Vies des hommes illustres/Camille
CAMILLE.
Quant à Furius Camillus[1], entre toutes les grandes choses qu’on rapporte de lui, ce qu’il y a de vraiment singulier et d’étrange, c’est qu’un homme qui avait tant de fois commandé les armées et remporté des victoires éclatantes, qui exerça cinq fois la dictature, qui obtint quatre triomphes, et qui reçut le titre de second fondateur de Rome, n’ait pas été une seule fois consul. Il en faut chercher la cause dans les circonstances politiques. C’était alors le temps des discussions du sénat et du peuple. Le peuple s’opposait à l’élection des consuls : et il nommait, pour gouverner à leur place, des tribuns qui exerçaient, dans toute leur plénitude, la puissance et l’autorité consulaires, mais dont le pouvoir était moins odieux, à cause de leur nombre. C’était une consolation, pour ceux qui n’aimaient pas l’oligarchie, que de voir, à la tête des affaires, six personnes au lieu de deux. Camille, qui était alors dans toute la fleur de sa gloire, et qui se signalait par ses exploits, ne voulut point devenir consul contre le gré du peuple, bien qu’on eût tenu plusieurs fois, à Rome, dans l’intervalle, les comices consulaires. Quant aux autres magistratures, il en obtint une foule, et dans tous les genres : et il s’y comporta de telle façon, que l’autorité, même lorsqu’il commandait seul, lui fût commune avec d’autres, tandis que la gloire lui restait en propre, alors même qu’il avait des collègues. C’était, d’une part, l’effet de sa modération : il voulait exercer le pouvoir sans exciter l’envie : et de l’autre, c’était le fruit de sa prudence, qualité qui lui donnait une incontestable supériorité.
La maison des Furius n’avait pas eu jusque-là un grand lustre : il fut le premier Furius qui se fit un nom[2]. Son mérite personnel le fit remarquer dans la grande bataille contre les Èques et les Volsques, où il servait sous le dictateur Postumius Tubertus[3]. C’est lui qui avait commencé la charge, en piquant des deux en avant : blessé à la cuisse, il n’avait point quitté la mêlée : il avait arraché le trait enfoncé dans la plaie, et il s’était acharné sur les plus vaillants des ennemis, jusqu’à ce qu’ils eussent pris la fuite. Plusieurs fonctions honorables furent la récompense de sa bravoure, entre autres celle de censeur, dignité des plus considérables en ce temps-là. Un des actes de sa censure, qu’on cite avec de justes éloges, ce fut de déterminer, et par la persuasion, et par des menaces d’amendes, les célibataires à épouser les veuves, dont les guerres continuelles avaient fort augmenté le nombre. Il ne fit que céder à la nécessité, quand il soumit à l’impôt les orphelins, exempts jusqu’alors de toute redevance : il fallait bien fournir aux énormes dépenses qu’exigeaient des guerres continuelles.
Ce fut surtout pour soutenir le siège de la ville des Véiens, que d’autres appellent Vénétaniens, qu’on eut besoin d’argent. Véies[4] était le boulevard de l’Étrurie, une ville qui ne le cédait à Rome ni pour la quantité des munitions de guerre, ni pour le nombre des combattants. Enflée de ses richesses, de son luxe, de sa magnificence et de ses délices, les Romains avaient trouvé en elle une rivale de gloire et de puissance ; et plus d’une fois, dans les combats, ils avaient éprouvé sa valeur. Mais aujourd’hui, elle était affaiblie par la perte de plusieurs batailles, et elle avait renoncé à son ambition. Les Véiens, contents de s’être entourés de fortes murailles, et d’avoir rempli la ville d’armes, de traits, de vivres, et de toutes les autres provisions nécessaires, soutenaient tranquillement le siège. Il durait depuis longtemps, non moins pénible et non moins fâcheux pour les assiégeants que pour les assiégés. En effet, les Romains, accoutumés à ne faire que des campagnes d’été, et fort courtes, et à hiverner dans leurs foyers, s’étaient vus forcés alors, pour la première fois, par les tribuns, de construire des forts, de retrancher leur camp, de passer les étés et les hivers dans le pays ennemi. Il y avait près de sept ans que la guerre durait, lorsque le peuple, mécontent des généraux, qu’il accusait de presser trop mollement le siège, leur ôta le commandement, et en élut d’autres pour continuer la guerre. Camille fut du nombre : et c’était la seconde fois qu’il était tribun. Mais il ne fut pas d’abord employé au siège de Véies : il eut pour lot l’expédition contre les Falisques et les Capénates[5], qui, voyant les Romains occupés ailleurs, étaient entrés sur leurs terres, et qui les avaient fort inquiétés durant la guerre d’Étrurie. Camille les battit, fit un grand carnage des leurs, et les força de se renfermer dans leurs murailles.
La guerre était dans tout son feu, quand le lac d’Albe présenta un phénomène des plus étranges qu’on pût voir, et qui effraya tout le monde, parce qu’il n’y avait à lui assigner aucune des causes ordinaires, aucune raison physique. On était près de l’automne ; et l’été, qui finissait, n’avait eu ni des pluies abondantes, ni des vents violents du midi : les lacs, les ruisseaux et les sources, qu’on trouve à chaque pas en Italie, ou étaient entièrement taris, ou n’avaient que très-peu d’eau ; les rivières, toujours basses en été, étaient restées presque à sec ; mais le lac d’Albe, qui a sa source en lui-même, et qui n’a point d’écoulement, fermé qu’il est de tous côtés par des montagnes fertiles, grossit tout à coup, et il s’enfla visiblement, sans cause aucune, sinon la volonté des dieux : il gagna les flancs des montagnes ; et, sans avoir éprouvé ni agitation ni bouillonnement, il s’éleva au niveau de leurs sommets. Les pâtres et les bouviers, premiers témoins du phénomène, n’y virent qu’un spectacle étonnant ; mais, lorsque l’espèce de digue qui contenait le lac, et qui l’empêchait d’inonder les campagnes, eut été rompue par la quantité et le poids des eaux, et qu’un torrent impétueux roula vers la mer, à travers les guérets, alors un sentiment d’effroi saisit et les Romains et tous les peuples d’Italie, et l’on aperçut, dans ce prodige, le signe de quelque événement extraordinaire. On ne parlait d’autre chose dans le camp de devant Véies ; et le bruit en passa ainsi jusqu’aux assiégés eux-mêmes.
C’est l’ordinaire, durant un long siège, qu’il s’établit, entre les deux peuples ennemis, des communications fréquentes et des conférences. Un Romain s’était lié familièrement avec un des Véiens, homme fort versé dans la connaissance des antiquités, et estimé habile entre tous dans l’art de la divination. Le Romain lui parla du débordement du lac : et, voyant que cette nouvelle lui causait une joie extrême, et qu’il plaisantait à propos du siège, il lui dit que ce n’était pas le seul prodige dont les Romains eussent été en ce temps-là les témoins : qu’il y en avait eu de bien plus merveilleux encore, et qu’il les lui voulait raconter, pour savoir s’il n’y avait pas pour lui-même, dans le commun malheur, quelque moyen de pourvoir à sa sûreté personnelle. Le Véien consentit volontiers : et il prêtait une oreille attentive aux propos du Romain, dans l’espérance d’apprendre des secrets importants. Tout en causant, le Romain marchait, et le Véien suivait toujours. Mais, une fois arrivés à suffisante distance de la ville, le Romain, profitant de la supériorité de sa force, saisit son homme, l’enlève, et, secondé par quelques soldats accourus du camp, le remet aux mains des généraux. Le Véien, réduit en cette nécessité, et persuadé d’ailleurs que nul ne saurait éviter sa destinée, révéla les oracles secrets qui intéressaient sa patrie : il dit qu’elle ne pouvait être prise qu’au cas où les ennemis, changeant la direction des eaux débordées du lac d’Albe, les feraient rentrer dans leur lit, ou du moins les empêcheraient de se jeter dans la mer.
