, tombèrent entre les mains de l’ennemi. Dès lors Athènes fut forcée de se rendre. Lysandre, enflé de cette victoire, avant laquelle il avait toujours été factieux et plein d’audace, se livra tellement à son caractère, qu’il fit des Lacédémoniens l’horreur de la Grèce. Ces derniers avaient souvent dit qu’ils prenaient les armes pour briser le despotisme des Athéniens ; mais, quand Lysandre se fut emparé de leur flotte à Ægos-Potamos[2], il ne travailla qu’à mettre toutes les villes sous sa propre dépendance, en feignant d’agir pour les Lacédémoniens. Après en avoir chassé tous les partisans des Athéniens, il avait choisi, dans chacune, dix citoyens[3] auxquels il avait confié le pouvoir suprême, n’admettant dans ce nombre de magistrats que des gens qui lui étaient attachés par les liens de l’hospitalité, ou qui lui avaient fait le serment d’être à lui. Ce décemvirat établi dans toutes les villes, tout s’y fit à sa volonté.
Il. Pour ne pas fatiguer le lecteur du détail de ses cruautés et de ses perfidies, je me borne à en rapporter un seul exemple. En revenant de l’Asie, il se détourna vers Thasos. Parce que cette ville avait signalé sa fidélité pour les Athéniens, comme si les ennemis les plus constants devenaient ordinairement les plus fermes amis, il désira la renverser de fond en comble. Il vit que, s’il ne cachait pas son dessein, les Thasiens lui échapperaient par la fuite et se mettraient en sûreté. En conséquence .... [4]
[Lysandre, après s'être rendu maître de Thasos, sut qu'il y avait dans cette ville beaucoup d'habitants qui favorisaient les Athéniens, mais que la crainte des Lacédémoniens les obligeait à se tenir couverts. Lysandre convoqua les Thasiens au temple d'Hercule, et, leur parlant avec une bonté affectée, leur dit qu'il ne trouvait point étrange que, dans le changement arrivé dans leur ville, il restât encore des vestiges cachés dès premières inclinations ; que c'était une chose pardonnable ; que du reste on pouvait vivre en sûreté ; qu'il ne maltraiterait personne, et qu'on pouvait prendre confiance à la parole qu'il en donnait dans un lieu sacré, tel qu'était ce temple, et dans la ville d'Hercule, à qui ils avaient l'honneur d'appartenir à tant de titres. Les partisans cachés des Athéniens, rassurés par les belles paroles de Lysandre, commencèrent à se montrer plus librement, et Lysandre les laissa quelque temps jouir de cette fausse sécurité ; mais quand ils ne furent plus sur leurs gardes, il les fit enlever et mettre à mort.]
III. Les Lacédémoniens abolirent donc la puissance décemvirale qu’il avait établie. Lysandre, outré de ressentiment, forma le projet de détruire la royauté dans Lacédémone. Sentant qu’il ne pouvait l’exécuter sans le secours des dieux, parce que les Spartiates avaient coutume de référer tout aux oracles, il tâcha d’abord de corrompre les prêtres de Delphes. N’ayant pu en venir à bout, il tenta ceux de Dodone. Rebuté aussi de ce côté, il dit qu’il avait fait à Jupiter Ammon un voeu dont il devait s’acquitter, s’imaginant qu’il aurait moins de peine à gagner les prêtres africains. Il partit pour l’Afrique dans cette espérance ; mais les principaux ministres du temple de Jupiter trompèrent beaucoup son attente. Non seulement ils furent incorruptibles, mais ils envoyèrent encore des députés à Lacédémone pour accuser Lysandre d’avoir essayé de séduire leurs prêtres. Appelé en justice pour ce crime, il fut absous par ses juges. On l’envoya au secours d’Orchomène[5]. Il fut tué par les Thébains auprès d’Haliarte. Une harangue trouvée dans sa maison, après sa mort, justifia l’idée qu’on avait de lui. Il y conseille aux Lacédémoniens d’abolir la puissance royale, et de choisir, parmi tous les citoyens, un général chargé de faire la guerre. Cette pièce était d’ailleurs tournée de manière qu’elle paraissait s’accorder avec la décision divine, qu’il ne doutait pas d’obtenir à prix d’argent. On dit que c’est Cléon d’Halicarnasse qui l’avait composée.
IV. Il ne faut point omettre ici le trait de Pharnabaze[6], satrape du roi de Perse. Lysandre, commandant la flotte, avait commis, dans le cours de la guerre, beaucoup d’actes d’avarice et de cruauté. Soupçonnant qu’on avait informé de ces faits les Lacédémoniens, il pria Pharnabaze de lui donner pour les éphores une attestation de la manière intègre avec laquelle il avait fait la guerre et traité les alliés, et de s’étendre sur ce point dans sa lettre, parce que son autorité serait d’un grand poids à cet égard. Pharnabaze lui promet tout son zèle ; il écrit une longue lettre où il le comble d’éloges, et la lit à Lysandre qui s’en montre satisfait. Mais le satrape, en la fermant, en substitue une autre toute cachetée, du même volume et d’une forme si semblable, qu’il était impossible de la distinguer de la première. Il faisait dans celle-ci le détail le plus exact de son avarice et de sa perfidie. Lysandre, retourné à Sparte, après avoir rendu le compte qu’il lui plut de sa conduite au premier magistrat, lui remit, comme un certificat, la lettre de Pharnabaze. Les éphores, l’ayant fait retirer, en prirent connaissance et la lui donnèrent ensuite à lire. Il fut ainsi, sans le savoir, son propre accusateur.
- ↑ Lysandre était fils d'Aristoclitès, descendant des Héraclides.
- ↑ Petite rivière de la Chersonèse de Thrace.
- ↑ Athènes était gouvernée par trente tyrans; le Pirée en avait dix.
- ↑ Il y a une lacune dans le texte. Le passage entre crochets est extrait des Stratagèmes de Polyen (I, 45).
- ↑ Les Lacédémoniens étaient alors en guerre avec Thèbes, et avaient fait alliance avec Orchomène.
- ↑ Le fils de celui qui fit mourir Alcibiade.