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Vies des hommes illustres/Alcibiade

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (1p. 446-498).


ALCIBIADE.

(Né en l’an 450, mort en l’an 404 avant J.-C.)

On fait remonter jusqu’à Eurysacès, fils d’Ajax, l’origine de la famille paternelle d’Alcibiade ; et il était Alcméonide, par sa mère Dinomaque, fille de Mégaclès[1]. Clinias, son père, avait combattu avec gloire à la bataille navale d’Artémisium, monté sur une trirème qu’il avait équipée à ses propres frais, et il avait été tué, à quelque temps de là, au combat de Coronée, contre les Béotiens. Alcibiade eut pour tuteurs Périclès et Ariphron, les fils de Xanthippe, qui étaient ses proches parents[2]. On a eu raison de dire que l’affection et l’amitié de Socrate pour Alcibiade n’avaient pas peu contribué à sa gloire. En effet, voyez un Nicias, un Démosthène[3], un Lamachus, un Phormion, un Thrasybule, un Théramène, ces personnages renommés, qui furent les contemporains d’Alcibiade : on ne sait pas même quelles ont été leurs mères ; tandis qu’il n’est personne qui ne sache même le nom de la nourrice d’Alcibiade, la Lacédémonienne Amycla, et celui de Zopyre, son gouverneur, parce qu’Antisthène a parlé de la première, et Platon de l’autre.

Quant à sa beauté, peut-être n’est-il pas besoin d’en rien dire, sinon qu’elle se maintint florissante et durant l’enfance, et dans la jeunesse, et dans l’âge viril, en un mot durant sa vie entière, avec tous ses charmes et toutes ses séductions. Car il n’est pas vrai, quoi qu’en dise Euripide, que de tous ceux qui sont beaux l’automne aussi soit belle[4]. C’est un avantage peu commun, et qu’Alcibiade dut aux belles proportions de son corps et à son heureuse constitution. Il grasseyait un peu en parlant ; ce qui lui seyait très-bien, dit-on, et ce qui donnait à son discours une sorte de grâce naïve et entraînante. Aristophane parle du grasseyement d’Alcibiade, dans ce passage où il plaisante Théorus[5] :

Puis Alcibiade me dit en grasseyant :
Legalde Théolus ; il a la tête d’un colbeau[6].
Il a très-bien parlé Alcibiade, tout en mal parlant !


Et Archippus[7], se moquant du fils d’Alcibiade : « Il marche, dit-il, d’un pas indolent, laissant flotter derrière lui son manteau ; et, pour qu’on trouve en lui tout le portrait de son père, il penche le cou et il grasseye. »

Pour ses mœurs, elles présentèrent, avec le temps, des contrastes et des variations fréquentes, suite naturelle des grandes circonstances où il se trouva, et des vicissitudes de sa fortune. Mais, entre toutes ces passions vives et ardentes auxquelles son âme était en proie, ce qu’il savait le moins réprimer, c’était une irascibilité extrême, et la prétention de primer partout, comme le prouvent les traits qu’on rapporte de son enfance même. Un jour, qu’il s’exerçait à la lutte, vivement pressé par son adversaire, et sur le point d’être terrassé, il lui mordit les mains, et lui fit lâcher prise. « Tu mords, Alcibiade, comme font les femmes, dit celui-ci. — Non, repartit Alcibiade, mais comme font les lions. » Une autre fois, étant encore tout petit, il jouait aux osselets dans la rue. C’était son tour de jeter, quand il voit venir une charrette chargée. D’abord il crie au conducteur d’arrêter, parce que les osselets tombaient à l’endroit même où devait passer la charrette. Cet homme grossier ne l’écoutait pas, et avançait toujours. Les autres enfants se retirent ; mais Alcibiade, se jetant par terre devant les chevaux : « Passe maintenant, si tu veux, » dit-il au charretier. L’homme épouvanté fit reculer sa voiture ; et les spectateurs, tout stupéfaits, coururent à Alcibiade, en jetant de grands cris.

Quand il commença à étudier, il se montra plein d’assiduité aux leçons de divers maîtres ; mais il ne voulut jamais apprendre à jouer de la flûte, talent qui lui semblait méprisable et indigne d’un homme libre. Il disait que le maniement du plectre[8] et de la lyre n’altère point les traits du visage, et ne lui fait rien perdre de sa noblesse, tandis qu’à souffler dans la flûte, on se déforme la bouche et même la figure entière, au point de n’être plus qu’à grand’peine reconnaissable, même à ses amis. D’ailleurs, celui qui joue de la lyre peut s’accompagner de la voix et du chant ; mais la flûte ferme tellement la bouche du musicien, qu’elle lui interdit tout son et toute parole. « La flûte est bonne, disait-il, pour des fils de Thébains[9], car ils ne savent pas discourir : nous, Athéniens, nous avons, comme disent nos pères, Minerve pour guide et Apollon pour protecteur ; Minerve, qui jeta loin d’elle la flûte, et Apollon qui écorcha celui qui en jouait[10]. » C’est par ces propos, moitié sérieux, moitié plaisants, qu’Alcibiade se délivra de cet exercice, lui et tous ses camarades ; car le bruit se fut bientôt répandu, parmi les enfants, qu’on louait Alcibiade de dénigrer la flûte, et de railler ceux qui apprenaient à en jouer. La flûte, depuis ce temps, fut exclue du nombre des instruments dont pouvait jouer un homme libre, et tenue pour chose digne de tous mépris.

Antiphon[11], dans son libelle diffamatoire, a écrit qu’Alcibiade enfant s’enfuit de la maison de ses tuteurs dans celle d’un nommé Démocratès, dont il était aimé. Ariphron voulait le faire réclamer par la voix du héraut ; mais Périclès s’y opposa. « S’il est mort, disait Périclès, la criée ne nous l’apprendra qu’un jour plus tôt ; et, s’il est vivant, nous l’aurons déshonoré, par cet éclat, pour le reste de sa vie. » Antiphon lui reproche encore d’avoir tué, dans la palestre de Sibyrtius, à coups de bâton, un des esclaves qui l’accompagnaient. Mais peut-être ne doit-on point ajouter foi aux imputations injurieuses d’un homme qui professait ouvertement sa haine pour Alcibiade.

Déjà une foule de citoyens distingués s’empressaient autour d’Alcibiade, et recherchaient son amitié ; mais on s’apercevait facilement que le motif de ces assiduités, c’était leur admiration pour les charmes de sa personne. Au contraire, l’amour que lui portait Socrate ne fut qu’un hommage rendu à la vertu du jeune homme, et à son heureux naturel. Socrate en voyait briller les traits à travers la beauté de son corps ; et, redoutant les périls que lui faisaient courir ses richesses, sa naissance, et cette foule de citoyens, d’étrangers et d’alliés, qui cherchaient à se l’attacher par leurs flatteries et leurs complaisances, il se crut appelé à le sauver de sa perte, et à empêcher, par ses soins, que cette plante ne se perdit dans sa fleur et ne gâtât le fruit qu’elle faisait espérer. En effet, jamais homme ne reçut, de la Fortune, aussi complète enveloppe extérieure, aussi fort rempart de biens, comme on les appelle, pour devenir impénétrable aux coups de la philosophie et inaccessible aux aiguillons piquants des libres remontrances.

Amolli, dès les premiers jours, et circonvenu par ceux qui ne cherchaient qu’à lui complaire pour l’éloigner du seul homme qui le pût instruire et corriger, Alcibiade reconnut pourtant, grâce à son heureux naturel, ce que valait Socrate : il l’attira auprès de sa personne, et il repoussa les amoureux riches et puissants. Il eut bientôt formé avec Socrate une liaison intime ; et il écouta volontiers les discours d’un homme dont l’attachement n’avait pas pour objet une volupté efféminée, qui ne lui demandait rien de honteux, mais qui reprenait les imperfections de son âme, et qui réprimait son orgueil et sa présomption.

Il frémit, comme le coq baissant une aile captive.


Il reconnut, dans les efforts de Socrate, une véritable entreprise des dieux en vue de l’instruction et du salut de la jeunesse. Plein de mépris pour lui-même et d’admiration pour Socrate, il accueillit avec joie les marques de sa tendresse ; il se sentit pour la Vertu un profond respect, et il forma insensiblement en lui une image de l’amour, ou plutôt un contre-amour, suivant l’expression de Platon[12]. On était étonné de le voir souper et lutter tous les jours avec Socrate, et loger à l’armée sous la même tente, lui qui rudoyait tous ses autres amoureux, et qui leur faisait si bien sentir son aversion. Il y en eut même qu’il outragea sans mesure : ainsi Anytus, fils d’Anthémion. Anytus aimait Alcibiade ; et, un jour qu’il avait à souper quelques étrangers, il l’avait invité, lui aussi, au festin. Alcibiade refusa cette invitation, et resta dans sa maison à faire la débauche avec ses amis. Après boire, il s’en va, menant grand tapage, chez Anytus. Il s’arrête à la porte de la salle ; et, voyant les tables couvertes de vaisselle d’or et d’argent, il ordonne à ses esclaves d’en prendre la moitié, et de l’emporter chez lui ; puis, sans daigner entrer dans la salle, il se retire, après cet esclandre. Les convives d’Anytus se récrièrent, indignés de l’insolence et de l’audace d’Alcibiade. « Au contraire, leur dit Anytus, il s’est conduit avec ménagement et avec bonté ; car il était maître de tout prendre, et il nous a laissé notre part. »

C’est ainsi qu’il en usait avec tous ses amoureux. Il ne fit qu’une exception : ce fut envers un étranger, qui s’était établi à Athènes. Cet homme, ayant vendu le peu de bien qu’il avait, en forma la somme de cent statères[13], qu’il offrit à Alcibiade, en le pressant de les accepter. Alcibiade sourit ; et, charmé de la bonne volonté de cet homme, il l’invite à souper. Après l’avoir bien traité, il lui rend son argent, et lui ordonne de venir, le lendemain, mettre son enchère à la ferme des impôts publics. Notre homme s’en défendait, parce que ce bail était de plusieurs talents ; mais Alcibiade le menaça, s’il n’obéissait, de lui faire donner les étrivières ; car il avait à se plaindre personnellement des fermiers. L’étranger se rendit donc le lendemain matin sur la place, et il mit un talent de surenchère. Les fermiers irrités se liguent contre lui, et exigent qu’il dise qui sera sa caution, persuadés qu’il ne trouverait personne. Interdit à cette proposition, notre homme se retirait déjà, lorsque Alcibiade cria de loin aux archontes : « Écrivez mon nom ; cet homme est mon ami ; je suis sa caution. » Les fermiers, à ces paroles, se trouvèrent eux-mêmes dans un extrême embarras : accoutumés à payer, avec le produit du second bail, les arrérages du premier, ils ne voyaient aucun moyen de se tirer d’affaire. Ils offrirent donc de l’argent à cet homme, pour l’engager à se désister. Alcibiade ne consentit pas à ce qu’il reçût moins d’un talent[14] : ils le donnèrent ; et Alcibiade, à ce prix, lui permit de retirer sa parole, content de lui avoir procuré ce bénéfice.

L’amour de Socrate pour Alcibiade, tout contrarié qu’il fût par des rivaux nombreux et puissants, souvent néanmoins prenait le dessus dans le cœur du jeune homme. L’heureux naturel d’Alcibiade cédait à des discours qui le touchaient profondément, et qui portaient dans son âme une vive émotion, et lui faisaient verser des larmes[15]. Quelquefois aussi, il se laissait aller à ses flatteurs, et entraîner par l’appât des plaisirs : il échappait à Socrate, et Socrate se mettait en chasse après lui, comme après un esclave fugitif ; car il était le seul qu’Alcibiade craignit et respectât, tandis qu’il se moquait de tous les autres. Cléanthe[16] disait : « Celui que j’aime, je ne le tiens que par les oreilles, tandis que mes rivaux en amour ont, pour saisir le jeune homme, plusieurs autres moyens qui me répugnent. » Il voulait dire la luxure et la bonne chère. Alcibiade aussi se laissait facilement entraîner à la volupté : c’est la pensée que font naître les récits de Thucydide[17] sur son intempérance et sa vie licencieuse.

Quoi qu’il en soit, les corrupteurs le prenaient surtout par son ambition, et par son amour pour la gloire ; et ils le poussaient prématurément à de grandes entreprises, en lui faisant accroire qu’il ne se serait pas plutôt mêlé des affaires publiques, qu’il ferait rentrer dans l’ombre tous les généraux et tous les démagogues ; bien plus, qu’il surpasserait l’autorité et la réputation dont jouissait, dans la Grèce, Périclès lui-même. Aussi, comme le fer que le feu vient d’amollir acquiert force et densité lorsqu’on le trempe à froid, de même Alcibiade, énervé par les délices et enflé de vanité, à peine retombé aux mains de Socrate, se fortifiait par ses discours, rentrait en lui-même, et redevenait humble et modeste, en reconnaissant combien il avait de défauts, et à quelle distance il était de la vertu.

Voici des traits de sa première adolescence.

