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Vies des hommes illustres/Comparaison de Périclès et de Fabius Maximus

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (1p. 442-445).


COMPARAISON
DE
PERICLÈS ET DE FABIUS MAXIMUS.


Nous avons raconté la vie de Périclès et celle de Fabius Maximus. Or, ces deux hommes ont laissé, l’un et l’autre, plus d’un bel exemple et de vertus politiques et de vertus militaires. Nous allons donc, dans cette comparaison, commencer par ce qu’ils ont fait comme généraux d’armée.

Lorsque Périclès parut, Athènes était au comble de la prospérité, et dans tout l’éclat de sa grandeur et de sa puissance ; et l’on pourrait croire que, s’il a marché toujours d’un pas assuré, sans obstacle et sans revers, il l’a dû à la force des choses, et au cours fortuné des affaires publiques. Fabius, au contraire, trouvait sa patrie dans une situation déplorable et vraiment humiliante : il n’eut donc pas à la maintenir à un degré toujours égal de prospérité ; mais il la tira du sein de ses calamités, et il la remit dans une position meilleure. Après les succès de Cimon, les trophées de Myronide et de Léocrate, les nombreux et brillants exploits de Tolmide, Périclès, devenu le chef de sa patrie, n’avait guère qu’à l’entretenir dans les plaisirs et les fêtes publiques, et non point à la recouvrer et à la conserver par la force des armes. Fabius, en arrivant au pouvoir, ne voyait autour de lui que déroutes, défaites et massacres ; que morts de magistrats suprêmes et de généraux : les lacs, les plaines, les bois, étaient jonchés des cadavres des armées ; les fleuves roulaient jusqu’à la mer du sang et des morts. Alors, n’écoutant que son génie, il s’attacha à son système, avec une constance inébranlable ; il soutint, il étaya sa patrie, ébranlée par les fautes et les désastres de ses prédécesseurs ; il la préserva d’une ruine totale. Sans doute il n’est pas aussi difficile de manier des esprits humiliés par le malheur, et que la nécessité rend dociles à la voix de la raison, que de mettre un frein à la fougue et aux emportements d’un peuple enorgueilli et enivré de sa prospérité. Or, c’est ce que fit précisément Périclès, en se soumettant les Athéniens ; mais la grandeur et la multitude des maux qui fondirent à la fois sur les Romains firent connaître, en Fabius, une âme grande, fortement trempée, et que rien ne pouvait abattre, ni faire changer de résolution.

On peut comparer, à la prise de Samos par Périclès, la reprise de Tarente ; et, sans nul doute, à la conquête de l’Eubée, celle des villes de la Campanie. Pour Capoue, elle fut recouvrée par les consuls Fulvius et Appius. Fabius ne gagna qu’une seule bataille rangée : c’est celle qui lui valut son premier triomphe. Périclès, au contraire, éleva neuf trophées, pour les victoires gagnées par lui sur terre et sur mer contre les ennemis de sa patrie. Mais on ne trouve, dans toute la vie de Périclès, rien qui ressemble à l’action de Fabius, lorsqu’il arracha Minucius des mains d’Annibal, et qu’il sauva toute une armée romaine : action tout à la fois d’un homme brave et prudent, et d’un bon citoyen. De même, on ne vit jamais Périclès commettre une faute comme celle que commit Fabius, quand il se laissa prendre au piège qu’Annibal lui tendit au moyen de ses bœufs ; quand maître d’un ennemi qui, poussé par le hasard, s’était jeté de lui-même dans un défilé, il le laissa s’échapper, la nuit par ruse, et le jour par force : sa lenteur donna à l’ennemi le temps de fuir ; et Fabius fut vaincu par un homme qu’il avait tenu dans ses mains.

Si un bon général doit savoir non-seulement bien user du présent, mais sagement conjecturer de l’avenir, il est remarquable que la guerre finit, pour les Athéniens, comme Périclès l’avait prévu et prédit : en effet, par leur passion de trop entreprendre, ils perdirent leur puissance. Au contraire, les Romains ayant, malgré l’avis de Fabius, envoyé Scipion à Carthage, établirent leur domination victorieuse, non point grâce à la Fortune, mais parce que leur général triompha des ennemis par son habileté et son courage. Ainsi, les malheurs de la patrie prouvèrent la justesse des prévisions de l’un, tandis que d’heureux événements démontrèrent la complète erreur de l’autre. Or, ce n’est pas une moindre faute, pour un général, de manquer l’occasion d’un succès par défiance, que d’essuyer un revers pour n’avoir pas su le prévoir. Car l’inexpérience a pour effet de nous inspirer de la témérité, et tout à la fois de nous priver d’une confiance raisonnable.

Voilà pour leurs actions militaires.

Sous le rapport de la politique, il y a, dans la conduite de Périclès, un tort grave : c’est d’avoir suscité la guerre ; car lui seul, dit-on, la fit naître, par son obstination à ne vouloir faire aucune concession aux Lacédémoniens. Mais je crois bien que Fabius n’aurait fait aucune concession aux Carthaginois, et qu’il aurait noblement affronté tous les dangers pour soutenir la puissance de Rome. Cependant la générosité et la douceur dont il usa envers Minucius font ressortir l’animosité de Périclès contre Cimon et Thucydide, tous deux hommes de bien, dévoués à l’aristocratie, et qu’il fit bannir par l’ostracisme. Mais la puissance et l’autorité de Périclès furent bien plus grandes que celles de Fabius : aussi ne souffrit-il pas que sa patrie eût à souffrir des folles entreprises d’aucun général. Il n’y eut que Tolmide qui lui échappa, et qui, en dépit de lui, s’en alla se faire écraser par les Béotiens : tous les autres se rangèrent sous sa direction, et cédèrent à l’ascendant de son autorité. Fabius ne hasarda rien, ne fit lui-même aucune faute ; mais il n’eut pas le pouvoir d’empêcher les autres d’en faire, et en cela il paraît inférieur à Périclès ; car, s’il avait eu la même puissance que Périclès à Athènes, les Romains n’auraient pas éprouvé d’aussi terribles désastres.

La grandeur d’âme qu’inspire le mépris des richesses, l’un la montra en n’acceptant rien de ce qu’on lui offrait, et l’autre, en donnant libéralement à ceux qui étaient dans le besoin, comme quand il racheta de ses deniers les prisonniers de guerre : il est vrai que la somme qu’il dépensa alors ne s’élevait qu’à six talents[1]. Il ne serait guère possible de dire combien Périclès aurait pu amasser de richesses, à cause de sa grande puissance, s’il eût accepté les présents des alliés et des rois qui voulaient gagner ses bonnes grâces ; mais toujours il repoussa les présents et conserva ses mains pures. Quant à la grandeur des édifices et des temples, et à la magnificence des constructions dont Périclès embellit Athènes, on ne pourrait y comparer dignement, même tous ensemble, les plus beaux monuments que Rome possédait avant les Césars : ceux-là l’emportent infiniment, et ils sont hors de toute comparaison, et pour la perfection des détails, et pour la majesté de l’ordonnance.



  1. Plutarque a dit plus haut deux cent quarante hommes à 250 drachmes par tête : cela fait soixante mille drachmes, et, par conséquent, dix talents, et non pas six talents. C’est donc ici ou une inadvertance de l’historien, ou une erreur de quelque copiste.