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Vies des hommes illustres/Antoine

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 4p. 290-386).


ANTOINE.


(De l’an 86 ou 83 à l’an 30 avant J.-C)

Antoine eut pour aïeul l’orateur Antonius, que Marius fit mourir pour avoir embrassé le parti de Sylla[1] ; et il avait pour père Antonius, surnommé le Crétique[2], personnage qui n’eut pas dans le gouvernement une réputation éclatante, mais qui fut d’ailleurs l’homme le plus juste, le plus honnête et le plus libéral. Le trait suivant en est la preuve. Comme sa fortune était médiocre, sa femme l’empêchait de suivre son penchant à la libéralité. Un jour donc un de ses amis vint le prier de lui prêter quelque argent : Antonius, qui n’en avait pas alors, ordonne à un de ses esclaves de lui apporter de l’eau dans un bassin d’argent. Quand on lui eut apporté le bassin, il le prend et se mouille la barbe, comme pour se raser ; puis, renvoyant l’esclave sous quelque prétexte, il donne le bassin à son ami, en lui disant de s’en aider. Peu de jours après, comme les esclaves cherchaient le vase par toute la maison, et qu’Antonius vit sa femme fort en colère et sur le point de faire appliquer l’un après l’autre ses serviteurs à la question, il lui avoua ce qu’il avait fait, et la pria de le lui pardonner. Cette femme était Julie, de la maison des Césars, laquelle ne le cédait à nulle Romaine de son temps en sagesse et en vertu.

Antoine, après la mort de son père, fut élevé par Julie sa mère, qui s’était remariée à Cornélius Lentulus, celui que Cicéron fit mourir comme complice de Catilina : ce fut là, dit-on, le prétexte et la source de la haine implacable qu’Antoine portait à Cicéron ; Antoine lui reprochait même de n’avoir jamais voulu leur rendre le corps de Lentulus pour le faire inhumer, qu’auparavant Julie sa veuve ne fût allée se jeter aux pieds de la femme de Cicéron pour solliciter cette grâce ; mais c’est une calomnie manifeste ; car, de tous ceux qui furent mis à mort par ordre de Cicéron, aucun ne fut privé des honneurs de la sépulture.

Comme Antoine était d’une grande beauté, il fut recherché dès sa jeunesse par Curion, dont l’amitié et le commerce furent, dit-on, pour lui la contagion la plus funeste ; car cet homme, abandonné à toutes sortes de voluptés, et qui voulait tenir Antoine sous sa dépendance, le plongea dans la débauche des femmes et du vin, et lui fit contracter, par des dépenses non moins folles que honteuses, des dettes beaucoup plus considérables que son âge ne le comportait : il devait deux cent cinquante talents[3], dont Curion s’était rendu caution. Le père de Curion, ayant surpris cet engagement, chassa Antoine de sa maison. Celui-ci se lia bientôt après avec Clodius, le plus audacieux comme le plus scélérat des démagogues de son temps, et dont les fureurs portaient le trouble dans toute la république ; mais il ne tarda pas à se lasser des folies de cet homme ; craignant d’ailleurs la puissance de ceux qui s’étaient ligués contre Clodius, il quitta l’Italie, et fit voile pour la Grèce. Il y séjourna quelque temps, pour se former aux exercices militaires et à l’éloquence ; mais il s’appliqua surtout à imiter le style de l’école asiatique[4], qui florissait alors dans tout son éclat : rien n’eût pu s’ajuster mieux avec sa vie tas-tueuse, pleine d’ostentation, et sujette à toutes les inégalités que l’ambition entraîne à sa suite.

Gabinius, homme consulaire, faisant voile pour la Syrie[5], passa en Grèce : il voulut persuader à Antoine de l’accompagnera cette expédition ; mais Antoine répondit qu’il n’irait point à l’armée comme simple particulier. Gabinius lui donna donc le commandement de sa cavalerie, et l’emmena avec lui. Envoyé d’abord contre Aristobule, qui avait fait révolter les Juifs, il monta le premier sur la muraille de la plus forte place du pays, et chassa Aristobule de toutes ses forteresses ; puis, lui ayant livré bataille, malgré l’infériorité de ses troupes, il le défit, tailla en pièces la plus grande partie de son armée, et le fit prisonnier avec son fils. En ce temps-là, Ptolémée[6] alla trouver Gabinius, et lui offrit dix mille talents[7] s’il voulait entrer avec lui en Égypte avec son armée, et le rétablir dans ses États. La plupart des officiers s’opposaient à cette expédition ; et Gabinius lui-même, tout captivé qu’il fût par l’appât des dix mille talents, balançait à entreprendre cette guerre. Mais Antoine, qui ne demandait que de grandes occasions afin de se pouvoir signaler, et qui désirait d’ailleurs obliger Ptolémée, dont les sollicitations l’avaient intéressé en sa faveur, détermina Gabinius à cette entreprise. Or, on craignait le chemin qu’il fallait tenir pour arriver à Péluse plus que la guerre en elle-même ; car on avait à traverser des sables profonds et arides, le long de l’embouchure par laquelle le marais Serbonide se décharge dans la mer[8]. Les Égyptiens appellent ce marais le soupirail de Typhon ; mais il paraît plutôt que c’est un écoulement de la mer Rouge, laquelle, après avoir traversé sous terre la partie la plus resserrée de l’isthme qui sépare cette mer de la mer Intérieure[9], vient se dégorger à cet endroit, et y former ce marais.

Antoine, à qui Gabinius avait fait prendre les devants avec la cavalerie, non-seulement se saisit des passages, mais il se rendit aussi maître de Péluse, ville considérable, dont il fit la garnison prisonnière ; de sorte qu’il rendit le chemin sûr au reste de l’armée, et donna au général une ferme espérance de la victoire. Le désir qu’il avait d’acquérir de la gloire fut utile aux ennemis eux-mêmes ; car, comme Ptolémée, dès son entrée dans Péluse, aveuglé qu’il était par la haine et la colère, voulait en massacrer les habitants, Antoine s’y opposa, et arrêta les effets de sa vengeance. Dans toutes les batailles importantes et dans les combats fréquents qui eurent lieu pendant cette expédition, il fit preuve d’un courage extraordinaire, et montra la sage prévoyance d’un habile général ; surtout en cette journée, où il sut si bien envelopper et charger les ennemis par derrière, qu’il rendit la victoire aisée à ceux qui les attaquaient de front : aussi ce succès lui mérita-t-il les honneurs et les récompenses qu’on décernait à la valeur. Les Égyptiens lui surent gré de l’humanité dont il usa envers Archélaüs : Archélaüs ayant été son ami et son hôte, il ne le combattit que par nécessité ; mais, comme il eut retrouvé son corps sur le champ de bataille, il lui fit des obsèques magnifiques. Par cette conduite, il laissa de lui dans Alexandrie l’opinion la plus favorable, et s’acquit auprès des Romains qui servaient avec lui une brillante réputation.

La dignité et la noblesse de ses traits annonçaient un homme d’une haute naissance : sa barbe épaisse, son front large, son nez aquilin, l’air mâle répandu sur toute sa personne, lui donnaient quelque ressemblance avec les statues et les portraits d’Hercule. Aussi était-ce une ancienne tradition que les Antonius étaient une famille d’Héraclides, descendue d’Antéon, fils d’Hercule. Antoine semblait confirmer cette opinion, non-seulement par sa figure, comme nous venons de le dire, mais encore par sa manière de s’habiller : toutes les fois qu’il devait paraître en public, il ceignait sa tunique fort bas, une large épée pendait à son côté, et il portait par-dessus son vêtement une cape d’étoffe grossière. Ce que les gens de bien ne pouvaient tolérer en lui, c’est qu’il se vantait à tout propos, raillait les autres, et ne faisait pas difficulté de boire en public et de s’asseoir à la table des soldats qu’il trouvait mangeant : familiarité qui lui conciliait du reste l’affection et les vœux des hommes de guerre. Il mettait aussi de la grâce et de la gaieté dans ses amours ; et il se fit un grand nombre de partisans en servant les passions des autres, et en souffrant volontiers qu’on le plaisantât sur ses attachements. Sa libéralité et les largesses excessives qu’il faisait aux soldats et à ses amis lui ouvrirent une route brillante vers le pouvoir, et accrurent de plus en plus son crédit, qu’il détruisait du reste lui-même par les fautes sans nombre qui lui échappaient. Je veux rapporter ici un exemple de sa prodigalité. Il avait commandé qu’on donnât à un de ses amis deux cent cinquante mille drachmes[10], ce que les Romains expriment par un million de sesterces. Son intendant, surpris de l’énormité de la somme, et voulant qu’Antoine en pût juger lui-même, étala tout cet argent sur son passage. Antoine, l’ayant aperçu, demanda ce que c’était. « C’est, répondit l’intendant, l’argent que tu m’as commandé de donner. — Je croyais, reprit alors Antoine, qui s’aperçut de la malice de cet homme, qu’un million de sesterces faisait une somme beaucoup plus considérable ; mais, puisque c’est si peu de chose, tu en ajouteras encore une fois autant. » Mais ceci n’eut lieu que longtemps après.

À cette époque, Rome était divisée en deux factions : celle des nobles, ayant à leur tête Pompée, lequel était alors dans la ville ; et celle du peuple, qui rappelait César des Gaules, où il faisait la guerre. Curion, ayant quitté le parti du Sénat pour embrasser celui de César, y attira Antoine, dont il était l’ami ; et, comme son éloquence lui donnait un grand pouvoir sur la multitude, et qu’il répandait d’ailleurs à profusion l’argent que César lui faisait passer, il fit tant qu’Antoine fut nommé tribun du peuple, et, bientôt après, associé au collège des prêtres qui présagent l’avenir par le vol des oiseaux, et que les Romains appellent augures. Antoine, à peine entré en charge, seconda puissamment les vues politiques de César. Il s’opposa d’abord au consul Marcellus, qui assignait à Pompée les troupes déjà sur pied, et l’autorisait à faire encore de nouvelles levées ; il fit décréter que l’armée qui était rassemblée serait envoyée en Syrie, pour renforcer celle de Bibulus, qui faisait la guerre aux Parthes, et que personne ne pourrait désormais s’enrôler sous Pompée. En second lieu, comme le Sénat refusait de recevoir et de lire dans l’assemblée les lettres de César, Antoine, en vertu du pouvoir que lui donnait sa charge, les lut publiquement, et fit que plusieurs des sénateurs changèrent d’opinion voyant que César ne demandait rien que de juste et de raisonnable. Enfin, toute l’affaire ayant été réduite à cette double question : Pompée congédiera-t-il les légions qu’il commande ? César licenciera-t-il celles qui sont sous ses ordres ? un très-petit nombre de sénateurs furent d’avis que Pompée quittât le commandement, tandis que la plupart opinèrent pour que César s’en dépouillât. Antoine, se levant alors, demanda si l’on ne jugerait pas plus convenable que César et Pompée posassent tous deux les armes, et se démissent ensemble du commandement[11].

Cet avis fut généralement adopté ; et tous les sénateurs, après avoir à l’envi comblé Antoine de louanges, demandèrent que le décret fût dressé. Mais, les consuls s’y étant opposés, les amis de César firent en son nom de nouvelles propositions. Caton les combattit avec force ; et Lentulus, l’un des consuls, chassa Antoine du Sénat. Celui-ci sortit en chargeant les sénateurs d’imprécations ; puis, prenant le vêtement d’un esclave, il se rendit avec Quintus Cassius au camp de César, dans une voiture de louage. D’aussi loin qu’ils purent être vus des soldats, ils se prirent à crier qu’il n’y avait plus aucun ordre dans Rome ; que les tribuns eux-mêmes n’avaient plus la liberté de parler ; qu’on les chassait du Sénat, et que quiconque osait se déclarer pour la justice était en grand danger de sa personne.

Aussitôt César se met en marche, et entre en Italie avec son armée ; ce qui fit dire à Cicéron, dans ses Philippiques[12], que, comme Hélène fut cause de la guerre de Troie, de même Antoine avait allumé la guerre civile ; mais c’est une fausseté manifeste ; car Caïus César n’était point assez emporté, ni ne se laissait point assez facilement entraîner par la colère hors de la raison, pour se déterminer si subitement à porter la guerre dans sa patrie, s’il n’en eût auparavant formé le dessein, et cela uniquement parce qu’il aurait vu arriver Antoine et Cassius fort mal vêtus et dans une voiture de louage. Mais depuis longtemps il ne cherchait qu’un prétexte ; et il crut l’avoir rencontré dans le rapport que lui firent Antoine et Cassius. Ce qui l’excita à entreprendre ainsi une guerre générale, ce fut le même motif qui avait autrefois fait prendre les armes à Alexandre et avant lui à Cyrus, à savoir, un désir insatiable de commander, et une convoitise effrénée d’être le premier et le plus grand des hommes ; à quoi César ne pouvait parvenir que par la ruine de Pompée.

César s’étant, dès son arrivée, rendu maître de Rome, et ayant chassé Pompée de l’Italie, résolut de marcher d’abord contre les troupes que Pompée avait en Espagne, puis d’équiper une flotte, et de se mettre à la poursuite de Pompée lui-même. Il confia donc le gouvernement de la ville aux mains de Lépidus, et chargea Antoine, alors tribun du peuple, de la garde de l’Italie et du commandement des troupes. Antoine gagna bien vite l’affection des soldats, parce qu’il s’exerçait et mangeait le plus souvent avec eux, et leur faisait autant de largesses que sa fortune le lui permettait ; mais il se rendit insupportable à tous les autres citoyens à cause de sa paresse : il n’était nullement ému des injustices qu’ils éprouvaient ; souvent même il traitait rudement ceux qui venaient se plaindre à lui ; enfin, on l’accusait de corrompre des femmes de condition libre. De sorte que la domination de César, qui en soi n’était rien moins qu’une tyrannie, devint odieuse par la faute de ses amis mêmes, surtout d’Antoine, dont les désordres paraissaient d’autant plus grands qu’il avait plus de puissance : aussi était-ce lui qui encourait presque tout le blâme. Toutefois César, à son retour d’Espagne, ne tint aucun compte des plaintes qu’on fit contre Antoine : au contraire, connaissant son activité, son courage et sa capacité pour le commandement, il se servit de lui dans ses guerres ; et Antoine ne démentit nullement l’opinion que César avait conçue de sa personne.

César partit de Brundusium avec fort peu de troupes, et, après avoir traversé la mer Ionienne, il renvoya ses vaisseaux à Antoine et à Gabinius, avec ordre d’embarquer tous leurs soldats, et de passer sur-le-champ en Macédoine. Gabinius, craignant une navigation dangereuse, à cause qu’on était en hiver, prit un long détour, et mena son armée par terre ; mais Antoine, qui ne vit que le péril de César environné de tant d’ennemis, risqua le passage. Il attaqua d’abord Libon, qui était à l’ancre devant le port ; puis, entourant les trirèmes ennemies d’un grand nombre de navires, il l’obligea de s’éloigner. Cela fait, il embarqua vingt mille hommes de pied et huit cents chevaux, et mit à la voile. Dès que les ennemis l’aperçurent a ils coururent à sa poursuite ; mais un vent impétueux du midi ayant poussé les vagues contre leurs vaisseaux, ils ne purent l’atteindre, et il échappa au danger. Il est vrai que le même vent le portait, avec sa flotte, contre des rochers escarpés et sur des bas-fonds où il n’y avait pour lui nul espoir de salut ; mais tout à coup il s’éleva du fond du golfe un vent d’Afrique qui, repoussant les flots vers la haute mer, éloigna sa flotte du rivage, où elle allait périr. Alors, continuant sa route en toute assurance, il vit la côte entièrement couverte de débris des trirèmes ennemies qui le poursuivaient ; car, le vent l’ayant jetées contre le rivage, la plupart s’y étaient brisées. Antoine fit un grand nombre de prisonniers, s’empara de sommes considérables, et se rendit en outre maître de Lissus. Aussi releva-t-il de beaucoup l’audace de César, en lui amenant si à propos de tels renforts.

Dans les divers combats qui suivirent, Antoine se distingua plus que nul autre des officiers ; mais il se signala surtout en deux occasions où les troupes de César étaient en pleine déroute : il les rallia seul, les ramena contre ceux qui les poursuivaient, et, les ayant forcées de combattre, il remporta une double victoire. Aussi, après César, était-ce celui qui avait dans le camp la plus grande réputation ; et César lui-même fit assez connaître la haute opinion qu’il avait de lui, lorsqu’à la bataille de Pharsale, qui devait décider de toute sa fortune, s’étant mis lui-même à la tête de l’aile droite, il donna à Antoine le commandement de la gauche, comme au meilleur capitaine qu’il eût sous ses ordres. Et après la victoire, comme il eut été proclamé dictateur et se fut mis à la poursuite de Pompée, il nomma Antoine général de la cavalerie, et l’envoya à Rome : cette charge était la seconde de la république, quand le dictateur était présent ; et, en son absence, la première ou presque la seule ; car, à l’exception du tribunat, toutes les magistratures sont supprimées dès qu’un dictateur est élu.

Cependant Dolabella, alors tribun du peuple, jeune homme avide de nouveautés, proposait une abolition de dettes, et tachait de persuader à Antoine, qui était son ami et qui ne cherchait lui-même qu’à complaire à la multitude, de se joindre à lui pour faire passer la loi ; mais Asinius et Trébellius faisaient tous leurs efforts pour en détourner Antoine. Sur ces entrefaites, et l’on ne sait pourquoi, Antoine conçut un violent soupçon que Dolabella avait des intelligences secrètes avec sa femme, qui était aussi sa cousine germaine, étant fille de Caïus Antonius, celui qui avait été collègue de Cicéron dans le consulat. Ne pouvant supporter un tel affront, il répudia sa femme, se joignit à Asinius, et fit une guerre ouverte à Dolabella ; car Dolabella s’était saisi du Forum, résolu de faire passer sa loi de force. Antoine, d’après le décret du Sénat qui ordonnait de prendre les armes contre Dolabella, alla l’attaquer dans la place : il lui tua beaucoup de monde, et perdit lui-même quelques-uns des siens.

Cette action le rendit odieux à la multitude ; et il encourut le mépris et la malveillance des gens sages et honnêtes par le reste de sa conduite : on détestait ses débauches de table à des heures indues, ses dépenses excessives, ses dissolutions en des lieux infâmes, son sommeil en plein jour, ses promenades en état d’ivresse, ses repas prolongés fort avant dans la nuit, les comédies et les festins qu’il donnait pour célébrer les noces de farceurs et de bouffons. On conte, à ce propos, qu’à la noce du mime Hippias il passa la nuit entière à boire, et que, le lendemain, ayant convoqué l’assemblée du peuple, il s’y rendit si gorgé de viandes et de vin, qu’il fut contraint de vomir devant tout le monde, et qu’un de ses amis tendit sa robe devant lui. Sergius, un autre mime, avait sur lui le plus grand crédit ; et la courtisane Cythéris, sortie de la même école, qui lui avait inspiré une passion violente, l’accompagnait dans toutes les villes où il allait, portée dans une litière qu’escortait une suite aussi nombreuse que celle de la propre mère d’Antoine. On ne pouvait voir sans indignation la quantité de vaisselle d’or et d’argent qu’il faisait porter dans ses voyages, lesquels ressemblaient assez à des pompes triomphales ; que souvent il s’arrêtât au milieu des chemins et fit dresser ses tentes sur le bord de quelque rivière ou dans quelque bois épais, où on lui servait des dîners somptueux ; qu’il fit atteler des lions à ses chars ; et que, dans les villes où il passait, on choisît les maisons des hommes les plus honnêtes et des femmes les plus vertueuses pour y loger de viles courtisanes et des ménétrières. Mais on s’indignait bien davantage encore de voir que, pendant que César passait les nuits dans un camp, hors de l’Italie, et supportait tant de fatigues et de dangers pour éteindre les restes de cette guerre importante, d’autres, abusant de son autorité, insultaient à leurs concitoyens par le luxe le plus effréné.

Il paraît que ces excès augmentèrent encore la révolte contre César, et portèrent les soldats à commettre toutes sortes d’injustices et de violences. Aussi César, de retour en Italie, fit-il grâce à Dolabella, et, nommé consul polir la troisième fois, prit-il pour collègue Lépidus, et non Antoine. La maison de Pompée fut mise aux enchères : Antoine l’acheta ; mais, quand on lui en demanda le prix, son indignation fut extrême ; et c’est pour cela, à ce qu’il dit lui-même, qu’il refusa d’accompagner César à son expédition d’Afrique, n’ayant pas été récompensé dignement des premiers services qu’il avait rendus à César. Il paraît pourtant que César le détermina à modérer ses débauches, et en ne lui dissimulant point combien il en était choqué, et par les remontrances qu’il lui faisait. Car Antoine, renonçant à cette vie licencieuse, songea à se marier : il épousa Fulvie, veuve de Clodius le démagogue, femme peu faite pour les travaux et les soins domestiques, et dont l’ambition eût été fort peu flattée de maîtriser un mari simple particulier, mais qui aspirait à dominer un homme qui commandât aux autres, et à donner des ordres à un général d’armée. Aussi était-ce à Fulvie que Cléopâtre était redevable des leçons de docilité qu’avait reçues Antoine ; car c’est Fulvie qui le livra si souple et si soumis aux volontés des femmes. Comme elle était d’un caractère grave et sérieux, Antoine cherchait parfois à l’égayer par des jeux dignes d’un jeune mari. J’en citerai un exemple. Lorsque César revint à Rome après la victoire d’Espagne, on sortit en foule au-devant de lui ; Antoine y alla comme les autres ; mais ensuite, le bruit s’étant répandu en Italie que César était mort et que les ennemis avançaient en armes, il revint à Rome en toute hâte ; et, prenant l’habit d’un esclave, il arriva la nuit à sa maison, disant qu’il apportait à Fulvie une lettre d’Antoine. On l’introduisit chez sa femme, ayant la tête couverte, de peur qu’on ne le reconnût. Fulvie, qui était dans une mortelle inquiétude, lui demanda, avant de prendre la lettre, si Antoine se portait bien : il lui remit la lettre sans rien répondre ; et, quand elle l’eut décachetée et qu’elle commença à la lire, il se jeta à son cou et l’embrassa. Je pourrais rapporter plusieurs traits de ce genre ; mais celui-là suffit pour faire connaître Antoine.

Quand César revint d’Espagne, les plus grands personnages de Rome allèrent à sa rencontre, à plusieurs journées de la ville. César donna à Antoine, en cette occasion, une grande preuve de considération : il traversa l’Italie, l’ayant à ses côtés dans son char, et derrière lui Brutus Albinus, et le fils de sa nièce, le jeune Octave, celui qui prit depuis le nom de César, et donna si longtemps des lois aux Romains[13]. César, ayant été nommé consul pour la cinquième fois, choisit Antoine pour collègue. Mais bientôt, voulant se démettre du consulat et substituer Dolabella à sa place, il s’en ouvrit au Sénat. Antoine s’y opposa avec tant d’aigreur, il dit tant d’injures à Dolabella, qui de son côté ne les lui épargna point, que César, honteux d’un tel scandale, renonça à son projet. Il ne tarda pas néanmoins à revenir à la charge, et voulut déclarer Dolabella consul ; mais Antoine s’y opposa de nouveau : il se prit à crier que les augures y étaient contraires ; et César finit par céder : il abandonna Dolabella, qui en fut vivement piqué. Ce n’est pas que César eût pour Dolabella moins de mépris que pour Antoine ; car on assure que, quelqu’un les lui ayant dénoncés l’un et l’autre comme suspects : « Ce ne sont pas, répondit-il, ces gens si gras et si bien frisés que je redoute, mais bien ces hommes maigres et pâles ; » désignant par là Brutus et Cassius, qui depuis conspirèrent contre lui et le tuèrent. Toutefois ce fut Antoine lui-même qui, sans le vouloir, leur donna le prétexte le plus spécieux à leur entreprise ; et voici à quelle occasion.