Informé de la prédiction, le sénat, à court de moyens, prit le parti d’envoyer consulter l’oracle de Delphes. Les députés furent Cossus Licinius, Valérius Potitus et Fabius Ambustus, trois hommes considérables, et des plus puissants de Rome. Leur navigation fut heureuse : et, outre la réponse du dieu sur l’objet de leur mission, ils rapportèrent d’autres oracles, qui les avertissaient qu’on avait négligé, dans la célébration des féries Latines, certaines cérémonies consacrées par l’usage. Quant aux eaux du lac d’Albe, il fallait, dirent-ils, faire tous les efforts pour les ramener de la mer dans leur ancien lit, ou, si cela était impossible, creuser des canaux et faire des tranchées, où elles se détourneraient, pour aller se perdre à travers les campagnes. Les prêtres, sur cette réponse de l’oracle, réparèrent ce qu’on avait omis dans les sacrifices, tandis que le peuple se mettait à l’œuvre, et qu’il détournait les eaux du lac.
La dixième année de la guerre, le sénat, ayant abrogé les autres magistratures, nomma dictateur Camille, qui choisit pour général de la cavalerie Cornélius Scipion. À peine entré en charge, Camille s’engagea par un vœu solennel, s’il terminait heureusement la guerre, à faire célébrer les grands Jeux, et à dédier un temple à la déesse que les Romains appellent Mère Matuta[6], et qui paraît être, à en juger par les cérémonies de ses sacrifices, la même que Leucothée. On fait entrer une esclave dans le sanctuaire : là, on lui donne des soufflets, et puis on la chasse dehors. Chacun porte dans ses bras, non ses propres enfants, mais ceux de ses frères. Enfin on voit représentés, dans le sacrifice, Bacchus aux mains de ses nourrices, et Ino persécutée par la concubine de son époux.
Camille, après ce vœu, entra en armes sur les terres des Falisques ; et il les défit dans une grande bataille, eux et les Capénates, leurs alliés. Il marcha de là au siège de Véies. Il reconnut bien vite la difficulté et les périls d’un assaut : mais, comme le terrain des environs pouvait être creusé si profondément qu’on déroberait à l’ennemi la connaissance de ce travail, il fit ouvrir des mines. L’ouvrage réussit : et, tandis que Camille assaillait extérieurement la ville, afin d’attirer les Véiens sur les murailles, un autre corps de troupes entrait par les mines, et pénétrait, sans être découvert, jusque sous la citadelle, à l’endroit même où était le temple de Junon, le plus grand de tous ceux de la ville, et le plus honoré[7]. On dit que, dans ce moment, le général des Étrusques faisait un sacrifice, et que le devin, après avoir considéré les entrailles de la victime, s’était écrié : « La divinité promet la victoire à qui achèvera ce sacrifice ! » Les Romains qui étaient dans la mine avaient entendu ces paroles : ils ouvrent la terre, et ils sortent en jetant de grands cris, et en faisant retentir leurs armes. Les Véiens, épouvantés, prennent la fuite : les Romains enlèvent les entrailles de la victime, et ils les vont porter à Camille. Mais peut-être ne verra-t-on, dans ce récit, qu’un conte fait à plaisir.
Quoi qu’il en soit, Véies fut prise de force. Camille, qui, du haut de la citadelle, contemplait le pillage de ces richesses immenses, ne put retenir ses larmes : et, comme ceux qui étaient autour de lui le félicitaient de sa victoire, il leva les mains au ciel, et il fit cette prière : « Grand Jupiter ! et vous, dieux qui voyez les bonnes et les mauvaises actions des hommes ! vous savez que ce n’est pas injustement, mais par la nécessité d’une juste défense, que les Romains ont pris les armes contre des ennemis implacables, et contempteurs de toute loi. Si, en retour de cette prospérité, nous devons éprouver quelque malheur, épargnez, je vous en conjure, et Rome et l’armée des Romains : faites retomber sur moi le coup ; mais seulement ne m’écrasez pas. » Cette prière achevée, il voulut se tourner à droite, comme c’est la coutume des Romains, après qu’ils ont invoqué les dieux : et, en faisant ce mouvement, il se laissa tomber. Cet accident troubla les assistants ; mais Camille, se relevant de sa chute : « Voilà, dit-il, ce mal léger que j’avais demandé aux dieux, pour contre-balancer un si grand bonheur. »
Après le sac de la ville, il s’occupa, pour accomplir son vœu, de transporter à Rome la statue de Junon. Il rassembla des ouvriers dans ce dessein, fit un sacrifice à la déesse, et la pria d’avoir pour agréables les hommages empressés des Romains, et de consentir à habiter avec les dieux protecteurs de Rome. La statue, dit-on, répondit qu’elle le voulait bien, et que la proposition lui souriait. Tite-Live écrit que Camille fit sa prière à la déesse[8], la main sur la statue, et que, lorsqu’il l’invita à le suivre, quelques-uns des assistants répondirent : « Elle le veut bien, la proposition lui sourit, elle nous suit avec plaisir. » Au reste, un argument imposant que font valoir les partisans de la réponse miraculeuse, en faveur de leur opinion, c’est la fortune de Rome. Une ville sortie d’une si faible et si méprisable origine, se fût-elle jamais élevée à un tel degré de gloire et de puissance, si quelque divinité ne lui eût sans cesse donné les marques d’une éclatante protection ? Ils citent enfin d’autres prodiges de même nature. N’a-t-on pas vu, disent-ils, les statues suer, soupirer, se détourner, faire des signes d’yeux : merveilles consignées dans les récits d’une foule d’anciens ? Je pourrais moi-même, sur l’autorité de plusieurs de nos contemporains, rapporter nombre de faits dignes d’admiration, qu’on ne rejetterait pas sans hésiter. Mais, dans de telles matières, il y a, à croire tout ce qu’on dit, le même péril qu’à ne rien croire : car la faiblesse humaine, n’ayant point de terme où elle se doive borner, et ne sachant point s’imposer de loi, ou se laisse entraîner à la superstition et à l’orgueil, ou tombe dans la négligence et le mépris des choses saintes. Or, la réserve et la modération sont ce qu’il y a de plus sage.
La grandeur d’un tel exploit, la prise de cette ville rivale de Rome, et dont le siège avait duré dix ans, peut-être aussi les louanges dont on comblait le vainqueur, enflèrent le cœur de Camille, et lui inspirèrent des sentiments trop hauts pour le magistrat d’une république dont il devait respecter les usages : il mit trop de faste dans tout l’appareil de son triomphe, et il entra dans Rome monté sur un char tiré par quatre chevaux blancs ; ce qu’aucun général n’avait fait avant lui, et ce qu’aucun ne fit depuis ; car les Romains regardent comme sacrée cette sorte de char, et ils la réservent pour le roi et père des dieux. Ce fut la première cause du mécontentement des citoyens, lesquels n’étaient pas accoutumés à cette magnificence insultante. Ils en eurent bientôt une seconde, dans l’opposition de Camille à la loi sur le partage de la population. Les tribuns du peuple avaient proposé qu’on séparât en deux portions égales et le peuple et le sénat ; qu’une moitié restât à Rome, et que l’autre, à la décision du sort, allât habiter la ville nouvellement conquise : mesure qui devait, à les entendre, accroître la prospérité de tous, et qui permettrait aux Romains, possesseurs de deux grandes et belles villes, de protéger efficacement leur pays et leurs autres biens. Le peuple, qui était déjà nombreux et riche, avait accueilli avec joie la proposition : sans cesse attroupé autour de la tribune, il demandait à grands cris qu’on allât aux suffrages. Le sénat et les principaux citoyens voyaient, dans la proposition des tribuns, non point un partage de Rome, mais sa ruine totale : et, saisis d’indignation, ils recoururent à Camille. Celui-ci, qui redoutait l’effet de cette division, se mit à alléguer au peuple divers prétextes, et à faire naître des obstacles : il reculait ainsi de jour en jour la présentation de la loi. De là cette haine qu’on vint à lui porter.