Un jour, il entra dans l’école d’un grammairien, et il lui demanda un livre d’Homère. Le grammairien ayant répondu qu’il n’avait rien des ouvrages d’Homère, Alcibiade lui donna un soufflet, et sortit. À un autre grammairien, qui venait de lui dire qu’il avait un Homère corrigé de sa main : « Et après cela, dit Alcibiade, tu montres encore les lettres ! Toi, capable de corriger Homère, tu n’enseignes pas de jeunes hommes ! » Un autre jour, il allait voir Périclès. Il frappe à la porte ; on lui dit que Périclès est occupé, et qu’il travaille à rendre ses comptes aux Athéniens. « Ne ferait-il pas mieux, dit Alcibiade en s’en allant, de travailler à ne les pas rendre ? »

Il était fort jeune encore, lorsqu’il alla à l’expédition de Potidée[18]. Tant qu’elle dura, il logea dans la tente de Socrate, et il combattit à ses côtés. À une grande bataille qui se donna, ils se distinguèrent l’un et l’autre par leur vaillance. Alcibiade fut blessé : Socrate se mit devant lui, le défendit, à la vue de toute l’armée, et le sauva, lui et ses armes, des mains de l’ennemi. Le prix de la valeur était incontestablement dû à Socrate ; mais les généraux témoignèrent le désir de déférer cet honneur à Alcibiade, à cause de sa haute naissance ; et Socrate, qui voulait augmenter en lui l’émulation pour la véritable gloire, fut le premier à témoigner en sa faveur, et à demander qu’on lui décernât la couronne et l’armure complète. À la bataille de Délium[19], les Athéniens ayant été mis en fuite, Socrate se retirait à pied avec quelques soldats. Alcibiade, qui était à cheval, ne passa point outre, dès qu’il eut vu Socrate : il se tint toujours à ses côtés, et il le défendit courageusement contre les ennemis, qui harcelaient les fuyards, et qui en tuaient un grand nombre. Ceci se passait assez longtemps après l’autre affaire[20].

Il donna un soufflet à Hipponicus, père de Callias, un personnage des plus illustres d’Athènes, et des plus puissants par sa naissance et ses richesses ; et il le fit, non dans un mouvement de colère ou à la suite d’une dispute, mais par plaisanterie, et sur une gageure qu’il avait faite avec ses camarades. Cette insolence, bientôt divulguée dans toute la ville, excita, comme on pense bien, l’indignation universelle. Le lendemain, dès la pointe du jour, Alcibiade va chez Hipponicus : il frappe à la porte, il entre, se dépouille de ses habits, et lui abandonne son corps à fouetter et à châtier suivant son bon plaisir. Hipponicus lui pardonna ; et son ressentiment s’apaisa si bien, qu’il lui fit épouser, dans la suite, sa fille Hipparète. Mais, suivant quelques-uns, ce ne fut point Hipponicus, mais son fils Callias, qui donna Hipparète à Alcibiade, avec une dot de dix talents[21] ; et Alcibiade, au premier enfant qui naquit, en réclama dix autres, soutenant qu’on les lui avait promis, au cas où il aurait des enfants. Callias, qui craignait de sa part quelque mauvais dessein, l’institua, par une déclaration publique, héritier de ses biens et de sa maison, s’il mourait, lui Callias, sans laisser de famille[22]. Hipparète, femme d’une grande vertu, et qui aimait son mari, s’affligeait de ses torts envers elle, et de son commerce avec des courtisanes étrangères et athéniennes : elle sortit de sa maison, et elle se sauva chez son frère. Alcibiade ne s’en mit point en peine, et il continua sa vie licencieuse. L’acte de divorce devait être remis chez l’archonte, non point par d’autres mains, mais par la femme en personne. Hipparète se rendait chez le magistrat, pour obéir à la loi : Alcibiade accourt ; il la saisit par le milieu du corps, et il l’emporte chez lui, à travers la place publique, sans que personne ose lui faire obstacle, ou la lui enlever. Elle demeura dans la maison de son mari jusqu’au temps où elle mourut ; ce qui, du reste, arriva peu de temps après, pendant un voyage d’Alcibiade à Éphèse. La violence d’Alcibiade n’avait paru contraire ni à la loi, ni à l’humanité ; car la loi semble avoir exigé la comparution publique de la femme qui fait divorce, afin que le mari ait une occasion de l’entretenir, et de la détourner de son dessein.

Alcibiade avait un chien d’une taille et d’une beauté admirables, et qu’il avait acheté soixante-dix mines[23] : il lui coupa la queue, qui était vraiment magnifique. Ses amis le blâmaient. Tout le monde d’ailleurs, suivant eux, déplorait le traitement qu’avait subi le chien ; et le maître était l’objet de tous les sarcasmes. « C’est précisément là, dit-il, mon désir ; car je veux que les Athéniens s’entretiennent de cela, afin qu’ils ne disent rien de pis sur mon compte. »

Il fit, dit-on, sa première apparition dans l’assemblée publique, par une largesse : ce fut, non de dessein prémédité, mais par hasard. Il passait un jour sur la place ; et, comme le tumulte était grand parmi les Athéniens, il s’enquit d’où venait cette agitation : apprenant qu’il s’agissait d’une distribution d’argent, il s’avança, et il en distribua aussi. Le peuple applaudit à grands cris à cette libéralité ; et Alcibiade, transporté de joie, ne se rappela plus qu’il avait une caille sous son manteau[24]. L’oiseau, effrayé du bruit, s’envola. Les Athéniens redoublent leurs acclamations : on se lève, et on se met à courir après la caille, pour la rattraper. Le pilote Antiochus parvint à la prendre, et il la remit à Alcibiade. Aussi Alcibiade témoigna-t-il toujours depuis ce temps à Antiochus une vive amitié[25].

Sa naissance et ses richesses, sa bravoure dans les combats, le grand nombre d’amis et de parents qu’il avait, c’étaient là autant de portes qui lui facilitaient l’entrée des affaires. Mais il aima beaucoup mieux ne devoir qu’au charme de l’éloquence les faveurs de la multitude. Et qu’il ait été doué d’un grand talent pour la parole, c’est ce qu’attestent et les poëtes comiques, et le plus éloquent des orateurs[26], lequel, dans son discours contre Midias, dit qu’Alcibiade, outre ses autres qualités, eut à un haut degré le don d’éloquence. Si nous en croyons Théophraste, un des plus savants philosophes, et des mieux renseignés, personne ne s’entendait comme Alcibiade à trouver les arguments péremptoires, et à saisir un sujet. Mais il ne s’agissait pas seulement de chercher les idées, il les fallait exprimer. Or, les mots, les termes propres, ne se présentaient pas toujours facilement à son esprit : il hésitait souvent ; il perdait le fil de la phrase, et il s’arrêtait tout court, afin de penser à ce qu’il devait dire ensuite.

Il n’était bruit partout que des chevaux qu’élevait Alcibiade, et du grand nombre de ses chars. Nul autre avant lui, ni particulier, ni roi même, n’avait envoyé sept chars à la fois aux jeux Olympiques ; et là, il remporta le premier, le second prix, et le quatrième, selon Thucydide[27], ou, suivant Euripide, le troisième : victoires qui effacent ce qu’il y a de plus magnifique et de plus glorieux en ce genre de hauts faits. Voici ce que dit Euripide, dans le chant en l’honneur d’Alcibiade[28] :

Je te chanterai, ô fils de Clinias. C’est noble chose que la victoire. Mais, de tous les exploits le plus beau, celui que jamais Grec n’égala, c’est d’avoir gagné le premier prix de la course des chars, et le second, et le troisième ; c’est d’avoir deux fois, sans effort, conquis la couronne d’olivier, et deux fois fait retentir la voix du héraut.

Mais ce qui releva encore l’éclat de ces victoires, ce fut la munificence dont il fut l’objet de la part des villes : les Éphésiens lui dressèrent une tente, magnifiquement ornée ; ceux de Chios nourrirent ses chevaux, et lui fournirent un grand nombre de victimes ; les Lesbiens lui donnèrent le vin, et firent les frais de sa table, ouverte à tout le monde. Il est vrai que la calomnie et la mauvaise foi répandirent, au sujet des moyens dont il usait pour satisfaire son ambition de vaincre, certains propos fâcheux. Il y avait, dit-on, un Athénien nommé Diomède, homme de bien et ami d’Alcibiade, qui désirait passionnément remporter le prix aux jeux Olympiques : ayant appris que les Argiens avaient un très-beau char, qui appartenait au public, et sachant tout le crédit et le grand nombre d’amis qu’Alcibiade avait dans Argos, il le pria de lui acheter ce char. Alcibiade l’acheta, et se l’attribua à lui-même, sans se mettre en peine de ce que dirait Diomède. Chez celui-ci, ce fut un vrai désespoir : il prenait les dieux et les hommes à témoin de cette perfidie. Il paraît que l’affaire fut portée en justice ; et il existe un discours d’Isocrate, sur le Char, pour le fils d’Alcibiade, mais où la partie adverse est nommée Tisias, et non pas Diomède[29].

Dès son début dans les affaires, Alcibiade, très-jeune encore, eut bientôt effacé tous les autres orateurs. Deux seulement soutinrent la lutte : Phéax, fils d’Érasistrate, et Nicias[30], fils de Nicératus. Celui-ci était déjà vieux, et il passait pour un des meilleurs généraux d’Athènes. Phéax commençait, comme Alcibiade, à s’élever dans la république. Issu de parents illustres par leur noblesse, Phéax était inférieur à son rival sous plusieurs rapports, et surtout du côté de l’éloquence : dans la conversation privée, il était à l’aise, et il savait faire prévaloir son avis ; mais il n’avait pas toute la force nécessaire, pour lutter avec avantage dans l’assemblée du peuple. Il était, dit Eupolis[31],

Parleur très-habile, très-impuissant orateur.


Il nous reste un discours de Phéax contre Alcibiade[32], où on lit, entre plusieurs autres reproches, qu’Alcibiade faisait servir à son usage journalier, comme s’ils lui eussent appartenu, ces nombreux vases d’or et d’argent que possédait la république, et qu’on portait en pompe aux cérémonies solennelles.

Il y avait, à Athènes, un certain Hyperbolus, du dème Périthoïde. Thucydide lui-même[33] en parle comme d’un méchant homme ; et presque tous les poëtes comiques faisaient de lui, dans les théâtres, le perpétuel objet de leurs railleries. Mais c’était un homme éhonté, et insouciant de la gloire jusqu’à braver l’infamie. Ce qui n’est qu’impudence et déraison passe, auprès de certaines gens, pour force et pour audace. Il ne plaisait à personne ; mais le peuple se servait souvent de lui, pour humilier ou calomnier les hommes élevés en dignité. Un jour, le peuple, à son instigation, allait prononcer un bannissement par l’ostracisme : c’est la peine qu’on porte ordinairement contre le citoyen qui a le plus de réputation et d’autorité ; et on le bannit de la ville, moins pour calmer des craintes, que pour soulager l’envie. Comme il paraissait certain que le bannissement frapperait un des trois rivaux[34], Alcibiade réunit les divers partis ; et, s’étant concerté avec Nicias, il fit tomber l’ostracisme sur Hyperbolus. D’autres disent que ce ne fut pas avec Nicias, mais avec Phéax, qu’il s’était concerté, et que c’est en se fortifiant de la faction de Phéax, qu’il fit chasser Hyperbolus, lequel était bien éloigné de s’y attendre ; car jamais homme sans mérite ni de peu de crédit n’avait été condamné à cette peine. C’est ce que remarque Platon le comique[35], parlant d’Hyperbolus :

Le châtiment était bien digne de ses mœurs ;
Mais lui, mais son infamie en étaient indignes.
Ce n’est pas pour de telles gens qu’on a inventé l’ostracisme.


Au reste, nous avons donné, dans un autre endroit, de plus amples détails sur ce point[36]

Alcibiade n’était pas moins chagrin de l’admiration que les ennemis avaient pour Nicias, que des honneurs qu’il recevait de ses concitoyens. En effet, quoiqu’il y eût, entre Alcibiade et les Lacédémoniens, des liens d’hospitalité, et qu’Alcibiade eût fait le meilleur traitement à ceux des leurs que les Athéniens avaient pris à Pylos, cependant toute l’affection des Lacédémoniens s’était portée sur Nicias, dont les bons offices surtout leur avaient valu la paix et le recouvrement de leurs prisonniers. L’on disait, dans la Grèce, que Périclès avait allumé la guerre, et que Nicias l’avait éteinte ; et la plupart même nommaient cette paix une œuvre de Nicias[37]. Enflammé de dépit et de jalousie, Alcibiade cherchait les moyens de rompre le traité. D’abord, ayant su que les Argiens, qui haïssaient et craignaient les Spartiates, ne cherchaient qu’une occasion de défection, il leur donna secrètement l’espérance d’être soutenus par les Athéniens ; et il encourageait sous main, soit par lui-même, soit par des émissaires, les chefs de ce peuple à ne rien craindre, à ne pas céder aux Lacédémoniens, mais à se tourner vers les Athéniens, et à attendre qu’un repentir, qui ne tarderait guère, leur fît rompre la paix. Lorsque ensuite les Spartiates eurent fait alliance avec les Béotiens, et qu’ils eurent remis aux Athéniens le fort de Panacte[38], non point en bon état, comme ils en avaient pris l’engagement, mais tout démantelé, Alcibiade, voyant les Athéniens irrités de ce manque de foi, travailla à les aigrir davantage. En même temps il ameutait le peuple contre Nicias, par des accusations qui n’étaient pas sans vraisemblance : il lui imputait de n’avoir pas voulu, pendant qu’il commandait l’armée, faire prisonniers de guerre les Spartiates qu’on avait laissés dans l’île de Sphactérie[39] ; et, après que d’autres les avaient pris, de les avoir relâchés et rendus, pour faire plaisir aux Lacédémoniens. «  Nicias, leur ami, ajoutait-il, ne les a point dissuadés de se liguer avec les Béotiens et les Corinthiens ; tandis qu’il ne laisse aucun peuple de la Grèce suivre son inclination pour s’allier avec les Athéniens, à moins que les Lacédémoniens n’en soient d’avis. »