Le jour que les Romains célébraient les fêtes lycéennes, qu’ils nomment Lupercales, César, vêtu d’une robe triomphale, et assis au Forum, dans la tribune, regardait courir les Luperques. Car la coutume est telle qu’en cette fête les jeunes gens des premières familles et les magistrats eux-mêmes courent tout nus et frottés d’huile, ayant à la main des lanières de cuir blanc, dont ils frappent, par manière de jeu, ceux qu’ils rencontrent[14]. Antoine, qui était un des coureurs, méprisant les coutumes anciennes, prit une couronne de laurier autour de laquelle il mit un diadème ; puis, s’approchant de la tribune, il se fit soulever par ses compagnons, et plaça cette couronne sur la tête de César, comme étant le seul digne d’être roi. César la repoussa et détourna la tête ; et le peuple battit des mains pour témoigner sa satisfaction. Antoine insista, César la repoussa encore ; et cette espèce de combat dura assez longtemps. Lorsque Antoine paraissait l’emporter, il n’était applaudi que par un petit nombre de ses amis ; mais, quand César refusait la couronne, toute la multitude poussait des acclamations de joie : étrange contradiction de ce peuple, qui souffrait qu’on exerçât sur lui toute la puissance royale, et qui avait une telle horreur du titre de roi, qu’il le regardait comme la ruine de la liberté ! César, tout troublé, se leva de son siège ; et, retirant le pan de sa robe d’autour de son cou, il s’écria qu’il présentait la gorge à quiconque voudrait le frapper. La couronne ayant été posée sur une des statues de César, quelques tribuns du peuple la déchirèrent, ce qui leur valut les applaudissements de la multitude, qui les suivit en les comblant de bénédictions ; mais César les déposa de leur charge.

Ces événements ne firent que fortifier Brutus et Cassius dans leur dessein. Ils s’associèrent donc ceux de leurs amis qu’ils savaient le plus sûrs, et délibérèrent ensemble s’ils devaient ou non faire entrer Antoine dans la conjuration : la plupart étaient d’avis qu’on devait l’admettre ; mais Trébonius s’y opposa, disant que, lorsqu’on était allé au-devant de César à son retour d’Espagne, comme il avait constamment voyagé et logé avec Antoine, il lui avait fait, avec toute la précaution nécessaire, une légère ouverture sur la conspiration, mais qu’Antoine, qui l’avait fort bien compris, n’avait point accueilli sa proposition : il ajouta toutefois qu’Antoine n’en avait rien découvert à César, et avait fidèlement gardé le secret. Alors ils délibérèrent si, après avoir tué César, ils ne se déferaient pas aussi d’Antoine ; mais Brutus l’empêcha, disant qu’une entreprise aussi hardie, et dont le but était le maintien de la justice et des lois, devait être pure de toute injustice. Cependant, comme ils craignaient la vigueur extraordinaire d’Antoine et la grande autorité de sa charge, ils attachèrent à sa personne quelques-uns des conjurés, afin que, quand César serait entré au Sénat, et qu’on serait au moment d’exécuter l’entreprise, ils le retinssent au dehors, sous prétexte de l’entretenir de quelque affaire importante. Les choses s’exécutèrent comme elles avaient été projetées, et César fut mis à mort en plein Sénat[15]. Antoine, effrayé d’abord, prit un habit d’esclave, et se cacha ; mais ensuite, voyant que les conjurés n’attentaient à la vie de personne, et qu’ils s’étaient retirés au Capitole, il leur persuada d’en descendre, en leur donnant son Bis pour otage ; et le soir même Cassius soupa chez lui, et Brutus chez Lépidus.

Le lendemain, Antoine assemble le Sénat, propose une amnistié générale, et demande qu’on assigne des provinces à Brutus et à Cassius. Le Sénat confirme ces deux propositions, et décrète en outre que tous les actes de la dictature de César seront maintenus. Antoine sortit du Sénat couvert de gloire ; car on ne doutait point qu’il n’eut prévenu la guerre civile, et l’on estimait qu’il avait manié avec la prudence d’un politique consommé des affaires pleines de difficultés, et qui pouvaient entraîner de grands troubles. Mais, enflé de la haute opinion que le peuple avait conçue de lui, il abandonna bientôt des mesures si sages, persuadé que la première place lui serait assurée dans Rome s’il parvenait à détruire l’autorité de Brutus. Lorsqu’on porta le corps de César sur le bûcher, il prononça, suivant l’usage, l’oraison funèbre du défunt ; et, voyant le peuple singulièrement ému et attendri par son discours, il mêla tout à coup à l’éloge de César ce qu’il jugea le plus propre à exciter la pitié, à enflammer l’âme des auditeurs. En finissant, il déploya la robe de César tout ensanglantée et percée de coups, appelant les auteurs du meurtre des scélérats et des parricides. Par là, il échauffa tellement l’esprit du peuple que, sans aller plus loin, ils dressèrent dans le Forum même un bûcher avec les tables et les bancs qu’ils y trouvèrent, et brûlèrent là même le corps de César ; puis, prenant des tisons enflammés, ils coururent aux maisons des meurtriers, pour y mettre le feu et les y attaquer eux-mêmes.

Cette violence obligea Brutus et les autres conjurés à sortir de la ville : alors les amis de César se joignirent à Antoine, et Calpurnia, sa veuve, se fiant en lui, fit porter en dépôt chez lui tout ce qu’elle avait d’argent, qui se montait à quatre mille talents[16]. Elle lui remit aussi entre les mains tous les papiers de César, parmi lesquels étaient les Mémoires où il avait écrit tout ce qu’il avait fait dans le gouvernement, et ce qu’il se proposait de faire dans la suite. Antoine y inséra tout ce qu’il voulut : et par ce moyen il nomma des magistrats et des sénateurs, il rappela certains bannis, il mit en liberté des prisonniers, disant que tout cela avait été ainsi résolu et arrêté par César. Aussi les Romains appelaient-ils, par plaisanterie, les gens ainsi promus charonites[17], parce que, quand on les sommait de produire leurs titres, ils étaient réduits à les aller chercher dans les registres d’un mort. Antoine disposa de tout avec une puissance absolue : étant alors consul, il avait pour préteur Caïus, son frère, et son autre frère, Lucius, pour tribun du peuple.

Tel était l’état des affaires à Rome lorsque le jeune César y arriva : il était, comme nous l’avons dit, fils de la nièce de César ; et César, par son testament, l’avait déclaré héritier de tous ses biens. Il était à Apollonie quand César fut tué. Dès son arrivée, il alla saluer Antoine, comme l’un des amis de son père adoptif ; et, dans la conversation, il lui rappela le dépôt qui lui avait été confié par Calpurnia ; car une clause du testament de César lui enjoignait de payer à chaque citoyen romain une somme de soixante-quinze drachmes[18]. Antoine, méprisant la jeunesse d’Octave, répondit que ce serait folie à lui, ayant si peu de capacité et dépourvu d’amis, d’accepter la succession de César, qui était un fardeau bien au-dessus de ses forces. Comme le jeune homme ne se paya pas de ces raisons, et persista à lui redemander l’argent qu’il avait entre les mains, Antoine commença, dès ce moment, à dire et à faire contre lui tout ce qu’il crut capable de le mortifier : il s’opposa à lui lorsqu’il brigua le tribunat ; et, quand Octave voulut faire placer dans le théâtre le siège doré que le peuple avait accordé à César, Antoine le menaça de le faire traîner en prison, s’il ne cessait de soulever la multitude. Mais, après que le jeune César se fut entièrement abandonné à Cicéron et à ceux qui haïssaient Antoine[19] ; après que, par leur moyen, il se fut insinué dans les bonnes grâces du Sénat, et que, de son côté, il eut gagné la faveur du peuple et rassemblé les vieux soldats qui étaient dispersés dans les colonies, alors Antoine commença à le craindre : il eut avec lui une entrevue au Capitole, et leurs amis ménagèrent un accommodement.

La nuit suivante, Antoine eut un songe assez étrange : il lui sembla que la foudre était tombée sur lui, et l’avait blessé à la main droite. Peu de jours après, on vint l’avertir que César lui dressait des embûches. Le jeune homme s’en défendait ; mais il n’était cru de personne. Alors leur haine se raviva : ils coururent l’un et l’autre l’Italie pour solliciter, par de grandes promesses, les vétérans établis dans les colonies, et s’efforcèrent de se prévenir mutuellement, pour attirer chacun à son parti les légions qui étaient encore en armes. Cicéron, qui avait alors la plus grande autorité dans Rome, excita tellement les esprits contre Antoine, qu’il finit par persuader au Sénat d’envoyer à César les faisceaux et autres insignes de la dignité prétoriale, et de donner des troupes à Hirtius et à Pansa, les deux consuls de cette année, avec ordre de marcher contre Antoine, pour le chasser de l’Italie. Ils attaquèrent Antoine devant Modène, et le battirent complètement ; mais ils périrent tous deux dans l’action[20]. César était à la bataille, et y fit acte de soldat et de capitaine. Quant à Antoine, obligé de fuir, il eut à souffrir de grandes difficultés, et fut réduit surtout à une famine extrême. Mais, tel était le caractère du personnage, que l’adversité le rendait supérieur à lui-même, et lui donnait tous les dehors de la vertu. Or, c’est une chose assez commune à ceux que le malheur a frappés de se tourner vers la vertu ; mais il n’est pas donné à tous de conserver, dans de grands revers, assez de force d’âme pour imiter ce qu’ils approuvent, ni pour fuir ce qu’ils condamnent : plusieurs même retombent par faiblesse dans leurs premières habitudes, et démentent les lumières de leur raison. Mais Antoine fut, en cette occasion, un exemple merveilleux pour ses soldats : accoutumé depuis longtemps à une vie de luxe et de délices, il buvait sans se plaindre de l’eau corrompue, et se nourrissait de racines et de fruits sauvages ; on assure même que, dans le passage des Alpes, ils vécurent, lui et ses soldats, d’écorces d’arbres, et d’animaux que jusqu’alors on n’avait pas mangés. Son dessein, en traversant les Alpes, était d’aller se joindre aux légions que commandait Lépidus, qu’il regardait comme son ami, et qui lui était redevable de tous les avantages qu’il avait retirés de l’amitié de César.

Quand il eut assis son camp non loin de celui de Lépidus, voyant qu’il ne recevait de sa part aucune marque d’attention, il résolut de tout risquer, et d’aller lui-même le trouver. Il avait les cheveux négligés ; et sa barbe, qu’il laissait croître depuis sa défaite, était fort longue. Il prend donc une robe de deuil, il s’approche des retranchements de Lépidus, et commence à lui parler. La plupart des soldats de Lépidus étaient touchés de sa misère, et vivement émus par ses discours ; mais Lépidus, qui s’aperçut de la disposition de ses troupes, et qui en craignit les suites, fit sonner les trompettes, afin découvrir la voix d’Antoine. Cette dureté ne fit qu’accroître la compassion des soldats ; et ils envoyèrent secrètement vers Antoine Lélius et Clodius, déguisés en courtisanes, pour lui dire d’attaquer sans crainte le camp de Lépidus, parce que la plupart d’entre eux étaient disposés à le recevoir, et même, s’il le désirait, à tuer Lépidus. Antoine ne voulut pas permettre qu’on touchât à Lépidus ; mais, le lendemain matin, dès la pointe du jour, il se met à la tête de ses troupes, puis, sondant le gué de la rivière qui séparait les deux camps, il se jette le premier à l’eau et gagne l’autre rive, encouragé par les soldats de Lépidus, qui lui tendaient les mains et arrachaient les palissades. À peine entré dans le camp, il se vit maître de toute l’armée ; mais il traita Lépidus avec beaucoup de douceur : en le saluant, il lui donna le nom de père ; et, bien qu’il eût en effet toute l’autorité, il continua de lui laisser le titre et les honneurs du commandement. Cette conduite généreuse détermina Munatius Plancus, qui campait assez près de là avec un corps de troupes, à venir se joindre à lui. Ces renforts puissants ayant rendu à Antoine toute sa confiance, il repassa les Alpes, et rentra en Italie à la tête de dix-sept légions et de dix mille chevaux, outre six légions qu’il laissa pour la garde de la Gaule, sous les ordres d’un certain Varius, un de ses amis et son compagnon de débauche qu’il surnommait Cotylon[21].

Dès que César vit que Cicéron n’avait en vue que la liberté, il se sépara de lui, et fit faire à Antoine, par ses amis, des propositions d’accommodement. S’étant donc assemblés tous trois, César, Antoine et Lépidus, dans une petite île au milieu d’une rivière, ils furent bientôt d’accord sur le partage de l’empire, qu’ils divisèrent entre eux comme ils eussent fait un héritage paternel ; mais ils disputèrent longtemps sur les proscriptions qu’ils avaient résolues, chacun d’eux voulant faire périr ses ennemis et sauver ses amis et ses parents. Mais, à la fin, la haine l’emporta sur les droits du sang et de l’amitié : César sacrifia Cicéron à Antoine ; Antoine, de son côté, lui abandonna Lucius César, son oncle maternel ; et tous deux souffrirent que Lépidus plaçât le nom de son propre frère Paulus sur la liste de proscription. Toutefois, quelques-uns prétendent que ce furent eux-mêmes qui exigèrent la mort de Paulus, et que Lépidus le leur sacrifia[22]. Quoi qu’il en soit, rien, à mon sens, ne se fit jamais de plus inhumain ni de plus féroce que cet échange ; car, en payant ainsi le meurtre par le meurtre, ils n’étaient pas moins les assassins de ceux qu’ils abandonnaient aux autres que de ceux qu’on leur sacrifiait à eux-mêmes ; mais, ce qui mettait le comble à leur injustice, c’était de livrer leurs propres amis, et cela sans avoir contre eux aucun sujet de haine.

Après qu’ils eurent fait ce traité sanguinaire, les soldats qui les entouraient voulurent qu’ils le scellassent par un mariage, et que César épousât Clodia, fille de Fulvie, femme d’Antoine, alliance qui devait cimenter, selon eux, l’amitié des deux personnages. Ce mariage arrêté, on dressa la liste de ceux qu’on dévouait à la mort, et qui étaient au nombre de trois cents. Antoine exigea que celui qui tuerait Cicéron lui coupât la tête et la main droite, avec laquelle il avait écrit les Philippiques[23] Quand on les lui apporta, il les considéra longtemps avec plaisir, et, dans les transports de sa joie, il poussa à diverses reprises de grands éclats de rire. Après s’être repu de cet horrible spectacle, il les fit clouer dans le Forum au haut de la tribune, comme pour insulter à Cicéron, même après sa mort, ne sentant point qu’en agissant ainsi il s’attaquait à sa propre fortune, et déshonorait publiquement sa puissance. Son oncle, Lucius César, se voyant poursuivi, se réfugia chez sa sœur. Les meurtriers y arrivèrent presque en même temps que lui, et voulurent entrer de force dans la chambre où il était enfermé ; mais sa sœur se tint à la porte les mains tendues, et leur cria plusieurs fois : « Vous ne tuerez point Lucius César qu’auparavant vous ne m’ayez égorgée, moi, la mère de votre général. » Le courage extraordinaire de cette femme imposa aux satellites, et donna à Lucius le temps de se cacher ; et il échappa à la mort.

La domination de ces trois hommes était bien odieuse aux Romains ; mais cette haine s’adressa surtout à Antoine, qui était plus âgé que César et plus puissant que Lépidus, et qui ne se vit pas plutôt dégagé des affaires qu’il avait sur les bras, qu’il se replongea dans sa vie ordinaire de dissolution et de débauche. Outre cette réputation d’intempérance, il s’attira encore la haine publique, en allant habiter la maison du grand Pompée, personnage qui s’était fait non moins admirer par sa tempérance, sa sagesse et la popularité de sa vie que par l’éclat de ses trois triomphes. On ne pouvait voir sans indignation cette maison le plus souvent fermée aux généraux, aux principaux officiers, aux ambassadeurs, à qui l’on en refusait l’entrée avec insolence, tandis qu’elle était remplie de mimes, de farceurs, de vils adulateurs, toujours plongés dans la débauche, et dont l’entretien engloutissait des sommes immenses, fruits des extorsions et des violences les plus odieuses. Ce n’était point assez pour ces hommes de vendre les biens des proscrits, qu’ils enlevaient aux veuves ou aux enfants par des accusations calomnieuses, et d’établir les impôts les plus onéreux, ils osèrent même enlever de force des sommes considérables que des citoyens et des étrangers avaient mises en dépôt sous la garde des vestales.

Comme rien n’était capable d’assouvir l’avidité d’Antoine, César voulut qu’il partageât avec lui les revenus de la république ; ils divisèrent aussi l’armée en deux, pour aller ensemble combattre Brutus et Cassius, alors en Macédoine, et laissèrent le gouvernement de Rome aux mains de Lépidus. Quand ils eurent traversé la mer, et établi leur camp près des ennemis afin de commencer la guerre, Antoine se trouva opposé à Cassius, et César à Brutus. Antoine avait toujours l’avantage, et demeurait vainqueur dans tous les combats ; au lieu que César, vaincu par Brutus dès la première bataille, perdit son camp, et se vit sur le point d’être pris : il ne prévint que d’un instant ceux qui le poursuivaient. Toutefois il écrit lui-même dans ses Mémoires que, d’après le songe d’un de ses amis, il s’était retiré avant que l’action fût engagée. Antoine défit Cassius, quoiqu’on ait prétendu qu’il n’avait pas assisté à la bataille, et qu’il n’arriva qu’après la victoire et comme on poursuivait les ennemis. Cassius fit tant, par ses prières et par ses ordres, qu’il obligea Pindarus, le plus fidèle de ses affranchis, à le percer de son épée, ignorant que Brutus avait vaincu de son côté. Peu de jours après, il se livra un second combat, dans lequel Brutus, ayant été défait, se donna la mort. Antoine eut presque seul l’honneur de la victoire, parce que César était alors malade. Ayant trouvé sur le champ de bataille le corps de Brutus, il lui adressa quelques reproches au sujet de la mort de Caïus Antonius son frère, que Brutus avait fait périr en Macédoine, par vengeance de la mort de Cicéron ; ajoutant néanmoins qu’il rejetait cette mort bien plus encore sur Hortensius que sur Brutus. Aussi fit-il égorger Hortensius sur le tombeau de son frère ; tandis que, s’étant dépouillé de sa cotte d’armes, qui était d’un grand prix, il la jeta sur le corps de Brutus, et ordonna à un de ses affranchis de rester aupres du corps, et de veiller aux funérailles. Dans la suite ayant appris que cet homme n’avait pas brûlé la cotte d’armes avec le corps, et avait soustrait une grande partie de la somme qu’il avait assignée pour les obsèques, il le fit mourir.

Après cette victoire, César, dont la maladie se prolongeait, se fit porter à Rome, où la faiblesse de sa santé faisait croire qu’il ne vivrait pas longtemps. Quant à Antoine, il alla parcourir les provinces de l’Orient pour y lever des contributions, puis il passa en Grèce avec une nombreuse armée. Car, comme les triumvirs avaient promis cinq mille drachmes[24] à chacun de leurs soldats, ils étaient obligés de forcer les impositions, afin de se procurer l’argent nécessaire. Antoine ne se montra d’abord ni dur ni exigeant envers les Grecs : au contraire, il prenait plaisir à entendre les disputes des gens de lettres, à contempler des spectacles, et à assister aux cérémonies des initiations ; il rendait la justice avec une grande douceur, et aimait à s’entendre appeler l’ami des Grecs, et plus encore des Athéniens : il fit à ces derniers des présents considérables pour leur ville. Les Mégariens, à l’envi de ceux d’Athènes, voulant lui montrer ce qu’ils avaient de curieux, et en particulier le palais où ils tenaient le conseil, le prièrent de venir dans leur ville. Il se rendit donc à Mégare ; et, comme les Mégariens lui demandaient comment il trouvait le palais : « Petit, répondit-il, et menaçant ruine. » Il fit prendre la mesure du temple d’Apollon Pythien, et laissa voir l’intention de l’achever ; il en fit même la promesse au Sénat. Mais, après qu’il fut passé en Asie, laissant à Lucius Censorinus le gouvernement de la Grèce, et qu’il eut commencé à goûter des richesses de cette province ; après qu’il eut vu les rois venir à sa porte pour lui faire la cour, et les reines s’empressant à l’envi de lui envoyer des présents, et étalant devant lui les charmes de leurs personnes afin de gagner ses bonnes grâces ; alors, et pendant que César était travaillé à Rome de séditions et de guerres, au sein du loisir et de la paix il s’abandonna à ses passions, et mena une vie de plaisirs et de délices.

Il avait appelé auprès de lui un certain Anaxénor, joueur de cithare, un certain Xuthus, joueur de lyre, et un baladin, nomme Métrodore, puis toute une troupe de farceurs asiatiques, qui surpassaient en bouffonnerie, en plaisanteries grossières, les gens de même espèce qu’il avait amenés d’Italie ; et, dès que sa cour fut infectée de ces pestes publiques, il n’y eut plus ni borne, ni mesure, tout le monde voulant suivre son exemple. En sorte que l’Asie entière, semblable à la ville dont parle Sophocle, était tout à la fois pleine de fumée d’encens, et retentissait

Tout à la fois de péans et de sanglots[25].


Il entra dans Éphèse, précédé par des femmes déguisées en bacchantes et des jeunes gens en Pans et en satyres : on ne voyait dans toute la ville que thyrses couronnés de lierre ; on n’entendait que le son des flûtes, des chalumeaux, et autres instruments. On l’appelait Bacchus bienfaisant et plein de douceur. Et en effet, il était tel pour quelques-uns ; mais pour le plus grand nombre c’était Bacchus Omestès[26] et Agrionien[27]. Il dépouillait de leurs possessions des hommes distingués par leur naissance, et les donnait à de vils flatteurs, à des gens infâmes, qui demandaient souvent le bien de personnes vivantes, comme si elles eussent été mortes, et qui étaient sûrs de l’obtenir. Il donna, dit-on, la maison d’un citoyen de Magnésie à un de ses cuisiniers, parce qu’il lui avait apprêté un excellent repas. Enfin il imposa aux villes un second tribut ; et alors l’orateur Hybréas, qui défendait les intérêts de l’Asie, osa lui dire, d’une manière plaisante et assez conforme au goût d’Antoine : « Si tu as le pouvoir d’exiger de nous deux tributs par an, tu as donc aussi celui de nous donner chaque année deux étés et deux automnes. » Mais, comme l’Asie avait déjà payé deux cent mille talents[28] il ajouta, avec un courage qui n’était pas sans danger pour lui : « Si tu n’as pas reçu les sommes considérables que nous avons payées, demandes-en compte à ceux qui les ont levées ; mais si, les ayant reçues, tu ne les as plus, nous sommes perdus sans ressource. »

Cette parole d’Hybréas piqua vivement Antoine ; car il ignorait la plupart des désordres qui se commettaient en son nom. Cette ignorance venait moins de son indolence que d’une simplicité naturelle qui le portait à avoir une confiance sans borne en ceux qui l’obsédaient ; car il était simple de caractère, et avait même l’esprit un peu pesant. Quand il apprenait les malversations de ses agents, il en était vivement affecté, et les confessait franchement devant ceux qui en avaient souffert. Il était excessif et dans les récompenses et dans les punitions ; mais c’était surtout dans les récompenses qu’il était naturellement enclin à passer les bornes. Ses plaisanteries et ses brocards, qu’il poussait jusqu’à l’offense, portaient avec eux leur remède ; car il permettait qu’on le raillât avec aussi peu de ménagement, et prenait non moins de plaisir à être plaisanté des autres qu’à les plaisanter lui-même. Mais ce fut ce qui contribua le plus à sa perte. Étant persuadé que ceux qui le raillaient avec tant de liberté ne le flattaient jamais dans les affaires sérieuses, il se laissait aisément prendre à l’appât de leurs louanges, ne s’apercevant point que ses courtisans mêlaient cette franchise à leurs éloges, comme un ingrédient dont la vertu astringente prévenait la satiété que lui auraient causée les adulations outrées qu’ils lui prodiguaient à table, et pour lui persuader que, quand ils lui cédaient dans les affaires importantes, c’etait non pour lui complaire, mais parce qu’ils se reconnaissaient ses inférieurs en prudence et en capacité.