Mais ce fut à l’occasion de la dîme des dépouilles, que le peuple fit éclater avec plus de force son animosité contre lui ; et il faut avouer qu’ici, le motif, sans être parfaitement juste, avait au moins quelque chose de spécieux. Lorsque Camille était parti contre Véies, il avait fait vœu, s’il prenait cette ville, de consacrer à Apollon la dime du butin. Quand la ville fut prise et livrée au pillage, il laissa les soldats maîtres de tout le butin, soit qu’il craignît de les chagriner, soit que l’embarras où il se trouvait alors lui eût fait oublier son vœu. Ce ne fut que longtemps après[9], et lorsqu’il était déjà sorti de charge, qu’il fit part de la chose au sénat. En même temps, les devins déclaraient que les victimes annonçaient visiblement la colère des dieux, et qu’il fallait, pour les apaiser, une expiation, des sacrifices propitiatoires. Le sénat, vu l’impossibilité de revenir sur le partage du butin, le laissa à ceux qui y avaient eu part : il ordonna seulement que chacun d’eux en rapporterait le dixième, avec serment qu’il n’y manquait rien. Or, il fallut recourir, dans l’exécution, à des moyens fâcheux, user même de violence contre des soldats pauvres, qui avaient beaucoup souffert dans cette guerre, et à qui l’on redemandait une si forte part d’un bien qu’ils avaient déjà employé à leur usage. Camille, troublé par leurs reproches, et n’ayant pas de bonne excuse à leur donner, eut recours à la plus absurde des raisons : il avoua publiquement qu’il avait oublié son vœu. L’irritation alors fut au comble. « Camille, disait-on, avait fait vœu, en ce jour-là, de donner la dîme des dépouilles des ennemis ; et voilà qu’il prend sur les dépouilles des citoyens ! » Ils finirent néanmoins par apporter chacun la portion exigée : et il fut décrété qu’on ferait, du produit de la contribution, un cratère d’or, qui serait envoyé à Delphes. Mais l’or n’était pas commun dans Rome : et, comme les magistrats se mettaient en quête pour s’en procurer, les femmes s’assemblèrent, et elles résolurent entre elles de donner tous leurs bijoux d’or, pour les employer à cette offrande, qui fut de huit talents[10]. Le sénat, pour les récompenser par des honneurs dignes d’elles, ordonna que les femmes auraient, après leur mort, leurs oraisons funèbres aussi bien que les hommes : car, auparavant, ce n’était pas l’usage de louer publiquement une femme à ses funérailles[11].
On choisit, pour porter l’offrande, trois des principaux citoyens, qu’on fit partir sur un vaisseau long, garni de bons rameurs, et orné comme pour une cérémonie solennelle. Les députés eurent à souffrir et de la tempête et du calme : le calme fut presque leur mort ; et, s’ils échappèrent au danger, ce fut contre toute espérance. Le vent leur ayant manqué près des îles Éoliennes[12], des vaisseaux lipariens, qui les prenaient pour des corsaires, leur coururent sus ; mais, quand les assaillants virent qu’on se contentait de leur tendre les mains, et de leur adresser des prières, ils n’usèrent pas de violence : ils remorquèrent le vaisseau jusque dans leur port ; et là, ayant déclaré pirates ceux qui le montaient, ils les mirent en vente, eux et tout le butin. Et ce ne fut qu’à grand’peine qu’ils consentirent à les relâcher, par l’ascendant de la vertu et de l’autorité de Timasithée, leur général. Timasithée fit plus : il mit en mer quelques-uns de ses propres vaisseaux, accompagna les députés jusqu’à Delphes, et prit part avec eux à la consécration de l’offrande. Aussi les Romains lui décernèrent-ils des honneurs proportionnés à de tels services.
Les tribuns reproduisirent leur loi sur le partage des habitants de Rome ; mais la guerre contre les Falisques, qui survint fort à propos, rendit les patriciens maîtres des comices. Les affaires présentes demandaient un général qui joignît, à l’habileté pratique, autorité et réputation : Camille fut donc proposé comme tribun militaire, avec cinq autres. Le peuple ratifia la proposition ; et Camille prit en main le commandement de l’armée. Il eut bientôt envahi le territoire des Falisques. Il mit le siège devant Faléries, ville bien fortifiée, et qui n’avait négligé aucun préparatif de défense. Camille voyait parfaitement qu’elle n’était pas facile à prendre, et que le siège durerait longtemps : mais il était bien aise de tenir les Romains hors de leur ville, afin de leur ôter l’occasion de ces révoltes où ils se portaient, durant les loisirs de la paix, à la voix de leurs démagogues. Car c’était là le remède qu’employaient presque toujours les patriciens, tels que des médecins habiles, pour purger le corps politique des humeurs vicieuses qui en troublaient l’économie.
Les Falisques se confiaient en la force de leurs remparts, et ils se moquaient du siège : hormis les sentinelles qui gardaient les murailles, tous les autres habitants allaient en robe par la ville : leurs enfants se rendaient à l’école, et sortaient conduits par leur maître, pour se promener autour des murs, et pour faire leurs exercices. En effet, les Falisques, comme les Grecs, faisaient élever leurs enfants par un maître commun, pour les accoutumer, dès le premier âge, à être nourris et à vivre ensemble. Ce maître d’école avait formé le projet de livrer les Falisques aux Romains, en livrant leurs fils. Il menait tous les jours les enfants sous les murs. D’abord, il s’éloignait peu de la ville, et il les y ramenait dès qu’ils avaient fait leurs exercices. Insensiblement, il les conduisait un peu plus loin, pour leur ôter toute idée de crainte et de danger. Enfin, un jour, ayant toute la troupe avec soi, il donne à dessein dans les premières sentinelles romaines : il leur remet les enfants entre les mains, et il demande qu’on le présente à Camille. On l’y conduisit : et, quand il fut en sa présence : « Je suis, dit-il, le maître d’école de Faléries. J’ai préféré à mon devoir le plaisir de t’obliger, et je suis venu te livrer mes élèves : c’est te rendre le maître de la ville. » Camille fut révolté de cette noire perfidie, et il dit à ceux qui étaient présents : « La guerre est une bien funeste chose ! car que d’injustices et de violence n’entraîne-t-elle pas après elle ! Mais, pour les hommes de cœur, la guerre elle-même a des lois : il ne faut pas désirer tellement la victoire, qu’on ne recule plus de la chercher par des moyens criminels et impies. C’est par sa propre valeur qu’un grand général soutient la guerre, et non point par la méchanceté d’autrui. » En même temps, il commande aux licteurs de déchirer les vêtements de cet homme, de lui lier les mains derrière le dos, et de donner des verges et des courroies aux enfants, afin qu’ils châtient le traître, en le ramenant dans la ville. Cependant les Falisques venaient de s’apercevoir de la trahison du maître d’école, et toute la ville était, comme on peut croire, dans la désolation. Accablés de cet affreux malheur, on voyait les plus considérables de la ville, hommes, femmes, courir tout hors d’eux-mêmes sur les murailles et aux portes, quand tout à coup arrivent les enfants, ramenant leur maître nu et lié, et le frappant de verges, en même temps qu’ils appelaient Camille leur dieu, leur sauveur et leur père. Tous les citoyens, et non point seulement les pères des enfants, sont pénétrés, à ce spectacle, d’une vive admiration pour Camille, et du désir de s’en remettre à sa justice. Ils s’assemblent sur-le-champ, et ils lui envoient des députés, pour se livrer, eux et leurs biens, à sa discrétion. Camille renvoie les députés à Rome. Là, admis dans le sénat, ils dirent que les Romains, en préférant la justice à la victoire, leur avaient appris à préférer eux-mêmes la défaite à la liberté : et qu’ils se confessaient vaincus par la vertu des Romains, sinon inférieurs à eux en puissance. Le sénat, à son tour, les renvoya au jugement de Camille, qui se contenta d’exiger une contribution de guerre, et qui reprit le chemin de Rome, après avoir fait un traité d’alliance avec toutes les populations falisques. Mais les soldats, qui avaient compté sur le pillage de Faléries, et qui s’en revenaient les mains vides, ne furent pas plutôt dans Rome, qu’ils se mirent à décrier Camille, comme un ennemi du peuple, comme un homme qui avait envié aux pauvres un moyen légitime de s’enrichir.
Cependant les tribuns du peuple mirent encore en avant la loi sur le partage des habitants de Rome : et déjà ils appelaient le peuple aux suffrages, lorsque Camille, bravant toutes les haines, et avec une franchise sans égale, prit la parole contre la loi, et, faisant, en quelque sorte, violence au peuple, en obtint le rejet. Le peuple s’y résigna, mais à contre-cœur ; et tel fut le ressentiment des citoyens contre Camille, que le malheur domestique qu’il éprouva, par la mort d’un de ses deux fils, ne put les toucher ni apaiser leur colère. Pour Camille, qui était d’un caractère bon et sensible, il fut si accablé de cette perte, que, cité en justice, il ne comparut pas, et qu’il se tint enfermé chez lui avec les femmes.