Le crédit de Nicias s’ébranlait déjà sous ces accusations, quand arrivèrent, comme par hasard, des députés de Lacédémone, chargés de propositions modérées, et qui déclarèrent qu’ils avaient plein pouvoir de pacifier tous les différends, à des conditions justes et raisonnables. Le sénat agréa leurs propositions. Le lendemain, l’assemblée du peuple devait en délibérer. Alcibiade, qui craignait pour ses projets, vint à bout de déterminer les députés à entrer en conférence avec lui. Quand ils furent venus : « Que faites-vous, leur dit-il, hommes de Sparte ? Ignorez-vous que le sénat traite toujours avec douceur et avec humanité ceux qui s’adressent à lui, et que le peuple, au contraire, est d’une fierté hautaine, et, partant, exagéré dans ses prétentions ? Si vous lui dites que vous êtes venus avec des pleins pouvoirs, il prendra un ton de maître, et il vous forcera la main sans pitié. Gardez-vous de cette sottise ; et, si vous voulez que les Athéniens vous fassent de bonnes conditions, et qu’on ne vous contraigne point à rien céder contre votre gré, ne traitez pas à titre de chargés de pleins pouvoirs. Pour moi, je seconderai vos efforts ; car je suis tout dévoué aux Lacédémoniens. » Ces paroles, confirmées par le serment, réussirent à les éloigner de Nicias, et à leur inspirer une confiance absolue dans Alcibiade : ils admiraient son habileté et sa prudence, et ils le regardaient comme un homme supérieur. Le lendemain, le peuple s’assembla, et les députés se présentèrent. Alcibiade leur demanda, d’un ton fort bienveillant, quel était l’objet de leur mission ; et ils déclarèrent qu’ils n’étaient pas chargés de pleins pouvoirs. Aussitôt Alcibiade s’emporte contre eux, et leur reproche une conduite que lui seul leur avait suggérée : il les traite de fourbes, de perfides, et qui ne sont venus que dans de mauvaises vues. Le sénat s’indigne, le peuple s’irrite ; et Nicias, qui ignorait la fourberie d’Alcibiade, demeure tout saisi et consterné d’un si soudain changement.

Les Lacédémoniens furent donc renvoyés ; et Alcibiade, nommé général, fit conclure sur-le-champ un traité d’alliance entre les Athéniens et les peuples d’Argos, de Mantinée et d’Élide. Il n’y eut personne qui approuvât le moyen qu’il avait employé pour atteindre son but ; mais ce fut un grand coup d’avoir ainsi divisé et ébranlé tout le Péloponnèse ; d’avoir rangé, en un seul jour, autour de Mantinée, tant de boucliers en face des Lacédémoniens ; d’avoir éloigné d’Athènes les dangers de la guerre, et réduit les Lacédémoniens à ne pouvoir tirer aucun avantage réel de la victoire, s’ils avaient le dessus, et, s’ils étaient vaincus, à trembler pour Lacédémone même. Aussitôt après la bataille[40], les mille hommes de troupes que les Argiens entretenaient formèrent le projet de détruire, dans leur ville, la puissance populaire, et de s’y établir en maîtres. Les Lacédémoniens vinrent sur ces entrefaites, et y abolirent en effet la démocratie. Mais le peuple reprit les armes, et se rendit le plus fort. Alcibiade accourut, assura la victoire populaire, et persuada aux citoyens de construire de longues murailles, jusqu’à la mer, afin de rattacher complètement leur ville à la puissance athénienne. Il leur amena d’Athènes des maçons et des tailleurs de pierre ; et il leur montra tant de zèle, qu’il acquit, dans Argos, non moins de crédit et d’autorité pour lui-même que pour son pays. Il détermina ceux de Patras[41] à joindre aussi leur ville à la mer par de semblables murailles[42] ; et, quelqu’un leur ayant dit par raillerie : « Gens de Patras, les Athéniens vous avaleront un beau jour. — Peut-être, répondit Alcibiade ; mais ce sera peu à peu, et en commençant par les pieds ; au lieu que les Lacédémoniens commenceraient par la tête, et en finiraient d’un seul coup. » Il ne laissait pas toutefois de pousser les Athéniens à s’agrandir du côté de la terre ; car il rappelait sans cesse aux jeunes gens le serment qu’ils avaient prêté dans le temple d’Agraule[43], et il les sommait de l’accomplir. Ils y juraient de ne reconnaître de bornes à l’Attique qu’au delà des blés, des orges, des vignes et des oliviers ; c’est-à-dire qu’ils y apprenaient à regarder comme leur territoire toute la terre cultivée et qui portait du fruit[44].

À ces exploits politiques, à tous ces discours, à cette élévation d’esprit et cette habileté rares, Alcibiade associait une vie de plaisirs et de dissipations. C’étaient des banquets désordonnés, de folles amours ; il s’habillait d’une façon efféminée, et il paraissait dans la place publique traînant de longs manteaux de pourpre ; enfin c’était une insolente prodigalité. Sur mer, il faisait percer le pont de son vaisseau, pour dormir plus mollement ; car il suspendait, dans l’ouverture, son lit sur des sangles, au lieu de le poser sur les planches. À l’armée, il avait un bouclier doré : on n’y voyait pas de ces emblèmes que portaient les Athéniens, mais bien un Amour tenant en main la foudre. Témoins de tant d’excès, les gens de bien se prirent à détester sa conduite, et ils ne purent contenir leur indignation. Ils craignaient d’ailleurs cette licence et ce mépris des lois ; et ils y voyaient des menaces de tyrannie et des monstruosités.

Quant aux dispositions du peuple pour lui, Aristophane les a fort bien exprimées dans ce vers[45] :

Il le désire, tout en le haïssant, et veut l’avoir ;


et quand il ajoute[46] :

Ne nourrissez pas le lion dans la ville ;
Sinon, soumettez-vous à ses fantaisies.


En effet, ses largesses au peuple, ses dépenses excessives pour donner à la ville des spectacles et des jeux dont on n’eût pu surpasser la magnificence ; la gloire de ses ancêtres, le pouvoir de son éloquence, la beauté de sa personne, sa force de corps, son courage, son expérience de la guerre, lui faisaient pardonner tout le reste : les Athéniens supportaient patiemment toutes ses fautes, et ils les déguisaient sous les noms favorables de traits de jeunesse et d’écarts d’un bon naturel. Par exemple, il tint enfermé chez lui le peintre Agatharchus, jusqu’à ce qu’il eût peint sa maison ; après quoi il le renvoya comblé de présents. Un jour, il donna un soufflet à Tauréas, qui avait l’ambition d’être un chorége[47] non moins somptueux que lui, et de lui disputer la victoire. Il prit pour maîtresse une jeune Mélienne[48], qui se trouvait parmi les prisonniers de guerre, et il éleva l’enfant qu’il eut d’elle. Voilà ce qu’on appelait des traits d’un bon naturel. Il n’en fut pas moins la cause principale du massacre de tous les Méliens en âge de porter les armes ; car il appuya le décret d’égorgement. Aristophon ayant peint Alcibiade assis sur les genoux de Néméa[49] et enlacé dans ses bras, tout le peuple accourut, et prit plaisir à contempler ce tableau ; mais les gens âgés ne voyaient pas sans indignation ce qu’ils nommaient caprices de tyran et mépris de toutes les lois. Aussi le mot d’Archestrate ne semble-t-il pas dépourvu de sens : « La Grèce n’aurait pu supporter deux Alcibiade. » Un jour qu’Alcibiade avait eu, dans l’assemblée, un complet succès, et qu’il retournait chez lui, reconduit avec honneur par tout le peuple, Timon le misanthrope, qui le rencontra, au lieu de se détourner et de chercher à l’éviter, comme il faisait pour tout le monde, s’avança au-devant de lui, et, le prenant par la main : «  Courage, dit-il, mon fils ; continue de grandir, car tu grandiras pour la ruine de tout ce peuple. » Les uns ne firent que rire de ce propos ; d’autres chargèrent Timon d’injures ; quelques-uns en furent vivement frappés : tant les opinions différaient sur le compte d’Alcibiade, à raison de l’inégalité de son caractère !

Les Athéniens, même du vivant de Périclès, convoitaient déjà la Sicile : peu de temps après sa mort, ils se mirent à l’œuvre de la conquête ; et, sous prétexte de faire alliance avec les peuples maltraités par les Syracusains, et de leur envoyer des secours, ils s’ouvrirent les voies pour une expédition plus considérable. Mais celui qui enflamma jusqu’au délire cette passion dans le cœur des Athéniens, celui qui leur persuada d’entreprendre la conquête de l’île, non plus successivement, non plus partiellement, mais avec une grande flotte et d’un seul coup, ce fut Alcibiade. Il faisait espérer au peuple de grands succès, et il s’en promettait de plus grands encore à lui-même ; car la Sicile n’était, à ses yeux, que le commencement des projets qu’il avait conçus, et non point, comme aux yeux des autres, le terme de l’expédition. Nicias sentait la difficulté de prendre Syracuse, et il détournait le peuple de cette entreprise. Mais Alcibiade rêvait la conquête de Carthage et de la Libye ; il courait de là s’emparer de l’Italie et du Péloponnèse ; et il ne comptait la Sicile que comme une sorte de magasin pour les provisions de guerre. Il eut bientôt rempli les jeunes gens d’espérances qui ne demandaient qu’à naître ; et on les vit qui écoutaient avidement les choses merveilleuses que les vieillards leur racontaient à propos de l’expédition, et qui passaient souvent des journées entières, dans les gymnases et dans les lieux d’assemblée, à tracer sur le sable la figure de la Sicile, le plan de Carthage et de la Libye. Mais Socrate et Méton l’astronome n’espérèrent, dit-on, jamais rien de bon pour Athènes de cette expédition. Le premier était averti sans doute par son génie familier : pour Méton, qui craignait un avenir funeste, soit qu’il en jugeât par raisonnement ou suivant les règles de l’art divinatoire[50], il contrefit le fou, et, prenant une torche allumée, il alla pour mettre le feu à sa propre maison. D’autres disent que Méton ne feignit point la folie ; qu’il brûla sa maison pendant la nuit ; que, le lendemain, il parut sur la place, et conjura le peuple, en considération de cette perte, de dispenser son fils d’aller à la guerre ; et ses concitoyens trompés lui auraient accordé l’objet de sa demande.

Nicias fut nommé, malgré lui-même, l’un des commandants de l’expédition ; charge qu’il redoutait, et pour elle-même, et parce qu’il avait Alcibiade pour collègue. Mais les Athéniens se persuadaient que la guerre serait mieux conduite, s’ils ne l’abandonnaient pas tout entière à l’impétuosité d’Alcibiade, et s’ils tempéraient son audace par la prudence de Nicias ; car Lamachus, le troisième général, malgré sa maturité d’âge, n’était ni moins bouillant qu’Alcibiade, ni moins intrépide dans les combats. Il y eut une assemblée publique, pour délibérer sur le nombre des troupes qu’on armerait, et sur les autres préparatifs. Nicias y fit de nouveaux efforts pour arrêter l’entreprise, et pour suspendre l’expédition. Mais Alcibiade combattit son avis, et l’emporta ; et l’orateur Démostrate proposa un décret, qui remettait aux mains des généraux la disposition des préparatifs et l’ordonnance de toute la guerre[51].

Le peuple avait approuvé le décret, et tout était prêt pour le départ de la flotte, quand il apparut de sinistres présages. D’abord, ce fut la célébration des fêtes d’Adonis, qui se rencontra ces jours-là ; fêtes dans lesquelles les femmes athéniennes exposent en public des simulacres de morts qu’on porte en terre, se frappant elles-mêmes la poitrine, par imitation de ce qui se pratique aux funérailles, et accompagnant ces cérémonies de chants lugubres. Ensuite, ce furent les Hermès[52], qui avaient été presque tous, en une nuit, mutilés au visage ; ce qui troubla ceux-là mêmes qui méprisaient ordinairement les signes de ce genre. On attribua cette profanation aux Corinthiens, dévoués à Syracuse, leur colonie, et qui comptaient sur la terreur religieuse, pour retenir les Athéniens, ou les faire renoncer à l’expédition. Mais le peuple n’écouta ni ces propos, ni les assurances qu’on lui donnait que ce présage n’avait rien d’effrayant, et que ce n’était qu’un de ces actes d’insolence où les jeunes gens sont entraînés d’habitude par la chaleur du vin, et qui ne sont pour eux qu’un badinage. La colère et la crainte leur faisaient voir, dans cette impiété, une conjuration tramée par des audacieux, et qui couvrait de grands desseins. Aussi, le sénat et le peuple s’assemblèrent-ils, à ce sujet, plusieurs fois en quelques jours, pour rechercher, avec la dernière sévérité, jusqu’aux moindres traces du crime.

Sur ces entrefaites, le démagogue Androclès produisit des esclaves, et quelques étrangers établis à Athènes, qui accusèrent Alcibiade et ses amis d’avoir déjà une autre fois mutilé des statues consacrées, et d’avoir, dans une partie de débauche, contrefait les mystères. Un certain Théodore y faisait, disaient-ils, les fonctions de héraut ; Polytion, celles de porte-flambeau ; Alcibiade était l’hiérophante ; les autres amis assistaient comme initiés, et portaient le nom de mystes. Ce sont là les griefs allégués dans l’accusation que Thessalus, fils de Cimon, porta contre Alcibiade, d’impiété envers Cérès et Proserpine[53].