Antoine, étant donc d’un tel caractère, mit le comble à ses maux par l’amour qu’il conçut pour Cléopâtre, amour qui éveilla en lui avec fureur des passions encore cachées et endormies, et qui acheva d’éteindre et d’étouffer ce qui pouvait lui rester de sentiments honnêtes et vertueux. Voici de quelle manière il fut pris à ce piège.

Quand il partit pour aller combattre les Parthes, il envoya ordre à Cléopâtre de le venir joindre en Cilicie, pour s’y justitier des imputations qui pesaient sur elle d’avoir puissammenl aidé Brutus et Cassius dans la guerre. Dellius, celui qu’il envoya, n’eut pas plutôt vu la beauté de Cléopâtre, et reconnu le charme et la finesse de sa conversation, qu’il sentit bien qu’Antoine ne voudrait jamais causer de déplaisir à une telle femme, mais que plutôt elle captiverait aisément son esprit. Il s’attacha donc à lui faire sa cour : il la pressa d’aller en Cilicie parée, comme dit Homère, de tout ce qui pouvait relever ses charmes[29], et l’exhorta à ne pas craindre Antoine, qui était, disait-il, le plus doux et le plus humain des généraux. Cléopâtre crut aisément ce que lui disait Dellius ; d’ailleurs l’expérience qu’elle avait faite du pouvoir de ses charmes sur Jules César et sur le jeune Pompée lui faisait espérer qu’elle n’aurait pas grand’peine à captiver Antoine, d’autant que les premiers ne l’avaient connue que dans sa première jeunesse, et lorsqu’elle n’avait encore aucune expérience des affaires ; au lieu qu’Antoine la verrait à l’âge où la beauté des femmes est dans tout son éclat, et leur esprit dans toute sa force. Elle prit avec elle de riches présents, des sommes d’argent considérables, et un appareil aussi magnifique que pouvait l’avoir une reine si puissante, et dont le royaume était dans un état alors très-florissant ; mais c’était sur elle-même, c’était sur le prestige de ses charmes, qu’elle fondait ses plus grandes espérances.

Elle recevait coup sur coup des lettres d’Antoine et de ses amis qui la pressaient de hâter son voyage ; mais elle en tint si peu de compte, et se moqua si bien de toutes ces invitations, qu’elle navigua tranquillement sur le Cydnus, dans un navire dont la poupe était d’or, les voiles de pourpre et les avirons d’argent. Le mouvement des rames était cadencé au son des flûtes, qui se mariait à celui des chalumeaux et des lyres. Elle-même, magnifiquement parée, et telle qu’on peint Vénus, était couchée sous un pavillon tissu d’or ; de jeunes enfants, vêtus comme les peintres ont coutume de représenter les Amours, étaient à ses côtés avec des éventails pour la rafraîchir ; ses femmes, toutes parfaitement belles, et vêtues en Néréides et en Grâces, étaient les unes au gouvernail, les autres aux cordages. Les rives du fleuve étaient embaumées de l’odeur des parfums qu’on brûIait dans le vaisseau, et couvertes d’une foule immense qui accompagnait Cléopâtre ; et l’on accourait de toute la ville pour jouir d’un spectacle si extraordinaire. Tout le peuple qui était sur la place sortit au-devant d’elle, jusque-là qu’Antoine, qui était assis sur son tribunal, où il donnait audience, y demeura seul ; et un bruit se répandit partout que c’était Vénus qui, pour le bonheur de l’Asie, venait se divertir chez Bacchus. Dès qu’elle fut descendue à terre, Antoine l’envoya prier à souper ; mais elle témoigna le désir de le recevoir plutôt chez elle ; et Antoine, pour lui montrer sa complaisance et son urbanité, y alla. Il trouva là des préparatifs dont la magnificence ne se peut rendre ; mais, ce qui le surprit plus que tout le reste, ce fut la multitude des flambeaux qui éclairaient de toutes parts, les uns suspendus au plafond, les autres attachés à la muraille, et qui formaient avec une admirable symétrie des figures carrées ou circulaires. Aussi, de toutes les fêtes dont il est fait mention dans l’histoire, n’en trouve-t-on aucune qui soit comparable à celle-là.

Le lendemain, Antoine, la traitant à son tour, se piqua de la surpasser en goût et en magnificence ; mais il fut si inférieur en l’un et en l’autre, qu’obligé de s’avouer vaincu, il railla lui-même le premier la mesquinerie et la grossièreté de son festin. Cléopâtre, voyant que les plaisanteries d’Antoine étaient fort vulgaires et sentaient leur soldat, lui répondit sur le même ton, sans aucun ménagement, et avec la plus grande hardiesse. Sa beauté, considérée en elle-même, n’était point, dit-on, si incomparable qu’elle ravît tout d’abord d’étonnement et d’admiration ; mais son commerce avait tant d’attrait, qu’il était impossible d’y résister ; les agréments de sa figure, soutenus du charme de sa conversation et de toutes les grâces qui peuvent relever le plus heureux naturel, laissaient un aiguillon qui pénétrait jusqu’au vif. Sa voix avait une extrême douceur ; et sa langue, qu’elle maniait avec une grande facilité, telle qu’un instrument à plusieurs cordes, prononçait également bien plusieurs idiomes différents ; en sorte qu’il était peu de nations à qui elle parlât par interprète. Elle répondait dans leur propre langue aux Éthiopiens, aux Troglodytes, aux Hébreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mèdes et aux Parthyens. Elle savait encore plusieurs autres langues, tandis que les rois d’Égypte, ses prédécesseurs, n’avaient pu apprendre qu’à grand’peine l’égyptien, et que quelques-uns d’entre eux avaient même oublié le macédonien, leur langue maternelle. Aussi s’empara-t-elle si bien de l’esprit d’Antoine, que, laissant là et sa femme Fulvie, qui, pour les intérêts de son mari, luttait à Rome contre César, et l’armée des Parthes, dont les généraux du roi avaient donné le commandement à Labiénus, qui avait embrassé le parti de César, et qui, déjà en Mésopotamie, à la tête de cette armée, n’attendait que le moment d’entrer en Syrie ; Antoine, dis-je, oubliant toutes ces considérations, se laissa entraîner par Cléopâtre à Alexandrie, où il dépensa, dans l’oisiveté, dans les plaisirs et dans des voluptés indignes de son âge, la chose la plus précieuse à l’homme au jugement d’Antiphon, le temps. Ils avaient formé une association sous le nom d’Amimétobiens[30] ; et ils se traitaient mutuellement tous les jours avec une profusion qui excédait toutes bornes. Le médecin Philotas d’Amphissa racontait à mon aïeul Lamprias que, suivant alors à Alexandrie les cours de médecine, il avait fait connaissance avec un des officiers de bouche de la maison d’Antoine, lequel lui proposa un jour de venir voir les préparatifs d’un de ces soupers somptueux. Philotas, qui était fort jeune, se laissa entraîner ; et, ayant été introduit dans la cuisine, il vit, entre plusieurs choses qui le frappèrent, huit sangliers à la broche. Comme il se récriait sur le grand nombre de convives qui devaient prendre part à ce festin, l’officier, se prenant à rire, lui dit : « Ils ne seront pas aussi nombreux que tu le penses ; car il n’y aura en tout que douze personnes. Mais, ajouta-t-il, chaque mets doit être servi à un degré de perfection qui ne dure qu’un instant : peut-être qu’Antoine va demander à souper tout à l’heure, et qu’un moment après il fera dire qu’on diffère, parce qu’il voudra boire, ou sera retenu par quelque conversation intéressante. C’est pourquoi on prépare, non un seul souper, mais plusieurs soupers, ne pouvant deviner à quelle heure il voudra être servi. »

Voilà ce que Philotas contait à mon aïeul. Dans la suite, ce même Philotas fut admis à faire sa cour au fils d’Antoine, celui qu’Antoine avait eu de Fulvie ; et, quand le jeune homme ne soupait pas chez son père, Philotas mangeait à sa table avec ses autres familiers. Un soir, qu’il y avait au nombre des convives un médecin présomptueux, et qui importunait tout le monde de son babil, Philotas lui forma la bouche par ce sophisme : « Il faut donner de l’eau froide à celui qui a la fièvre d’une certaine manière ; or, tout homme qui a la fièvre l’a d’une certaine manière : donc il faut donner de l’eau froide à tout homme qui a la fièvre. » Le médecin, frappé de ce sophisme, demeura muet ; et le jeune homme, charmé de son embarras, se prit à rire de bon cœur, et dit à Philotas : « Philotas, je te donne tout cela, » montrant un buffet chargé d’une superbe vaisselle d’argent. Philotas, qui était fort éloigné de croire qu’un enfant de cet âge pût disposer de choses d’un tel prix, le remercia de sa bonne volonté. Mais, le lendemain, il vit arriver chez lui un des officiers de la maison d’Antoine, qui lui apportait dans une grande corbeille toute cette vaisselle, sur laquelle il lui dit de mettre son sceau. Philotas, qui craignait d’être blâmé s’il la recevait, persistait dans son refus. « Eh quoi ! innocent que tu es, lui dit l’officier, tu balances à accepter ce présent ! Ignores-tu donc que c’est le fils d’Antoine qui te l’envoie, lui qui pourrait te donner une même quantité de vaisselle d’or ? Il est vrai, si tu veux m’en croire, que tu en recevras la valeur en argent ; car il se pourrait faire que le père redemandât quelqu’un de ces vases antiques qui sont si estimés pour l’excellence du travail. » Voilà ce que mon aïeul me disait avoir maintes fois entendu raconter à Philotas.

Pour revenir à Cléopâtre, elle fit voir que l’art de la flatterie, lequel ne s’exerce, suivant Platon[31] que de quatre manières différentes, est susceptible d’une infinité de formes. Dans les affaires sérieuses, comme dans les amusements qui se partageaient le temps d’Antoine, elle savait toujours imaginer quelque nouveau plaisir, quelque nouvelle gentillesse pour le divertir. Elle ne le quittait ni jour ni nuit : elle jouait, elle buvait, elle chassait avec lui, et assistait même à ses exercices militaires. La nuit, quand il courait les rues et s’arrêtait aux portes ou aux fenêtres des habitants pour leur lancer quelques brocards, elle l’accompagnait sous un costume de servante, car lui-même était déguisé en valet, ce qui lui attirait souvent des injures, et quelquefois même des coups. Mais, quoique cette conduite rendît Antoine suspect aux Alexandrins, ils s’amusaient néanmoins de ses plaisanteries, et y répondaient même avec assez de finesse : ils aimaient à dire qu’Antoine prenait un masque tragique pour les Romains et gardait pour eux celui de la comédie. Comme il serait trop long et trop puéril de rapporter plusieurs de ses traits de plaisanterie, je me bornerai à en citer un seul. Un jour qu’il pêchait à la ligne sans rien prendre, ce qui le mortifiait parce que Cléopâtre était présente, il commanda à des pêcheurs d’aller secrètement sous l’eau attacher à l’hameçon de sa ligne quelque poisson de ceux qu’ils avaient pris auparavant. La chose fut ainsi faite, et Antoine retira deux ou trois fois sa ligne chargée d’un poisson. L’Égyptienne ne fut pas sa dupe : elle feignit d’admirer le bonheur d’Antoine ; mais elle découvrit à ses amis la ruse qu’il avait employée, et les invita à revenir le lendemain voir la pêche. Quand ils furent tous montés dans les barques, et qu’Antoine eut jeté sa ligne, Cléopâtre commanda à un de ses gens de prévenir les pêcheurs d’Antoine, et d’aller attacher à l’hameçon un poisson salé de ceux qu’on apporte du Pont. Antoine, sentant sa ligne chargée, la retira ; et la vue de ce poisson excita, comme on peut croire, de grands éclats de rire. Alors Cléopâtre dit à Antoine : « Général, laisse-nous la ligne, à nous qui régnons au Phare et à Canope ; ta chasse, à toi, c’est de prendre les villes, les rois et les continents. »

Pendant qu’Antoine s’amusait ainsi à des jeux d’enfants, il reçut deux fâcheuses nouvelles : l’une de Rome, qui lui mandait que Lucius, son frère, et sa femme Fulvie, après s’être brouillés ensemble, s’étaient réunis pour faire la guerre à César, et qu’enfin, réduits à la dernière extrémité, ils s’étaient vus contraints de quitter l’Italie ; l’autre, plus inquiétante encore que la première, lui apprenait que Labiénus, à la tête des Parthes, subjuguait toutes les provinces d’Asie, depuis l’Euphrate et la Syrie jusqu’à la Lydie et à l’Ionie. Alors donc, se réveillant, quoiqu’à grand’peine, comme d’un long sommeil ou d’une profonde ivresse, il se mit en devoir de marcher contre les Parthes, et s’avança jusqu’en Phénicie. Mais là, ayant reçu de Fulvie des lettres pleines de lamentations, il se détermina à repasser en Italie, avec une flotte de deux cents navires. Dans le cours de la traversée, il recueillit ceux de ses amis qui s’étaient enfuis de Rome, lesquels lui apprirent que Fulvie avait été la seule cause de la guerre. Naturellement inquiète et téméraire, elle avait encore espéré arracher Antoine des bras de Cléopâtre, en excitant des troubles en Italie. Mais, sur ces entrefaites, et par bonheur pour Antoine, s’étant embarquée pour aller le joindre, elle mourut de maladie à Sicyone. Cette mort rendit beaucoup plus facile la réconciliation de César et d’Antoine ; car, dès qu’Antoine eut abordé en Italie, dès qu’on vit que César ne lui faisait personnellement aucun reproche, et qu’Antoine, de son côté, rejetait sur Fulvie tous les torts qu’on lui imputait, leurs amis, sans leur laisser le temps d’approfondir leurs sujets respectifs de mécontentement, les remirent en bonne intelligence, et firent entre eux un nouveau partage de l’empire, avec la mer d’Ionie pour borne : ils assignèrent à Antoine les provinces de l’Orient, à César celles de l’Occident, et laissèrent l’Afrique à Lépidus ; puis ils convinrent que, quand ils ne voudraient pas exercer eux-mêmes le consulat, ils y nommeraient tour à tour chacun leurs amis.

Ce traité fut généralement approuvé ; mais il parut avoir besoin d’une garantie plus solide, et la Fortune la leur offrit. César avait une sœur nommée Octavie, qui était son aînée, mais non d’une même mère : elle était fille d’Ancharia, et César était né longtemps après elle d’Attia, seconde femme de son père. Il aimait tendrement cette sœur, qui était, dit-on, femme d’un rare mérite ; elle était veuve alors de Marcellus, qui naguère était mort. Depuis la mort de Fulvie, Antoine passait pour veuf : il ne niait point son attachement pour Cléopâtre, mais il n’avouait pas lui être uni par le mariage ; car, sur ce point, la raison lui fournissait encore des armes pour combattre sa passion et l’empêcher d’épouser l’Égyptienne. Tout le monde s’accorda à proposer le mariage d’Octavie et d’Antoine, dans l’espérance que cette femme, qui joignait à une grande beauté beaucoup de prudence et de gravité, une fois unie à Antoine, et fixant sa tendresse, comme il était vraisemblable avec un tel mérite, maintiendrait l’harmonie entre César et lui, et deviendrait ainsi la sûreté de l’un et de l’autre. César et Antoine agréèrent ce projet : ils retournèrent à Rome, et célébrèrent incontinent les noces, bien que la loi défendît aux veuves de se remarier avant qu’il se fût écoulé dix mois depuis la mort de leur mari ; mais Octavie fut dispensée de l’observation de la loi par un décret du Sénat.

En ce temps-là Sextus Pompée, qui s’était rendu maître de la Sicile, portait le ravage par l’Italie, et, avec un grand nombre de vaisseaux corsaires, que commandaient le pirate Ménas et Ménécratès, il interceptait la navigation de toutes les mers voisines. Mais, comme il en avait usé très-honnêtement avec Antoine, en accueillant parfaitement bien sa mère qui s’enfuyait de Rome avec Fulvie, César et Antoine jugèrent à propos de le comprendre dans le traité. Ils s’abouchèrent donc tous trois sur la pointe du cap de Misène qui s’avance le plus dans la mer. Pompée avait sa flotte à l’ancre non loin de là, et les deux triumvirs leurs armées en bataille vis-à-vis. Après qu’ils furent convenus que Pompée aurait la Sardaigne et la Sicile, qu’il purgerait la mer de pirates, et qu’il enverrait à Rome une certaine quantite de blé, ils s’invitèrent réciproquement à souper, et tirèrent au sort à qui commencerait à traiter les autres. Le sort désigna Pompée ; et, Antoine lui ayant demandé où on souperait : « Là, répondit Pompée, en montrant sa galère amirale à six rangs de rames ; « car, ajouta-t-il, c’est la seule maison paternelle qu’on ait laissée à Pompée. » C’était un reproche indirect à l’adresse d’Antoine, lequel occupait à Rome la maison du grand Pompée, son père. Ayant donc fait affermir sa galère sur ses ancres, et jeté un pont du promontoire de Misène à son bord, il les reçut avec toute sorte de prévenances. Quand on fut au milieu du festin, comme les convives, échauffés par le vin, lançaient mille brocards sur Antoine et sur Cléopâtre, le pirate Ménas s’approcha de Pompée, et lui dit, de manière à n’être entendu que de lui : « Veux-tu que je coupe les câbles des ancres, et que je te rende maître, non-seulement de la Sicile et de la Sardaigne, mais de tout l’empire Romain ? » Pompée, qui l’entendit fort bien, réfléchit un moment en lui-même, puis il répondit : « Ménas, il fallait faire la chose sans m’en prévenir ; maintenant, contentons-nous de notre fortune présente : je ne dois point violer la foi que j’ai jurée. » Et, après avoir été traité à son tour par César et par Antoine, il mit à la voile, et retourna en Sicile.

Dès que le traité eut été conclu entre César et Antoine, Antoine fit prendre les devants à Ventidius, qu’il envoya en Asie pour arrêter les progrès des Parthes ; et lui-même, pour complaire à César, il consentit à être élu prêtre du premier César[32]. Depuis lors, ils traitèrent en commun et amicalement les affaires politiques les plus importantes ; mais, dans les divers combats auxquels donnaient lieu les jeux à quoi ils passaient le temps ensemble, Antoine avait toujours le chagrin de se voir vaincu par César. Il avait auprès de lui un devin d’Égypte, de ceux qui tirent l’horoscope d’après l’époque de la naissance. Cet homme, soit qu’il voulût plaire à Cléopâtre, soit qu’il parlât à Antoine avec sincérité, lui disait que sa fortune, toute grande, toute éclatante qu’elle était, s’éclipserait devant celle de César, et lui conseillait de s’éloigner du jeune homme le plus qu’il pourrait. « Ton mauvais Génie, lui disait-il, redoute le sien : fier et haut quand il est seul, il perd, devant celui de César, toute sa grandeur, et devient faible et timide. « Quoi qu’il en soit, les conjectures de l’Égyptien se vérifiaient tous les jours ; car, toutes les fois qu’Antoine s’amusait à tirer quelque chose au sort, ou à jouer aux dés avec César, il avait, dit-on, toujours le dessous. Souvent ils faisaient combattre des coqs ou des cailles dressés à cet effet ; et ceux de César avaient toujours l’avantage. Antoine, secrètement blessé d’une supériorité si marquée, et qui commençait à en croire davantage l’Égyptien, quitta l’Italie, laissant ses affaires personnelles aux mains de César, et mena avec lui, jusqu’en Grèce, sa femme Octavie, dont il avait une fille. Comme il passait l’hiver à Athènes, il reçut la nouvelle des premiers succès de Ventidius, qui avait défait les Parthes en bataille rangée : Labiénus, ainsi que Pharnapatès, le plus habile des généraux du roi Orodès[33], était resté parmi les morts. Dans la joie que causa à Antoine cette heureuse nouvelle, il donna aux Grecs un grand festin, et présida lui-même aux exercices gymniques : laissant chez lui toutes les marques de sa dignité, il se rendit au gymnase vêtu d’une longue robe, chaussé de pantoufles à la grecque, et ayant en main la verge que les gymnasiarques ont coutume de porter ; et, quand les jeunes gens avaient assez combattu, c’était lui qui allait les séparer.

Lorsqu’il voulut partir pour l’armée, il prit une couronne faite de branches de l’olivier sacré ; et, pour obéir à quelque oracle qui lui avait été rendu, il remplit un vase d’eau de la fontaine Clepsydre[34], et l’emporta avec lui. Cependant Ventidius battit encore, dans la Cyrrhestique, Pacorus, fils du roi des Parthes, qui était entré en Syrie à la tête d’une puissante armée : Pacorus périt dans l’action, avec un grand nombre des siens. Cet exploit, un des plus célèbres que l’histoire nous ait transmis, fut pour les Romains une vengeance éclatante des revers qu’ils avaient éprouvés chez les Parthes sous Crassus, et obligea ceux-ci, défaits dans trois combats consécutifs, à se renfermer dans la Médie et la Mésopotamie. Ventidius n’osa pas les poursuivre plus loin, de peur d’exciter la jalousie d’Antoine : il se borna à faire rentrer sous l’obéissance les peuples qui s’étaient révoltés ; puis il alla assiéger dans la ville de Samosate Antiochus Commagénus, qui lui offrait mille talents[35] pour le détourner de son dessein, et promettait, en outre, d’obéir ponctuellement aux ordres d’Antoine. Mais Ventidius lui fit réponse qu’il envoyât faire ses propositions à Antoine lui-même ; car Antoine s’avançait vers Samosate pour empêcher Ventidius de faire la paix avec Antiochus, voulant qu’elle fût conclue sous son nom, afin que tous les succès ne fussent pas attribués à son lieutenant. Mais, le siège traînant en longueur, et les assiégés, qui avaient perdu tout espoir de capitulation, ayant opposé aux assiégeants une vigoureuse défense, Antoine ne put rien faire de considérable : c’est pourquoi, plein de honte et de repentir, il se trouva trop heureux de faire la paix avec Antiochus moyennant trois cents talents[36]. Il termina ensuite en Syrie quelques affaires peu importantes, et retourna à Athènes : là, après avoir rendu à Ventidius tous les honneurs dus à ses exploits, il le renvoya à Rome pour le triomphe.

Ventidius est, jusqu’à nos jours, le seul général romain qui ait triomphé des Parthes. Né dans une condition obscure, il dut à l’amitié d’Antoine les moyens de se signaler par des actions d’éclat ; et il sut si bien en profiter, qu’il confirma le mot qui fut dit d’Antoine et de César, qu’ils étaient plus heureux quand ils faisaient la guerre par leurs lieutenants, que quand ils la faisaient eux-mêmes en personne. Et en effet, Sossius, lieutenant d’Antoine, eut de grands succès en Syrie ; et Canidius, qu’il avait laissé en Arménie, subjugua cette contrée, défit les rois des Ibères et des Albaniens, et s’avança jusqu’au mont Caucase.

