Vies des hommes illustres/Comparaison de Démétrius et d’Antoine
Charpentier, (Volume 4, p. 387-391).
COMPARAISON
DE
DÉMÉTRIUS ET D’ANTOINE.
Comme ces deux personnages ont éprouvé dans leur fortune de grandes vicissitudes, nous allons considérer d’abord quel a été et d’où leur est venu le haut degré de puissance et de gloire qu’ils ont atteint l’un et l’autre. La puissance de Démétrius lui était déjà acquise par son père Antigonus, le plus puissant des successeurs d’Alexandre ; car Antigonus avait parcouru et soumis la plus grande partie de l’Asie, que Démétrius était à peine sorti de l’enfance. Antoine, au contraire, né d’un père homme de bien d’ailleurs, mais qui, du reste, était impropre à la guerre et ne lui avait laissé nul moyen de s’illustrer, osa néanmoins aspirer à l’empire de César, auquel sa naissance ne lui donnait aucun droit : il succéda aux travaux et aux conquêtes du dictateur ; et, par ses seules ressources, il parvint à un tel point de grandeur que, l’empire romain ayant été divisé en deux parties, il prit pour lui la plus considérable ; qu’absent, il vainquit plusieurs fois les Parthes par ses lieutenants, et repoussa jusqu’à la mer Caspienne les nations barbares répandues autour du mont Caucase. Les choses mêmes qu’on lui reproche sont autant de témoignages de sa grandeur. Antigonus regarde comme un grand avantage pour Démétrius de lui faire épouser Phila, fille d’Antipater, dont l’âge était peu proportionné au sien : au contraire, on reprocha à Antoine, comme une chose honteuse pour lui, son mariage avec Cléopâtre, laquelle surpassait en puissance et en splendeur tous les rois de son temps, Arsacès seul excepté ; mais il était élevé si haut, qu’on le jugeait digne d’une fortune plus grande encore que celle où il aspirait lui-même.
Maintenant, si on les juge d’après les motifs qui les élevèrent l’un et l’autre à l’empire, Démétrius sera sur ce point à l’abri de tout reproche : il régna sur des peuples accoutumés à être gouvernés par des rois, et qui demandaient des rois pour les gouverner ; mais on ne peut disculper Antoine du reproche de violence et de tyrannie, lui qui réduisit en servitude le peuple romain, lequel venait naguère de s’affranchir de la monarchie de César. Aussi bien, le plus grand, le plus éclatant des exploits d’Antoine, la guerre qu’il entreprit contre Brutus et Cassius, n’eut pour objet que de ravir la liberté à sa patrie et à ses concitoyens. Démétrius, avant les funestes revers que la Fortune lui fit éprouver, ne cessa de travailler à l’affranchissement de la Grèce, et à chasser de ses villes les garnisons étrangères : bien différent d’Antoine, qui se vantait d’avoir tué en Macédoine ceux qui avaient rendu à Rome sa liberté. Il est, dans Antoine, une qualité digne d’éloges, c’est sa libéralité et sa munificence ; mais, en cela même, Démétrius l’emporte de beaucoup sur lui ; car il donna à ses ennemis plus qu’Antoine ne donna à ses amis eux-mêmes. La manière généreuse dont Brutus fut enterré fit honneur à Antoine ; mais Démétrius accorda les honneurs de la sépulture à tous ceux de ses ennemis qui avaient péri sur le champ de bataille, et renvoya à Ptolémée tous les prisonniers qu’il avait faits, comblés de présents.
Ils abusèrent l’un et l’autre de leur fortune, et se plongèrent dans le luxe et dans les plaisirs ; mais on ne saurait reprocher à Démétrius d’avoir laissé échapper les occasions de se signaler par de grands exploits, pour se livrer à la débauche et aux voluptés : il n’usait des plaisirs que pour remplir le vide de ses heures perdues ; et sa Lamia ne lui servait, comme celle de la Fable, qu’à l’amuser ou à l’endormir. Quand il faisait des préparatifs de guerre, sa pique n’était point entourée de lierre, ni son casque n’exhalait point l’odeur des parfums ; il ne sortait pas non plus de l’appartement des femmes, respirant la joie et tout brillant de volupté, pour aller aux combats ; mais, laissant là les chœurs de danse, et renonçant à tous les divertissements bachiques, il devenait, pour me servir de l’expression d’Euripide[1],
Un ministre du cruel dieu Mars.