Le peuple fut saisi d’une vive indignation ; et Androclès, ennemi juré d’Alcibiade, aigrissait encore les esprits. Alcibiade, dans de telles conjonctures, fut d’abord troublé ; mais, remarquant que les matelots qui devaient s’embarquer pour la Sicile lui étaient tout dévoués, et les mille hommes d’Argos et de Mantinée disant ouvertement qu’ils n’allaient à cette lointaine expédition d’outre-mer qu’à cause d’Alcibiade, et que, si on lui faisait la moindre violence, ils se retireraient sur-le-champ, il reprit confiance, et il se présenta pour se défendre. Ses ennemis furent déconcertés à leur tour ; et ils craignirent que le peuple, qui avait besoin des services d’Alcibiade, ne portât pas, dans le jugement qu’il avait à rendre contre lui, toute la rigueur désirée. Ils montèrent donc une machine, à l’aide de quelques orateurs, qui, sans être ouvertement déclarés contre Alcibiade, ne le haïssaient pas moins que ses plus mortels ennemis. Ceux-ci se lèvent, dans l’assemblée du peuple, et disent qu’il serait absurde qu’un général qu’on venait de mettre à la tête d’une si grande armée, avec un pouvoir absolu, et qui avait déjà rassemblé ses troupes et celles des alliés, perdît un temps précieux à attendre que le sort lui choisît des juges, et qu’on mesurât l’eau pour son procès[54]. « Qu’il parte donc, ajoutaient-ils, et que la Fortune seconde ses efforts ; puis, quand la guerre sera terminée, qu’il comparaisse, pour se purger des charges qui pèsent sur lui. » Alcibiade ne se méprit pas sur le but perfide de cette remise. Il monta à la tribune, pour représenter au peuple qu’il serait trop injuste de le faire partir à la tête de forces si considérables, lorsqu’il laissait derrière lui des accusations calomnieuses, qui le tiendraient dans une agitation continuelle. « Si je ne puis me justifier, disait-il, je mérite la mort ; mais, si je me justifie, et si je fais éclater mon innocence, il faut que je marche contre l’ennemi sans avoir rien à craindre des calomniateurs. » Ses réclamations ne furent point écoutées ; et on le contraignit de partir.

Ils mirent donc à la voile, lui et les autres généraux, avec une flotte d’environ cent quarante trirèmes, que montaient cinq mille cent hoplites, et près de treize cents, tant archers que frondeurs ou soldats légèrement armés, et qu’on avait pourvues, au reste, de toutes les provisions nécessaires[55]. Lorsqu’on eut abordé en Italie, et pris terre à Rhégium, Alcibiade proposa son plan de campagne, qui fut combattu par Nicias, et approuvé par Lamachus. Il mit donc à la voile pour la Sicile, et il se rendit maître de Catane. Ce fut là son unique exploit dans l’expédition ; car il fut aussitôt rappelé par les Athéniens, pour subir son jugement. On n’avait d’abord contre lui que de légers soupçons, comme nous l’avons dit, et que de vagues dépositions d’esclaves et d’étrangers. Mais, en son absence, ses ennemis suivirent l’affaire avec plus de chaleur : à la mutilation des Hermès, ils rattachèrent intimement la profanation des mystères ; insinuant que ces deux crimes procédaient d’une même conspiration, qui avait pour but de changer le gouvernement.

Tous ceux qu’on dénonça furent jetés en prison, sans autre forme, et sans qu’on voulût les entendre ; et l’on se repentit même de n’avoir pas profité du moment où l’on pouvait juger Alcibiade, et punir les monstrueux délits qui lui étaient imputés. Tous les parents d’Alcibiade, tous ses amis ou ses familiers, sentirent rudement le contre-coup de la colère dont le peuple était transporté contre lui. Thucydide a négligé de nommer les dénonciateurs d’Alcibiade ; mais d’autres écrivains signalent Dioclidas et Teucer, cités aussi dans ces vers de Phrynichus le comique[56] ;

Hermès très-cher, prends garde de tomber.
Si tu te brisais, ce serait un beau sujet de calomnie
Pour quelque autre Dioclidas, qui rêve un mauvais coup.
— Je prendrai garde ; car je ne veux pas qu’un Teucer,
Un scélérat d’étranger, reçoive l’argent qu’on paye aux délateurs.


Cependant les dénonciateurs n’alléguèrent rien de précis ni de certain. L’un d’eux, interrogé comment il avait pu, la nuit, reconnaître les visages des hommes qui avaient mutilé les Hermès, répondit : « À la clarté de la lune. » Imposture évidente, attendu que le délit avait eu lieu dans la nouvelle lune. Cette déposition révolta tous les gens sensés ; mais le peuple conserva toute son aigreur : il continua à recevoir, avec la même passion qu’auparavant, toutes les délations, et à faire emprisonner tous ceux qui étaient dénoncés.

Au nombre de ceux qu’on tenait alors en prison, pour leur faire leur procès, était l’orateur Andocide[57], que l’historien Hellanicus compte parmi les descendants d’Ulysse. Andocide passait pour un ennemi du gouvernement populaire, et pour un partisan de l’oligarchie. Voici ce qui l’avait fait surtout soupçonner d’être complice de la mutilation des Hermès. Il y avait, près de sa maison, un grand Hermès, monument consacré par la tribu Égéide, et qui comptait dans le petit nombre des plus fameux. Ce fut presque le seul qui demeura sain et entier : aussi est-il encore aujourd’hui appelé par tout le monde l’Hermès d’Andocide, bien que l’inscription porte un nom différent. Un des prisonniers détenus sous la même accusation qu’Andocide, nommé Timée, se lia intimement avec lui : ce n’était pas, comme Andocide, un personnage illustre ; mais c’était un homme d’une sagacité et d’une audace singulières. Il persuada à Andocide de se dénoncer lui-même, avec deux ou trois autres, parce que le décret promettait la grâce à ceux qui avoueraient leur crime. « L’issue du jugement, disait-il, est incertaine pour tous les accusés ; mais c’est pour les gens d’importance qu’elle est surtout à redouter. Or, mieux vaut sauver sa vie par un mensonge, que de subir, comme convaincu du crime, une mort infâme. Et, à considérer même le bien public, c’est un gain de ne faire périr que peu de personnes, leur crime fût-il douteux, et d’arracher beaucoup de gens honnêtes à la colère du peuple. » Les discours et les raisonnements de Timée persuadèrent Andocide : il déposa donc contre lui-même et contre d’autres ; et il obtint sa grâce, aux termes du décret. Ceux qu’il avait nommés furent tous punis de mort, excepté les contumaces ; et, pour donner plus de vraisemblance à sa déposition, Andocide avait compris parmi les coupables quelques-uns de ses propres esclaves.

Toutefois, ces condamnations n’apaisèrent pas toute la colère du peuple. Au contraire, quand il n’eut plus à s’occuper des mutilateurs d’Hermès, il tourna vers Alcibiade tous les flots de sa bile, grossis, pour ainsi dire, par le loisir dont on jouissait. On finit par dépêcher à Alcibiade la trirème salaminienne[58], avec la prudente recommandation de ne pas user de violence, et de ne pas mettre non plus la main sur lui, mais de lui intimer avec douceur l’ordre de suivre, pour comparaître en jugement, et pour se justifier devant le peuple. En effet, on craignait une sédition parmi les troupes, dans une terre ennemie ; et il eût été facile à Alcibiade de l’exciter, s’il l’avait voulu. Les soldats éprouvaient, à le voir partir, un déplaisir extrême ; et ils s’attendaient que, sous Nicias, la guerre allait traîner en longueur, et devenir interminable, quand Nicias n’aurait plus auprès de lui Alcibiade, cette espèce d’éperon qui savait le décider à agir ; car Lamachus, quoique belliqueux et plein de bravoure, manquait, à cause de sa pauvreté, de la considération et de l’autorité nécessaires[59].

Alcibiade s’embarqua à l’instant même ; et il fit perdre Messine aux Athéniens. Un complot s’était formé pour leur livrer cette ville : Alcibiade, qui en connaissait très-bien les auteurs, les dénonça aux Syracusains, et rompit leur trame. Arrivé à Thuries[60], il se cacha, sitôt qu’il fut débarqué, et il échappa à toutes les recherches. Quelqu’un, l’ayant reconnu, lui dit : « Alcibiade, ne te fies-tu donc point à ta patrie ? — Oui bien, pour tout le reste, dit-il ; mais, quand il s’agit de ma vie, je ne m’en fierais pas à ma propre mère, de peur que, par mégarde, elle ne mît un caillou noir pour un caillou blanc[61]. » Lorsque ensuite on lui apprit qu’Athènes l’avait condamné à mort : « Je leur ferai voir, dit-il, que je suis en vie. » Voici les termes mêmes de l’accusation qui avait été portée contre lui : « Thessalus, fils de Cimon[62], du dème Laciade, a accusé Alcibiade, fils de Clinias, du dème Scambonide, d’être sacrilège envers les deux déesses, à savoir Cérès et Proserpine, pour avoir contrefait et représenté leurs mystères dans sa maison, devant ses amis, revêtu d’une longue robe, semblable à celle de l’hiérophante lorsqu’il découvre les choses sacrées ; prenant pour lui-même le nom d’hiérophante, donnant à Polytion celui de porte-flambeau, à Théodore, du dème Phégéen, celui de héraut, et à ses autres compagnons ceux de mystes et d’époptes[63] ; violant ainsi les lois et cérémonies instituées par les Eumolpides[64], par les hérauts et les prêtres du temple d’Eleusis. » On le condamna à mort par contumace ; on confisqua tous ses biens ; et ordre fut donné, au nom du peuple, à tous les prêtres et à toutes les prêtresses, de maudire Alcibiade. Une seule prêtresse, Théano, fille de Ménon, du temple d’Agratile, résista à l’injonction, en disant qu’elle était prêtresse pour bénir, et non pas pour maudire.

Pendant qu’on portait contre Alcibiade ces rigoureux décrets, ces sentences redoutables, il s’était réfugié de Thuries dans le Péloponnèse. Il s’arrêta d’abord quelque temps à Argos ; mais, comme il redoutait ses ennemis, et qu’il avait perdu tout espoir de rentrer dans sa patrie, il envoya demander un asile aux Spartiates, en leur donnant sa parole qu’il leur rendrait, à l’avenir, plus de services qu’il ne leur avait fait de mal auparavant. Les Spartiates le lui accordèrent ; et il s’empressa de profiter de leur bon vouloir. La première chose qu’il fit, en arrivant chez eux, ce fut de mettre fin à leurs hésitations, et de les déterminer à secourir immédiatement les Syracusains. On leur envoya, par son conseil, et sur ses pressantes instances, Gylippe pour les commander, et pour détruire en Sicile les forces des Athéniens. En second lieu, il conseilla de faire marcher les troupes du Péloponnèse contre l’Attique. Enfin, et c’était la plus importante résolution, il fit décréter qu’on fortifierait Décélie[65] ; mesure qui contribua, plus que tout le reste, à affaiblir et presque à ruiner Athènes.

En même temps qu’il rendait ces services à l’État, il se faisait admirer des particuliers, gagnait l’amitié de tous les citoyens, et les charmait par sa facilité à adopter leur manière de vivre. Ceux qui le voyaient se raser jusqu’à la peau[66], se baigner dans l’eau froide, manger du pain bis et du brouet noir, se demandaient si un pareil homme avait eu bien véritablement chez lui un cuisinier, et s’il avait jamais vu un parfumeur, ou osé toucher une tunique de Milet. En effet, une qualité entre tant d’autres dont il était plein, un seul artifice lui suffisait pour gagner les hommes : c’était sa souplesse à prendre toutes les formes et toutes les inclinations, à se plier à tous les genres de vie, à changer d’habitudes plus promptement que le caméléon ne change de couleur ; avec cette différence que le caméléon ne peut, dit-on, prendre la couleur blanche, au lieu qu’Alcibiade passait, avec la même facilité, du mal au bien et du bien au mal. Il n’y avait point de manières qu’il ne pût imiter, point de coutumes auxquelles il ne sût se prêter : à Sparte, toujours en exercice, frugal et austère ; en Ionie, délicat, oisif et voluptueux ; en Thrace, toujours à cheval ou buvant ; surpassant, chez le satrape Tisapherne, par sa dépense et par son faste, toute la magnificence des Perses. Ce n’est pas qu’il passât réellement, avec cette extrême facilité, à des habitudes contraires, ni qu’il se fît dans ses mœurs un changement véritable ; mais, comme il eût couru risque, en suivant son naturel, d’offenser ceux avec qui il vivait, il savait toujours prendre un extérieur conforme à leurs manières, et se cacher sous un déguisement qui leur plût. À Lacédémone, on pouvait dire de lui, en le jugeant sur le dehors : « Ce n’est pas le fils d’Achille, mais Achille lui-même ; c’est bien là l’élève de Lycurgue. » Mais, en approfondissant au vrai ses inclinations et ses actes, on eût dit : « C’est la femme d’autrefois[67]. » En effet, il corrompit Timéa, femme du roi Agis, pendant que celui-ci était à la guerre et absent de Sparte ; et si bien, qu’elle devint grosse de ses œuvres, et qu’elle ne s’en cachait pas. Elle accoucha d’un fils, qu’elle appelait en public Léotychidas ; mais le nom dont le caressait la mère dans son intérieur, devant ses amis et ses suivantes, c’était celui d’Alcibiade : tant l’amour s’était violemment emparé du cœur de cette femme ! Quant à Alcibiade, il disait, avec un air de fatuité, qu’il l’avait séduite, non point dans le désir de faire affront au roi, ni vaincu par la volupté, mais pour faire régner des hommes de sa race à Lacédémone. Il ne manqua pas de gens pour rapporter à Agis ce qui s’était passé ; et Agis y ajouta foi d’autant plus aisément, que les époques s’accordaient avec ces rapports : en effet, une nuit, ayant senti un tremblement de terre, il s’était enfui tout effrayé de l’appartement de sa femme ; et, pendant les dix mois qui avaient suivi, il ne s’était point approché d’elle. Léotychidas étant né après ce terme, il refusa de le reconnaître ; motif auquel Léotychidas dut plus tard son exclusion de la royauté.