De tels exploits augmentaient, parmi les Barbares, la gloire du nom d’Antoine, et leur donnaient une haute idée de sa puissance. Mais lui, irrité contre César sur quelques rapports qu’on lui fit, il cingla vers l’Italie avec trois cents vaisseaux. Les habitants de Brundusium ayant refusé l’entrée de leur port à sa flotte, il gagna celui de Tarente. Là, Octavie, sa femme, qui était partie de Grèce avec lui, et qui, après avoir eu une seconde fille, était alors de nouveau enceinte, le conjura de lui permettre d’aller trouver son frère ; et Antoine y consentit. Octavie rencontra César en chemin, et eut une conférence avec lui, en présence de ses deux amis, Mécène et Agrippa : elle le supplia, de la manière la plus pressante, de ne pas permettre qu’elle, qui était la plus heureuse des femmes, devînt de toutes la plus malheureuse. « Maintenant, dit-elle, tout le monde à les yeux fixés sur moi, comme étant femme d’un des triumvirs et sœur d’un autre. Or, si les pires conseils l’emportent, et que la guerre s’allume, il est douteux à qui des deux le destin accordera la victoire ; mais, quant à moi, il est certain que, de quelque côté qu’elle se déclare, mon sort sera toujours malheureux. » César, attendri par les discours d’Octavie, se rendit à Tarente avec des dispositions pacifiques. C’était un magnifique spectacle que de voir près du rivage une nombreuse armée qui semblait immobile, et à la rade une flotte puissante qui se tenait à l’ancre, tandis que les chefs et les amis des deux partis se visitaient réciproquement et se donnaient les plus touchants témoignages d’amitié. Antoine reçut le premier César à souper ; car César voulut bien, par amour pour sa sœur, lui céder la priorité. Après qu’ils furent convenus que César donnerait à Antoine deux légions pour la guerre contre les Parthes, et Antoine à César cent galères à proues d’airain, Octavie demanda en outre à son mari vingt brigantins pour son frère, et à son frère mille hommes de plus pour Antoine. Ces conventions faites, on se sépara : César alla incontinent faire la guerre au jeune Pompée, pour reconquérir sur lui la Sicile ; et Antoine, après lui avoir remis entre les mains Octavie, avec ses deux enfants et ceux qu’il avait eus de Fulvie, reprit la route de l’Asie.

Mais la plus funeste de ses calamités, son amour pour Cléopâtre, qui paraissait assoupi depuis longtemps, et qui semblait même avoir cédé à de plus sages conseils, se réveilla avec plus de fureur que jamais, dès qu’il approcha de la Syrie. Enfin, le coursier indocile et fougueux de son âme, comme dit Platon[37], ayant rejeté toutes les réflexions utiles et capables de le retenir, il envoya à Alexandrie Fontéius Capito, pour lui amener Cléopâtre en Syrie. Quand elle arriva, il lui témoigna la joie qu’il avait de la revoir, non en lui faisant de médiocres présents, mais en lui donnant la Phénicie, la Cœlésyrie, l’île de Cypre, et une grande partie de la Cilicie. Il y ajouta de plus cette contrée de la Judée qui porte le baume, et l’Arabie des Nabatéens, qui touche à la mer extérieure[38]. Ces dons affligèrent fort les Romains ; ce qui ne l’empêcha pas néanmoins de distribuer à de simples particuliers des tétrarchies et de vastes royaumes. Il dépouilla aussi plusieurs rois de leurs États, entre autres Antigonus, le Juif[39], qu’il fit même décapiter publiquement, supplice dont jusque-là aucun roi n’avait encore été puni. Mais, ce qui paraissait aux Romains le plus honteux et le plus humiliant, c’étaient les honneurs excessifs dont il comblait Cléopâtre ; et ce qui en augmenta encore l’infamie, c’est qu’ayant eu d’elle deux enfants jumeaux, un fils, nommé Alexandre, et une fille, appelée Cléopâtre, il les fit élever, et les surnomma, l’un, le Soleil, l’autre, la Lune. Et, comrne il était l’homme le plus propre à tirer vanité des choses même les plus honteuses, il disait que la grandeur de l’empire romain ne paraissait pas tant dans ses conquêtes que dans les présents qu’il faisait ; que la noblesse s’était propagée par les successions et la postérité de plusieurs rois ; et que c’était ainsi que le premier auteur de sa race était descendu d’Hercule. « Hercule, disait-il, ne voulut pas borner sa postérité à la fécondité d’une seule femme : il n’avait pas à craindre des lois soloniennes ni des sentences de tribunaux contre ceux qui enfreignent les prescriptions relatives au mariage : aussi donna-t-il à la nature les tiges de plusieurs races, en laissant des enfants en divers lieux. »

Après que Phraate eut tué son père Orodès, et se fut emparé du royaume, plusieurs grands de sa cour l’abandonnèrent, entre autres Monésès, un des plus illustres et des plus puissants des Parthes, qui se réfugia auprès d’Antoine. Antoine, pour marquer la conformité de la fortune de Monésès avec celle de Thémistocle, et rivaliser de magnificence et de générosité avec le roi de Perse, lui fit présent de trois villes pour son entretien, Larisse, Aréthuse et Hiérapolis, auparavant Bambycé. Mais le roi des Parthes fit rappeler Monésès, en lui donnant toute sûreté ; et Antoine le laissa partir volontiers. Il comptait bien surprendre au dépourvu Phraate ; car il lui manda qu’il ferait la paix avec lui, s’il consentait à lui rendre les enseignes romaines que les Parthes avaient conquises sur Crassus, et les prisonniers qui restaient encore dans ses États. Il renvoya donc Cléopâtre en Égypte, et se mit en marche par l’Arabie et l’Arménie, où il fut joint par ses troupes et par celles des rois ses alliés ; car il en avait plusieurs, entre autres Artavasdès, roi d’Arménie, le plus puissant de tous, lequel lui avait amené six mille chevaux et sept mille hommes de pied. Là, il fit la revue de son armée, qui se trouva forte de soixante mille hommes d’infanterie, tous Romains, et de dix mille cavaliers, tant Espagnols que Gaulois, enrôlés sous les enseignes romaines. Il y avait en outre trente mille hommes de diverses nations, y compris la cavalerie et les troupes légères.

Une armée si puissante et de tels préparatifs de guerre jetèrent l’effroi jusque parmi les Indiens d’au delà de la Bactriane, et firent trembler l’Asie entière. Mais Antoine n’en tira aucun fruit, à cause de sa passion pour Cléopâtre. Impatient d’aller passer l’hiver avec elle, il commença la guerre hors de saison, et agit en tout avec une précipitation extrême : incapable de faire usage de sa raison, et comme charmé par quelque breuvage ou par quelque enchantement, il avait sans cesse les regards tournés vers cette femme, plus occupé d’aller bientôt la rejoindre que des moyens à employer pour vaincre ses ennemis. Et d’abord, au lieu d’hiverner en Arménie, comme il le devait, pour y rafraîchir son armée fatiguée d’une marche de huit mille stades[40], puis d’aller, aux premiers jours du printemps, et avant que les Parthes eussent quitté leurs cantonnements, s’emparer de la Médie ; Antoine, dis-je, loin de suivre ces prudentes mesures, fit presser sans relâche la marche des troupes ; et, laissant l’Arménie à sa gauche, il se jeta dans l’Atropatène, et la ravagea. Ensuite, comme il faisait suivre sur trois cents chariots toutes les batteries nécessaires à un siège, parmi lesquelles un bélier de quatre-vingts pieds de long, et dont aucune, si elle était venue à se rompre, n’eût pu être refaite à temps, parce que les provinces de la haute Asie ne produisent pas de bois assez haut ni assez dur pour être employé à cet usage, il eut tant de hâte que, regardant ces machines comme un obstacle à la promptitude de sa marche, il les laissa en chemin sous la garde d’un corps de troupes que commandait Tatianus[41], et alla mettre le siege devant Phraata[42] ville considérable, où étaient les femmes et les enfants des rois mèdes. Le besoin lui fit bientôt sentir la faute qu’il avait faite de laisser derrière lui ses batteries ; et, pour y suppléer, il fit pousser contre la ville une levée, qui coûta beaucoup de temps et de peine.

Cependant Phraate arriva avec une puissante armée ; et, ayant appris qu’Antoine avait laissé en chemin les chariots qui portaient ses machines, il envoya sur-le-champ un gros de cavalerie pour s’en saisir. Ils enveloppèrent Tatianus, qui fut tué en combattant, et, avec lui, dix mille hommes de son détachement. Les Barbares se saisirent des batteries, et les mirent en pièces ; ils firent aussi un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels se trouva le roi Polémon. Les Romains, comme on peut penser, furent vivement affligés de cet échec, qu’ils éprouvaient, contre toute attente, au commencement de l’entreprise ; et le roi d’Arménie, Artavasdès, désespérant des affaires d’Antoine, se retira avec ses troupes, bien qu’il eût été le principal auteur de la guerre. Les Parthes s’étant présentés devant les assiégeants avec beaucoup de fierté et des bravades menaçantes, Antoine, qui craignait qu’en laissant ses troupes dans l’inaction elles ne s’abandonnassent au découragement et à la frayeur, prit avec lui dix légions, trois cohortes prétoriennes pesamment armées et toute sa cavalerie, et les mena au fourrage, persuadé que c’était le moyen le plus sûr d’attirer les ennemis hors de leurs retranchements, et d’en venir avec eux à une bataille rangée. Après une journée de marche, il vit les Parthes se répandre autour de lui, et chercher à tomber sur ses troupes. Il éleva d’abord dans son camp le signal de la bataille ; mais ensuite il fit plier les tentes, comme ne voulant pas combattre, mais bien ramener ses troupes. Il passa devant l’armée des Barbares, qui était disposée en forme de croissant, après avoir commandé à sa cavalerie que, dès qu’elle verrait les premiers bataillons ennemis à portée d’être chargés par son infanterie, elle fondît sur eux avec impétuosité. Les Parthes, rangés en bataille vis-à-vis, ne pouvaient se lasser d’admirer l’ordonnance de l’armée des Romains, les voyant marcher sans rompre jamais leurs intervalles ni leurs rangs, et brandir leurs javelots dans un profond silence.

Dès que le signal du combat eut été donné, la cavalerie romaine tourna bride, et chargea vivement les Parthes, en poussant de grands cris. Les Barbares la reçurent avec vigueur, quoiqu’elle eût déjà dépassé la portée du trait ; mais, les fantassins les ayant chargés en même temps avec de grands cris et en faisant résonner leurs armes, les chevaux des Parthes, effrayés de ce bruit, se cabrèrent, et les cavaliers eux-mêmes, sans attendre qu’on en vînt aux mains, prirent ouvertement la fuite. Antoine s’attacha vivement à leur poursuite, dans l’espérance que ce seul combat terminerait la guerre, ou du moins en avancerait la fin. Mais, après que l’infanterie eut poursuivi les ennemis environ cinquante stades[43], et la cavalerie trois fois autant, les Romains, comptant le nombre de ceux qui avaient été tués à la bataille et de ceux qui avaient été pris, ne trouvèrent que trente prisonniers et quatre-vingt morts. Ce fut alors un découragement et un désespoir général, quand ils vinrent à considérer le peu de monde qu’ils avaient tué dans leur victoire, tandis que, dans leur défaite à la prise des batteries, ils avaient perdu tant de soldats. Le lendemain ils plièrent bagage, et reprirent le chemin de Phraata et du camp. Ils rencontrèrent d’abord, dans leur marche, un corps d’ennemis peu considérable, puis un plus grand nombre, et enfin l’armée entière, qui, comme des troupes fraîches et qui n’eussent point été mises en déroute, les harcelaient de tous côtés et les défiaient au combat : ce qui rendit le retour des Romains à leur camp plein de difficultés et de travail.

Cependant les Mèdes qui étaient assiégés firent une sortie contre ceux qui gardaient la levée, et leur causèrent tant d’effroi qu’ils les mirent en fuite. Antoine, irrité de la lâcheté de ses troupes, employa, pour les punir, l’ancien châtiment de la décimation : il les partagea par dizaines, puis il fit mourir de chacune de ces dizaines celui que le sort avait désigné, et fit donner pour nourriture à ceux qui restaient de l’orge au lieu de froment. Cette guerre, déjà si fâcheuse pour les deux partis, leur faisait envisager un avenir plus terrible encore. Antoine se voyait menacé d’une prochaine disette ; car il ne pouvait aller au fourrage sans en remporter un grand nombre de morts et de blessés. Phraate, de son côté, sachant que rien ne coûtait tant aux Parthes que de camper pendant l’hiver, et de passer cette saison hors de leurs villes, craignait que, si les Romains s’obstinaient à demeurer dans le pays, ses troupes ne l’abandonnassent, rebutées par le froid, qui commençait à se faire sentir après l’équinoxe d’automne. C’est pourquoi il eut recours à la ruse que voici : il donna ordre aux plus distingués d’entre les Parthes de ne s’opposer que faiblement aux Romains dans les fourrages ou dans toute autre rencontre, de leur laisser même prendre certaines choses, de louer leur valeur, et de leur dire que lui-même rendait justice à leur courage, et les regardait avec admiration comme les plus aguerris soldats du monde. Les Parthes s’approchent peu à peu des Romains, en se tenant paisiblement sur leurs chevaux, et lient conversation avec eux : ils accablent Antoine d’injures, disant qu’il refusait les propositions de paix que lui faisait Phraate afin d’épargner tant de braves gens, et s’opiniâtrait à attendre les deux ennemis les plus redoutables, à savoir l’hiver et la faim, auxquels ses troupes ne pourraient échapper, quand même les Parthes voudraient leur en faciliter les moyens.

Ces propos furent rapportés à Antoine par plusieurs des siens ; mais, quelque adouci qu’il fût par les espérances qu’il en conçut, il ne voulut pas néanmoins entrer en négociation avec le Parthe, qu’il n’eût su auparavant de ces Barbares, si prévenants dans leurs paroles, si ce qu’ils disaient venait de leur roi. Ils lui en donnèrent l’assurance, et l’exhortèrent à ne rien craindre et à ne se point défier de leur maître : alors Antoine envoya quelques-uns de ses amis redemander les enseignes et les prisonniers qui restaient de la défaite de Crassus, afin qu’il ne semblât pas à Phraate qu’il était trop heureux d’échapper de ses mains à quelque prix que ce fût. Le Parthe lui fit réponse que, quant à cette restitution, il n’en fallait plus parler ; mais que, s’il voulait se retirer sans délai, il lui promettait la paix et une entière sûreté pour sa retraite. Antoine accepta ces conditions ; et, peu de jours après, il fit charger ses bagages, et se mit en marche. Il avait plus que personne le talent nécessaire pour parler à une grande multitude, et était plus propre qu’aucun autre à conduire une armée par l’ascendant de ses discours ; mais, en cette occasion, la honte et l’abattement ne lui permirent pas de se faire entendre aux troupes pour les encourager : il chargea de ce soin Domitius Énobarbus. Il y en eut plusieurs qui prirent ce silence pour du mépris et s’en offensèrent ; mais la plupart en pénétrèrent la cause, et furent touchés de sa peine : aussi jugèrent-ils qu’ils devaient témoigner à Antoine plus de respect et d’obéissance encore qu’auparavant.

Comme il se disposait à reprendre le chemin par où il était venu, qui était une plaine découverte et sans arbres, un homme du pays des Mardes, qui avait une longue expérience des mœurs des Parthes, et qui, dans le combat où Antoine perdit ses machines, avait donné aux Romains des preuves de sa fidélité, vint le trouver, et lui conseilla de faire sa retraite par la droite, afin de gagner les montagnes, plutôt que d’engager des troupes pesamment armées et chargées de bagages dans des plaines nues et découvertes, où elles seraient exposées à la cavalerie et aux flèches des Parthes. « C’est uniquement dans cette espérance, ajouta-t-il, que Phraate t’a accordé des conditions si favorables, pour t’engager à lever le siège ; mais, si tu veux, je serai ton guide : je te conduirai par un chemin plus court, et où tu trouveras en abondance toutes les choses nécessaires. »

Antoine, à ce discours, délibéra sur le parti qu’il devait prendre : il ne voulait pas, après le traité qu’il venait de faire, paraître se défier des Parthes, mais, d’un autre côté, il désirait fort d’abréger son chemin, et de passer par des lieux bien habités, où il pût se procurer tout ce dont il aurait besoin. C’est pourquoi il demanda au Marde quelle garantie il lui donnerait de sa fidélité. « Fais-moi lier, répondit cet homme, jusqu’à ce que j’aie rendu ton armée en Arménie. » Il les guida, ainsi lié, pendant deux jours, sans que rien troublât leur marche. Le troisième jour, comme Antoine ne songeait à rien moins qu’aux Parthes, et que, plein de confiance, il marchait sans trop de précaution, le Marde s’aperçut que la digue du fleuve avait été fraîchement rompue, et que le chemin qu’il leur fallait tenir était entièrement inondé. Il comprit aussitôt que c’était là l’ouvrage des Parthes, et qu’ils avaient ainsi rompu la digue afin d’entraver leur marche et de les retarder. Il le fit remarquer à Antoine, et l’avertit de se tenir sur ses gardes, disant que les ennemis étaient proches. En effet, à peine Antoine eut-il rangé ses troupes en bataille et disposé entre les lignes les frondeurs et les gens de trait pour écarter l’ennemi, que les Parthes parurent, et se répandirent de tous côtés, cherchant à envelopper les Romains et à porter le désordre dans leurs rangs. Mais les troupes légères fondirent aussitôt sur eux ; et les Parthes, après en avoir blessé plusieurs à coups de flèches, et avoir eu au moins autant des leurs blessés par les frondeurs et les gens de trait, se retirèrent à quelque distance. Ils ne tardèrent pas à revenir à la charge ; mais cette fois la cavalerie gauloise leur courut sus à toute bride, les poussa avec tant de vigueur et les dispersa si bien, qu’ils ne reparurent plus de tout le jour.

Cette tentative des Parthes montra assez à Antoine ce qu’il devait faire : il garnit de frondeurs et de gens de trait non-seulement son arrière-garde, mais encore les deux ailes de son armée, qu’il disposa en forme de bataillon carré : il marcha ainsi avec précaution, après avoir donné ordre à sa cavalerie de repousser l’ennemi s’il revenait à la charge, mais de ne pas le poursuivre bien loin quand elle l’aurait rompu. De cette manière, les quatre jours suivants, les Parthes reçurent des Romains autant de mal qu’ils leur en firent eux-mêmes : ce que voyant, ils devinrent moins ardents à les attaquer ; et, sous prétexte de l’hiver qui les pressait, ils s’occupèrent de leur retraite.

Le cinquième jour, Flavius Gallus, homme de courage et d’activité, qui avait quelque commandement dans l’armée, vint trouver Antoine, et le pria de lui donner la plus grande partie des troupes légères de l’arrière-garde, et un certain nombre de cavaliers, de ceux qui étaient au front de l’armée, promettant de faire quelque grand exploit. Antoine le lui accorda ; et, avec ce détachement, Gallus repoussa les ennemis qui étaient venus à la charge ; mais, au lieu de se retirer après cet avantage vers le gros de l’infanterie, comme Antoine le lui avait ordonné, il s’opiniâtra, avec plus de témérité que de prudence, à tenir ferme. Les officiers de l’arrière-garde, le voyant éloigné d’eux, l’envoyèrent rappeler ; mais il ne tint aucun compte de leur avis. Alors le questeur Titius saisit, dit-on, une des enseignes, voulut faire retourner celui qui la portait, et accabla Gallus d’injures, lui reprochant de faire périr sans nécessité tant et de si braves gens. Gallus répondit sur le même ton, et commanda à ses gens de demeurer. Titius se retira donc, et Gallus, poussant toujours ceux qu’il avait en tête, se trouva bientôt enveloppé par derrière sans s’en être aperçu : à la fin, comme il se vit chargé de tous côtés, il envoya demander du secours.

Ceux qui commandaient les légions, parmi lesquels était Canidius, homme qui avait un grand crédit auprès d’Antoine, firent alors une grande faute : au lieu de faire marcher toute leur infanterie au secours de Gallus, ils envoyèrent successivement de faibles détachements, qui furent battus les uns après les autres. Ces défaites partielles eussent rempli le camp d’épouvante et entraîné une déroute générale, si Antoine lui-même ne fût accouru du front de bataille avec son infanterie, et n’eût ouvert au milieu des fuyards un passage à la troisième légion ; ce qui arrêta la poursuite des ennemis. Il ne périt pas moins de trois mille hommes en cette rencontre, et l’on en remporta cinq mille blessés, parmi lesquels était Gallus, qui avait le corps percé par-devant de quatre flèches, et qui mourut bientôt après de ses blessures. Antoine alla visiter tous les blessés ; et, fondant en larmes, il les consolait, il compatissait à leurs maux. Pour eux, malgré leurs souffrances, ils lui montraient un visage satisfait ; ils lui prenaient la main, ils le conjuraient de se retirer, de prendre soin de lui-même, et de ne se point fatiguer pour eux ; ils l’appelaient leur chef suprême, et l’assuraient qu’ils croiraient leurs vies assurées tant que lui-même il se porterait bien. En somme, on peut dire qu’en ces temps-là aucun général n’assembla une armée ni plus puissante, ni composée d’une jeunesse plus brillante, ni même plus patiente dans les peines : elle ne le cédait aux anciens Romains ni par son respect pour le chef, ni par son obéissance et son affection, ni même par son dévouement généreux, qui était commun à tous, aux officiers comme aux soldats, aux nobles comme aux gens obscurs, et qui leur faisait préférer l’estime et les bonnes grâces d’Antoine à leur sûreté personnelle, à leur vie même. On peut en signaler plusieurs causes, comme nous l’avons déjà fait connaître : la grande naissance d’Antoine, la force de son éloquence, sa simplicité naturelle, sa libéralité, sa magnificence, l’agrément de ses plaisanteries et la facilité de son commerce. Et en cette occasion surtout, la compassion qu’il témoignait pour leurs maux et pour leurs souffrances, la générosité avec laquelle il fournissait à leurs besoins, rendirent les blessés et les malades plus empressés à lui obéir que ne l’étaient ceux qui jouissaient d’une bonne santé.

Les ennemis, fatigués, se disposaient à cesser leur poursuite ; mais cette victoire ranima tellement leur courage, et leur inspira tant de mépris pour les Romains, qu’ils passèrent la nuit autour du camp d’Antoine, persuadés que le lendemain ils trouveraient les tentes désertes, et pourraient en piller toutes les richesses. Aussi, dès la pointe du jour, parurent-ils en bien plus grand nombre que les jours précédents : ils n’étaient, dit-on, pas moins de quarante mille chevaux ; le roi y avait même envoyé jusqu’à sa garde, comme à une victoire certaine, et qui ne pouvait leur échapper ; quant à lui, il ne se trouva jamais en personne à aucun combat. Antoine, voulant haranguer ses soldats, demanda une robe noire, afin d’exciter davantage leur compassion ; mais ses amis s’y opposèrent. Il sortit donc avec sa cotte d’armes de général, et fit un discours dans lequel il loua fort ceux qui avaient vaincu l’ennemi, et fit de vifs reproches à ceux qui avaient pris la fuite. Les premiers l’exhortèrent à avoir confiance en eux ; les autres, pour se justifier, s’offrirent volontairement à être décimés, ou à subir à son gré une punition quelconque, le conjurant seulement de bannir la tristesse et le chagrin qu’ils lui avaient causés. Ce que voyant Antoine, il leva les mains au ciel, et demanda aux dieux que, si ses prospérités passées devaient être contre-balancées par quelque malheur, ils le fissent tomber sur lui seul, et donnassent à son armée salut et victoire.