L’accusateur de Camille était Lucius Apuléius. Il lui imputait d’avoir détourné une portion du butin pris sur les Étrusques, donnant comme preuve certaines portes de bronze, qui en faisaient partie, et qu’on avait vues chez Camille. Le peuple était irrité, et la condamnation indubitable sur le moindre prétexte. Camille fait venir chez lui ses amis, ses compagnons d’armes, ses anciens collègues ; ce qui formait une troupe considérable ; il les conjure de ne le point laisser sous le coup de ces accusations calomnieuses, et de le sauver d’une sentence inique et de la risée de ses ennemis. Ils répondirent, après délibération et discussion, qu’ils ne pouvaient rien pour empêcher le jugement ; mais que, s’il était condamné à une amende, ils la paieraient pour lui. Camille, indigné de leur faiblesse, et n’écoutant que sa colère, prit la résolution de quitter la ville, et de s’exiler volontairement. Il embrasse sa femme et son fils, il sort de sa maison, et il marche en silence jusqu’aux portes de la ville. Là, il s’arrête ; et, s’étant retourné, les mains étendues vers le Capitole, il adresse aux dieux cette prière : « Si je suis innocent, et si c’est l’injustice et la jalousie du peuple qui me forcent de quitter ignominieusement ma patrie, faites que les Romains s’en repentent bientôt, et que tout l’univers reconnaisse le besoin qu’ils ont de moi, et les regrets que leur aura causés l’absence de Camille. » Après avoir chargé, comme Achille, ses concitoyens d’imprécations, il s’éloigna de Rome[13]. Il fut condamné, par contumace, à une amende de quinze mille as, somme qui équivaut, en argent, à quinze cents drachmes[14] : car l’as est une petite monnaie, et il faut dix as pour faire un denier.
Il n’est pas un Romain qui ne croie que la justice divine avait sur-le-champ accueilli la prière de Camille, et que c’est en retour de l’injustice dont il avait été victime que Rome fut frappée. Vengeance dont Camille lui-même dut gémir, mais honorable, mais éclatante ; tant le courroux des dieux accabla Rome, et fit peser sur elle la terreur, le danger et l’infamie ! soit que le fléau ait été l’ouvrage de la Fortune, ou le châtiment d’un dieu qui veille à ce que l’ingratitude n’outrage pas impunément la vertu.
Le premier signe des grandes calamités dont Rome était menacée fut la mort du censeur Julius. En effet, la censure est particulièrement un objet de vénération chez les Romains, et ils la regardent comme sacrée. Le second signe avait précédé l’exil de Camille. Un citoyen, qui n’était ni noble ni sénateur, du reste homme de bien, et estimé pour sa vertu, Marcus Céditius, vint rapporter aux tribuns militaires un fait qu’il avait jugé digne de leur attention. Il leur raconta que, la nuit précédente, marchant seul dans la rue Neuve, il s’était entendu appeler à haute voix, et que, s’étant retourné, il n’avait vu personne : mais une voix, plus forte que celle d’un homme, lui avait dit : « Marcus Céditius, va demain, au point du jour, dire aux tribuns militaires qu’ils s’attendent à voir bientôt les Gaulois. » Les tribuns rirent et plaisantèrent de cet avis ; et peu de temps après arriva l’exil de Camille.
Cependant les Gaulois, nation celtique, chargés d’une population trop nombreuse, avaient quitté leur pays, qui ne pouvait suffire à leur subsistance, et ils cherchaient d’autres terres pour s’y s’établir. C’était une multitude infinie d’hommes jeunes, belliqueux, et qui menaient à leur suite un nombre plus grand encore de femmes et d’enfants. Les uns, franchissant les monts Riphées, se répandirent vers l’Océan septentrional, et se fixèrent aux extrémités de l’Europe ; les autres s’établirent entre les Pyrénées et les Alpes, près des Sénonais et des Celtoriens[15], et ils y restèrent longtemps. À la fin, ayant goûté, pour la première fois, du vin, qu’on leur avait apporté d’Italie, ils trouvèrent cette boisson si agréable, et ils furent si ravis du plaisir nouveau qu’elle leur avait causé, que, prenant aussitôt leurs armes, et emmenant avec eux leurs parents, ils se portèrent du côté des Alpes, pour chercher cette terre qui produisait un pareil fruit, et au prix de laquelle toute autre terre leur paraissait stérile et sauvage.
Celui qui leur avait fait connaître le vin, celui qui avait mis en eux et qui aiguillonnait ce désir de passer en Italie, c’était, dit-on, Aruns, un homme d’Étrurie, illustre dans son pays, et qui, sans être d’un naturel méchant, voulait se venger d’un affront qu’il avait reçu. Il avait été le tuteur d’un jeune orphelin, nommé Lucumon[16], le plus beau et le plus riche de ses concitoyens. Élevé sous les yeux d’Aruns depuis son bas âge, Lucumon, quand il fut parvenu à l’adolescence, ne quitta point cette maison, feignant une vive tendresse pour son ancien tuteur. Cependant il entretenait avec sa femme, qu’il aimait et dont il était aimé, une liaison criminelle. Longtemps leur intrigue resta secrète ; mais enfin leur passion mutuelle acquit tant de force, qu’ils ne pouvaient plus ni la vaincre ni la cacher. Le jeune homme enleva la femme d’Aruns, et la garda publiquement chez lui. Le mari lui intenta un procès ; mais, incapable de lutter contre les nombreux amis, le crédit et les largesses de Lucumon, il succomba, et il perdit sa cause. Alors il quitta son pays, vint chez les Gaulois, qu’il connaissait de réputation, et se mit à leur tête, pour les conduire en Italie.
Les envahisseurs eurent conquis en un instant toute la contrée qui s’étend depuis les Alpes jusqu’aux deux mers, et que possédaient, de temps immémorial, les peuples étrusques, comme les noms des lieux le prouvent encore. En effet, la mer qui est au nord s’appelle Adriatique, d’Adria, ville étrusque ; et la mer inférieure, située au midi, se nomme la mer d’Étrurie. Tout le pays est planté d’arbres, riche en pâturages, et arrosé de plusieurs rivières. Il avait alors dix-huit villes, belles et grandes, faisant un commerce très-étendu, et qui vivaient dans le luxe et l’opulence. Les Gaulois en chassèrent les Étrusques, et s’y établirent. Au reste, cette invasion avait eu lieu longtemps avant l’exil de Camille[17]. Mais ce fut durant cet exil, que les Gaulois vinrent assiéger Clusium, ville d’Étrurie.
Les habitants de Clusium implorèrent le secours des Romains, et les prièrent d’envoyer aux barbares des députés et des lettres. Les Romains dépêchèrent trois hommes de la famille des Fabius, personnages distingués, et qui jouissaient dans Rome d’une haute considération. Les Gaulois, par égard pour le nom de Rome, les reçurent honnêtement : ils suspendirent l’attaque des murs, et ils entrèrent en conférence avec les députés. « Quel tort, demandèrent ceux-ci, avez-vous reçu des Clusiens, pour être venus assiéger leur ville ? » À cette demande, Brennus[18], roi des Gaulois, se mit à rire : « Leur tort envers nous, dit-il, c’est qu’ils veulent possséder, à eux seuls, des terres immenses, tandis qu’ils ne peuvent cultiver qu’une petite étendue de pays ; c’est qu’ils refusent de partager avec nous, qui sommes étrangers, nombreux et pauvres. C’était là, ô Romains ! le tort que vous avaient fait à vous, jadis, les Albains, les Fidénates, les habitants d’Ardée ; c’est Celui qui vous ont fait naguère les Véiens et les Capénates, la plupart des Falisques et des Volsques. Tout peuple qui refuse de vous donner une part de ses biens, vous marchez en armes contre lui, réduisant les hommes en servitude, mettant tout au pillage, détruisant les villes. Vous ne faites, en cela, rien d’extraordinaire ni d’injuste : vous suivez la plus ancienne de toutes les lois, celle qui donne aux plus forts les biens des plus faibles : loi qui commence à Dieu même, et qui s’étend jusqu’aux bêtes sauvages ; car elles savent, elles aussi, que le fort prétend toujours être mieux partagé que le faible. Cessez donc de montrer tant de compassion pour les Clusiens assiégés, si vous ne voulez pas inspirer aux Gaulois un sentiment de bienveillance et de pitié en faveur des peuples opprimés par les Romains. »
Cette réponse fit juger aux députés de Rome qu’il n’y avait pas d’accommodement possible avec Brennus : ils entrèrent donc dans Clusium, relevèrent le courage des assiégés, et les animèrent à faire une sortie, s’offrant de combattre avec eux, soit qu’ils voulussent connaître le courage des barbares, ou leur faire éprouver leur valeur ; et les Clusiens suivirent ce conseil. Or, dans le combat qui se livra près des murs de la ville, Quintus Ambustus, un des trois Fabius, poussa son cheval contre un Gaulois de haute taille et d’une mine avantageuse, qui paradait sur le sien, loin en avant du rang de bataille. Il ne fut pas reconnu d’abord, parce que la mêlée était fort vive, et que les yeux étaient éblouis par l’éclat des armes ; mais, après qu’il eut vaincu et tué son ennemi, Brennus le reconnut, comme il dépouillait le cadavre. Brennus prit les dieux à témoin de cette violation du droit des gens, et des lois les plus sacrées parmi les hommes : « Fabius, disait-il, est venu à titre de député ; et c’est en ennemi qu’il a osé agir ! » Il fit sur-le-champ cesser le combat ; et, laissant là les Clusiens, il marcha sur Rome, avec son armée. Cependant il ne voulait point que l’on crût qu’il saisissait avec joie l’occasion de cette injure, comme un prétexte d’attaquer les Romains : il envoya donc à Rome demander le coupable, pour le punir, et il ne s’avança qu’à petites journées.