Après le désastre des Athéniens en Sicile, les habitants de Chios, de Lesbos et de Cyzique, députèrent à Sparte, pour traiter de leur défection. Les Béotiens favorisaient ceux de Lesbos, et Pharnabaze ceux de Cyzique ; mais on se décida, à la persuasion d’Alcibiade, à secourir les habitants de Chios avant tous les autres. Alcibiade s’embarqua lui-même, souleva presque toute l’Ionie, et aida les généraux lacédémoniens à ruiner les affaires d’Athènes. Agis, qui lui en voulait déjà pour avoir corrompu sa femme, était d’ailleurs jaloux de sa gloire : il s’affligeait d’entendre dire que rien presque ne se faisait, ne réussissait, que par Alcibiade. D’ailleurs, les plus puissants personnages de Sparte et les plus ambitieux lui portaient envie ; et cette haine alla si loin, qu’à force d’intrigues ils obligèrent les magistrats d’écrire en Ionie qu’on le fit périr. Alcibiade en fut secrètement averti : aussi se mit-il sur ses gardes ; et, tout en travaillant dans les vues des Lacédémoniens, il évita soigneusement de tomber entre leurs mains.

Pour plus de sûreté, il se retira chez Tisapherne, satrape du roi de Perse[68] ; et il jouit bientôt auprès de lui d’un crédit immense et sans égal. Le barbare ne se piquait ni de franchise, ni de droiture : fourbe et dissimulé, il aimait les gens pervers ; et voilà pourquoi il s’était pris d’admiration pour la souplesse d’Alcibiade, et pour cette incroyable aptitude à revêtir toutes sortes de formes. Disons, du reste, que la société d’Alcibiade avait tant de charmes, et qu’Alcibiade étalait tant de grâce dans ses entretiens, qu’il n’y avait point de caractère qui lui pût résister, point de nature dont il ne se rendît maître : ceux-là mêmes qui le craignaient, et qui étaient jaloux de lui, trouvaient, dans son commerce et dans sa présence, de l’attrait et du plaisir. Tisapherne donc, tout sauvage qu’il fût d’ailleurs, et l’un des Perses les plus acharnés contre les Grecs, se laissa si bien prendre aux flatteries d’Alcibiade, qu’il se livra entièrement à lui, et qu’il lui rendit même ses flatteries avec usure ; car le plus beau de ses jardins[69], le plus délicieux par l’abondance des eaux, par la fraîcheur des prairies, par le charme des retraites solitaires qu’on y avait ménagées, et par les embellissements de tout genre qu’on y avait prodigués avec une magnificence royale, il le nomma Alcibiade, nom que tout le monde lui a donné depuis.

Alcibiade, qui ne pouvait plus compter sur les Spartiates, et qui craignait le ressentiment d’Agis, abandonna leur parti : il se mit donc à les décrier auprès de Tisapherne ; et il nuisit à leurs projets, en dissuadant le satrape de leur donner des secours assez puissants pour détruire entièrement les Athéniens. « Tu verras, lui disait-il, si tu ne fournis que peu de chose aux besoins des Spartiates, les deux peuples s’affaiblir et se miner insensiblement ; et à la fin, épuisés l’un par l’autre, il sera facile au roi de les soumettre. » Tisapherne suivit ce conseil. Il montrait, d’ailleurs, dans toutes les occasions, son amitié et son admiration pour Alcibiade ; grâce à quoi Alcibiade se vit bientôt l’objet des attentions des deux partis qui divisaient la Grèce.

Les Athéniens, qu’il accablait de tant de maux, commençaient à se repentir des décrets portés contre lui ; et Alcibiade lui-même voyait avec peine l’état fâcheux où ils étaient réduits : il craignait, si Athènes était entièrement détruite, de tomber entre les mains des Lacédémoniens, qui le détestaient. Toutes les forces des Athéniens étaient alors rassemblées à Samos : c’était de là que partait leur flotte, pour ramener à l’obéissance les villes qui s’étaient révoltées, et pour contenir les autres dans le devoir. Ils pouvaient encore aisément faire tête sur mer à leurs ennemis ; mais ils craignaient Tisapherne, et les cent cinquante vaisseaux phéniciens dont l’arrivée, qu’on annonçait comme prochaine, ne leur laisserait aucun espoir de salut. Alcibiade, qui connaissait leur position, envoya secrètement à Samos, vers les principaux Athéniens, et il leur fit espérer qu’il leur ménagerait l’amitié de Tisapherne ; non point, disait-il, pour faire plaisir au peuple, à qui il ne se fiait pas, mais dans l’intérêt des gens de bien, si toutefois ils osaient se montrer hommes de cœur, réprimer l’insolence de la multitude, et sauver, par leurs propres mains, les affaires et la république[70]. Tous écoutèrent volontiers ses propositions : seul, Phrynichus le Diradiote[71], l’un des généraux, soupçonna, ce qui était vrai, qu’Alcibiade, aussi indifférent pour l’oligarchie que pour la démocratie, voulait seulement, à quelque prix que ce fût, obtenir son rappel, et, en calomniant le peuple, flatter les puissants, et s’insinuer dans leurs bonnes grâces. Il résista donc ; mais l’autre avis prévalut. Phrynichus, traitant dès lors Alcibiade en ennemi déclaré, recommanda sous main à Astyochus, chef de la flotte ennemie, qu’il se méfiât d’Alcibiade, et qu’il le fit arrêter, comme ayant des intelligences dans les deux partis. Traître, il s’adressait à un traître. Astyochus, tout dévoué à Tisapherne, et qui voyait dans quel crédit Alcibiade était auprès de lui, informa celui-ci de la démarche de Phrynichus. Alcibiade envoya aussitôt à Samos accuser Phrynichus ; et Phrynichus, qui voyait tout le monde indigné et soulevé contre lui, ne trouva pas d’autre moyen de se tirer d’embarras, que de remédier au mal par un mal plus grand encore. Il dépêcha sur-le-champ à Astyochus, pour se plaindre de ce qu’il avait trahi son secret, et pour s’engager à lui livrer les vaisseaux et l’armée des Athéniens. Mais la perfidie de Phrynichus ne fit point de tort aux Athéniens ; car Astyochus le trahit une seconde fois, et donna avis de tout à Alcibiade. Phrynichus, qui en eut vent, et qui s’attendait à une nouvelle accusation de la part d’Alcibiade, se hâta de le prévenir : il annonça aux Athéniens que les ennemis allaient bientôt arriver ; et il leur conseilla de ne point quitter les vaisseaux, et de fortifier leur camp. Pendant que les Athéniens y travaillaient, arriva une nouvelle lettre d’Alcibiade : il les avertissait d’observer Phrynichus, tout prêt, disait-il, à livrer la flotte aux ennemis. Les Athéniens n’ajoutèrent pas foi à cette accusation : ils crurent qu’Alcibiade, qui savait tous les projets des ennemis, en profitait pour calomnier Phrynichus. Cette fois, ils se trompèrent ; mais, quelque temps après, Hermon, un des hommes du guet, ayant tué Phrynichus d’un coup de poignard sur la place publique d’Athènes, les Athéniens, sur les preuves fournies au procès, condamnèrent Phrynichus, tout mort qu’il fût, comme coupable de trahison ; et ils décernèrent des couronnes à Hermon et à ses complices[72].

Quoi qu’il en soit, les amis d’Alcibiade eurent alors le dessus dans Samos. Ils envoient donc Pisandre à Athènes, pour y changer la forme du gouvernement, et pour encourager les nobles à se saisir des affaires et à détruire l’autorité du peuple, leur promettant qu’Alcibiade, à cette condition, leur procurerait l’amitié et le secours de Tisapherne. Tels furent le prétexte et le motif allégués par ceux qui établirent l’oligarchie. Mais, lorsque les cinq mille, comme on les nommait, quoiqu’ils ne fussent que quatre cents, se furent rendus les maîtres et eurent envahi l’autorité, ils négligèrent Alcibiade, et ils ne montrèrent plus la même ardeur pour la guerre : d’abord, parce qu’ils se défiaient des citoyens, lesquels ne se prêtaient que malgré eux à ce changement ; et puis, parce qu’ils comptaient que les Lacédémoniens, partisans de tout temps du gouvernement oligarchique, se montreraient plus disposés à traiter avec eux. Quant au peuple d’Athènes, il demeura malgré lui en repos, effrayé par le massacre en masse de ceux qui s’étaient ouvertement opposés à la tyrannie des quatre cents[73].

Les Athéniens qui étaient à Samos furent saisis d’indignation à ces nouvelles ; et ils résolurent de faire voile à l’instant vers le Pirée. Ils appellent Alcibiade, ils le nomment général, et ils l’invitent à se mettre à leur tête, pour aller renverser les tyrans. Mais il n’en usa pas en homme que vient d’élever tout d’un coup la faveur du peuple : il ne crut pas devoir complaire en tout, et ne rien refuser, à ceux qui lui avaient déféré, à lui banni et fugitif, le commandement d’une telle flotte et d’une armée si nombreuse. Par une conduite digne d’un grand général, il arrêta la démarche où les entraînait la colère ; et, prévenant la faute qu’on allait commettre, il sauva évidemment alors les affaires de son pays. S’ils eussent mis à la voile pour retourner à Athènes, aussitôt les ennemis se seraient rendus, sans coup férir, maîtres de l’Ionie entière, de l’Hellespont et de toutes les îles, pendant que les Athéniens, portant la guerre dans leur propre ville, auraient combattu les uns contre les autres. Alcibiade seul empêcha ce malheur, non-seulement par ses discours, par ses exhortations publiques, mais aussi par les prières ou les remontrances qu’il adressait à chacun en particulier. Thrasybule de Stire[74] le secondait de sa présence et de ses cris ; car il avait, dit-on, la voix la plus forte qu’il y eût parmi les Athéniens.

Un second service qu’Alcibiade rendit à sa patrie, et non moins grand que les autres, ce fut d’exécuter sa promesse de faire tous ses efforts pour déterminer les vaisseaux phéniciens, que les Spartiates attendaient du roi de Perse, à se réunir à la flotte athénienne, ou du moins à ne se pas joindre à celle des ennemis. Il se hâta d’aller au-devant de ces vaisseaux ; et Tisapherne, trompant l’attente des Lacédémoniens, n’amena point sa flotte, qui avait déjà paru auprès d’Aspende[75]. Mais les deux partis reprochèrent à Alcibiade d’avoir détourné ce secours ; les Lacédémoniens surtout : il avait conseillé au barbare, disaient-ils, de laisser les Grecs se détruire les uns par les autres. Il n’était pas douteux, en effet, que celui des deux peuples auquel se seraient jointes des forces si considérables n’eût enlevé complètement à l’autre l’empire de la mer.

Bientôt après, les quatre cents furent renversés, avec l’aide énergique que donnèrent au parti populaire les amis d’Alcibiade. Alors les citoyens voulurent rappeler celui-ci, et ils lui envoyèrent l’invitation de revenir à Athènes. Mais Alcibiade ne crut pas qu’il lui fût bienséant d’y rentrer les mains vides et sans avoir rien fait, et de devoir son rappel à la compassion et à la faveur du peuple : il résolut donc d’y reparaître glorieusement. Son premier soin fut de prendre à Samos quelques vaisseaux, et de s’en aller croiser dans la mer de Cos et de Cnide[76]. Là, il apprend que Mindare le Spartiate faisait voile vers l’Hellespont, avec toute sa flotte, et que les Athéniens le suivaient à la trace. Il court joindre ses forces à celle des généraux athéniens. Le hasard fit qu’il arriva, avec ses dix-huit vaisseaux, au moment où les deux flottes étaient engagées dans un grand combat, près d’Abydos[77]. La lutte s’était prolongée jusqu’aux approches de la nuit, avec des succès balancés de part et d’autre. L’apparition d’Alcibiade jeta dans une égale erreur l’une et l’autre armée : les ennemis reprirent courage, et les Athéniens se troublèrent. Mais Alcibiade eut bien vite arboré, sur le vaisseau du commandement, une enseigne amie ; puis, fondant sur les Péloponnésiens, qui commençaient à l’emporter, et qui pressaient vivement leurs adversaires, il les met en fuite, les pousse contre terre, les serre de près, brise leurs vaisseaux, et massacre les hommes qui se sauvaient à la nage. Pharnabaze eut beau les aider avec son armée de terre, et combattre du rivage pour sauver leurs vaisseaux : à la fin, les Athéniens s’étaient emparés de trente navires ennemis, avaient recouvré les leurs, et dressaient le trophée de la victoire.

Alcibiade, après un si éclatant succès, voulut se montrer à Tisapherne dans tout le lustre de sa gloire. Il fit donc provision de présents, et il alla le trouver avec un train de général. Il n’en reçut pas l’accueil qu’il avait espéré. Tisapherne, dont les Lacédémoniens se plaignaient depuis longtemps, et qui craignait qu’on ne l’accusât auprès du roi de Perse, résolut de profiter de l’arrivée d’Alcibiade, et le retint prisonnier dans Sardes[78], pour se défendre, à l’aide de cette injustice, contre les accusations des Spartiates.