Jamais ni les plaisirs ni la paresse ne lui attirèrent le moindre échec. Il n’en était pas de même d’Antoine ; car, comme les peintres nous représentent Omphale dépouillant Hercule de sa massue et de sa peau de lion, de même Cléopâtre le désarma souvent : par ses caresses séduisantes, elle lui fit abandonner plusieurs fois des expéditions nécessaires, et perdre les plus belles occasions d’acquérir de la gloire ; et cela pour venir s’amuser avec elle, et pour perdre un temps précieux sur les rivages de Canope et de Taphosiris. Enfin, nouveau Paris, il quittait le champ de bataille pour aller se jeter dans les bras de cette femme ; ou plutôt il surpassa encore la lâcheté de Paris, car Paris ne se réfugia dans le sein d’Hélène qu’après avoir été vaincu[2], tandis qu’Antoine, pour suivre Cléopâtre, prit honteusement la fuite, et abandonna une victoire certaine.
Démétrius eut à la fois plusieurs femmes qu’il avait épousées ; ce qui n’était point défendu par la loi : c’était un usage introduit par Philippe et par Alexandre chez les rois de Macédoine, et que suivirent Lysimachus et Ptolémée ; mais du moins il traita avec beaucoup d’égards les femmes qu’il avait épousées. Antoine eut deux femmes en même temps, ce que nul Romain n’avait osé faire avant lui ; il chassa la romaine, celle qu’il avait épousée légitimement, pour s’attacher uniquement à une étrangère, à laquelle il s’était uni au mépris des lois. Aussi n’arriva-t-il aucun malheur à Démétrius de ses divers mariages, tandis que celui de Cléopâtre fut pour Antoine la source des plus grands maux. Il est vrai que parmi toutes les actions d’Antoine on ne trouve pas d’impiété pareille à celle dont Démétrius se rendit coupable dans ses débauches. Les historiens rapportent qu’on ne laissait entrer aucun chien dans la citadelle d’Athènes, parce que cet animal s’accouple publiquement ; et ce fut dans Parthénon même que Démétrius s’unit à des prostituées et corrompit des femmes de condition honnête. D’ailleurs, le vice qu’on croirait le plus incompatible avec le luxe et les voluptés, à savoir la cruauté, s’alliait aux plaisirs de Démétrius. Il vit sans s’émouvoir, ou plutôt il causa la perte du plus beau comme du plus sage des jeunes garçons d’Athènes, lequel préféra à l’infamie la plus cruelle de toutes les morts. En somme, Antoine ne nuisit qu’à lui-même par son intempérance, au lieu que celle de Démétrius devint funeste à un grand nombre d’autres.
Démétrius se montra toujours irréprochable envers ses parents : Antoine, au contraire, sacrifia le propre frère de sa mère, pour obtenir de tuer Cicéron, action cruelle et détestable en soi, et qu’à peine pourrait-on lui pardonner, la mort de Cicéron eût-elle été même le prix du salut de son oncle. Ils violèrent l’un et l’autre la foi qu’ils avaient jurée, Antoine en arrêtant Artabaze prisonnier, Démétrius en faisant massacrer Alexandre : toutefois Antoine avait un prétexte plausible à alléguer, car Artabaze l’avait trahi et abandonné en Médie ; tandis que Démétrius, s’il faut en croire plusieurs historiens, inventa de fausses accusations pour justifier son crime : il calomnia, disent-ils, un innocent, et se vengea, non des torts qu’il avait endurés, mais de ceux qu’il avait fait souffrir lui-même.
Démétrius ne dut qu’à lui-même ses plus grands exploits ; Antoine, au contraire, n’eut de succès que lorsqu’il n’était pas à la tête de ses armées ; et ce fut par ses lieutenants qu’il remporta ses plus illustres victoires. Tous deux ruinèrent eux-mêmes leurs affaires, mais par des causes bien différentes : l’un fut abandonné des Macédoniens, tandis que l’autre abandonna lui-même son armée ; Antoine prit la fuite, et trahit ceux qui s’exposaient pour lui aux plus grands dangers. Ainsi, la faute de Démétrius, c’est de s’être fait des ennemis de ses propres soldats ; celle d’Antoine, c’est d’avoir trahi l’affection et la fidélité que les siens lui témoignaient.
Quant à leur mort, on ne peut louer ni celle de l’un ni celle de l’autre ; toutefois celle de Démétrius est la plus blâmable : il souffrit d’être fait prisonnier, et n’eut pas honte de gagner trois ans de vie pour les consumer dans des débauches de table, et de s’apprivoiser à la servitude, comme font les bêtes fauves qu’on enferme dans des loges. Antoine mourut lâchement ; ses derniers moments sont misérables et honteux ; mais du moins il sortit de la vie avant que son corps tombât au pouvoir de son ennemi.