À Rome, dans l’assemblée du sénat, on blâma généralement la conduite de Fabius. Les prêtres appelés Féciaux soutinrent vivement l’accusation : ils remontrèrent au sénat que cet attentat intéressait les dieux eux-mêmes, et qu’en faisant retomber sur un seul coupable l’expiation du crime, on détournerait de dessus tout le peuple la vengeance céleste. Ces Féciaux avaient été institués par Numa Pompilius[19], le plus doux et le plus juste des rois, pour être les gardiens de la paix, les juges et les arbitres des motifs qui légitiment la prise des armes. Le sénat renvoya l’affaire au peuple, et les prêtres renouvelèrent, devant le peuple, leurs accusations contre Fabius ; mais le peuple porta si loin le mépris et la dérision pour les droits sacrés de la religion, qu’il nomma Fabius tribun militaire avec ses frères.
À cette nouvelle, les Gaulois, saisis d’indignation, partent sans délai, et ils s’avancent à marches forcées. Leur multitude, l’éclat de leur appareil militaire, leur force, leur fureur, jetaient l’épouvante partout où ils passaient. Les campagnes s’attendaient au plus affreux dégât, et les villes à une ruine totale. Mais, contre l’attente générale, ils ne commirent aucune violence, ne pillèrent rien dans les campagnes ; et, lorsqu’ils passaient près des villes, ils criaient, à haute voix : « C’est sur Rome que nous marchons ; nous n’avons d’ennemis que les Romains : tous les autres peuples sont nos amis ! »
Pendant que les barbares s’avançaient avec cette impétuosité, les tribuns militaires sortirent de Rome à leur rencontre. L’armée qu’ils conduisaient n’était pas inférieure en nombre à celle des Gaulois : elle montait à quarante mille hommes de pied : mais c’étaient, pour la plupart, des troupes nouvelles, qui n’avaient jamais été exercées, et qui maniaient les armes pour la première fois. D’ailleurs, les généraux négligèrent de s’assurer l’aide des dieux : ils ne leur offrirent point les victimes propitiatoires ; ils ne s’enquirent pas, auprès des devins, de ce qu’il importait de connaître, dans cette conjoncture critique, au moment où l’on s’apprêtait à livrer bataille. Ce qui ne mit pas moins de confusion dans les opérations militaires, ce fut la multitude des chefs. Auparavant, et pour des guerres bien moins importantes, les Romains avaient souvent nommé un magistrat unique, qu’ils appelaient dictateur. Ils savaient de quelle conséquence il est, dans les conjonctures périlleuses, que tous soient animés d’un même esprit, et qu’un seul chef commande, ayant en main un pouvoir absolu et le droit de juger sans appel. Mais rien ne fit plus de tort à leurs affaires que l’indigne traitement que subissait Camille : il n’y avait pas un général qui osât braver le mécontentement du peuple, ni résister à ses caprices.
Les Romains s’avancèrent jusqu’à quatre-vingt-dix stades de la ville[20], et ils campèrent sur les bords de la rivière d’Allia[21], non loin de son confluent avec le Tibre. Les barbares se montrèrent bientôt ; mais les Romains luttèrent lâchement : le désordre était dans l’armée, et leur déroute fut complète. Les Gaulois, au premier choc, culbutèrent l’aile gauche dans la rivière. L’aile droite, pour éviter la première impétuosité des barbares, avait gagné les hauteurs : elle fut moins maltraitée ; et quelques-uns de ceux-ci purent se réfugier dans Rome. Ceux de l’aile gauche qui échappèrent au massacre, quand les Gaulois furent las de tuer, s’enfuirent à Véies pendant la nuit, ne doutant pas que Rome ne fût perdue, et que tous ses habitants n’eussent péri. Cette bataille fut donnée vers le solstice d’été, et dans la pleine lune, le même jour que trois cents Romains, tous de la famille des Fabius, avaient été défaits jadis et tués par les Étrusques. Mais c’est le dernier désastre qui a laissé son nom à ce jour de l’année[22] : on l’appelle, encore aujourd’hui, le Jour d’Allia, du nom de la rivière.
J’ai examiné ailleurs s’il y a des jours néfastes, ou si Héraclite a blâmé avec raison Hésiode d’avoir admis des jours heureux et des jours malheureux, comme s’il eût ignoré que tous les jours de l’année sont d’une seule et même nature. Mais peut-être ne sera-t-il pas étranger à mon sujet, de rapporter quelques faits relatifs à ce propos. Par exemple, les Béotiens mettent au nombre de leurs jours heureux le 5 du mois Hippodromion, appelé par les Athéniens Hécatombéon[23]. Ils ont remporté, ce jour-là, deux victoires célèbres, qui donnèrent la liberté à la Grèce : celle de Leuctres, et, plus de deux cents ans auparavant, celle de Géraste, où ils défirent Lattamyas et les Thessaliens. Au contraire, les Perses ont été battus à Marathon le 6 de Boédromion[24], le 3 à Platées et à Mycale, et le 26 à Arbelles. C’est à la pleine lune de Boédromion que les Athéniens, commandés par Chabrias, remportèrent la victoire navale de Naxos : c’est le 20 du même mois, comme je l’ai dit dans mon traité des Jours[25], qu’ils gagnèrent la bataille de Salamine. Le mois Thargélion[26] a fait subir aux barbares de notables échecs. C’est dans le mois Thargélion qu’Alexandre vainquit, près du Granique, les généraux du roi de Perse : c’est le 24 de ce mois que Troie fut prise, s’il en faut croire Éphore, Callisthène[27], Damaste[28] et Phylarque ; et c’est le même jour aussi que Timoléon battit les Carthaginois en Sicile. D’un autre côté, le mois Métagitnion[29], que les Béotiens appellent Panémus, n’a pas été favorable aux Grecs : le 7, ils furent défaits en bataille rangée et taillés en pièces, à Cranon, par Antipater, et, plus anciennement, vaincus à Chéronée par Philippe. Le même jour du même mois et de la même année, les troupes grecques qu’Archidamus avait menées en Italie furent taillées en pièces, par les barbares de ce pays. Les Carthaginois se tiennent en garde contre le 22 de ce mois, parce qu’il leur apporte presque toujours de grandes calamités. Mais je n’ignore pas que ce fut vers le temps de la célébration des mystères, qu’Alexandre ruina la ville de Thèbes : et que, le 20 de Boédromion, le jour de la procession mystique de Bacchus, les Athéniens reçurent garnison macédonienne. Les Romains ont aussi des jours à la fois heureux et malheureux : ainsi, le jour où leur armée, commandée par Cépion, fut forcée dans son camp par les Cimbres, et où, peu de temps après, sous la conduite de Lucullus, ils défirent les Arméniens et Tigrane. Le roi Attalus et Pompée moururent le même jour où ils étaient nés. Il serait facile de rapporter nombre d’exemples de jours alternativement heureux et malheureux pour les mêmes personnes. Mais le jour de la défaite d’Allia est, dans chaque mois, compté par les Romains comme un jour néfaste, celui-là, et deux autres encore à cause de celui-là ; tant de désastre, comme c’est l’ordinaire, avait augmenté la crainte et la superstition ! Mais j’ai traité ce sujet plus à fond dans mes Questions romaines[30].