Mais, au bout de trente jours, Alcibiade trouva le moyen de se procurer un cheval, trompa ses gardes, et s’enfuit à Clazomène[79] ; et, pour se venger, il fit courir le bruit que c’était Tisapherne qui l’avait relâché. Il se rend par mer au camp des Athéniens, où il apprend que Mindare, et Pharnabaze avec lui, se trouvaient à Cyzique[80]. Alors il enflamme le courage des soldats, en leur peignant la nécessité où ils se trouvent de combattre l’ennemi par terre et par mer, et d’assiéger Cyzique même. « Une victoire complète, disait-il, peut seule vous fournir les ressources nécessaires. »

Il embarque donc les troupes, et il va jeter l’ancre près de Proconèse[81]. Là, il ordonne qu’on enferme, au centre de la flotte, les vaisseaux légers, et qu’on prenne garde que les ennemis n’aient aucun soupçon de son arrivée. Il survint, par bonheur, une grande pluie, accompagnée d’éclats de tonnerre et d’une épaisse obscurité, qui favorisa son dessein, et qui en cacha les apprêts. Non-seulement les ennemis ne se doutèrent de rien, mais les Athéniens eux-mêmes, qu’il avait fait embarquer beaucoup plus tôt qu’ils ne s’y attendaient, s’aperçurent à peine qu’ils étaient partis. Bientôt l’obscurité se dissipa ; et l’on aperçut les vaisseaux des Péloponnésiens, se balançant sur leurs ancres devant le port de Cyzique. Alcibiade, qui craignait que les ennemis, à la vue de sa flotte si nombreuse, ne se décidassent à gagner le rivage, donne ordre aux capitaines de n’avancer que lentement ; et, prenant avec lui quarante trirèmes, il se présente devant les ennemis, et il les provoque au combat. Ceux-ci, trompés par cette ruse, et qu’effrayaient fort peu ces quarante navires auxquels ils croyaient avoir affaire, fondent sur les Athéniens, et engagent l’action ; mais, pendant qu’on en était aux mains, les autres vaisseaux arrivent. Les Péloponnésiens, saisis d’effroi, prennent la fuite. Alcibiade, avec vingt de ses meilleurs voiliers, poursuit les fuyards jusqu’à la côte, débarque ses troupes en même temps qu’ils s’élancent de leurs vaisseaux, et fait un grand carnage. Mindare et Pharnabaze volent à leur secours : il les défait complètement. Mindare fut tué en combattant avec courage ; mais Pharnabaze prit la fuite.

Les Athéniens restèrent maîtres des morts, qui étaient en grand nombre, ainsi que des armes et de tous les vaisseaux. La fuite de Pharnabaze et la déroute des Péloponnésiens livrèrent de plus Cyzique entre leurs mains. Les Athéniens dominèrent dès lors en liberté sur l’Hellespont, et ils chassèrent les Spartiates de toute cette mer. On surprit une lettre, écrite en style laconien, qui informait les Éphores de cette défaite : « C’en est fait de notre fortune ; Mindare a été tué ; les soldats meurent de faim ; nous ne savons à quoi nous résoudre. »

Les compagnons d’Alcibiade avaient conçu une si haute opinion d’eux-mêmes, et ils avaient été pris d’un tel orgueil, qu’ils dédaignèrent, eux invaincus encore, de se mêler avec les autres soldats, qui avaient été plusieurs fois vaincus. En effet, Thrasyllus venait d’être battu auprès d’Éphèse ; et les Éphésiens avaient érigé un trophée de bronze à la honte des Athéniens. Les soldats d’Alcibiade le reprochaient à ceux de Thrasyllus ; et, glorifiant eux-mêmes leurs propres exploits et ceux de leur général, ils refusaient d’admettre les soldats de Trasyllus dans leurs lieux d’exercice, ou dans leurs quartiers de campements. Mais, Pharnabaze étant tombé sur eux avec un corps nombreux de cavalerie et d’infanterie, pendant qu’ils fourrageaient les terres des Abydéniens, Alcibiade vint promptement à leur secours, mit en fuite les ennemis, et les poursuivit, de concert avec Thrasyllus, jusqu’à ce qu’il fut nuit. Les deux corps d’armée se réunirent alors ; et ce fut en se prodiguant les témoignages d’amitié et de satisfaction réciproques, qu’ils rentrèrent ensemble dans le camp. Le lendemain, Alcibiade dressa un trophée ; et il s’en alla ravager le pays de Pharnabaze[82], sans que personne osât marcher à sa rencontre. Il fit prisonniers un grand nombre de prêtres et de prêtresses, mais il les renvoya sans rançon.

Il portait ses armes sur Chalcédoine[83] qui s’était révoltée contre les Athéniens, et qui avait reçu dans ses murs une garnison et un gouverneur de Lacédémone. Mais, comme il apprit que les habitants avaient ramassé toute la récolte de leurs terres, et qu’ils l’avaient mise en dépôt chez les Bithyniens, leurs amis, il s’achemina, avec un détachement, vers les frontières du pays, et il envoya un héraut porter ses plaintes aux Bithyniens. Ceux-ci, redoutant sa vengeance, livrent ce qu’ils avaient entre leurs mains, et font alliance avec lui. Alcibiade enferma Chalcédoine d’une muraille, qui s’étendait depuis une mer jusqu’à l’autre[84]. Pharnabaze s’approcha pour faire lever le siège ; et Hippocratès, gouverneur de la ville, fit de son côté, avec ses troupes, une sortie contre les Athéniens. Alcibiade dispose son armée de manière à faire tête en même temps à l’un comme à l’autre ; il force Pharnabaze à prendre honteusement la fuite, met les Lacédémoniens en déroute, et tue Hippocratès avec un grand nombre des siens. Il s’embarque ensuite, et il va lever des tributs dans l’Hellespont.

Il prit Sélybrie[85], en s’exposant mal à propos à un extrême danger. Ceux qui devaient lui livrer la ville étaient convenus d’élever, à minuit, un flambeau allumé ; mais, craignant d’être découverts, parce qu’un de leurs complices avait tout à coup changé d’avis, ils furent obligés de prévenir l’heure donnée, et ils levèrent le flambeau avant que l’armée fût encore prête. Alcibiade prend avec lui environ trente hommes ; et, ordonnant aux autres de les suivre en diligence, il s’élance au pas de course vers la ville. La porte s’ouvre devant lui ; et vingt soldats, armés à la légère, se joignent aux trente qu’il avait. Il entrait à peine, qu’il entendit les Sélybriens marchant en armes à sa rencontre. La résistance était évidemment impossible : nui moyen d’échapper que par la fuite ; mais Alcibiade était trop fier pour s’y résoudre, lui jusqu’alors invincible, dans tous les combats où il avait commandé. Il ordonne donc au trompette de sonner le silence, et il fait crier à haute voix, par un de ceux qui étaient avec lui : « Que les Sélybriens ne prennent pas les armes contre les Athéniens ! » À cette proclamation, les uns sentent se refroidir leur ardeur pour le combat, parce qu’ils s’imaginent que toute l’armée des ennemis est dans la ville ; les autres sont séduits par l’espérance d’un accommodement favorable. Pendant qu’on entre en conférence, l’armée d’Alcibiade arrive. Alcibiade conjecturant, ce qui était en effet, que les Sélybriens n’avaient que des intentions pacifiques, craignit que la ville ne fût pillée par les Thraces : c’était une troupe nombreuse, qui s’était dévouée à lui, et dont l’ardeur secondait ses entreprises. Il fit donc sortir les Thraces de la ville ; et, touché des prières des Sélybriens, il ne leur imposa d’autre peine que de payer une somme d’argent, et de recevoir garnison ; après quoi il se retira.

Cependant les généraux qui assiégeaient Chalcédoine conclurent un traité avec Pharnabaze, aux conditions suivantes : Qu’il payerait une somme d’argent convenue[86] ; que les Chalcédoniens rentreraient sous l’obéissance des Athéniens, qui, de leur côté, ne commettraient aucun acte d’hostilité sur les terres de Pharnabaze ; enfin, que Pharnabaze donnerait escorte et sauvegarde aux Athéniens députés vers le roi. Alcibiade revint, et Pharnabaze exigea qu’il jurât aussi l’exécution du traité ; mais Alcibiade ne voulut jurer qu’après lui. Les serments prêtés, Alcibiade marcha contre les Byzantins[87], qui s’étaient révoltés, et il enferma leur ville d’une muraille. Anaxilaüs, Lycurgue et quelques autres, offrirent de lui livrer la ville, s’il la voulait garantir du pillage. Alors il fit courir le bruit que de nouvelles affaires le rappelaient en Ionie, et il mit à la voile en plein jour, avec toute sa flotte ; mais il revint dans la nuit, débarqua avec ses troupes d’élite, et se tint en silence au pied des murs. Cependant ses vaisseaux voguent vers le port, et ils s’y précipitent avec des cris retentissants et un tumulte affreux. Attaque imprévue, qui saisit d’effroi les Byzantins, en même temps qu’elle donna aux partisans des Athéniens la facilité de livrer la ville à Alcibiade, parce que tout le monde s’était jeté vers le port, pour s’opposer à la flotte. Pourtant l’affaire ne se termina point sans combat ; car les Péloponnésiens, les Béotiens et les Mégariens qui étaient dans Byzance, mirent en fuite ceux qui avaient débarqué, et les obligèrent de remonter sur leurs vaisseaux ; puis, informés que les Athéniens étaient dans la ville même, ils se serrèrent en bataille, et ils vinrent à leur rencontre. Alcibiade, qui commandait l’aile droite des Athéniens, et Théramène, qui était à l’aile gauche, demeurèrent vainqueurs ; et ceux des ennemis qui échappèrent au carnage, au nombre de trois cents, furent faits prisonniers.

Après le combat, il n’y eut pas un seul Byzantin de tué ou de banni ; car la ville n’avait été livrée par les conjurés qu’à la condition qu’on n’ôterait rien aux habitants, et que tous leurs biens leur seraient conservés. Aussi Anaxilaüs, accusé de trahison à Lacédémone, ne chercha pas à s’en justifier par une honteuse apologie. « J’étais, dit-il, Byzantin et non Spartiate ; et je voyais en danger, non Lacédémone mais Byzance. Les Athéniens avaient investi la ville d’une muraille : plus rien n’y pouvait entrer ; et les Péloponnésiens avec les Béotiens qui étaient dans la ville consommaient les vivres qui restaient encore, tandis que les Byzantins mouraient de faim avec leurs femmes et leurs enfants. Je n’ai donc point livré la ville aux ennemis : je l’ai débarrassée des malheurs de la guerre ; suivant en cela les maximes des plus vertueux Lacédémoniens, pour qui il n’est au monde qu’une chose belle et juste, faire du bien à sa patrie. » Les Lacédémoniens applaudirent à cette justification ; et ils renvoyèrent les accusés absous.

Alcibiade désirait à la fin revoir sa patrie, et bien plus encore se faire voir à ses concitoyens, après avoir tant de fois vaincu les ennemis : il mit donc à la voile pour Athènes. Les trirèmes athéniennes étaient ornées, tout à l’entour, d’une quantité de boucliers et de dépouilles ; elles traînaient à la remorque plusieurs navires qu’on avait pris, et elles portaient les enseignes de ceux, plus nombreux encore, qui avaient été détruits : en comptant les uns et les autres, on en eût trouvé au moins deux cents. Quant à ce qu’ajoute Duris de Samos[88], lequel se donnait pour un descendant d’Alcibiade, à savoir que Chrysogonus, le vainqueur des jeux Pythiques, dirigeait au son de la flûte les mouvements des rameurs ; que Callipide le tragédien, vêtu d’une robe magnifique et paré de tous ses ornements de théâtre, faisait l’office de céleuste[89], et que le vaisseau amiral entra dans le port avec une voile de pourpre : ni Théopompe, ni Éphore, ni Xénophon[90], n’en ont dit un mot ; et d’ailleurs, il n’est pas vraisemblable qu’Alcibiade, après un si long exil, et après tant de traverses, eût voulu insulter ainsi aux Athéniens, en se présentant à eux dans un si somptueux appareil. Au contraire, il n’approcha du port qu’avec crainte ; et, lorsqu’il y fut entré, il ne voulut descendre de sa trirème qu’après avoir vu, de dessus le tillac, Euryptolème, son cousin, et plusieurs autres de ses amis et de ses parents, qui accouraient au-devant de lui, et qui le pressaient de descendre[91].

Dès qu’il fut débarqué, les Athéniens, sans regarder seulement les autres généraux, coururent en foule à lui, en poussant des cris de joie : ils le saluaient, ils suivaient ses pas, ils lui offraient à l’envi des couronnes. Ceux qui ne pouvaient l’approcher le contemplaient de loin ; et les vieillards le montraient aux jeunes gens. Mais cette allégresse publique était mêlée de larmes : on se souvenait des malheurs passés, et on les comparait à la félicité présente. « L’expédition de Sicile n’aurait pas échoué, se disait-on, et nous n’aurions pas vu s’évanouir de si belles espérances, si nous avions laissé à Alcibiade la conduite des affaires et le commandement de l’armée. Lui qui trouva Athènes privée, peu s’en faut, de l’empire de la mer, à peine pouvant sur terre conserver ses faubourgs, déchirée au dedans par des séditions, il l’a pourtant relevée de ses ruines ; et il ne lui a pas uniquement rendu sa puissance maritime, il l’a fait triompher par terre de tous ses ennemis. » Le décret de son rappel avait été porté sur la proposition de Critias[92], fils de Calleschrus ; et Critias le dit lui-même, dans ses Élégies, rappelant à Alcibiade le service qu’il lui a rendu. Voici ses vers :

Le décret qui t’a ramené, c’est moi qui, dans l’assemblée,
L’ai proposé ; c’est à moi que tu dois ton retour :
Le sceau de ma langue est imprimé sur ces événements.