Le lendemain, après avoir fortifié leurs flancs, les Romains se remirent en marche. Quand les Parthes se présentèrent pour les charger, ils trouvèrent tout autre chose que ce qu’ils attendaient : au lieu de marcher, comme ils le croyaient, non à un combat, mais à un pillage et à un butin assuré, ils furent assaillis par une grêle de traits que les Romains firent pleuvoir sur eux, et les trouvèrent aussi courageux, aussi âpres au combat que l’eussent été des troupes fraîches : ce qui les jeta dans le découragement. Toutefois, les Romains ayant eu à descendre quelques coteaux dont la pente était rapide, et où ils ne pouvaient marcher que fort lentement, les Parthes les assaillirent à coups de flèches. Mais les légionnaires se tournent alors vers l’ennemi et enferment dans leurs rangs l’infanterie légère : le premier rang mit un genou en terre, et se couvrit de ses boucliers ; le second fit de même, et éleva ses boucliers sur ceux du premier rang ; le troisième en fit autant ; et cette suite de boucliers, semblable au toit d’une maison, et qui présentait l’image des degrés d’un théâtre, fut pour les soldats la plus sûre défense contre les flèches des Parthes, qui glissaient sur cette surface d’airain. Les ennemis, prenant pour une marque de lassitude et d’épuisement le mouvement des Romains, qui avaient mis ainsi un genou en terre, posèrent leurs arcs et leurs flèches, et, armés de piques, ils s’approchèrent pour les charger : à ce moment les Romains se lèvent en poussant de grands cris, et, se servant de leurs épieux, ils abattent à leurs pieds les Parthes qui sont le plus près d’eux, et mettent les autres en fuite. Cette manœuvre, qu’ils furent obligés de répéter les jours suivants, ne permit pas à l’armée d’Antoine de faire grand chemin.

Cependant la famine commençait à s’y faire sentir, car on ne pouvait se procurer du blé sans combat ; on manquait même de moulins pour le moudre, car on avait été obligé de les abandonner, la plupart des bêtes de somme ayant péri, et les autres étant employées à porter les malades et les blessés. Le boisseau attique de froment se vendait, dit-on, dans le camp jusqu’à cinquante drachmes[44] et les pains d’orge y étaient vendus au poids de l’argent. Ils durent donc recourir aux légumes et aux racines ; encore en trouvèrent-ils si peu de ceux qu’ils avaient coutume de manger, qu’ils se virent contraints d’en essayer qui leur étaient inconnus : ils goûtèrent notamment d’une herbe qui ôtait le sens et donnait la mort. Celui qui en avait mangé perdait la mémoire : il ne reconnaissait plus rien, et ne faisait autre chose que de remuer, de retourner des pierres, comme si c’eût été un travail important et qui méritât ses soins. On ne voyait par toute la plaine que soldats courbés vers la terre, arrachant des pierres et les changeant de place. Enfin, ils vomissaient une grande quantité de bile, et mouraient subitement, surtout depuis que le vin, l’unique remède à ce poison, leur eut manqué. Plusieurs ayant péri de la sorte, et les Parthes ne se retirant point, Antoine s’écria, dit-on, plusieurs fois : « O retraite de dix mille ! » par un sentiment d’admiration pour les compagnons de Xénophon, qui revinrent de la Babylonie en Grèce, trajet beaucoup plus long que celui que ses troupes avaient fait, et qui se retirèrent en sûreté, malgré le nombre infini d’ennemis qu’ils eurent à combattre.

Les Parthes, voyant qu’ils ne pouvaient ni enfoncer ni rompre l’ordonnance des Romains, mais qu’au contraire ils avaient été eux-mêmes plusieurs fois battus et mis en déroute, eurent de nouveau recours à la ruse. Ils se mêlerent, comme en pleine paix, à ceux qui allaient chercher du blé ou autres vivres ; puis, leur montrant leurs arcs débandés, ils leur dirent qu’ils retournaient sur leurs pas, et qu’ils suspendaient ici leur poursuite ; qu’il y aurait bien encore quelques Mèdes qui suivraient les Romains pendant un ou deux jours, mais sans entraver leur marche, et qui se borneraiant à defendre du pillage les bourgs les plus écartés. Ils accompagnèrent ces paroles d’adieux et de témoignages d’amitié en apparence si sincères, que les Romains renoncèrent à leur défiance, et qu’Antoine lui-même, à qui on en rendit compte, désira vivement de prendre le chemin de la plaine, sachant qu’il ne trouverait pas d’eau dans les montagnes. Il se disposait à ainsi faire, lorsqu’il arriva dans son camp un officier parthe, nommé Mithridate, lequel était cousin de Monesès, celui qui s’était retiré auprès d’Antoine, et à qui Antoine avait fait présent de trois villes. Cet homme demanda à être abouché avec quelqu’un qui entendît la langue parthe ou la syrienne : on lui amena Alexandre d’Antioche, un des amis d’Antoine. Le Parthe se fit connaître à lui, et déclara être envoyé par Monesès, qui voulait, disait-il, rendre à Antoine les bienfaits qu’il en avait reçus ; après quoi il demanda à Alexandre s’il apercevait dans le lointain une longue chaîne de hautes montagnes. Sur la réponse affirmative d’Alexandre, Mithridate reprit : « C’est au pied de ces montagnes que les Parthes vous dressent des embuscades avec toutes leurs troupes. Là sont de vastes plaines où ils vous attendent, après vous avoir abusés en vous persuadant de quitter le chemin des montagnes pour prendre celui-ci. En prenant les montagnes, vous aurez, il est vrai, à endurer la soif et les fatigues auxquelles vous êtes accoutumés ; mais, si Antoine s’engage dans la plaine, qu’il se tienne assuré d’y rencontrer les mêmes malheurs que Crassus. » Et, après avoir donne cet avis, il se retira.

Antoine, troublé de ce rapport, assembla ses amis, et consulta le Marde qui leur servait de guide, lequel lui dit que son avis était celui du Parthe. « Je sais par expérience, ajouta-t-il, que le chemin de la plaine, quand même il n’y aurait pas d’ennemis à craindre, est extrêmement difficile à tenir, les détours qu’on est obligé de prendre n’ayant point de traces battues qui puissent les faire reconnaître ; au lieu que l’autre route, bien que plus rude que la première, n’offre aucune difficulté, sinon qu’on y manque d’eau pendant une journée. » Sur cela, Antoine changea d’avis : il se mit en marche dès la nuit même, après avoir ordonné à ses soldats de faire provision d’eau ; mais la plupart manquaient de vases pour la porter : c’est pourquoi plusieurs en remplirent leurs casques, et d’autres des outres. Les Parthes, avertis de leur départ, se mirent, contre leur coutume, à les poursuivre dès la nuit même, si bien qu’au lever du soleil, ils atteignirent l’arrière-garde de l’armée des Romains. Ceux-ci, qui avaient fait cette nuit même deux cent quarante stades[45], étaient accablés de veilles et de fatigue : l’arrivée subite des ennemis, qu’ils étaient loin d’attendre, les jeta dans le découragement. La nécessité où ils étaient de combattre à chaque pas augmentait encore leur soif. Or, ceux qui marchaient au front de l’armée arrivèrent aux bords d’une rivière dont l’eau était fraîche et limpide, mais salée et malfaisante ; car, dès qu’on en avait bu, elle causait de violentes tranchées, de vives douleurs, et irritait la soif au lieu de l’apaiser. Le Marde les en avait avertis : mais, quoi qu’on pût leur dire, rien ne les détourna d’en boire. Antoine parcourait les rangs, les conjurant de souffrir un peu de temps encore, et les assurant qu’ils trouveraient non loin de là une autre rivière dont l’eau était bonne à boire ; qu’ensuite, le reste du chemin étant escarpé et impraticable à la cavalerie, les ennemis seraient contraints de se retirer. En même temps il fit sonner la retraite, pour rappeler ceux qui combattaient, et donna le signal de dresser les tentes, afin que les soldats pussent respirer quelque temps la fraîcheur de l’ombre.

Les tentes étaient à peine dressées, et les Parthes retirés, selon leur coutume, que Mithridate revint une seconde fois : il dit à Alexandre qu’il exhortait Antoine à se remettre en marche aussitôt que ses troupes auraient pris quelque repos, et à gagner la rivière en toute diligence, parce que les Parthes ne passeraient point outre, et borneraient là leur poursuite. Alexandre alla faire part de cet avis à Antoine ; et Antoine le chargea d’une grande quantité de coupes et de flacons d’or, pour en faire don à Mithridate, lequel en prit autant qu’il put en cacher sous sa robe, et se retira. Il faisait encore jour lorsque les Romains, après avoir levé leurs tentes, se mirent en marche, et cela sans être harcelés par les ennemis ; mais ils se donnèrent à eux-mêmes la nuit la plus fâcheuse et la plus alarmante qu’ils eussent encore passée. Quelques-uns des soldats se mirent à égorger ceux qui avaient de l’or ou de l’argent, et à piller les trésors que portaient les bêtes de somme ; puis ils se jettent sur les équipages mêmes d’Antoine, les mettent en pièces, et se partagent sa vaisselle et ses tables, qui étaient d’un grand prix. Tout le camp était dans le trouble et l’effroi, croyant à une attaque nocturne des ennemis, qui aurait mis l’armée en déroute. Ce que voyant Antoine, il appelle un de ses gardes, nomme Rhamnus, qui était aussi son affranchi, et lui fait jurer que, dès qu’il l’ordonnera, il lui passera son épée au travers du corps et lui coupera la tête, afin qu’il ne puisse ni tomber vivant entre les mains des ennemis, ni être reconnu après sa mort. Ses amis fondaient en larmes ; mais le Marde s’efforçait de le rassurer, en lui disant que la rivière était proche, ce qu’il conjecturait, disait-il, par le vent frais et humide qui commençait à se faire sentir et à rendre la respiration plus facile et plus douce ; que d’ailleurs le temps qu’ils avaient mis dans leur marche était une preuve certaine qu’ils touchaient au terme de leur course, puisque la nuit touchait à sa fin. D’un autre côté on vint lui apprendre que le tumulte n’avait point été causé par les ennemis, mais qu’il avait été l’effet de l’avarice et de la violence de quelques soldats. Alors Antoine, afin de rétablir l’ordre parmi ses troupes, après tant d’agitation et d’effroi, fit donner l’ordre de camper.

Comme le jour commençait à poindre et l’armée à reprendre son ordre et sa tranquillité, l’arrière-garde se sentit assaillie par les flèches des Parthes. Aussitôt Antoine fait donner aux troupes légères le signal du combat ; et les légionnaires, se couvrant de leurs boucliers, comme auparavant, soutiennent sans danger les coups des ennemis, qui n’osent plus les approcher. Ceux qui formaient les premiers rangs, avançant ainsi peu à peu, découvrirent bientôt la rivière : Antoine disposa la cavalerie sur le bord pour faire tête à l’ennemi, et passa d’abord les malades. Ceux qui étaient demeurés pour combattre ne tardèrent pas à pouvoir boire à leur aise ; car les Parthes n’eurent pas plutôt aperçu la rivière, qu’ils débandèrent leurs arcs, et exhortèrent les Romains à passer sans crainte, en donnant de grands éloges à leur valeur. Étant donc passés sans obstacle, ils reprirent haleine, et continuèrent leur marche, mais sans se trop fier aux Parthes. Le sixième jour après ce dernier combat, ils arrivèrent aux bords de l’Araxe, fleuve qui sépare la Médie de l’Arménie, et qui leur parut difficile à traverser, à cause de sa profondeur et de sa rapidité ; d’ailleurs, il courait un bruit dans l’armée, que les ennemis étaient embusqués dans les environs, pour les charger au passage. Mais, quand ils furent passés en sûreté, et qu’ils entrèrent en Arménie, alors ils adorèrent la terre, comme s’ils la revoyaient après une longue navigation ; puis, fondant en larmes et émus d’une douce joie, ils s’embrassèrent mutuellement. Comme ils traversaient un pays riche et fertile, où ils trouvaient, après une extrême disette, une nourriture abondante et variée, ils burent et mangèrent avec tant d’excès qu’ils se donnèrent des hydropisies et de violentes coliques.

Là Antoine fit la revue de son armée : il trouva qu’il avait perdu vingt mille hommes de pied et quatre mille chevaux, dont il n’y en avait pas eu moitié de tués par les ennemis : tout le reste était mort de maladie. Ils mirent vingt-sept jours pour venir de Phraata jusqu’en Arménie ; et, dans cet espace de temps, ils battirent dix-huit fois les Parthes ; mais ces victoires n’eurent pas un succès complet, parce qu’ils ne pouvaient poursuivre l’ennemi plus loin. On vit alors d’une façon manifeste que c’était l’Arménien Artavasdès qui avait enlevé au général romain la gloire qu’il pouvait attendre de cette guerre. Car, si les seize mille chevaux[46] qu’il avait amenés de la Médie eussent suivi Antoine, armés comme ils l’étaient à la manière des Parthes, et accoutumés à combattre contre eux, quand les Romains auraient mis en fuite les ennemis, ces Arméniens se seraient attachés à leur poursuite, les auraient empêchés de se rallier après leur défaite, et de revenir si souvent à la charge. Aussi les Romains, qui en conservaient du ressentiment, pressaient-ils Antoine de se venger de l’Arménien ; mais Antoine, plus prudent et plus sage, ne voulut ni lui reprocher sa trahison, ni lui témoigner moins d’affection et lui faire moins d’honneur qu’auparavant : la faiblesse et les besoins de son armée lui imposaient ce devoir. Mais, dans la suite, étant rentré avec une armée en Arménie, il fit tant, par ses sollicitations et par ses promesses, qu’il persuada à Artavasdès de le venir trouver ; puis, quand il l’eut entre les mains, il le retint prisonnier, et le conduisit chargé de fers à Alexandrie, où il le fit servir à son triomphe. Il est vrai qu’il indisposa fort les Romains, en prostituant ainsi à des Égyptiens, pour l’amour de Cléopâtre, une pompe qui faisait l’ornement et la gloire de leur patrie. Mais cela n’eut lieu que longtemps après l’époque dont nous parlons.

Impatient d’arriver en Égypte, Antoine pressa tellement la marche, malgré la rigueur de l’hiver et les neiges continuelles, qu’il perdit huit mille hommes en chemin, et arriva avec fort peu de troupes sur le rivage de la mer, à un bourg appelé Leucocome, entre Béryte et Sidon : ce fut là qu’il attendit Cléopâtre ; et, comme elle tardait à venir, il tomba dans la tristesse et le découragement. Cependant il chercha bientôt une distraction à son chagrin dans les plaisirs de la table ; mais là même il ne pouvait demeurer longtemps en repos : il se levait à tout moment, et, pendant que les autres continuaient de boire, il allait au rivage pour voir si Cléopâtre venait. Elle arriva enfin, apportant des habits et de l’argent pour les soldats. Toutefois quelques auteurs prétendent qu’elle n’apporta que les vêtements, et qu’Antoine distribua aux soldats de son propre argent, comme s’il leur était donné par Cléopâtre.

Sur ces entrefaites, il s’éleva entre le roi des Mèdes et Phraate, roi des Parthes, une grande contestation, qui eut, dit-on, pour première cause le partage des dépouilles romaines, et qui s’accrut depuis au point de faire craindre au Mède la perte de son royaume. Il envoya donc des ambassadeurs à Antoine, pour l’engager à déclarer la guerre aux Parthes, promettant de le seconder de tout son pouvoir. Cette proposition fit concevoir à Antoine les plus grandes espérances ; car la seule ressource qui lui eût manqué pour soumettre définitivement les Parthes, à savoir de la cavalerie et des archers, lui était offerte, non-seulement sans qu’il l’eût demandée, mais on regardait même comme un service important qu’il voulut l’accepter. Il se disposa donc à repasser en Arménie, et, quand il se serait abouché avec le roi des Mèdes sur les bords de l’Araxe, à faire de nouveau la guerre aux Parthes.

Cependant, à Rome, Octavie voulut s’embarquer pour aller trouver Antoine ; ce que César lui permit, moins pour satisfaire le désir qu’elle en avait, comme la plupart des historiens l’écrivent, que dans l’espérance que le mépris et les outrages auxquels elle serait en butte deviendraient pour lui un prétexte spécieux de faire la guerre à Antoine. En arrivant à Athènes, elle reçut des lettres de son mari, par lesquelles il lui mandait de l’attendre là, et lui apprenait l’expédition qu’il avait projetée en Asie. Octavie devina sans peine le motif d’un ordre si offensant pour elle ; mais néanmoins elle répondit à Antoine de lui faire savoir où il voulait qu’elle fît passer ce qu’elle lui apportait, qui consistait en une grande provision de vêtements pour les soldats, beaucoup de bêtes de somme, de l’argent et des présents considérables pour les officiers et pour ses amis. Elle lui amenait en outre deux mille hommes d’élite, tous bien équipés et couverts d’aussi belles armes que les cohortes prétoriennes. Niger, un des amis d’Antoine, fut celui qu’elle chargea de sa lettre, lequel, après avoir rempli sa commission, fit d’Octavie l’éloge qu’elle méritait. Cléopâtre sentit qu’Octavie venait lui disputer le cœur d’Antoine ; et, dans la crainte qu’une femme si estimable par la dignité de ses mœurs, et soutenue de toute la puissance de César, n’eût pas besoin longtemps d’employer auprès de son mari les charmes de sa conversation et l’attrait de ses caresses, pour prendre sur lui un ascendant invincible et s’en rendre entièrement maîtresse, elle feignit d’avoir pour Antoine la passion la plus violente, et exténua son corps, en réduisant excessivement sa nourriture. Toutes les fois qu’il entrait chez elle, il lui trouvait le regard étonné ; et, quand il la quittait, elle avait les yeux abattus de langueur. Attentive à être vue souvent en larmes, elle se hâtait de les essuyer et de les cacher, comme pour les dérober à Antoine. C’était surtout lorsqu’elle le voyait disposé à quitter la Syrie pour aller joindre le roi des Médes, qu’elle usait de ces artifices.

Ses flatteurs, qui voulaient à l’envi paraître la servir, accablaient Antoine de reproches : ils le traitaient de cœur dur et insensible ; ils l’accusaient de faire mourir de chagrin une femme qui ne vivait que pour lui. « Octavie, lui disaient-ils, qui ne t’est unie que pour les intérêts de son frère, jouit de tous les avantages attachés au titre d’épouse ; tandis que Cléopâtre, reine de tant de peuples, n’est appelée que la maîtresse d’Antoine : cependant elle ne refuse point ce nom, et ne s’en croit point déshonorée, si elle peut jouir de ta présence et vivre avec toi ; mais, si tu l’abandonnes, elle ne survivra pas à son malheur. » Ces discours finirent par attendrir et amollir si bien Antoine, qu’il eut peur que Cléopâtre ne renonçât en effet à la vie : il retourna incontinent à Alexandrie et renvoya au printemps suivant l’expédition de Médie, bien qu’il eût appris que les Parthes étaient agités de séditions. Il rentra cependant en Médie ; mais ce fut uniquement pour faire alliance avec le roi, en mariant à la fille du Mède, laquelle était fort jeune encore, un des fils qu’il avait eus de Cléopâtre ; et, aussitôt après le mariage, il s’en retourna, déjà tout occupé de ses projets pour la guerre civile.

Octavie ne fut pas plutôt de retour d’Athènes, que César, indigné de l’affront qu’elle avait reçu, lui ordonna de prendre un logement en son particulier ; mais elle répondit qu’elle n’abandonnerait point la maison de son mari, et dit à son frère que, s’il n’avait d’autre motif de faire la guerre à Antoine que ce qui la regardait personnellement, elle le conjurait de tout oublier. « Car il serait odieux, ajouta-t-elle, que les deux plus grands chefs du monde plongeassent les Romains dans la guerre civile, l’un pour l’amour d’une femme, et l’autre par jalousie. » Du reste, la conduite d’Octavie, mieux encore que ses paroles, prouva ses dispositions : elle continua d’habiter la maison de son mari, comme s’il eût été présent, et éleva avec autant de soin que de magnificence, non-seulement les enfants qu’elle avait eus d’Antoine, mais ceux même qu’il avait eus de Fulvie. Antoine envoyait-il quelqu’un de ses amis à Rome, soit pour y briguer des charges, soit pour y poursuivre des affaires particulières ? elle les recevait chez elle, et faisait tant auprès de son frère, qu’elle obtenait pour eux les grâces qu’ils sollicitaient. En agissant ainsi, elle fit, contre son intention, un grand tort à Antoine ; car ses injustices envers une telle femme le faisaient haïr universellement.

Mais il se rendit plus odieux encore par le partage qu’il fit, à Alexandrie, aux enfants de Cléopâtre, partage dicté par l’orgueil, digne d’un roi de théâtre, et qui parut fait en haine des Romains. Il assembla dans le gymnase une multitude immense ; il fit dresser sur un tribunal d’argent deux trônes d’or, l’un pour lui-même, l’autre pour Cléopâtre ; et il déclara d’abord Cléopâtre reine d’Égypte, de Cypre, d’Afrique et de Cœlésyrie, et lui donna pour collègue Césarion, qui passait pour fils de Jules César, lequel avait laissé Cléopâtre enceinte. Il conféra ensuite le titre de roi aux enfants qu’il avait eus d’elle : Alexandre eut l’Arménie, la Médie et le royaume des Parthes ; Ptolémée, son second fils, la Phénicie, la Syrie et la Cilicie. Il les présenta tous deux au peuple, Alexandre vêtu d’une robe médique, et ayant sur la tête la tiare pointue nommée citaris, costume des rois mèdes et arméniens, et Ptolémée couvert d’un long manteau, ayant des pantoufles aux pieds, et coiffé d’un large chapeau entoure d’un diadème, costume des successeurs d’Alexandre. Après que les deux princes eurent salué leur père et leur mère, ils furent environnés, l’un d’une garde arménienne, l’autre d’une macédonienne. Et depuis lors Cléopâtre ne parut plus en public que revêtue de la robe consacrée à Isis, et donna ses audiences au peuple sous le nom de Nouvelle Isis.

César fit au Sénat le rapport de ce partage : par ce moyen, et en accusant souvent Antoine dans les assemblées du peuple, il le rendit l’objet de la haine universelle. Antoine, de son côté, envoya des gens à Rome pour accuser César. Ses principaux griefs étaient, premièrement, que César, ayant dépouillé le jeune Pompée de la Sicile, ne lui avait point donné sa part de la conquête ; secondement, qu’il avait gardé les vaisseaux qu’il lui avait empruntés à lui-même pour faire cette guerre ; troisièmement, qu’ayant chassé Lépidus de ses gouvernements, et l’ayant réduit à l’état de simple particulier, il avait retenu à son profit l’armée, les provinces et les revenus qui avaient été assignés à Lépidus ; quatrièmement enfin, qu’il avait distribué à ses soldats presque toute l’Italie, et n’en avait rien laissé à ceux d’Antoine. À cela César répondait, qu’il avait dépouillé Lépidus de ses gouvernements, parce qu’il abusait insolemment de son pouvoir ; que, quant aux provinces qu’il avait conquises, il les partagerait avec Antoine lorsque Antoine partagerait avec lui l’Arménie ; et que les soldats d’Antoine ne devaient point entrer dans le partage de l’Italie, puisqu’ils possédaient la Médie et le pays des Parthes, qu’ils avaient conquis à l’empire romain en combattant vaillamment avec leur général.

Antoine était en Arménie lorsqu’il apprit ce qui se passait à Rome : aussitôt il ordonne à Canidius de prendre seize légions, et de descendre vers la mer ; pour lui, avec Cléopâtre, il se rendit à Éphèse. Ce fut là qu’il vit arriver de tous côtés sa flotte, laquelle, y compris les vaisseaux de charge, était forte de huit cents voiles : Cléopâtre en avait fourni deux cents, outre vingt mille talents d’argent[47] et des vivres pour nourrir toute l’armée pendant la durée de la guerre.