Si les Gaulois, aussitôt après le combat, s’étaient mis à la poursuite des fuyards, rien ne pouvait sauver Rome d’une ruine entière, ni ses habitants d’un massacre général ; car les fuyards, en s’y précipitant, remplirent tous les esprits d’une frayeur extrême, et répandirent, par toute la ville, le trouble et l’épouvante. Mais les barbares, à ce moment, ne pouvaient croire que leur victoire fût si complète : et d’ailleurs, dans les premiers transports de leur joie, ils ne pensèrent qu’à faire bonne chère et à partager les dépouilles du camp des Romains, laissant ainsi à la populace, qui s’enfuyait de la ville, la facilité de se retirer, et à ceux qui restèrent le temps de reprendre courage et de pourvoir à leur défense. Ceux-ci n’entreprirent point de sauver toute la ville : ils se bornèrent à remplir le Capitole de toutes sortes d’armes, et à le fortifier de retranchements. Leur premier soin fut d’y transporter les objets consacrés au culte.
Les Vestales, en s’enfuyant de la ville, avaient emporté le feu de Vesta, et les choses sacrées dont la garde leur était confiée. Toutefois, quelques-uns prétendent qu’elles n’ont d’autre soin que de veiller sur le feu perpétuel. Numa avait établi ce culte, parce qu’il regardait le feu comme le principe de toutes choses. De tous les éléments, en effet, celui-ci est, de sa nature, le plus en mouvement. Toute génération est un mouvement, ou du moins se fait avec mouvement : les autres substances matérielles tombent, quand elles perdent leur chaleur, dans un état d’inertie peu différent de la mort : elles désirent l’action puissante du feu, comme leur âme et leur vie ; et, dès qu’elles en ont éprouvé l’impression, elles se reprennent à agir, comme à subir l’action des autres êtres. Voilà pourquoi Numa, ce grand homme, et si sage qu’on s’imagina qu’il avait des entretiens avec les Muses, consacra le feu, et ordonna qu’on l’entretînt perpétuellement, comme une image de cette puissance éternelle qui gouverne l’univers. D’autres disent que les Romains, à l’exemple des Grecs, conservent toujours le feu devant les choses saintes, comme un symbole de pureté ; mais qu’il y a, dans l’intérieur du temple, d’autres choses sacrées, sur lesquelles nul n’a le droit de jeter les yeux, sinon les vierges qu’on appelle Vestales. C’est même un bruit commun que ce temple renferme le fameux Palladium, qu’Énée aurait transporté de Troie en Italie. D’autres disent que ce sont les dieux de Samothrace : ils content que Dardanus, fondateur de Troie, les avait apportés dans sa ville : qu’il y avait établi leurs cérémonies et leur culte, et qu’à la prise de Troie, Énée les enleva secrètement, et qu’il les emporta en Italie.
Suivant d’autres, qui se prétendent mieux informés, il y a, dans le temple, deux tonneaux de médiocre grandeur : l’un est ouvert et vide, l’autre plein et fermé ; et ces deux tonneaux, les vierges consacrées ont seules la liberté de les voir. D’autres, enfin, taxent d’erreur ces derniers : seulement, à les en croire, les Vestales, en ce jour de terreur, auraient enfermé dans deux tonneaux la plupart des choses sacrées, et elles auraient enterré les deux tonneaux sous le temple de Quirinus, dans l’endroit qu’on appelle encore aujourd’hui les Barils[31] ; puis après, elles auraient pris avec elles ce qu’il y avait de plus saint et de plus révéré, dans les choses de la religion, et elles se seraient enfuies le long du Tibre. À ce moment, un plébéien, nommé Lucius Albinus, s’éloignait de Rome avec les autres fugitifs, emmenant sur un chariot ses enfants en bas âge, sa femme, et les ustensiles nécessaires. Dès qu’il aperçut ces vierges, portant dans leurs bras les choses saintes, marcher seules et sans aide, et déjà accablées par la fatigue, il fit descendre sa femme et ses enfants, ôta du chariot tous les ustensiles, et y fit monter les Vestales, afin qu’elles pussent gagner quelqu’une des villes grecques[32]. Cette piété d’Albinus, et l’hommage qu’il rendit à la divinité, dans une circonstance si périlleuse, ne m’ont point semblé indignes d’être transmis au souvenir des hommes.
Mais les prêtres des autres dieux, et les vieillards qui avaient été consuls, ou qui avaient obtenu le triomphe, ne purent se résoudre à quitter Rome. Ils se revêtirent chacun de ses habits sacrés et tout resplendissants, et ils se vouèrent en sacrifice pour leur patrie, par une prière dont ils répétaient les termes, après le grand-pontife Fabius ; et ensuite ils s’assirent, dans le Forum, sur leurs sièges d’ivoire, attendant le sort que les dieux leur réservaient.
Trois jours après la bataille, Brennus arriva devant Rome, avec son armée. Quand il vit les portes et les murailles sans gardes, il soupçonna d’abord quelque ruse, et il craignit une embuscade, ne pouvant croire que les Romains eussent pris le parti désespéré d’abandonner leur ville. Il s’assura bientôt que rien n’était plus vrai ; et il poussa son cheval par la porte Colline[33]. Il avait pris Rome un peu plus de trois cent soixante années après sa fondation, si toutefois on peut croire qu’il se soit conservé une connaissance exacte de ces temps anciens, lorsque l’on considère cette confusion chronologique qui laisse dans une complète incertitude la date d’autres événements plus récents. Il semble, au reste, qu’il se répandit aussitôt dans la Grèce un bruit sourd du malheur des Romains, et de la prise de leur ville. Héraclide de Pont, qui n’est pas beaucoup postérieur à cette époque[34], dit, dans son traité de l’Âme, qu’on reçut d’Occident la nouvelle qu’une armée, venue des pays hyperboréens, avait pris une ville grecque, nommée Rome, située dans les contrées occidentales, non loin de la grande mer. Mais je ne serais pas étonné que ce fût Héraclide lui-même, cet écrivain fabuleux et menteur, qui eût imaginé d’embellir le fait véritable de la prise de Rome, à l’aide de ces mots imposants d’hyperboréens et de grande mer. Pour Aristote le philosophe, il s’exprime en termes précis, et il manifeste qu’il avait entendu parler de la prise de Rome par les Celtes ; mais il dit que celui qui la sauva s’appelait Lucius : or, Camille avait le prénom de Marcus, et non pas celui de Lucius. Mais les Grecs, sur ce sujet, n’ont parlé que par conjecture.
Brennus, maître de Rome, fit environner le Capitole par un corps de troupes, et il descendit vers le Forum. Là, il fut saisi d’admiration, à l’aspect de ces vieillards magnifiquement vêtus, assis dans un profond silence, et qui restèrent immobiles à l’approche des ennemis, sans changer de visage ni de couleur, sans donner le moindre signe de crainte, et se regardant les uns les autres, tranquillement appuyés sur leurs bâtons. Ce spectacle extraordinaire frappa tellement les Gaulois, qu’ils n’osèrent, pendant longtemps, ni les approcher ni les toucher, les prenant pour des êtres divins. Enfin, l’un d’eux se hasarda d’approcher de Manius Papirius, lui passa doucement la main sous le menton, et lui prit la barbe, qui était fort longue. Papirius frappe le Gaulois d’un coup de bâton à la tête, et le blesse : le barbare tire son épée, et tue Papirius. Alors les Gaulois se jettent sur les autres vieillards, et les massacrent tous ; puis ils font main basse sur tout ce qui s’offrait à eux. Ils passèrent plusieurs jours à piller, à saccager la ville, et ils finirent par y mettre le feu et la renverser de fond en comble, furieux de voir ceux qui étaient dans le Capitole résister aux sommations qui leur étaient faites. En effet, ceux-ci défendaient avec vigueur leurs retranchements ; ils avaient même blessé plusieurs ennemis. Aussi les Gaulois minèrent-ils la ville, et égorgèrent tout ce qui tomba sous leurs mains, hommes et femmes, vieillards et enfants.