Le peuple s’assembla donc, et Alcibiade comparut devant lui ; et là, après avoir déploré ses malheurs, et après s’être plaint légèrement et avec modestie des Athéniens, il rejeta tout sur sa mauvaise fortune, sur un démon jaloux de sa gloire. Il s’étendit ensuite au sujet des espérances des ennemis, et il exhorta le peuple à reprendre courage. Les Athéniens lui décernèrent des couronnes d’or, le déclarèrent généralissime des armées de terre et de mer, le rétablirent dans tous ses biens, et ordonnèrent aux Eumolpides et aux hérauts de rétracter les malédictions qu’ils avaient prononcées contre lui par ordre du peuple ; ce que tous les autres firent, excepté l’hiérophante Théodore. « Pour moi, dit Théodore, je ne l’ai point maudit, s’il n’a fait aucun mal à sa patrie. »

Toutefois, tandis qu’Alcibiade jouissait de cette brillante prospérité, quelques-uns n’étaient pas sans inquiétude, en songeant à l’époque de son retour. Il était entré dans le port le jour où l’on faisait, en l’honneur de Minerve, les Plyntéries[93]. Ce sont des fêtes avec des cérémonies secrètes, que célèbrent des prêtres nommés Praxiergides[94], le 24 de Thargélion[95] : ils voilent la statue de la déesse, après l’avoir dépouillée de tous ses ornements. De là vient que ce jour est estimé néfaste entre tous, et que les Athéniens, pendant sa durée, s’abstiennent de toute affaire. Il semblait donc que la déesse reçût Alcibiade défavorablement et à regret, puisqu’elle se cachait et l’éloignait d’elle.

Cependant tout lui succédait au gré de ses désirs. Les cent trirèmes qu’il devait commander étaient prêtes : il n’y avait plus qu’à se remettre en mer ; mais une louable ambition le retint, jusqu’à la célébration des mystères[96]. Depuis que les Lacédémoniens avaient fortifié Décélie, et qu’ils étaient maîtres des chemins qui menaient à Éleusis, on conduisait par mer la pompe sacrée : ce n’étaient plus dès lors les magnificences d’autrefois ; et l’on avait renoncé par force aux sacrifices, aux danses, et à plusieurs autres cérémonies qui se font sur la voie sacrée[97], lorsqu’on porte hors de la ville la statue d’Iacchus. Alcibiade crut donc que ce serait chose pieuse à la fois envers les dieux, et honorable aux yeux des hommes, que de rendre aux mystères leur solennité accoutumée, en conduisant la procession par terre, avec une escorte qui la défendît contre les ennemis. Agis ferait, pensait-il, un irréparable dommage à sa réputation et sa gloire, s’il la laissait passer tranquillement ; sinon, ce serait là pour lui, Alcibiade, une occasion de signaler sa valeur à la vue de sa patrie, en face de tous ses concitoyens, dans une lutte sacrée, et que son motif si saint et si noble rendrait agréable aux dieux. Cette résolution prise, il en fait part aux Eumolpides et aux hérauts ; il poste des sentinelles sur les hauteurs, et, dès la pointe du jour, il envoie des coureurs à la découverte. Puis, prenant avec lui les prêtres, les mystes et les mystagogues[98], et les couvrant de ses troupes en armes, il les conduit en bon ordre et en silence. C’était un spectacle vraiment auguste et digne des dieux ; et le chef de l’expédition, aux yeux de ceux qui ne portaient pas envie à Alcibiade, était un véritable hiérophante et un mystagogue, non moins qu’un général. Pas un ennemi n’osa remuer ; et la procession rentra sans encombre dans la ville.

Ce succès enfla le courage d’Alcibiade, et inspira à l’armée une telle confiance, qu’elle se crut invincible, tant qu’elle l’aurait pour chef. Quant aux pauvres et aux gens des basses classes, Alcibiade les avait si bien captivés, qu’ils furent pris d’un merveilleux désir de l’avoir pour tyran ; et quelques-uns même allèrent jusqu’à lui dire qu’il devait se mettre au-dessus de l’envie, abolir les décrets et les lois, écarter tous les hommes frivoles qui troublaient l’État par leur bavardage, et disposer des affaires à son gré, sans s’embarrasser des calomniateurs. On ignore quelle était personnellement sa pensée sur la tyrannie ; mais les plus considérables d’entre les citoyens s’effrayèrent, et ils pressèrent le plus qu’ils purent son départ, en lui accordant tout ce qu’il voulut, et en lui donnant les collègues qu’il demanda.

Il mit à la voile avec cent vaisseaux, et il aborda dans l’île d’Andros : il y battit les troupes du pays, et les Lacédémoniens qui s’y trouvaient ; mais il ne prit pas la ville, et ce fut la première des accusations politiques que lui intentèrent plus tard ses ennemis. Or, s’il y eut jamais un homme victime de sa gloire, ce fut, on peut le dire, Alcibiade. La grande opinion que donnaient de sa hardiesse et de sa prudence tant d’exploits heureux, le faisait soupçonner d’avoir manqué par négligence ce qu’il n’avait pas exécuté, parce qu’on était persuadé que rien n’était impossible, où il mettrait son zèle. On espérait aussi apprendre la réduction de Chios et du reste de l’Ionie ; et, la nouvelle tardant trop au gré des Athéniens impatients, le mécontentement éclatait partout. Ils ne voulaient pas réfléchir que c’était contre des peuples à qui le grand roi fournissait tout l’argent dont ils avaient besoin, qu’Alcibiade faisait la guerre, tandis qu’il était lui-même souvent obligé de quitter son camp et de courir la mer, pour ramasser de quoi payer et faire subsister ses soldats. Ces courses fournirent le prétexte de la dernière inculpation qu’on porta contre lui. Voici comment. Lysandre, que les Lacédémoniens avaient envoyé prendre le commandement de la flotte, donnait à ses matelots, sur l’argent qu’il recevait de Cyrus[99], quatre oboles au lieu de trois. Alcibiade, qui payait à grand’peine les trois oboles aux siens, alla dans la Carie, pour y lever des contributions. Il avait laissé le commandement de la flotte à Antiochus[100] : c’était un bon pilote, mais, du reste, un homme étourdi et sans tenue. Alcibiade lui avait défendu de combattre, fût-il même attaqué par les ennemis. Mais Antiochus ne tint compte de la défense, et il poussa la témérité jusqu’à la folie : il remplit son vaisseau de soldats, en prend un autre dans la flotte, cingle vers Éphèse, et passe le long des proues des navires ennemis, provoquant par des outrages et des injures ceux qui les montaient. Lysandre se contenta d’abord de détacher quelques navires, pour lui donner la chasse ; mais, les Athéniens ayant couru à la défense d’Antiochus, Lysandre fit avancer toute sa flotte, battit les Athéniens, tua Antiochus lui-même, s’empara de plusieurs vaisseaux, fit un grand nombre de prisonniers, et dressa un trophée. Informé du désastre, Alcibiade revint à Samos : il mit à la voile avec toute la flotte athénienne, et il alla offrir la bataille à Lysandre ; mais celui-ci, content de sa victoire, ne sortit pas à sa rencontre.

Alcibiade avait dans son camp quelques ennemis particuliers : Thrasybule, fils de Thrason[101], un de ceux qui lui étaient hostiles, partit pour l’aller accuser à Athènes, et pour exciter le peuple contre lui. C’était, selon lui, Alcibiade qui avait ruiné les affaires et perdu les vaisseaux, par ses insolents abus de pouvoir : c’était pour avoir livré le commandement à des hommes qui ne devaient ses bonnes grâces qu’à leurs débauches et à leurs plaisanteries de matelots, pendant qu’il s’en allait, à son caprice, s’enrichir dans les pays voisins, et passer le temps à boire et à s’ébattre sans vergogne au milieu des courtisanes d’Abydos et de l’Ionie, sans s’inquiéter de l’armée ennemie qui s’apprêtait à l’attaquer. On reprochait aussi à Alcibiade les forts qu’il avait bâtis en Thrace, près de Bisanthe : « C’est une retraite qu’il se ménage, disait-on, ne pouvant ou ne voulant pas vivre dans sa patrie. »

Les Athéniens ajoutèrent foi à ces accusations ; et, n’écoutant que leur colère et leur animosité contre lui, ils nommèrent d’autres généraux. Informé de ce qui se passait, et craignant qu’on n’allât plus loin encore, Alcibiade quitta tout à fait le camp. Il rassembla des troupes étrangères, et il s’en alla faire, pour son propre compte, la guerre aux Thraces indépendants ; et il tira, des prises qu’il fit, de grandes sommes d’argent, en même temps que sa présence mit les Grecs du voisinage à l’abri des incursions des barbares.

À quelque temps de là, les généraux Tydée, Ménandre et Adimante étaient à Égos-Potamos[102]), avec tout ce qu’il restait encore de vaisseaux aux Athéniens. Ils avaient pris l’habitude d’aller tous les matins, à la pointe du jour, provoquer Lysandre, qui se tenait à Lampsaque[103] ; puis ils s’en retournaient à leur mouillage, et ils passaient la journée sans ordre, sans précaution, et affectant un grand mépris pour les Lacédémoniens. Alcibiade, qui n’était pas loin d’eux, sentit le danger de leur position ; et il crut devoir les en avertir. Il monte à cheval, et il va trouver les généraux. « Vous occupez, leur dit-il, un poste désavantageux, sur une côte qui n’a ni ports ni villes, et où vous êtes obligés de tirer vos provisions de Sestos[104], qui est fort éloignée. Vous souffrez imprudemment que vos matelots, lorsqu’ils descendent à terre, se dispersent et se répandent en liberté partout où ils veulent, tandis qu’ils sont en présence d’une flotte ennemie, accoutumée à obéir sans réplique aux ordres absolus de son général. Vous devriez faire passer la flotte à Sestos. » Mais les généraux ne voulurent pas l’écouter. Tydée même lui dit insolemment : « Retire-toi ; ce n’est pas toi, mais d’autres qui commandent ici. »

Alcibiade se retira, soupçonnant quelque trahison de la part des généraux ; et il dit aux personnages de distinction qui le reconduisirent hors du camp, que, si les généraux ne l’avaient pas traité avec cette ignominie, il aurait, en peu de jours, forcé les Lacédémoniens ou à combattre malgré eux, ou à abandonner leurs vaisseaux. Pure fanfaronnade, pensait-on ; mais quelques-uns y trouvèrent de la vraisemblance, car il pouvait, avec ses Thraces si nombreux, tous hommes de trait et cavaliers, aller par terre charger les Lacédémoniens, et mettre le désordre dans leur camp. Au reste, il avait trop bien vu les fautes des Athéniens : l’événement le prouva peu de temps après. Lysandre fondit subitement sur eux, et à l’improviste ; et, de toute la flotte, huit vaisseaux seulement se sauvèrent avec Conon : tous les autres, au nombre d’environ deux cents, furent emmenés captifs ; et trois mille hommes furent pris vivants par Lysandre, puis égorgés. Peu de temps après, Lysandre se rendit maître d’Athènes, brûla tous les vaisseaux, et détruisit les longues murailles[105].

Alcibiade, voyant les Lacédémoniens maîtres de la terre et de la mer, n’osa plus rester : il se transporta en Bithynie[106], emmenant avec lui de grands trésors, et en laissant de plus considérables encore dans ses forteresses. Dépouillé par les Thraces de Bithynie d’une grande partie de sa fortune, il résolut d’aller trouver Artaxerxès, persuadé que le roi le jugerait bientôt, à l’essai, homme de ressources non moins que Thémistocle, et recommandé d’ailleurs d’un motif plus honnête : il n’allait pas, comme Thémistocle, offrir son bras au roi contre ses concitoyens, mais lui demander de secourir sa patrie contre les ennemis. Il pensa que Pharnabaze lui donnerait les moyens de se rendre sans encombre auprès d’Ataxerxès : il alla donc le joindre en Phrygie, lui fit assidûment sa cour, et en fut bien traité.

Les Athéniens supportaient avec peine la perte de leur domination ; mais ce fut bien autre chose quand Lysandre leur eût ôté la liberté, en livrant la ville à trente tyrans. Les réflexions qu’ils n’avaient pas faites pendant qu’ils étaient encore en état de se sauver leur vinrent à l’esprit lorsqu’ils virent leurs affaires perdues sans ressource. Ils déploraient leurs malheurs ; ils se rappelaient leurs fautes et leurs imprudences. L’erreur la plus funeste avait été, pensaient-ils, leur second emportement contre Alcibiade : ils l’avaient chassé sans qu’il leur eût fait aucun tort ; et, pour punir un pilote qui avait perdu honteusement quelques navires, ils avaient eux-mêmes, action bien plus honteuse ! privé la ville du plus brave et du plus capable des généraux. Cependant, malgré ce qu’avait d’affreux la situation présente, ils conservaient un rayon d’espérance : Alcibiade sain et sauf, ils ne croyaient pas tout perdu pour Athènes. En effet, lui qui n’avait pu, durant son premier exil, se résoudre à vivre dans l’inaction, il devait encore moins alors, pour peu qu’il en eût le moyen, souffrir l’insolence des Lacédémoniens et les excès des Trente.