Antoine, à la persuasion de Domitius et de quelques autres, voulait renvoyer Cléopâtre en Égypte, pour y attendre l’issue de la guerre ; mais Cléopâtre, qui craignait qu’Octavie ne le réconciliât une seconde fois avec César, gagna Canidius à force d’argent, et le porta à parler en sa faveur à Antoine. Canidius représenta donc à Antoine qu’il n’était ni juste d’éloigner de cette guerre une femme qui fournissait pour la faire des secours si considérables, ni utile à ses intérêts, parce que le départ de Cléopâtre découragerait les Égyptiens, qui étaient la principale force de son armée navale. « D’ailleurs, ajouta-t-il, Cléopâtre, qui a longtemps gouverné seule un si vaste empire, et qui, depuis qu’elle vivait avec toi a appris à conduire les plus grandes affaires, n’est inférieure à aucun des rois qui combattent sous tes ordres. » Ces remontrances triomphèrent de l’opposition d’Antoine ; car il fallait que tout l’empire se réduisît sous la puissance de César.

Quand ils eurent rassemblé toutes leurs forces, ils firent voile pour Samos, où ils passèrent le temps en plaisirs et en fêtes. Car, comme on avait ordonné à tous rois, princes, tétrarques, nations et villes, depuis la Syrie jusqu’aux Palus-Méotides, et jusqu’à l’Arménie et à l’Illyrie, d’apporter ou d’envoyer tout ce dont Antoine avait besoin pour la guerre, on n’avait pas non plus oublié de convoquer à Samos tous les comédiens, farceurs et autres artistes de Bacchus. De sorte que, tandis que la terre entière poussait des soupirs et des gémissements, une île seule retentit, durant plusieurs jours, du son des flûtes et des instruments ; ses théâtres étaient remplis de chœurs qui disputaient le prix des divers genres de poésie. Chaque ville y envoyait un bœuf pour les sacrifices ; et les rois disputaient à l’envi les uns des autres à qui donnerait les festins les plus magnifiques et les plus riches présents. Aussi se demandait-on de toutes parts ce que feraient ces rois pour célébrer leurs victoires, dans leurs pompes triomphales, puisque, pour des préparatifs de guerre, ils donnaient des fêtes si splendides.

Les fêtes terminées, Antoine donna et assigna pour habitation aux comédiens qu’il avait employés la ville de Priène[48] ; puis il s’embarqua pour Athènes, où il passa de nouveau son temps en jeux et en spectacles. Cléopâtre, jalouse des honneurs qu’Octavie avait reçus en cette ville, où elle avait été comblée par les habitants de témoignages singuliers d’affection, gagna la bienveillance du peuple par ses largesses. Aussi les Athéniens lui décernèrent-ils de grands honneurs, dont ils lui envoyèrent le décret par des députés, à la tête desquels était Antoine, en sa qualité de citoyen d’Athènes : ce fut même lui qui porta la parole au nom de la ville. Vers le même temps il envoya à Rome chasser Octavie de sa maison. Elle en sortit, emmenant, dit-on, avec elle, tous les enfants d’Antoine, hormis l’aîné de ceux de Fulvie, qui était alors avec son père : elle fondait en larmes, et se désolait de pouvoir être regardée comme une des causes de la guerre civile. Les Romains gémissaient sur son sort, mais plus encore sur l’aveuglement d’Antoine, surtout ceux qui avaient vu Cléopâtre, laquelle ne l’emportait sur Octavie ni en beauté ni en jeunesse.

César, informé de la grandeur et de la promptitude des préparatifs d’Antoine, en fut fort troublé ; car il craignit de se voir contraint à commencer la guerre cet été-là même, quand il manquait encore de beaucoup de choses nécessaires, et que le peuple était mécontent des impôts onéreux dont il l’accablait. En effet, chaque citoyen était forcé de donner la moitié de son revenu, et les fils d’affranchis la valeur du huitième de leur fonds ; ce qui excitait des plaintes générales contre César, et causait des troubles dans toute l’Italie. Aussi regarde-t-on comme une des plus grandes fautes d’Antoine, d’avoir différé d’attaquer César : délai qui donna à celui-ci le temps de faire ses préparatifs et d’apaiser les troubles qui s’étaient élevés ; car le peuple, qui se mutinait quand on levait sur lui des impôts, redevenait calme dès qu’il les avait payés.

Titius et Plancus, deux des amis d’Antoine, et tous deux hommes consulaires, se voyant l’objet des mauvais traitements de Cléopâtre, pour s’être opposés à ce qu’elle demeurât à l’armée, se retirèrent auprès de César ; ils lui révélèrent le testament d’Antoine, dont ils connaissaient toutes les dispositions. Ce testament était entre les mains des vestales, à qui César le demanda ; mais elles refusèrent de le lui remettre, et lui dirent que, s’il voulait l’avoir, il vînt le prendre lui-même. César y alla donc ; et, l’ayant pris, il le lut d’abord en particulier, et nota les endroits qui lui parurent le plus répréhensibles. Ensuite, ayant assemblé le Sénat, il en fit publiquement lecture, action qui révolta la plupart des sénateurs ; car il leur parut étrange et odieux qu’on voulût rendre un homme vivant responsable de choses qui ne devaient être exécutées qu’après sa mort. César s’attacha principalement à relever les dispositions d’Antoine relatives à sa sépulture ; car Antoine voulait que son corps, mourût-il à Rome, fût porté en pompe à travers le Forum, puis transporté à Alexandrie, et remis à Cléopâtre. Calvisius, un des amis de César, accusa Antoine d’avoir donné à Cléopâtre la bibliothèque de Pergame, composée de deux cent mille volumes ; de s’être levé de table dans un festin, et d’avoir, en présence des convives, qui étaient nombreux, marché sur le pied de Cléopâtre, signal convenu entre eux pour leurs rendez-vous ; d’avoir souffert que les Éphésiens, lui présent, appelassent Cléopâtre leur souveraine ; d’avoir souvent, étant sur son tribunal occupé à donner audience aux rois et aux tétrarques, reçu d’elle, dans des tablettes de cristal et de cornaline, des billets d’amour, et de les avoir lus sans pudeur. « Enfin, dit-il, un jour Furnius, homme de grande dignité, et le plus éloquent des Romains de notre temps, plaidant devant lui, Cléopâtre vint à passer sur la place dans une litière ; et Antoine ne l’eut pas plutôt aperçue, qu’il quitta l’audience, et l’accompagna en accostant sa litière. » Mais on soupçonna Calvisius d’avoir inventé la plupart de ces accusations. Les amis d’Antoine sollicitèrent le peuple en sa faveur ; ils lui envoyèrent à lui-même Géminius, l’un d’entre eux, pour le conjurer de penser à lui, de prendre garde qu’on n’en vînt à le dépouiller de sa puissance, et à le déclarer ennemi du peuple romain.

Géminius, dès son arrivée en Grèce, fut soupçonné par Cléopâtre d’être venu pour les intérêts d’Octavie. Aussi ne cessa-t-elle de le railler à table, où elle lui assignait toujours les places les moins honorables. Il souffrit patiemment ces mortifications, en attendant l’occasion de parler à Antoine. Enfin, Antoine lui ayant ordonné dans un repas de dire publiquement le sujet qui l’avait amené : « Les choses dont j’ai à t’entretenir, répondit Géminius, ne peuvent se traiter qu’à jeun ; mais ce que je puis te dire, après avoir bu tout aussi bien qu’en état de sobriété, c’est que tout irait à merveille si Cléopâtre retournait en Égypte. » À ces paroles, Antoine se mit en colère ; et Cléopâtre, prenant la parole, dit à Géminius : « Tu as sagement fait de dire ainsi la vérité avant que la torture t’y forçât. » Peu de jours après Géminius se déroba de la cour d’Antoine, et sen revint à Rome. Les flatteurs de Cléopâtre firent prendre le même parti à plusieurs autres des amis d’Antoine, qui ne pouvaient plus supporter les outrages et les grossiers sarcasmes dont ils étaient chaque jour l’objet. De ce nombre étaient Marcus Silanus et l’historien Dellius[49], lequel écrit qu’il fut averti par le médecin Glaucus des embûches que lui dressait Cléopâtre. Il avait encouru son inimitié pour avoir dit un soir à table qu’on leur donnait du vinaigre à boire, tandis que Sarmentus buvait à Rome du Falerne. Or, Sarmentus était un de ces jeunes garçons que César entretenait pour ses goûts infâmes, ce que les Romains appellent délices.

Dès que César eut achevé ses préparatifs, il fit décréter par le Sénat la guerre contre Cléopâtre, et abroger la puissance d’Antoine, puissance qu’Antoine lui-même avait déjà abdiquée aux mains d’une femme. Il dit même publiquement qu’Antoine avait perdu le sens, ensorcelé qu’il était par les breuvages que Cléopâtre lui avait fait prendre ; et que ce ne serait pas lui que les Romains auraient à combattre, mais Mardion l’eunuque, mais un Photin, une Iras, coiffeuse de Cléopâtre, une Charmium, lesquels maniaient les plus importantes affaires de l’empire.

La guerre fut, dit-on, précédée par plusieurs signes menaçants. Pisaure, colonie fondée par Antoine sur la mer Adriatique, s’abîma dans le sein de la terre, qui s’entr’ouvrit. À Albe, une statue de marbre érigée en l’honneur d’Antoine fut, durant plusieurs jours, inondée de sueur, sans qu’on pût arrêter cette sueur en l’essuyant. Comme Antoine était à Patras, la foudre tomba sur le temple d’Hercule, et le consuma. À Athènes, dans le lieu appelé Gigantomachie, un tourbillon de vent emporta la statue de Bacchus, et la transporta dans le théâtre. Or, Antoine rapportait son origine à Hercule, et se piquait d’imiter Bacchus dans toute sa conduite : il se faisait appeler pour cette raison, comme nous l’avons dit, le nouveau Bacchus. La même tempête, fondant à Athènes sur les colosses d’Eumène et d’Attalus, sur lesquels était inscrit le nom d’Antoine, les renversa seuls, bien qu’ils fussent parmi un grand nombre d’autres. Un signe des plus effrayants se manifesta sur la galère amirale de Cléopâtre, que la reine avait nommée Antoniade : des hirondelles avaient fait leur nid sous la poupe ; il en survint d’autres qui chassèrent les premières, et tuèrent leurs petits.

Quand on fut au moment de commencer la guerre, Antoine n’avait pas moins de cinq cents navires, parmi lesquels il y en avait plusieurs à huit et dix rangs de rames, tout aussi magnifiquement armés que s’ils eussent dû servir à une pompe triomphale, et non à un combat. Son armée était forte de deux cent mille hommes de pied et de douze mille chevaux. Il avait sous ses ordres plusieurs rois ses alliés : Bocchus, qui régnait en Afrique ; Tarcondémus, dans la Cilicie supérieure ; Archélaüs, en Cappadoce ; Philadelphe, roi de Paphlagonie ; Mithridate, de Comagène, et Adallas, de Thrace. Ceux des autres qui ne purent s’y trouver en personne y avaient envoyé leurs armées : ainsi Polémon, roi de Pont ; Malchus, roi des Arabes ; Hérode roi des Juifs ; Amyntas, roi des Lycaoniens et des Galates[50] ; le roi des Mèdes lui-même avait envoyé à Antoine un renfort considérable. Quant à César, il avait deux cent cinquante vaisseaux de guerre, quatre-vingt mille hommes de pied, et presque autant de cavalerie que son ennemi. L’empire d’Antoine s’étendait depuis l’Euphrate et l’Arménie jusqu’à la mer Ionienne et à l’Illyrie ; celui de César embrassait tous les pays situés entre l’Illyrie et l’océan Occidental, et depuis cet océan jusqu’aux mers d’Étrurie et de Sicile ; il renfermait en outre la portion de l’Afrique qui regarde l’Italie, la Gaule et l’Espagne, jusqu’aux colonnes d’Hercule ; quant à la partie de l’Afrique qui s’étend de la Cyrénaïque à l’Éthiopie, elle était sous l’obéissance d’Antoine.

Mais Antoine s’était tellement asservi aux caprices d’une femme, que, malgré la supériorité de ses forces de terre, il voulut, par le seul motif de plaire à Cléopâtre, que l’affaire se vidât par un combat naval, et cela quand il voyait ses triérarques, manquant de rameurs, enlever de cette Grèce, déjà si malheureuse, les voyageurs, les muletiers, les moissonneurs et jusqu’aux jeunes garçons, sans pouvoir encore compléter l’équipage de ses vaisseaux, dont un grand nombre étaient dépourvus de matelots, et ne naviguaient qu’à grand’peine. Les navires de César n’avaient ni cette masse ni cette hauteur qui ne sont bonnes que pour l’ostentation ; mais ils étaient agiles, propres à toutes manœuvres, et abondamment pourvus de tout. Il les tenait dans les ports de Tarente et de Brundusium ; et ce fut de là qu’il envoya dire à Antoine de ne plus perdre un temps précieux, mais de venir avec toutes ses forces, lui offrant des rades et des ports où il pourrait aborder sans obstacle, et promettant de s’éloigner de la côte d’Italie, lui et son armée de terre, de tout l’espace qu’un cheval peut fournir dans une course, jusqu’à ce qu’il eût débarqué son armée en sûreté et assis son camp. Antoine, pour répondre à cette bravade, le défia, quoiqu’il fût le plus vieux, à un combat singulier, ou, s’il s’y refusait, à combattre en bataille rangée dans la plaine de Pharsale, comme avaient fait auparavant César et Pompée. Pendant qu’Antoine se tenait à l’ancre près du promontoire d’Actium[51], à l’endroit où est maintenant assise la ville de Nicopolis[52], César traversa en toute hâte la mer Ionienne, et alla s’emparer le premier de Toryne, petite ville de l’Épire. Comme Antoine parut fort troublé à cette nouvelle, parce que son armée de terre n’était pas encore arrivée, Cléopâtre lui dit, en jouant sur le mot : « Eh bien ! qu’y a-t-il là de si fâcheux, que César soit assis à Toryne[53] ? »

Le lendemain, à la pointe du jour, Antoine, voyant les ennemis se mettre en mouvement, et craignant qu’ils ne vinssent s’emparer de ses vaisseaux, qui étaient sans défenseurs, fit armer ses rameurs, et les plaça sur les ponts, seulement pour l’apparence ; puis, faisant dresser les rames de manière à ce qu’elles sortissent des deux côtés des vaisseaux, il tint ainsi sa flotte au port d’Actium, la proue tournée vers l’ennemi, comme si ses bancs eussent été réellement bien garnis de rameurs, et qu’elle eût été disposée à combattre. César, dupe de ce stratagème, se retira. Antoine sut aussi adroitement lui couper l’eau, qui n’était ni abondante ni bonne dans tous les lieux voisins, qu’il environna de tranchées, pour l’empêcher d’aller en chercher. Il montra une grande générosité en vers Domitius, contre l’avis de Cléopâtre. Domitius, ayant la fièvre, se mit dans une chaloupe, comme pour prendre l’air, et passa du côté de César. Antoine, quoique affligé de cette désertion, ne laissa pas de lui renvoyer ses équipages, ses amis et ses domestiques. Domitius, apparemment par une suite du remords que lui causa la publicité donnée à sa perfidie et à sa trahison, mourut fort peu de temps après. Antoine fut aussi abandonné par deux des rois ses alliés, Amyntas et Déjotarus, qui embrassèrent le parti de César. Comme rien ne lui réussissait, et que sa flotte n’arrivait pas assez promptement pour lui être de quelque secours, il se vit contraint à recourir de nouveau à son armée de terre. Canidius, qui la commandait, changea d’avis à l’approche du danger : il conseilla à Antoine de renvoyer Cléopâtre, et de gagner la Thrace ou la Macédoine, pour y combattre par terre ; d’autant que Dicomès, roi des Gètes, promettait de venir à son secours avec un renfort considérable. « Il ne peut y avoir de honte pour toi, ajouta-t-il, à céder la mer à César, qui s’est exercé aux combats maritimes dans la guerre de Sicile ; mais ce serait une chose fort étrange, si, avec une expérience consommée dans les combats de terre, tu rendais inutile la valeur de tes légions, en les dispersant sur des vaisseaux pour y consumer sans fruit toute leur force. » Mais la volonté de Cléopâtre l’emporta sur ces représentations : elle fit décider qu’on combattrait sur mer. Déjà elle songeait à la fuite ; déjà même elle avait tout disposé, non pour aider à remporter la victoire, mais pour se ménager une retraite facile quand elle verrait tout perdu.

Or, une longue chaussée menait du camp d’Antoine à la rade où ses vaisseaux étaient à l’ancre ; et c’était le chemin qu’il suivait, en toute sécurité, pour aller visiter sa flotte. Un des domestiques de César s’en aperçut ; et, comme il eut dit à son maître qu’il serait facile d’enlever Antoine quand il passait par là, César y plaça des soldats en embuscade. Il s’en fallut peu que ceux-ci ne le prissent : ils saisirent celui qui marchait devant lui ; mais ils s’étaient levés trop tôt de leur embuscade, ce qui permit à Antoine de se sauver, quoiqu’à grand’peine, en courant à toutes jambes.

Après donc qu’il fut décidé qu’on combattrait sur mer, Antoine fit brûler tous les vaisseaux Égyptiens, à l’exception de soixante ; puis il plaça sur les plus grandes et les meilleures de ses galères, depuis trois rangs jusqu’à dix rangs de rames, vingt mille soldats légionnaires, et deux mille hommes de trait. Un chef de bande d’infanterie, qui s’était trouvé à plusieurs rencontres sous les ordres d’Antoine, et dont le corps était criblé des cicatrices de nombreuses blessures, le voyant passer, s’écria d’une voix douloureuse : « Eh ! général, pourquoi te défier de ces blessures et de cette épée, et mettre tes espérances dans un bois pourri ? Laisse aux Égyptiens et aux Phéniciens les combats de mer, et donne-nous la terre, à nous qui sommes accoutumés à y combattre de pied ferme, et à vaincre ou mourir. » Antoine ne répondit rien : seulement il fit en passant un signe de la tête et de la main, comme pour encourager cet homme, et lui donner une espérance qu’il n’avait pas lui-même ; car, ses pilotes ayant voulu laisser là les voiles, il les obligea de les prendre et de les charger sur les vaisseaux, afin, dit-il, qu’aucun des ennemis ne pût échapper à leur poursuite.

Ce jour-là et les trois suivants, la mer fut si agitée, qu’on dut différer la bataille ; mais, le cinquième jour, le vent étant tombé et le calme s’étant rétabli sur les eaux, les deux flottes s’avancèrent l’une contre l’autre. Antoine conduisait son aile droite avec Publicola, et Cœlius la gauche ; Marcus Octavius et Marcus Justéius occupaient le centre. César avait donné le commandement de son aile gauche à Agrippa, et s’était réservé celui de la droite. Quant aux armées de terre, Canidius commandait celle d’Antoine, et Taurus celle de César : elles étaient toutes deux rangées en bataille sur le rivage, et s’y tenaient immobiles. Les deux chefs ne s’oubliaient point : Antoine, monté sur une chaloupe, parcourait ses lignes, exhortant les soldats à combattre de pied ferme, comme sur la terre, attendu que la pesanteur des navires le leur permettait ; il ordonnait aux pilotes de soutenir le choc des ennemis sans bouger non plus que s’ils étaient à l’ancre, et de se garder de sortir du port, dont l’issue offrait aux vaisseaux de grandes difficultés. Comme César quittait de sa tente avant le jour pour aller visiter sa flotte, il rencontra, dit-on, un homme qui conduisait un âne. Il lui demande son nom ; et cet homme, qui le reconnut, répondit : « Je m’appelle Eutychus[54], et mon âne Nicon[55]. » C’est pourquoi César, lorsque dans la suite il fit orner ce lieu des becs des galères qu’il avait conquises, y plaça deux statues de bronze, dont l’une représentait l’homme, et l’autre l’âne.

Après que César eut bien examiné l’ordonnance de sa flotte, il se fit conduire dans une chaloupe à l’aile droite, d’où il vit avec surprise que les ennemis se tenaient dans le détroit sans faire aucun mouvement ; jusque-là qu’on eût dit, à les voir, qu’ils étaient à l’ancre. César lui-même en fut persuadé : c’est pourquoi il tint ses vaisseaux éloignés de la flotte ennemie d’environ huit stades[56] Il était alors la sixième heure du jour : un vent léger s’étant élevé de la mer, les soldats d’Antoine, qui souffraient ces délais avec impatience, et qui se confiaient d’ailleurs en la grandeur et la hauteur de leurs vaisseaux, en profitèrent pour ébranler leur aile gauche. Ce que voyant, César en fut ravi, et fit reculer sa droite, afin d’attirer davantage encore les ennemis hors du détroit, et de pouvoir lui-même, avec ses vaisseaux, qui étaient légers et agiles, envelopper et charger à l’aise les galères d’Antoine, que leur grande masse et le défaut de rameurs rendaient pesantes et difficiles à mouvoir. Quand le combat fut engagé, on ne vit les vaisseaux ni se choquer ni se briser les uns les autres : ceux d’Antoine ne pouvaient, à cause de leur pesanteur, fondre sur les navires ennemis avec cette impétuosité qui donne au choc tant de roideur, et qui seul fait brèche ; d’un autre côté, ceux de César évitaient, non-seulement de donner de leur proue contre les proues ennemies, qui étaient armées chacune d’un fort éperon d’airain, mais ils n’osaient pas même les charger en flanc, à cause que leurs pointes se brisaient aisément, en quelque endroit qu’ils heurtassent ces vaisseaux, qui étaient construits de fortes poutres carrées liées les unes aux autres par de grosses barres de fer. Cette bataille ressemblait donc à un combat de terre, ou, pour mieux dire, au siège d’une ville. Car il y avait toujours à la fois trois ou quatre galères de César pour attaquer un seul des vaisseaux d’Antoine : elles chargeaient à coups de javelines, de hallebardes, de pieux, de traits enflammés ; et ceux d’Antoine, des batteries de leurs tours faisaient pleuvoir sur les ennemis une grêle de traits. Or, Publicola, voyant qu’Agrippa étendait son aile gauche pour envelopper Antoine, fut contraint d’élargir aussi sa droite ; mais ce mouvement le sépara du centre, ce qui effraya les vaisseaux de ce corps de bataille, déjà vivement pressés par ceux que commandait Arruntius[57].

Cependant le combat était encore douteux et la victoire incertaine, quand on vit tout à coup les soixante navires de Cléopâtre déployer les voiles pour faire leur retraite : ils prirent la fuite à travers ceux qui combattaient ; et, comme ils avaient été placés derrière les gros vaisseaux d’Antoine, en passant ainsi au milieu des lignes ils les mirent en désordre. Les ennemis les suivaient des yeux avec étonnement, les voyant, poussés par un bon vent, cingler vers le Péloponnèse. À ce moment, Antoine montra, non la prudence d’un général, non le courage ni même le bon sens le plus vulgaire ; mais il prouva que celui-là avait dit vrai, qui disait en badinant : « Que l’âme d’un amant vivait dans un corps étranger[58]. » Entraîné par une femme comme s’il eût été collé à elle et obligé de suivre tous ses mouvements, il ne vit pas plutôt le vaisseau de Cléopâtre déployer ses voiles, qu’oubliant, abandonnant et trahissant ceux qui combattaient et mouraient pour lui, il monta sur une galère à cinq rangs de rames, accompagné seulement d’Alexandre le Syrien et de Scellius, et suivit celle qui se perdait et qui devait bientôt le perdre lui-même.