Le siège traînait en longueur ; et les Gaulois commençaient à manquer de vivres. Ils partagèrent donc leur armée : les uns restèrent, pour continuer le blocus du Capitole ; les autres se répandirent de tous côtés, fourrageant par la campagne, et pillant les bourgs des environs. Ils n’allaient pas tous ensemble : ils marchaient dispersés çà et là, par compagnies et par bandes, enhardis qu’ils étaient par leurs succès, et se croyant dans une parfaite sécurité. La troupe la plus nombreuse et la mieux disciplinée se porta du côté de la ville d’Ardée[35], où s’était retiré Camille. Il y vivait étranger aux affaires, et dans une condition privée ; mais, à ce moment, il conçut un grand projet, dont le succès ne lui paraissait pas impossible. Ce qui occupait sa pensée, ce n’était pas le soin de sa sûreté personnelle : il voulait, non point dérober sa tête aux ennemis, mais tâcher de les surprendre et de les repousser. Il voyait que les Ardéates, assez forts quant au nombre, étaient découragés par l’inexpérience et la lâcheté de leurs généraux. Ce fut aux jeunes gens qu’il s’adressa d’abord : « Il ne faut pas, disait-il, attribuer à la valeur des Celtes la défaite des Romains : des hommes qui n’ont eu rien à faire pour vaincre ne peuvent tirer vanité des malheurs amenés par de mauvais conseils. C’est la Fortune seule qui a tout fait. Quelle gloire pour vous, d’aller, même au prix des plus grands dangers, repousser les barbares ; de vous délivrer d’un ennemi qui ne met d’autre but à la victoire que de dévaster, comme le feu, tout ce qu’il peut conquérir ! Hé bien ! si vous êtes des hommes de cœur, et si vous êtes prêts à faire quelque effort, je veux vous ménager une occasion de vaincre sans péril. »
Les jeunes gens accueillirent favorablement ces discours ; et Camille alla trouver les magistrats et les sénateurs d’Ardée, qui agréèrent aussi son projet. Alors il fit prendre les armes à tous ceux qui étaient en âge de combattre, et il les tint enfermés dans la ville, de peur que les ennemis, qui n’étaient pas loin, ne se doutassent de quelque chose. Les Gaulois, après avoir couru tout le pays, s’en retournaient chargés de butin : ils étaient campés dans la plaine, sans précautions, sans ordre, et buvant à s’enivrer. La nuit survint : et bientôt régna dans leur camp un profond silence. Camille, averti par les éclaireurs, sort à la tête des Ardéates, traverse sans bruit tout l’intervalle qui le séparait des Gaulois, et arrive devant leur retranchement vers le milieu de la nuit. Là, il ordonne à ses troupes de jeter de grands cris, et aux trompettes de sonner de tous côtés, afin d’effrayer les barbares, que ce tumulte put à peine tirer du sommeil et de l’ivresse. Quelques-uns seulement, réveillés en sursaut, prirent les armes, se jetèrent au-devant de Camille, et périrent en combattant. Les autres, appesantis par le sommeil et le vin, furent presque tous égorgés avant d’avoir pu s’armer. Le petit nombre de ceux qui s’étaient échappés du camp à la faveur de la nuit, et qui s’étaient dispersés dans la campagne, furent enveloppés, le lendemain matin, par la cavalerie, et taillés en pièces.
La renommée porta rapidement le bruit de cette victoire dans toutes les villes voisines ; et Camille vit accourir près de lui une foule d’hommes, qui ne demandaient qu’à combattre sous ses ordres. Il y vint notamment tous les Romains qui étaient à Véies, où ils avaient trouvé un asile après le désastre d’Allia. « Quel général la Fortune a enlevé à Rome ! s’étaient-ils dit entre eux avec une expression de regret. Camille illustre par ses exploits la ville d’Ardée ; et la ville qui vit naître et qui a nourri ce grand homme est perdue sans ressource. Et nous, faute d’un chef qui nous conduise, renfermés dans des murailles étrangères, nous restons là sans bouger, et nous trahissons l’Italie ! Pourquoi n’envoyons-nous pas demander aux Ardéates notre général ? ou plutôt, pourquoi ne pas prendre les armes, et aller nous-mêmes nous joindre à lui ? Camille n’est plus un banni, et nous ne sommes plus des citoyens, puisqu’il n’y a plus de patrie, et que Rome est au pouvoir des ennemis. » Ils s’arrêtèrent à cette pensée, et ils députèrent vers Camille, pour le prier de prendre le commandement. Camille répondit qu’il n’accepterait qu’autant que leur choix serait ratifié, conformément aux lois, par les citoyens renfermés dans le Capitole : que, tant qu’ils y existeraient, il verrait en eux la patrie : qu’il était tout disposé à exécuter leurs ordres, mais qu’il n’agirait point contre leur volonté. On admira la modestie et la loyauté de Camille : mais l’embarras était de trouver quelqu’un qui portât cette nouvelle au Capitole : il semblait même impossible, tant que les ennemis seraient maîtres de la ville, qu’un messager pût pénétrer dans la citadelle.
Il y avait, parmi les jeunes Romains, un certain Pontius Cominius, citoyen de condition médiocre, mais passionné pour la gloire : il s’offrit pour cette mission périlleuse. Il ne se chargea point de lettres pour ceux qui étaient dans le Capitole, craignant, s’il était pris, que les ennemis ne découvrissent les desseins de Camille. Il part, vêtu d’une méchante robe, sous laquelle il cachait des écorces de liège ; et, pendant tout le jour, il voyage sans encombre. Arrivé près de Rome à l’entrée de la nuit, et ne pouvant passer le pont du Tibre, qui était gardé par les barbares, il entortille autour de sa tête son vêtement, qui n’était ni fort embarrassant ni fort lourd, et il se met à la nage, soutenu par le liège dont il s’était muni. Il traversa ainsi le Tibre, jusqu’au pied des murailles ; et, évitant toujours les endroits où les feux et le bruit l’avertissaient qu’on faisait bonne garde, il gagna la porte Carmentale, où régnait un profond silence. À cet endroit, la colline du Capitole s’élève presque à pic, et elle présente à l’œil un roc immense et d’un difficile accès : il le gravit sans être aperçu, et il arrive, par cette montée abrupte, à grand’peine et avec bien des efforts, jusqu’aux premières gardes. Il les salue, et il se nomme. On le fait avancer ; on le conduit aux magistrats. Les sénateurs s’assemblent sur-le-champ. Pontius leur annonce la victoire de Camille, qu’ils ignoraient, et il leur apprend le choix qu’ont fait les soldats. Il les exhorte à confirmer l’élection de Camille, puisque Camille est le seul à qui les Romains du dehors veulent obéir. Le sénat, après en avoir délibéré, nomme Camille dictateur ; et on renvoie Pontius par le même chemin. Pontius ne fut pas moins heureux à son retour qu’à son premier voyage : il trompe encore la vigilance des ennemis, et il rapporte aux Romains du dehors le décret du sénat. Camille vint prendre le commandement, à la satisfaction universelle. Il y avait déjà vingt mille hommes en armes : il rassemble, en outre, un plus grand nombre d’alliés, et il se dispose à marcher contre les barbares. Voilà comment Camille fut élu dictateur pour la seconde fois, comment il se rendit à Véies, s’y mit à la tête des soldats romains, renforcés du corps plus nombreux des alliés, et s’apprêta à attaquer les ennemis.