La multitude pouvait bien sans folie se bercer de pareils songes, puisque les Trente eux-mêmes s’occupaient d’Alcibiade, s’informaient de lui, et s’inquiétaient de ses actions et de ses projets. Enfin, Critias remontra à Lysandre que les Lacédémoniens ne seraient jamais assurés de l’empire de la Grèce, tant qu’Athènes aurait sa démocratie ; et que, les Athéniens se soumissent-ils sans résistance au gouvernement oligarchique, Alcibiade ne les laisserait pas, lui vivant, s’accoutumer paisiblement à l’état présent des choses. Ces discours firent par eux-mêmes peu d’impression sur Lysandre ; mais il lui vint de Sparte une scytale, qui lui ordonnait de se défaire d’Alcibiade. Était-ce qu’on y redoutât l’habileté d’Alcibiade et son grand courage ; ou voulut-on seulement faire plaisir à Agis ? Quoi qu’il en soit, Lysandre fit passer cet ordre à Pharnabaze, pour le faire exécuter ; et Pharnabaze remit ce soin à Magée, son frère, et à son oncle Susamithrès.

Alcibiade vivait alors dans un bourg de Phrygie, ayant avec lui la courtisane Timandra. Une nuit, il s’était vu, en songe, vêtu des habits de cette courtisane : Timandra lui tenait la tête entre ses bras, et lui fardait le visage, comme à une femme, de vermillon et de céruse. D’autres disent qu’il avait cru voir Magée qui lui coupait la tête, et qui brûlait son corps. C’est peu de temps avant sa mort qu’il aurait eu ce songe. Quant à ceux qu’on avait envoyés pour le tuer, ils n’osèrent pas entrer : ils environnèrent la maison, et ils y mirent le feu. Alcibiade s’en aperçoit : il ramasse tout ce qu’il peut de hardes et de tapisseries, et il les jette sur le feu ; puis, s’entourant le bras gauche de son manteau, il s’élance l’épée à la main, à travers les flammes, et il en sort sans aucun mal, le feu n’ayant pas encore consumé les hardes qu’il avait jetées. À sa vue, tous les barbares s’écartèrent ; aucun d’eux n’osa ni l’attendre, ni en venir aux mains avec lui ; mais ils l’accablèrent de loin sous les flèches et les traits, et ils le laissèrent mort sur la place. Quand les barbares se furent retirés, Timandra enleva son corps, l’enveloppa de ses propres robes, l’ensevelit, et lui fit, autant qu’il était possible, des funérailles magnifiques et dignes de lui. Timandra fut, dit-on, la mère de Laïs, qu’on appelait la Corinthienne, mais qui avait été amenée captive d’Hyccara, petite ville de Sicile.

Quelques-uns, tout en étant d’accord de ce que je viens de rapporter sur la mort d’Alcibiade, prétendent que ni Pharnabaze n’y eut part, ni Lysandre, ni les Lacédémoniens, et qu’Alcibiade lui-même en fut seul la cause. Il avait séduit une jeune femme de noble maison, et il vivait avec elle. Les frères de cette femme ne se résignèrent point à subir cette injure : ils mirent, pendant la nuit, le feu à la maison qu’habitait Alcibiade, et le tuèrent, comme j’ai dit, quand il s’élança du milieu des flammes.



  1. Ce Mégaclès, aïeul maternel d’Alcibiade, avait épousé la fille de Clisthène, tyran de Sicyone.
  2. Ils étaient petits-fils, par leur mère, d’un frère de Clisthène, bisaïeul d’Alcibiade.
  3. Le général de l’expédition de Sicile.
  4. C’est d’Agathon qu’Euripide dit un jour cette parole, que Plutarque cite encore dans son traité de l’Amour.
  5. Dans la comédie des Guêpes, vers 44 et suivants.
  6. Il y a, dans les vers d’Aristophane, un jeu de mots intraduisible en français : au lieu de κόρακος, d’un corbeau, Alcibiade a prononcé, par l’effet de son grasseyement, κόλακος, d’un flatteur ; ce qui explique la réflexion contenue dans le vers suivant.
  7. Poëte de l’ancienne comédie.
  8. Le plectre était la touche dont on se servait pour faire vibrer la corde de la lyre.
  9. Béotien était synonyme de stupide, dans la langue des Athéniens.
  10. Le satyre Marsyas.
  11. Sophiste contemporain de Socrate, et qui cherchait à lui enlever ses disciples.
  12. Platon entend par là un amour tout idéal, l’amour de la sagesse, qui préserve l’âme des ravages de l’amour vulgaire.
  13. Le statère était une monnaie d’or valant 20 drachmes, ou un peu moins de 19 de nos francs.
  14. Six mille drachmes, plus de 5,600 francs.
  15. Voyez les discours d’Alcibiade sur Socrate, dans le Banquet de Platon.
  16. Philosophe et poëte, disciple de Zénon le stoïcien, et dont il reste un hymne sublime à Jupiter. Voyez l’article que j’ai consacré à Cléanthe, dans mon Histoire de la Littérature grecque.
  17. Au sixième livre de sa Guerre du Péloponnèse.
  18. C’était au commencement de la guerre du Péloponnèse. Il avait alors dix-neuf ans. Potidée était une colonie athénienne en Macédoine, qui s’était révoltée contre sa métropole.
  19. Dans la Béotie, en 424.
  20. Il y a un intervalle de près de huit ans.
  21. Environ 36,000 francs, qu’il faudrait décupler, pour avoir la valeur réelle des dix talents de la dot d’Hipparète.
  22. Il craignait, dit-on, qu’Alcibiade le fît périr, pour s’emparer de sa fortune.
  23. Environ 6,500 francs.
  24. Les anciens faisaient battre ensemble des couples de cailles, comme on fait encore aujourd’hui combattre d’autres sortes d’oiseaux ; et il s’engageait des paris pour et contre, comme dans tous les jeux de ce genre. On se servait aussi des combats de cailles pour tirer des prévisions et des augures relativement à des entreprises dont l’issue était douteuse, et dépendait de ce qu’on nommait la Fortune.
  25. On verra qu’il alla jusqu’à faire de cet Antiochus un amiral, au grand dommage des Athéniens.
  26. Je n’ai pas besoin de dire que Plutarque veut désigner Démosthène.
  27. Au chapitre XVI de son sixième livre.
  28. Ce chant n’existe plus.
  29. Ce discours fait encore partie des œuvres d’Isocrate.
  30. Celui dont Plutarque a écrit la Vie.
  31. Poëte de l’ancienne comédie.
  32. Ce discours n’existe plus, ni rien de ce qu’avait laissé Phéax.
  33. Guerre du Péloponnèse, livre VIII, chapitre LXXIII.
  34. C’est-à-dire ou Alcibiade, ou Phéax, ou Nicias.
  35. Ce poëte était contemporain d’Alcibiade.
  36. Dans la Vie d’Aristide, la dix-septième de la collection.
  37. Pour les détails, voyez la Vie de Nicias, qui est la vingt-septième.
  38. Ce fort était situé sur les frontières de l’Attique et de la Béotie.
  39. Dans la mer Ionienne, sur la côte d’Élide et en face de Pylos. Elle se nomme aujourd’hui Prodona.
  40. Cette bataille, où les Lacédémoniens furent vainqueurs, se donna en 418, à Mantinée.
  41. Ville de l’Achaïe. Elle subsiste encore aujourd’hui sous son ancien nom.
  42. Ce travail ne fut pas achevé, les autres peuples voisins de l’Achaïe en ayant empêché l’exécution.
  43. Agraule était une fille de Cécrops, et on l’adorait dans un temple situé près des Propylées de l’Acropole.
  44. Pollux nous a conservé la formule même du serment.
  45. Dans la comédie des Grenouilles, vers 1425.
  46. Dans la même pièce, vers 1431.
  47. On nommait choréges ceux qui fournissaient aux frais des jeux publics, notamment pour les représentations de pièces nouvelles.
  48. C’est-à-dire née dans l’île de Mélos, aujourd’hui Milo, une des Cyclades.
  49. Cette Néméa était une courtisane.
  50. Méton était un véritable astronome, et non point un adepte de la fausse science des devins.
  51. Thucydide, dans son sixième livre, rapporte les deux discours de Nicias et d’Alcibiade, ou, si l’on veut, leur prête ceux qu’il eut fait à leur place en cette occasion.
  52. C’étaient des espèces de bornes, placées dans les rues et les carrefours, et surmontées d’une tête d’Hermès ou de Mercure,
  53. Ces accusations rétrospectives d’Androclès ne pouvaient pas manquer de faire soupçonner Alcibiade d’être l’auteur de la nouvelle profanation. Mais on fut obligé, plus tard, de s’en tenir aux faits dénoncés par Androclès.
  54. On se servait de clepsydres, ou horloges d’eau, pour mesurer à l’accusateur et au défenseur de l’accusé le temps pendant lequel il leur serait permis de parler.
  55. Le récit du départ de cette flotte est une des plus belles pages de Thucydide,
  56. Poëte de l’ancienne comédie, et qu’il ne faut pas confondre avec Phrynichus le tragique, poëte plus ancien.
  57. Andocide était un homme d’un caractère peu honorable, mais un orateur d’un grand talent. Nous pouvons encore juger de son éloquence. Voyez son article dans mon Histoire de la Littérature grecque.
  58. On a vu, dans la Vie de Périclès, ce que c’était que ce navire.
  59. Lamachus avait été souvent en butte aux sarcasmes des comiques, et surtout d’Aristophane. Après sa mort, Aristophane lui rendit justice, et le mit au nombre des héros.
  60. Colonie athénienne, établie sur l’emplacement de l’ancien Sybaris.
  61. Le signe de condamnation au lieu du signe d’absolution.
  62. Thessalus se vengeait, sur Alcibiade, des torts de Périclès envers Cimon.
  63. Les mystes étaient ceux qui avaient reçu la première initiation aux mystères ; les époptes étaient, suivant la force du mot, ceux qui avaient tout vu, et dont l’initiation était complète.
  64. Famille qui avait l’intendance des mystères.
  65. Ville de l’Attique, qui était au pouvoir des Lacédémoniens.
  66. Les Athéniens de bon ton se rognaient la barbe assez court, mais ils ne se rasaient pas.
  67. Euripide, Oreste, vers 129.
  68. C’était le satrape qui gouvernait les possessions du roi de Perse dans l’Asie Mineure.
  69. C’était un de ces parcs que les Perses nommaient des paradis.
  70. Tous les moyens mis en œuvre par Alcibiade pour préparer son rappel sont racontés en détail dans le huitième livre de Thucydide.
  71. C’est-à-dire du dème nommé Dirade.
  72. Plutarque suit ici Thucydide ; mais, d’après Lysias, Phrynichus eut deux meurtriers, Thrasybule et Apollodore ; et l’orateur Lycurgue dit qu’il fut assassiné la nuit, près d’une fontaine.
  73. Thucydide fait très-bien comprendre toutes les phases de cette révolution, dont Plutarque n’a donné qu’un trop court et un peu obscur sommaire.
  74. Stire était un dème de l’Attique.
  75. Ville de la côte de Pamphylie.
  76. Cos était une île à peu de distance de la côte méridionale de l’Asie-Mineure, et Cnide une ville de la Carie.
  77. A l’entrée de l’Hellespont, du côté de l’Asie.
  78. L’ancienne capitale de la Lydie était le chef-lieu de la satrapie de Tisapherne.
  79. Ville grecque de la côte d’Ionie.
  80. Dans la Phrygie, sur la Propontide.
  81. Île voisine de Cyzique.
  82. C’est-à-dire la Phrygie, dont Pharnabaze était gouverneur.
  83. A l’entrée du Bosphore, sur la côte d’Asie.
  84. C’était un retranchement construit en bois, qui allait de la Propontide au Pont-Euxin
  85. Ou Sélymbrie, dans la Thrace.
  86. Cette somme était de vingt talents.
  87. Byzance était à la place où fut depuis Constantinople.
  88. Historien dont les anciens ont pourtant loué l’exactitude, mais que l’orgueil de son origine, vraie ou prétendue, a pu ici induire à des exagérations.
  89. Le céleuste avait inspection sur la préparation et la distribution des vivres dans les vaisseaux ; et, comme l’indique leur nom, il animait les matelots de la voix, et il leur commandait la manœuvre.
  90. Les continuateurs des récits de Thucydide.
  91. Ceci se passait en l’an 407 avant notre ère.
  92. C’était un orateur et un poëte assez distingué ; il avait été disciple de Socrate, et il était proche parent de Platon. Critias fut un des trente tyrans.
  93. Du mot πλύνω, laver, parce qu’on lavait la statue de la déesse.
  94. De πράσσω, faire, et de ἔργον, ouvrage.
  95. Partie d’avril et de mai.
  96. En l’honneur de Cérès et de Proserpine.
  97. Qui conduisait d’Athènes à Éleusis.
  98. Les initiés, et les conducteurs d’initiés, ou initiateurs.
  99. Frère d’Artaxercès.
  100. On a vu plus haut comment Antiochus avait gagné les bonnes grâces d’Alcibiade.
  101. Ce Thrasybule n’est plus l’homme à la voix de Stentor dont il a été question ailleurs, mais le général qui devait plus tard délivrer Athènes de la tyrannie des Trente.
  102. C’est-à-dire au fleuve de la chèvre, qui avait son embouchure dans l’Hellespont, du côté de l’Europe.
  103. Sur la côte d’Asie, à peu près en face d’Égos-Potamos.
  104. Ville située à l’entrée de l’Hellespont, en face d’Abydos.
  105. Qui joignaient Athènes au port du Pirée.
  106. De l’autre côté de l’Hellespont.