Cléopâtre, reconnaissant son vaisseau, éleva un signal sur le sien : Antoine approcha du navire, et y fut reçu ; puis, sans voir la reine et sans être vu d’elle, il alla s’asseoir seul à la proue, gardant un profond silence, et tenant sa tête entre ses mains. Cependant les vaisseaux légers de César, qui s’étaient mis à sa poursuite, ne tardèrent pas à paraître : alors Antoine commanda à son pilote de tourner la proue de sa galère contre ces bâtiments, qu’il eut bientôt écartés. Il n’y eut qu’un certain Euryclès de Lacédémone qui, s’attachant plus vivement à sa poursuite, agitait de dessus le tillac une longue javeline, qu’il cherchait à lancer contre lui. Ce que voyant Antoine, il s’avança sur la proue, et dit : « Quel est celui qui s’obstine ainsi à poursuivre Antoine ? — C’est moi, répondit le Lacédémonien : c’est Euryclès, fils de Lacharès, qui profite de la fortune de César pour venger, s’il le peut, la mort de son père. » Or, ce Lacharès, accusé de quelque vol, avait été décapité par ordre d’Antoine. Toutefois, Euryclès ne put joindre la galère d’Antoine ; mais il alla contre l’autre galère amirale, car il y en avait deux, et la heurta si rudement, qu’il la fit tournoyer, et que, l’ayant jetée à la côte, il la prit, et, avec elle, un autre vaisseau, lequel était chargé d’une magnifique vaisselle de table. Dès qu’Euryclès se fut retiré, Antoine retourna s’asseoir à la proue, dans la même posture et le même silence qu’auparavant. Il passa trois jours ainsi seul, soit qu’il fût irrité contre Cléopâtre, soit qu’il eût honte de la voir ; mais, arrivés au cap Ténare, les femmes de Cléopâtre leur ménagèrent une entrevue particulière, et finirent par leur persuader de souper et de coucher ensemble.

Un grand nombre de vaisseaux ronds, et quelques-uns de leurs amis échappés de la défaite, se rassemblèrent autour d’eux, et leur apprirent que la flotte entière était perdue, mais qu’on croyait l’armée de terre encore intacte. À cette nouvelle, Antoine dépêcha sur-le-champ vers Canidius, pour lui porter l’ordre de se retirer promptement en Asie, par la route de Macédoine. Pour lui, résolu de passer de Ténare en Afrique, il choisit un de ses vaisseaux de charge, sur lequel il y avait des sommes d’argent considérables, une grande quantité de vaisselle d’or et d’argent, et d’autres meubles précieux qui avaient servi aux rois ses alliés : il donna toutes ces richesses à ses amis, leur commandant de les départir entre eux, et de pourvoir ensuite à leur retraite. Tous fondaient en larmes, et refusaient ses présents ; mais il les consola avec beaucoup de douceur et d’amitié, et finit par les renvoyer chargés de lettres pour Théophile, gouverneur de Corinthe, qu’il priait de veiller à leur sûreté, et de les tenir cachés jusqu’à ce qu’ils eussent fait leur paix avec César. Ce Théophile était père d’Hipparque, celui qui, après avoir eu le plus grand crédit auprès d’Antoine, fut le premier de ses affranchis qui l’abandonna pour passer dans le parti de César, et qui alla ensuite s’établir à Corinthe. Voilà ce qui se passait du côté d’Antoine. Quant à sa flotte, qui combattait devant Actium, elle résista longtemps ; mais enfin, violemment agitée par les flots qui l’assaillaient en proue, elle fut obligée de céder vers la dixième heure. Il ne périt pas dans l’action plus de cinq mille hommes ; mais il y eut, au rapport de César lui-même, trois cents vaisseaux de pris. Le gros de la flotte ne s’était point aperçu de la fuite d’Antoine ; et ceux qui l’apprenaient ne pouvaient y croire, ni se persuader qu’un général, à la tête de dix-neuf légions et douze mille chevaux qui n’avaient encore reçu aucun échec, pût abandonner son armée et prendre lâchement la fuite, comme s’il n’eût pas éprouvé maintes fois la bonne et la mauvaise fortune, et n’eût pas une longue expérience des vicissitudes de la guerre. Les soldats, qui désiraient fort son retour, et qui s’attendaient à chaque instant à le voir reparaître, lui témoignèrent en cette occasion tant de fidélité, et montrèrent tant de courage, qu’après même qu’ils eurent la certitude de sa fuite, ils se maintinrent sept jours entiers sans se séparer, ne faisant aucun compte des députés que César leur envoyait pour les attirer à son parti. Mais à la fin, Canidius, leur général, s’étant dérobé du camp pendant la nuit, les troupes, ainsi abandonnées et trahies par leurs chefs, se rendirent au vainqueur.

César, après cette victoire, fit voile vers Athènes ; et, ayant pardonné aux Grecs, il fit distribuer à leurs villes, si misérables qu’elles n’avaient plus ni argent, ni esclaves, ni bêtes de somme, ce qui restait des blés amassés pour la guerre. J’ai entendu raconter à mon bisaïeul Néarque que nos concitoyens furent contraints de porter sur leurs épaules chacun une certaine mesure de blé jusqu’à la mer d’Anticyre[59], suivis de gens qui les pressaient à coups de fouet. Après ce premier voyage, on les avait requis pour en faire un second, lorsqu’on apprit la défaite d’Antoine. Cette nouvelle sauva notre ville ; car les commissaires et les soldats prirent aussitôt la fuite, et les habitants se partagèrent le blé entre eux.

Antoine prit terre en Afrique, et envoya Cléopâtre de Paretonium[60] en Égypte ; puis il se retira dans une vaste solitude, où il fut errant et vagabond, n’ayant pour compagnie que deux de ses amis seulement, l’un Grec et l’autre Romain. Le premier était le rhéteur Aristocratès, et l’autre ce même Lucilius dont nous avons parlé ailleurs[61], qui, à la bataille de Philippes, pour donner à Brutus le temps de s’enfuir, se fit prendre par ceux qui le poursuivaient, disant qu’il était Brutus, et qui, ensuite, ayant été sauvé par Antoine, fut si reconnaissant envers lui, qu’il lui garda une fidélité inviolable, et lui demeura constamment attaché jusqu’à la fin de sa vie. Lorsque Antoine apprit la défection de celui à qui il avait confié son armée d’Afrique, il voulut se donner la mort ; mais il en fut empêché par ses amis : il se fit donc conduire à Alexandrie, où il trouva Cléopâtre occupée d’une entreprise non moins grande que hardie.

Il y a, entre la mer Rouge et la mer d’Égypte un isthme qui sépare l’Asie de l’Afrique, lequel, dans sa partie la plus resserrée par les deux mers, n’a pas plus de trois cents stades de largeur[62]. Cléopâtre avait entrepris de faire transporter tous ses vaisseaux par cet isthme, puis de les rassembler dans le golfe Arabique avec toutes ses richesses et des forces puissantes, afin d’aller s’établir sur quelque terre éloignée, où elle fût à l’abri et de la guerre et de la servitude. Mais, quand les Arabes des environs de Pétra eurent brûlé les premiers navires qu’elle faisait ainsi traîner à travers l’isthme, et qu’elle vit qu’Antoine comptait encore sur son armée d’Actium, elle abandonna son entreprise, et se borna à faire garder les passages qui pouvaient donner accès dans ses États.

Quant à Antoine, quittant Alexandrie et renonçant à tout commerce avec ses amis, il fit construire une jetée dans la mer, non loin du Phare, sur laquelle il bâtit une retraite, où il se proposait de passer ses jours loin de toute société. Il aimait, disait-il, et voulait imiter la vie de Timon, dont le sort avait été semblable au sien ; car comme lui Timon avait fait l’épreuve de l’ingratitude et de l’injustice de ses amis, ce qui lui avait donné de la défiance et de la haine contre tous les hommes. Ce Timon était un Athénien qui vivait au temps de la guerre du Péloponnèse, comme on en peut juger par les comédies d’Aristophane et de Platon[63] où il est raillé sur sa misanthropie. Lui qui fuyait et repoussait même tout commerce avec les autres Athéniens, il recherchait celui d’Alcibiade, alors jeune et audacieux, et le comblait de caresses. Apémantus, étonné de cette préférence, lui en demandait la cause. « J’aime ce jeune homme, répondit Timon, parce que je prévois qu’il fera un jour beaucoup de mal aux Athéniens. » Or, Apémantus était le seul que Timon fréquentât quelquefois, parce que son caractère était à peu près semblable au sien, et que son genre de vie était le même. Un jour, qu’on célébrait la fête des Choées[64] comme ils soupaient ensemble, Apémantus dit à Timon : « Le bon souper que nous faisons ici, Timon ! — Oui, répondit Timon, si tu n’étais pas de la partie. » Un jour d’assemblée, il monta, dit-on, à la tribune : il se fit un profond silence ; car la nouveauté du fait tenait tous les spectateurs dans l’attente de ce qu’il allait dire. Enfin, prenant la parole : « Athéniens, dit-il, j’ai dans ma maison une petite cour, ou s’élève un figuier ; plusieurs citoyens se sont déjà pendus à cet arbre ; et, comme j’ai dessein de bâtir sur ce terrain, j’ai voulu vous en avertir publiquement, afin que, si quelqu’un de vous a envie de s’y pendre aussi, il se hâte de le faire avant que le figuier soit abattu. » Après sa mort, il fut enterré près du dème d’Hales[65], sur le bord de la mer. Le terrain s’étant éboulé en cet endroit, les flots environnèrent le tombeau, et le rendirent inaccessible aux hommes. Sur ce tombeau était gravée cette inscription :

C’est ici que je repose, depuis que la mort a brisé ma vie infortunée :
Ne demandez pas comment je fus nommé ; méchants, périssez de mort malencontreuse.


On prétend qu’il avait fait lui-même cette épitaphe avant sa mort. Celle que l’on allègue communément est du poëte Callimaque :

Ci-gît Timon le misanthrope. Passe ton chemin ;
Maudis-moi si tu veux ; seulement passe ton chemin.


Voilà quelques traits, entre une infinité d’autres, de la misanthropie de Timon. Ce fut Canidius lui-même qui apprit à Antoine la perte entière de son armée d’Actium. On l’informa aussi en même temps qu’Hérode, roi des Juifs, qui avait sous ses ordres quelques légions et quelques cohortes, avait embrassé le parti de César, et que tous les autres princes avaient agi de même, en un mot qu’aucun de ses alliés du dehors ne lui était resté fidèle. Peu troublé de ces nouvelles, et paraissant même charmé de renoncer aux espérances qu’il avait conçues, afin d’être déchargé aussi de toute espèce de soin, il quitta sa retraite maritime, qu’il appelait Timonium, et fut reçu dans le palais de Cléopâtre. Il n’y fut pas plutôt revenu, qu’il remplit Alexandrie de festins et de débauches, et qu’il recommença ses prodigalités. Il inscrivit parmi les jeunes gens le fils de Cléopâtre et de César, et donna la robe virile, qui était une longue robe sans bordure de pourpre, à Antyllus, l’aîné des fils qu’il avait eus de Fulvie. Pendant les jours que dura la cérémonie, ce ne fut dans toute la ville que jeux, banquets et divertissements. Ils supprimèrent la société qu’ils appelaient des Amimétobiens, et en créèrent une autre, sous le nom de Synapothanumènes[66], qui ne le cédait à la première, ni en mollesse, ni en luxe, ni en magnificence. Leurs amis entrèrent dans cette association, dont la première loi était de mourir ensemble ; et ils passaient les jours à faire bonne chère, et à se traiter tour à tour.

Cependant Cléopâtre faisait provision de tous les poisons qui ont le pouvoir de donner la mort ; et, pour les éprouver, elle en faisait l’essai sur des prisonniers condamnés au supplice. Mais, quand elle vit que ceux dont l’effet était prompt faisaient mourir dans des douleurs atroces, et que ceux au contraire qui étaient doux n’apportaient la mort que fort lentement, elle essaya de la morsure des serpents, et en fit appliquer en sa présence, de plusieurs espèces, sur diverses personnes. Comme elle faisait chaque jour de ces essais, elle reconnut que la morsure de l’aspic était la seule qui ne causât ni convulsions ni déchirements ; que, jetant seulement dans une pesanteur et un assoupissement accompagné d’une légère moiteur au visage, elle conduisait, par un affaiblissement successif de tous les sens, à une mort si douce, que ceux qui étaient en cet état, de même que des personnes profondément endormies, se fâchaient quand on les réveillait ou qu’on les faisait lever.

Ils ne laissèrent pas néanmoins d’envoyer en Asie des ambassadeurs à César : Cléopâtre, pour lui demander d’assurer à ses enfants le royaume d’Égypte ; Antoine, pour le prier de le laisser vivre à Athènes en simple particulier, s’il ne voulait pas lui permettre de demeurer en Égypte. Devenus méfiants, à cause de la désertion de leurs amis, ils furent obligés de lui députer Euphronius, le précepteur de leurs enfants ; car Alexas de Laodicée, qui, par le moyen de Timagène, avait joui à Rome de la faveur d’Antoine, et avait acquis auprès de lui plus de crédit qu’aucun autre Grec, et qui était devenu le principal instrument dont se servait Cléopâtre pour renverser les résolutions qu’Antoine formait quelquefois de retourner à Octavie, Alexas, dis-je, ayant été envoyé vers Hérode pour le retenir dans le parti d’Antoine, trahit la confiance qu’on lui avait accordée, et demeura auprès du roi, dont la protection lui inspira même l’audace d’aller trouver César. Toutefois, l’appui d’Hérode lui fut inutile : César le fit jeter en prison, puis l’envoya chargé de fers dans sa patrie, où, par son ordre, il fut mis à mort. Ainsi Antoine, de son vivant, eut la satisfaction de voir Alexas puni de sa trahison.

César rejeta la prière d’Antoine ; quant à Cléopâtre, il lui fit réponse qu’elle obtiendrait de lui les conditions les plus favorables, si elle consentait à faire mourir Antoine ou à le bannir de ses États. Il lui envoya en même temps Thyréus[67], un de ses affranchis, homme qui ne manquait pas d’intelligence, et qui, député par un jeune empereur à une femme naturellement fière et qui comptait fort sur sa beauté, était bien capable de l’amener à faire ce que César désirait. Thyréus eut avec la reine des entretiens beaucoup plus longs que ceux qu’elle accordait ordinairement aux autres personnes, et reçut d’elle de grandes marques de distinction : ce qui le rendit suspect à Antoine. Aussi Antoine, après l’avoir fait battre de verges, le renvoya-t-il à César, à qui il écrivit que Thyréus l’avait irrité par son insolence et sa fierté, dans un temps où il était facile à aigrir à cause de son infortune présente. « Si tu trouves mauvais ce que j’ai fait, ajoutait-il, tu as auprès de toi Hipparque, un de mes affranchis, que tu peux à ton aise faire suspendre et battre de verges, afin que nous n’ayons rien à nous reprocher. » Depuis lors Cléopâtre, pour dissiper les soupçons d’Antoine, et mettre fin à ses reproches, lui témoigna plus d’affection encore qu’auparavant. Elle célébra, avec une simplicité convenable à sa fortune présente, le jour anniversaire de sa naissance ; mais elle surpassa, pour celui d’Antoine, l’éclat et la magnificence qu’elle avait mis dans toutes les fêtes précédentes, jusque-là que plusieurs des convives, qui étaient venus pauvres au banquet, s’en retournèrent riches.

Agrippa écrivit plusieurs lettres à César, par lesquelles il lui mandait de revenir à Rome, où l’état des affaires exigeait sa présence. Ce voyage fit différer la guerre ; mais, aussitôt après l’hiver, César marcha de nouveau contre Antoine par la Syrie, et ses lieutenants par l’Afrique. Or, ces derniers s’étant emparés de Péluse, le bruit courut que Séleucus l’avait livrée du consentement de Cléopâtre ; mais Cléopâtre, pour se justifier de cette accusation, remit entre les mains d’Antoine la femme et les enfants de Séleucus, afin qu’il les fit mourir.

Elle avait fait construire, près du temple d’Isis, des tombeaux d’une élévation et d’une magnificence étonnante : elle y fit porter tout ce qu’elle avait de précieux, tant en or qu’en argent, émeraudes, perles, ébène, ivoire et cinnamome ; après quoi elle fit remplir ces monuments de torches et d’étoupes. César, qui craignait que cette femme, dans un moment de désespoir, ne mit le feu à tant de trésors, lui envoyait chaque jour de nouveaux émissaires, qui lui promettaient de sa part un traitement plein de douceur ; cependant, il s’approchait d’Alexandrie avec son armée. Quand il fut arrivé devant la ville, et qu’il eut assis son camp près de l’hippodrome, Antoine fit une sortie contre lui, et le combattit avec tant de valeur, qu’il mit en fuite sa cavalerie, et la poursuivit jusqu’à ses retranchements. Fier de ce succès, il rentra au palais, baisa Cléopâtre tout armé, et lui présenta celui de ses soldats qui avait donné dans le combat les plus grandes marques de courage. La reine, pour récompenser cet homme, lui fit présent d’une cuirasse et d’un casque d’or ; mais le soldat, après avoir reçu ce don, déserta la nuit suivante, et passa dans le camp de César.

Antoine envoya de nouveau défier César à un combat singulier ; mais César fit réponse qu’Antoine avait plus d’un autre chemin pour aller à la mort. Sur cela, Antoine fit réflexion que la mort la plus honorable qu’il pût choisir était celle qu’on trouve dans les combats : il résolut donc d’attaquer César et par terre et par mer. Le soir, à souper, il commanda, dit-on, à ses gens de le servir de leur mieux, parce qu’il ne savait pas, disait-il, si le lendemain il serait temps de le faire, ou s’ils n’auraient pas passé à d’autres maîtres, ou bien s’il ne serait pas réduit lui-même à n’être plus qu’un cadavre. Comme il vit que ses amis fondaient en larmes à ce discours, il ajouta qu’il ne souffrirait point qu’ils l’accompagnassent à un combat où il allait chercher une mort glorieuse plutôt que la victoire et la vie.

On prétend qu’au milieu de cette nuit-là même, tandis que la ville était plongée dans le silence et la consternation, à cause de la frayeur où la jetait l’attente des événements, on entendit tout à coup dans le lointain une harmonie de toutes sortes d’instruments, auxquels se mêlaient des cris bruyants, des danses de satyres et des chants de réjouissance, semblables à ceux qui accompagnent ordinairement les fêtes de Bacchus : on eût dit une troupe bacchique menant grand bruit, traversant la ville, et s’avançant vers la porte qui regardait le camp de César. Cette troupe, dont le bruit devenait plus fort à mesure qu’elle marchait, sortit enfin hors de la ville par cette porte. Ceux qui raisonnèrent sur ce prodige conjecturèrent que c’était le dieu qu’Antoine s’était toujours montré jaloux d’imiter qui l’abandonnait.

Le lendemain, à la pointe du jour, Antoine rangea en bataille son armée de terre sur les hauteurs qui dominent la ville ; et de là il aperçut ses vaisseaux qui s’avançaient en pleine mer contre ceux de César. Il attendit, sans faire aucun mouvement, pour voir quelle serait l’issue de l’attaque ; mais, dès que ses gens se furent approchés de ceux de César, ils les saluèrent de leurs rames ; puis, comme les autres leur eurent rendu leur salut, ils passèrent de leur côté ; et les deux flottes, n’en faisant plus qu’une, voguèrent ensemble, la proue tournée contre la ville. Antoine, témoin de cette désertion, fut abandonné aussi en même temps par sa cavalerie ; et son infanterie fut défaite. C’est pourquoi il rentra dans la ville, criant qu’il était trahi par Cléopâtre, et livré à ceux contre lesquels il ne combattait que pour l’amour d’elle.

Alors, Cléopâtre, qui craignait sa colère et son désespoir, s’enfuit dans la sépulture qu’elle avait fait construire ; puis, après avoir abattu la herse qui la fermait, laquelle était fortifiée de bons leviers de fer et de grosses pièces de bois, elle envoya vers Antoine lui annoncer qu’elle était morte. Antoine, ajoutant foi à cette nouvelle, se dit en lui-même : « Qu’attends-tu donc encore, Antoine, quand la Fortune t’a ravi l’unique bien qui t’attachait à la vie ? » En disant ces mots, il entre dans sa chambre, et délace sa cuirasse ; puis, l’ayant entr’ouverte : « Cléopâtre, s’écria-t-il, je ne me plains point d’être privé de toi, car je vais te rejoindre dans un instant ; ce qui m’afflige, c’est qu’ayant été chef si puissant, je sois vaincu en courage et en magnanimité par une femme. » Or, il avait auprès de lui un esclave fidèle nomme Éros, à qui il avait fait promettre longtemps auparavant qu’il le tuerait dès qu’il lui en donnerait l’ordre : il le somma alors de tenir sa promesse. Le serviteur tire son épée, et se lève comme pour le frapper ; mais, détournant la tête, il se la passe lui-même au travers du corps, et tombe mort aux pieds de son maître. « Généreux Éros ! s’écria alors Antoine, tu m’apprends, par ton exemple, à faire moi-même ce que tu n’as pas eu la force de faire sur moi. » En disant ces mots, il se plonge l’épée dans le sein, et se laisse tomber sur un petit lit. Mais le coup n’était pas de nature à lui donner la mort instantanément : le sang s’arrêta quand il fut couché ; et, ayant repris ses sens, il pria ceux qui étaient là présents de l’achever ; mais tous s’enfuirent de la chambre, et le laissèrent crier et se débattre, jusqu’à ce que Cléopâtre eût envoyé Diomède, son secrétaire, pour le faire porter dans le tombeau où elle était.

Dès qu’Antoine sut que Cléopâtre vivait encore, il demanda avec instance à ses esclaves de le porter auprès d’elle ; et ils le portèrent sur leurs bras jusqu’à l’entrée de la sépulture. Cléopâtre n’ouvrit point les portes ; mais elle parut à une fenêtre, d’où elle descendit des chaînes et des cordes avec lesquelles on attacha Antoine ; puis, aidée de deux de ses femmes, les seules à qui elle eût permis de la suivre en ce lieu, elle le tira à elle. Jamais, au rapport de ceux qui en furent témoins, on ne vit spectacle plus digne de pitié. Antoine, tout souillé de sang et n’ayant plus qu’un souffle de vie, était tiré en haut, tendant vers Cléopâtre ses mains défaillantes, et se soulevant lui-même, autant que sa faiblesse le lui permettait. Ce n’était pas chose aisée pour des femmes que de le monter ainsi : Cléopâtre, les bras roidis et le visage tendu, tirait les cordes avec effort, tandis que ceux qui étaient en bas l’encourageaient de la voix, et l’aidaient de tout leur pouvoir. Après qu’elle l’eut ainsi introduit dans le tombeau et fait coucher, elle déchira ses voiles, en pleurant sur lui ; puis, se frappant le sein et se meurtrissant le corps de ses propres mains, elle essuyait le sang qui souillait son visage en y collant le sien ; elle l’appelait son maître, son époux, son chef suprême : sa compassion pour les maux d’Antoine lui faisait presque oublier les siens propres. Antoine, après avoir calmé sa douleur, demanda du vin, soit qu’il eût réellement soif, ou qu’il espérât que cette boisson hâterait sa fin. Quand il eut bu, il exhorta Cléopâtre à prendre des mesures pour son salut, autant qu’elle le pourrait faire sans déshonneur, et à se fier à Proculéius préférablement à tous les autres amis de César. Il la conjura de ne pas s’affliger sur lui pour ce dernier revers, mais plutôt de le féliciter des biens dont il avait joui durant sa vie, ayant eu le bonheur d’être le plus illustre et le plus puissant des hommes, et surtout pouvant se glorifier, à la fin de sa carrière, de n’avoir été vaincu, lui Romain, que par un Romain. Et, en achevant ces mots, il expira.

À ce moment, arriva Proculéius, envoyé par César ; car, dès qu’Antoine, après s’être frappé de son épée, eut été porté à Cléopâtre, Dercétéus, un de ses gardes, prit l’épée et la cacha sous sa robe ; puis, sortant secrètement du palais, il courut chez César, et lui apprit la mort d’Antoine, en lui montrant l’arme encore teinte de sang. À cette nouvelle, César se retira au fond de sa tente, et donna des larmes à la mort de celui qui avait été son allié, son collègue à l’empire, et qui avait partagé avec lui les périls de tant de combats et le maniement de tant d’affaires politiques ; appelant ensuite ses amis, il leur fit la lecture des lettres qu’il avait écrites à Antoine, comme aussi des réponses qu’il en avait reçues, et leur fit remarquer comment à des proportions toujours justes et raisonnables Antoine ne répondait jamais qu’avec arrogance et fierté. Après quoi il envoya Proculéius au palais, avec ordre de prendre, s’il était possible, Cléopâtre vivante ; car, outre qu’il craignait la perte des trésors de la reine, il estimait que rien ne serait plus glorieux pour lui que de la faire servir à l’ornement de son triomphe. Mais Cléopâtre ne voulut jamais se remettre entre les mains de Proculéius. Toutefois ils eurent ensemble un long entretien à la porte du tombeau, en dehors de laquelle se tenait Proculéius ; car, bien que la porte eût été fortement barricadée au dedans, elle pouvait néanmoins donner passage à la voix. Là, Cléopâtre demanda le royaume d’Égypte pour ses enfants ; et Proculéius l’exhorta à se confier à César, et à s’en remettre à lui de tous ses intérêts.

Proculéius, après avoir bien observé les dispositions du lieu, vint faire son rapport à César, lequel envoya aussitôt Gallus pour parler encore à Cléopâtre. Gallus ne s’entretint de même avec elle qu’à travers la porte ; mais il prolongea à dessein la conversation, pendant laquelle Proculéius, ayant approché une échelle de la muraille, entra dans l’intérieur du tombeau par la même fenêtre qui avait servi aux femmes de Cléopâtre à introduire Antoine ; et, suivi de deux officiers qui étaient montés avec lui, il descendit à la porte où Cléopâtre se tenait, tout attentive à ce que lui disait Gallus. Une des femmes qui étaient enfermées avec elle, les apercevant, s’écria : « Infortunée Cléopâtre, te voilà prise vivante ! » À ces mots, la reine se retourne, et voit Proculéius : elle veut se frapper d’un poignard qu’elle portait toujours à sa ceinture ; mais Proculéius court à elle, et la prend entre ses bras. « Cléopâtre, lui dit-il, tu te fais tort à toi-même et tu es injuste envers César, en voulant lui ôter la plus belle occasion de faire éclater sa douceur, et en donnant lieu de calomnier le plus clément des chefs d’empire, comme si c’était un homme sans pitié et implacable dans son ressentiment. » En disant ces mots, il lui ôte le poignard de la main, et secoue sa robe, pour s’assurer qu’elle n’y cachait pas quelque poison. César envoya ensuite auprès d’elle Épaphroditus, un de ses affranchis, avec ordre de la garder avec soin et de veiller à ce qu’elle n’attentât point à ses jours, mais de lui accorder d’ailleurs tout ce qu’elle pourrait désirer.

Quant à César lui-même, il entra dans Alexandrie en s’entretenant avec le philosophe Arius, qu’il tenait par la main, afin que les concitoyens d’Arius, voyant cette distinction singulière, fissent à celui-ci plus d’honneur et le respectassent davantage. Il se rendit au gymnase, et monta sur un tribunal qu’on avait dressé pour lui. Là, tout le peuple d’Alexandrie, saisi de frayeur, se jeta à ses pieds ; mais César les fit lever. « Je pardonne, dit-il, aux Alexandrins toutes les fautes qu’ils ont commises : premièrement, par respect pour Alexandre, le fondateur de leur ville ; en second lieu, par admiration pour la grandeur et la beauté de la ville ; troisièmement enfin, pour faire plaisir au philosophe Arius, mon ami. » Tel fut le témoignage honorable qu’Arius reçut de César. Il demanda grâce à César pour plusieurs citoyens de la ville, en particulier pour Philostrate, le plus habile des philosophes de son temps à parler en improvisant, mais qui se disait faussement disciple de l’Académie. César, qui détestait les mœurs de cet homme, rejetait toutes les prières d’Arius ; mais Philostrate, couvert d’un manteau noir, et laissant croître à dessein sa barbe blanche, suivait Arius partout, lui répétant sans cesse ce vers :

Les sages, s’ils sont vraiment sages, sauvent les sages[68].


Ce qu’entendant César, et voulant plutôt mettre Arius à l’abri de l’envie, que délivrer Philostrate de ses craintes, il lui accorda sa grâce.

Quant aux enfants d’Antoine, Antyllus, son fils aîné, qu’il avait eu de Fulvie, fut livré par Théodore, son précepteur, et mis à mort. Les soldats lui ayant coupé la tête, le précepteur s’empara d’une pierre de grand prix que le jeune homme portait au cou, et la cousit à sa ceinture. Il niait le fait ; mais, comme on eut trouvé la pierre sur lui, il fut mis en croix. César plaça sous bonne garde les enfants de Cléopâtre avec leurs gouverneurs, et fournit honorablement à leur entretien. Pour Césarion, qu’on disait fils de César, sa mère l’avait envoyé en Éthiopie avec de grandes richesses, et de là dans l’Inde. Mais Rhodon, son précepteur, digne émule de Théodore, lui persuada de retourner à Alexandrie, où César le rappelait, disait-il, pour lui donner le royaume d’Égypte. César délibérait sur ce qu’il devait faire du jeune homme ; et l’on prétend qu’Arius lui dit :

Il n’est pas bon qu’il y ait plusieurs Césars[69].


Et César le fit mourir peu de temps après la mort de Cléopâtre.

Plusieurs rois et capitaines demandèrent le corps d’Antoine, pour lui rendre les honneurs de la sépulture ; mais César ne voulut point l’enlever à Cléopâtre, à qui il permit même de prendre pour ses funérailles tout ce qu’elle voulut ; et elle l’enterra de ses propres mains avec une magnificence vraiment royale.

L’excès de son affliction joint aux douleurs qu’elle ressentait, car elle avait la poitrine meurtrie et enflammée des coups qu’elle s’était donnés, finit par lui causer la fièvre. Elle saisit avec empressement ce prétexte pour refuser toute nourriture, espérant pouvoir se laisser mourir de la sorte sans obstacle. Elle communiqua son dessein à Olympus, son médecin ordinaire ; et Olympus, comme il l’a consigné lui-même dans l’histoire qu’il a laissée de ces événements, lui donna conseil et secours pour l’aider à se délivrer de la vie. Mais César, qui soupçonna les intentions de Cléopâtre, employa les menaces pour l’en détourner : il lui fit tout craindre pour ses enfants. Ces menaces furent comme des batteries qui forcèrent sa résistance ; et depuis lors elle se laissa traiter comme on voulut. Peu de jours après, César alla la visiter pour s’entretenir avec elle et la consoler : il la trouva couchée sur un petit lit, et dans un extérieur fort négligé. Dès qu’il entra, elle sauta à bas du lit, quoiqu’elle n’eût pour vêtement qu’une simple tunique, et courut se jeter à ses genoux, les cheveux en désordre, les traits altérés, la voix tremblante, les yeux fatigués à force d’avoir versé des larmes, et le sein meurtri des coups qu’elle s’était donnés : en un mot son corps était dans un état à peu près aussi pitoyable que son esprit. Cependant sa grâce naturelle et la fierté que lui inspirait sa beauté n’étaient pas entièrement éteintes ; et, du fond même de l’abattement où elle était réduite, sortaient des traits pleins de vivacité, qui éclataient dans tous les mouvements de son visage.

César l’obligea de se remettre au lit, et s’assit auprès d’elle : alors elle entreprit de se justifier, en rejetant tout ce qui s’était fait sur la nécessité des conjonctures, et sur la crainte que lui inspirait Antoine. Mais, comme elle se vit arrêtée sur chaque article et convaincue par les faits mêmes, elle ne songea plus qu’à exciter la compassion de César, et eut recours aux prières, afin de lui laisser croire qu’elle désirait ardemment de vivre. Elle finit par lui remettre un état de toutes ses richesses. Séleucus, un de ses trésoriers, lui reprocha d’en dissimuler et d’en soustraire une partie : elle se lève aussitôt, le saisit aux cheveux, et lui donne plusieurs coups sur le visage. César se prit à rire de cet emportement, et voulut la calmer. « N’est-ce pas chose horrible, César, lui dit-elle, que, quand tu n’as pas dédaigné de venir me voir et me parler dans l’état déplorable où je suis, mes propres domestiques viennent me faire un crime d’avoir mis en réserve quelques bijoux de femme, que j’ai détournés, non pour m’en parer, moi malheureuse, mais pour en faire quelques légers présents à ta sœur Octavie, et à Livie, ton épouse, afin que leur protection te rende plus clément et plus doux envers moi. » César fut ravi de l’entendre parler ainsi, ne doutant point qu’elle n’eût repris l’amour de la vie : il lui donna tout ce qu’elle avait retenu de bijoux ; et, après l’avoir assuré qu’il la traiterait au delà même de ses espérances, il prit congé d’elle, et se retira, persuadé qu’il l’avait trompée, mais étant lui-même sa dupe.

Or, il y avait parmi les amis de César un jeune homme d’une des plus nobles familles, nommé Cornélius Dolabella, lequel, touché des malheurs de Cléopâtre, s’était engagé, à sa prière, à lui donner avis de tout ce qui se passerait. Il lui manda donc secrètement que César se disposait à s’en retourner par la Syrie, et qu’il avait résolu de la faire partir dans trois jours avec ses enfants. Sur cet avis, elle demanda à César la permission d’aller faire des effusions funèbres sur le tombeau d’Antoine ; ce qu’ayant obtenu, elle se fit porter au lieu de la sépulture, et là, se jetant sur le tombeau, en présence de ses femmes : « Cher Antoine, s’écria-t-elle, naguère je t’ai déposé dans ce dernier asile, étant encore libre ; et maintenant je verse ces libations sur tes tristes restes, captive et gardée à vue, car on craint que je ne défigure par mes coups et par mes gémissements ce corps réduit à l’esclavage, et réservé pour une pompe fatale où l’on va triompher de toi. N’attends plus de Cléopâtre d’autres honneurs que ces libations funèbres : ce sont les dernières qu’elle t’offrira, puisqu’on veut l’arracher d’auprès de toi. Tant que nous avons vécu, rien n’a pu nous séparer l’un de l’autre ; maintenant la mort va nous éloigner tous les deux des lieux de notre naissance : Romain, tu demeureras sous cette terre d’Égypte ; et moi, infortunée, je serai enterrée en Italie : encore sera-ce un grand bien pour moi d’être ensevelie aux lieux où tu es né. Si les dieux de ton pays ont quelque force et quelque puissance, car les nôtres nous ont trahis, n’abandonne pas ta femme vivante ; ne souffre pas qu’on triomphe de toi en la menant elle-même en triomphe ; cache-moi ici avec toi ; laisse-moi partager ta tombe ; car, des maux infinis qui m’accablent, aucun n’a été ni plus grand ni plus affreux pour moi que ce peu de temps qu’il m’a fallu vivre sans toi. »

Après avoir ainsi exhalé ses plaintes, elle couronna le tombeau de fleurs, le baisa, et commanda ensuite qu’on lui préparât à elle-même un bain. Le bain pris, elle se mit à table, où on lui servit un repas magnifique. Pendant qu’elle était à dîner, il arriva un homme de la campagne portant un panier : les gardes lui demandèrent ce qu’il portait ; le paysan découvrit le panier, écarta les feuilles, et leur fit voir qu’il était plein de figues. Comme ceux-ci admiraient la grosseur et la beauté des fruits, le paysan, souriant, les invita à en prendre : cet air de franchise écarta tout soupçon, et on le laissa entrer : Après que Cléopâtre eut dîné, elle prit ses tablettes, où elle avait écrit une lettre, puis elle les cacheta, et les envoya à César ; ensuite elle fit sortir tous ceux qui étaient dans son appartement, excepté ses deux femmes, et ferma la porte sur elle. Dès que César eut ouvert la lettre, les prières vives et touchantes que Cléopâtre lui adressait pour lui demander d’être enterrée auprès d’Antoine lui firent connaître ce qu’elle avait fait : il voulut d’abord voler lui-même à son secours ; mais il se contenta d’y envoyer en toute hâte, pour voir ce qui s’était passé. La mort de Cléopâtre fut prompte ; car les gens de César, malgré leur diligence, trouvèrent les gardes à leur poste, ignorant complètement ce qui s’était passé. Ils ouvrirent les portes ; et ils aperçurent la reine sans vie, couchée sur un lit d’or, et revêtue de ses habits royaux. Iras, l’une de ses femmes, était morte à ses pieds ; et l’autre, Charmium, déjà appesantie par les approches de la mort, et pouvant à peine se soutenir, lui arrangeait encore le diadème autour de la tête. Un des gens de César lui dit avec colère : « Voilà qui est beau ! Charmium. — Très-beau en effet, répondit-elle, et digne d’une femme issue de tant de rois. » Elle n’en dit pas davantage, et tomba morte au pied du lit.

On apporta, dit-on, à Cléopâtre, un aspic caché sous ces figues couvertes de feuilles : elle l’avait ainsi ordonné, afin qu’en prenant les fruits le serpent la mordît sans qu’elle l’aperçût. Mais, quand elle découvrit les figues, elle vit le reptile : « Le voilà donc ! » s’écria-t-elle alors ; et elle présenta son bras nu à la piqûre. D’autres prétendent qu’elle gardait cet aspic caché dans un vase, et que, l’ayant provoqué avec un fuseau d’or, l’animal irrité s’élança sur elle, et la mordit au bras. Mais on ne sait rien de certain sur le genre de sa mort. Le bruit courut même qu’elle avait toujours du poison caché dans une aiguille creuse qu’elle portait à ses cheveux. Toutefois il ne parut sur son corps ni marque de piqûre ni trace de poison ; on ne trouva pas même de serpent dans sa chambre : on disait seulement en avoir aperçu quelque frai le long de la mer, à l’endroit que regardaient les fenêtres du tombeau. Selon d’autres, on aperçut au bras de Cléopâtre la marque, à peine sensible, de deux piqûres ; et c’est à ce signe, semble-t-il, que César ajouta le plus de foi ; car, lors de son triomphe, il fit porter une statue de Cléopâtre dont le bras était entouré d’un aspic. Telles sont les diverses traditions sur ce point.

César, quoique très-fâché de la mort de cette femme, ne laissa pas néanmoins d’admirer sa magnanimité : il ordonna qu’on l’enterrât auprès d’Antoine avec une magnificence digne de son rang ; il fit faire aussi à ses deux suivantes des obsèques honorables. Cléopâtre mourut à l’âge de trente-neuf ans, après en avoir règné vingt-deux, et gouverné avec Antoine plus de quatorze. Antoine avait à sa mort cinquante-trois ans, suivant les uns, et, selon d’autres, cinquante-six. Toutes ses statues furent abattues[70] ; mais celles de Cléopâtre restèrent debout : Archidamus, qui avait été son ami, donna mille talents[71] à César, afin qu’elles n’eussent pas le même sort que celles d’Antoine.

Antoine laissa sept enfants de ses trois femmes : Antyllus, l’aîné de ceux qu’il avait eus de Fulvie, fut le seul que César fit mourir ; Octavie prit les autres, et les fit élever avec les siens. Elle maria la jeune Cléopâtre, fille de Cléopâtre et d’Antoine, à Juba, le plus aimable des rois[72]. Elle éleva Antonius, second fils de Fulvie, à une telle fortune, qu’après Agrippa, qui tenait le premier rang auprès de César, et après les fils de Livie, qui occupaient le second, il était lui-même le troisième en puissance et en crédit. Octavie avait eu de Marcellus, son premier mari, deux filles et un fils, nommé aussi Marcellus, lequel fut adopté par César, qui le choisit pour gendre[73]. César fit épouser à Agrippa une des filles d’Octavie ; mais, le jeune Marcellus étant mort peu de temps après son mariage, comme César ne trouvait pas facilement parmi ses amis un gendre qui méritât sa confiance, Octavie lui proposa de marier Agrippa, qui répudierait sa fille, à la veuve de Marcellus. César, d’abord, et ensuite Agrippa, agréèrent cette proposition ; et Octavie reprit sa fille : elle la maria au jeune Antonius, et Agrippa épousa la fille de César.

Il restait encore deux filles d’Antoine et d’Octavie : l’une fut mariée à Domitius Énobarbus ; et l’autre, nommée Antonia, aussi célèbre par sa beauté que par sa vertu, épousa Drusus, fils de Livie et beau-fils de César. De ce mariage naquirent Germanicus et Claude, lequel fut depuis empereur. Des enfants de Germanicus, l’un, Caïus, après un règne fort court, qu’il signala par sa démence, fut tué avec sa femme et sa fille ; l’autre, Agrippine, qui avait de son mari Énobarbus un fils nommé Lucius Domitius, épousa en secondes noces l’empereur Claude, lequel adopta le fils de sa femme, et le nomma Néron Germanicus. C’est ce même Néron qui a régné de nos jours, qui a tué sa mère, et qui, par ses débauches et ses folies, a été sur le point de renverser l’empire romain. Il était le cinquième descendant d’Antoine.



  1. Voyez la Vie de Marius dans le deuxième volume.
  2. Le père d’Antoine fut tué en Crète l’an 75 avant J.-C. Il avait commencé la conquête de cette île, qui fut achevée par Quintus Métellus : c’est là ce qui lui valut le surnom de Crétique.
  3. Environ quinze cent mille francs de notre monnaie.
  4. C’est l’école d’éloquence qu’avait fondée l’orateur Eschine, après avoir été forcé de quitter Athènes, et qui se perpétua longtemps après lui. Voyez la Vie de Cicéron dans ce volume.
  5. En qualité de proconsul.
  6. Ptolémée Aulétès.
  7. Environ suivante millions de francs.
  8. Ce lac se joignait à la nier par son extrémité occidentale, d’où il s’étendait parallèlement à la mer, depuis Casium jusqu’à la Palestine.
  9. La mer Méditerranée.
  10. Environ deux cent vingt-cinq mille francs.
  11. Voyez la Vie de César et celle de Pompée dans le troisième volume.
  12. Dans la seconde, celle qu’Antoine lui fît payer de sa vie.
  13. L’empereur Auguste.
  14. Voyez, sur cette institution religieuse, la Vie de Romulus dans le premier volume.
  15. Voyez, pour plus de détails, la Vie de César dans le troisième volume.
  16. Environ vingt-quatre millions de francs.
  17. Les Romains donnaient le nom d’Orcinus, qui est la même chose que Χαρωνίτης en grec, aux affranchis qui devaient leur liberté aux dispositions testamentaires de leur maître défunt.
  18. Environ soixante sept francs cinquante centimes de notre monnaie.
  19. Sur les rapports de Cicéron et d’Octave, voyez la Vie de Cicéron dans ce volume.
  20. Voyez, dans la quinzième Philippique de Cicéron, le magnifique éloge de ceux qui avaient péri dans cette bataille.
  21. Du mot cotyle, mesure de capacité chez les Grecs, qui servait surtout pour le vin : il est donc probable que c’est en l’honneur de son talent de bien boire que Varius avait été décoré de ce surnom.
  22. Paulus ne périt pas, non plus que Lucius César : celui-ci fut sauvé par sa sœur, mère d’Antoine, comme on va le voir, et Paulus s’échappa, et put aller rejoindre Brutus et Cassius
  23. Voyez la Vie de Cicéron dans ce volume.
  24. Environ quatre mille cinq cents francs de notre monnaie.
  25. C’est un des premiers vers de l’Œdipe roi, quand Œdipe décrit l’aspect de la ville de Thèbes, ravagée par la peste.
  26. On immolait des hommes à Bacchus Omestès ; voyez la Vie de Thémistocle dans ! e premier volume.
  27. Ce surnom de Bacchus vient du mot ἄγριος, sauvage.
  28. Environ douze cents millions de francs.
  29. Allusion au passage de l’Iliade, XIV, 162, où Junon s’apprête à endormir Jupiter sur le mont Ida, en allant emprunter la ceinture de Vénus.
  30. Ce mot signifie menant une vie inimitable.
  31. Dans le Gorgias.
  32. On avait décerné à César les honneurs divins.
  33. C’est le même qui est appelé Hyrodès dans la Vie de Crassus.
  34. Cette fontaine était dans l’Acropole : on la nommait Clepsydre, parce que tantôt elle était pleine et tantôt à sec : elle se remplissait au temps où soufflent les vents étésiens, et tarissait dans les autres temps.
  35. Environ six millions de francs.
  36. Environ dix-huit cent mille francs de notre monnaie.
  37. Dans le Phèdre, Platon compare notre âme à un attelage traîné par deux coursiers et dirigé par un cocher : le coursier rétif figure la partie sensuelle et grossière de nos penchants.
  38. L’Océan.
  39. Antigonus n’était pas roi, mais il exerçait l’autorité royale sous le nom de grand prêtre : il avait dépossédé de cette charge Hyrcan, et s’était substitué à sa place, l’an 40 avant J.-C.
  40. Environ quatre cents lieues.
  41. Dion le nomme Statianus.
  42. Dion nomme cette ville Praaspa.
  43. Environ deux |ieues et demie.
  44. Environ quarante-cinq francs.
  45. Environ douze lieues.
  46. Plutarque dit plus haut six mille.
  47. Environ cent vingt millions de francs.
  48. Ville d’Ionie, dans l’Asie Mineure.
  49. Dellius avait écrit la relation de l’expédition d’Antoine contre les Parthes, à laquelle, comme nous l’avons vu, il avait assisté lui-même.
  50. Il manque ici un nom dans le texte : Amyntas n’était pas roi des Galates, mais bien Déjotarus, qu’on verra tout à l’heure quitter, ainsi qu’Amyntas, le parti d’Antoine, et passer du côté de César.
  51. En Acarnanie.
  52. C’est-à-dire la ville de la victoire, ainsi nommée en l’honneur de la victoire qu’y remporta Auguste.
  53. Il y a là un jeu de mots intraduisible. Le mot τορύνη, nom de la ville, signifie aussi une cuiller à pot : Cléopâtre dit qu’il ne faut pas s’effrayer de voir César assis ἐπί τῇ τορύνῃ, occupé à écumer le pot avec la cuiller.
  54. Heureux.
  55. Victorieux.
  56. Un peu moins d’une demi-lieue.
  57. Arruntius commandait le centre de la flotte de César.
  58. Ce mot est de Marcus Caton. Voyez sa Vie dans le deuxième volume.
  59. Il y avait deux villes de ce nom, l’une sur le golfe de Corinthe, l’autre sur le golfe de Malée. Il est probable qu’il s’agit ici de la première, qui était le chemin le plus court pour porter des vivres à Actium.
  60. Ville maritime d’Afrique.
  61. Voyez la Vie de Brutus dans ce volume.
  62. Environ quinze lieues.
  63. Platon le comique.
  64. C’était le deuxième jour des Anthestéries, solennité en l’honneur de Bacchus. Le premier jour se nommait les Pithœgies, ou l’ouverture des tonneaux : c’était le 11 du mois ; on commençait ce jour-là à boire le vin nouveau. Le second jour se nommait les Choées ou les libations : c’était une commémoration de la réception qu’on avait faite pendant la fête de Bacchus à Oreste, meurtrier de sa mère : on avait mis devant chaque convive une coupe, afin qu’Oreste ne communiquât point de libations avec les autres, et pourtant ne fût point exclu de la cérémonie religieuse. Le troisième et dernier jour se nommait les Chytres ou les marmites, parce qu’on y faisait cuire des graines dans des pots, pour les offrir à Mercure souterrain.
  65. Il y avait deux dèmes de ce nom en Attique.
  66. C’est-à-dire qui doivent mourir ensemble.
  67. Diodore le nomme Thyrsus.
  68. On ne sait pas d’où est tiré ce vers ; c’est peut-être l’œuvre de Philostrate lui-même.
  69. Parodie du vers si connu d’Homère, Iliade, ii, 204.
  70. Voyez la Vie de Cicéron, vers la fin, dans ce volume.
  71. Environ six millions de notre monnaie.
  72. Celui qui se distingua comme historien et que Plutarque cite souvent.
  73. C’est le Marcellus du sixième livre de l’Énéide.