Cependant, à Rome, quelques-uns des barbares, ayant passé par hasard près du chemin que Pontius avait pris pour monter au Capitole, remarquèrent, en plusieurs endroits, des traces de pieds et de mains ; car Pontius, en grimpant, s’était accroché à tout ce qu’il avait pu saisir : les broussailles étaient froissées le long des rochers, et des mottes de terre avaient roulé jusqu’au bas. Ils informèrent le roi de ce qu’ils avaient vu ; et le roi se transporta sur les lieux, et en fit une exacte reconnaissance. Il ne dit rien pour le moment ; mais, le soir, il assembla ceux d’entre les Celtes qui étaient les plus agiles, et qui savaient le mieux gravir les montagnes : « Les ennemis, leur dit-il, nous montrent eux-mêmes le chemin qui mène jusqu’à eux, et qui nous était inconnu ; ils nous font voir qu’il n’est ni impraticable ni inaccessible. Quelle honte pour nous, quand nous tenons le commencement, si nous faiblissions avant d’atteindre la fin ! si nous abandonnions la place comme imprenable, tandis que les ennemis nous enseignent par où l’on peut la prendre ! Là où un homme seul a passé facilement, ce n’est pas chose malaisée d’y monter plusieurs l’un après l’autre, attendu qu’on s’aidera, qu’on se soutiendra mutuellement. Au reste, des dons et des honneurs récompenseront chacun de vous, en proportion de son courage. »
Animés par le discours du roi, les Gaulois promirent de monter hardiment. Vers le milieu de la nuit, ils se mettent à grimper en silence, plusieurs à la file, en s’accrochant aux rochers. La montée était difficile à gravir ; mais pourtant ils la trouvèrent plus douce et plus accessible qu’ils ne l’avaient imaginé. Les premiers avaient déjà gagné le sommet de la montagne ; et déjà ils étaient tout préparés pour se rendre maîtres des retranchements et surprendre les gardes endormis, car aucun homme ni aucun chien ne les avait entendus. Mais il y avait des oies sacrées, que l’on nourrissait autour du temple de Junon : elles recevaient, en temps ordinaire, une nourriture abondante ; mais, depuis qu’on avait à peine assez de vivres pour les hommes, on les avait négligées, et elles souffraient de la faim. Cet animal a l’ouïe très-fine, et il s’effraye au moindre bruit. Celles-ci, que la faim tenait éveillées et rendait plus susceptibles d’effroi, sentirent bientôt l’approche des Gaulois ; et, courant de ce côté avec de grands cris, elles réveillèrent tous les Romains. Alors les barbares, se voyant découverts, ne craignirent plus de faire du bruit, et ils chargèrent sans ménagement. Les assiégés saisissent à la hâte les premières armes qu’ils trouvent sous la main, et ils se portent au-devant de l’ennemi. Le premier qui fit tête aux assaillants fut Manlius, homme consulaire, d’une grande force de corps et d’un courage plus grand encore. Il eut affaire à deux ennemis à la fois : l’un levait déjà la hache pour le frapper, mais Manlius le prévient, et lui abat la main d’un coup d’épée ; en même temps il heurte l’autre si rudement au visage, avec son bouclier, qu’il le renverse dans le précipice. Puis, se présentant sur la muraille, lui et ceux qui étaient accourus, il repousse les autres barbares, qui n’étaient pas en grand nombre, et dont les actions ne répondirent point à l’audace de leur entreprise. Le lendemain, à la pointe du jour, les Romains, échappés ainsi au péril, jetèrent aux ennemis, du haut du rocher, le capitaine qui avait commandé la garde de nuit, et ils décernèrent à Manlius, pour prix de sa victoire, une récompense plus grande pour l’honneur que pour le profit : ils lui donnèrent chacun ce qu’ils recevaient de vivres pour un jour, à savoir, une demi-livre de froment indigène, comme on l’appelle, et le quart d’une cotyle grecque de vin[36].
Cet échec découragea les Celtes. D’ailleurs ils commençaient à manquer de vivres ; et la peur qu’ils avaient de Camille les empêchait d’aller fourrager. La maladie s’était mise parmi eux, campés qu’ils étaient au milieu des monceaux de morts, et sur les ruines de maisons brûlées. Les amas de cendres, échauffés par le soleil et remués par les vents, laissaient échapper au loin des vapeurs dont la sécheresse et l’âcreté corrompaient l’air, et qui remplissaient les poumons de poisons mortels. Ce qui augmenta encore la contagion, ce fut le changement dans leur manière de vivre. Accoutumés à des pays couverts et ombragés, où ils trouvaient partout des retraites agréables contre les ardeurs de l’été, ils étaient venus dans des lieux bas et malsains, surtout en automne. Ajoutez à toutes ces causes la longueur du siège, qui, depuis plus de six mois, les tenait presque immobiles au pied du Capitole. Aussi le camp fut-il en proie à une si violente épidémie, que le grand nombre des morts ne permettait plus de les enterrer. Pourtant la situation des assiégés n’en était pas moins critique. La famine les pressait de plus en plus ; et l’ignorance où ils étaient des mouvements de Camille les jetait dans le découragement. Personne ne pouvait leur apporter des nouvelles de Camille et des siens, parce que les barbares gardaient trop étroitement la ville.
Dans un état de choses également fâcheux pour les deux partis, il se fit d’abord quelques propositions d’accommodement, par le moyen des gardes avancées, qui conféraient ensemble. Ensuite, sur une décision des principaux citoyens, Sulpicius, l’un des tribuns militaires de Rome, alla parlementer avec Brennus. Il fut convenu que les Romains payeraient mille livres pesant d’or, et que les ennemis, dès qu’ils les auraient reçues, sortiraient de la ville et du territoire. Les conditions étaient acceptées de part et d’autre, les serments prononcés, l’or apporté ; mais les Celtes trompèrent à la pesée : d’abord secrètement, en se servant de faux poids ; ensuite ouvertement, en faisant pencher un des bassins de la balance. Les Romains ne purent alors retenir leur indignation. Mais Brennus, comme pour ajouter à cette infidélité l’insulte et la raillerie, détache son épée, et il la met par-dessus les poids avec le baudrier. « Que signifie cela ? demanda Sulpicius. — Eh ! répondit Brennus, quelle autre chose, sinon : Malheur aux vaincus ! » Ce mot a passé depuis en proverbe[37].
Il y avait des Romains qui voulaient, dans leur indignation, qu’on reprît l’or, et qu’on retournât au Capitole, pour y soutenir encore le siège ; mais les autres conseillaient de laisser passer une injure en soi peu grave : « La honte, disaient-ils, consiste non point à donner plus qu’on n’a promis, mais à être forcé de donner ; et c’est une nécessité humiliante, dont les circonstances nous font une loi. »
Pendant qu’ils disputaient, et avec les Celtes, et les uns avec les autres, Camille, à la tête de son armée, arrive aux portes de Rome. Informé de ce qui se passait, il ordonne au gros de ses troupes de suivre au petit pas et en bon ordre : pour lui, avec l’élite de ses soldats, il hâte sa marche, et il se trouve, au bout d’un instant, parmi les Romains. Tous, à son aspect, se séparent et le reçoivent comme leur chef suprême, avec les marques du respect et dans un profond silence. Camille prend l’or que l’on pesait, le donne à ses licteurs, et commande aux Gaulois de ramasser leurs balances et leurs poids, et de se retirer, « Les Romains, dit-il, ont appris de leurs pères à racheter leur patrie avec du fer, et non avec de l’or. » Brennus, frémissant de colère, s’écrie que c’est une injustice et une infraction au traité. « Ce traité, répondit Camille, n’a pas été conclu suivant les lois ; les conventions faites sont nulles. Moi élu dictateur, toute autre autorité s’est trouvée suspendue en vertu de la loi : vous avez traité avec des gens qui n’avaient aucun pouvoir. C’est donc à moi que vous devez exposer maintenant vos demandes. Je viens, armé de l’autorité de la loi, tout prêt ou à vous pardonner, si vous avez recours aux prières, ou à vous punir comme des coupables, si vous ne témoignez aucun repentir. »
Brennus, furieux de ce discours, se met aussitôt à escarmoucher. Déjà les deux partis avaient tiré l’épée et se chargeaient pêle-mêle, avec une confusion inévitable au milieu de maisons en ruines, dans des rues étroites et des lieux serrés, où il était impossible de se former en bataille. Mais bientôt Brennus reprend son sang-froid : il ramène ses troupes dans son camp, avec peu de perte, et, la nuit venue, il part de Rome, emmenant toute son armée, et il va camper à soixante stades[38], près du chemin de Gabies[39]. À la pointe du jour, Camille était là aussi, revêtu d’armes éclatantes, et suivi des Romains, qui avaient repris confiance en eux-mêmes. Là, il s’engage un combat long et pénible : Camille taille les ennemis en pièces, les met dans une complète déroute, et se rend maître de leur camp. Ceux qui prirent la fuite furent massacrés : les uns, presque à l’instant même, par les Romains qui s’acharnèrent à leur poursuite ; mais le plus grand nombre, ceux qui s’étaient dispersés dans la campagne, périrent traqués par les habitants des bourgs et des villes voisines.
C’est ainsi que Rome fut prise d’une manière surprenante, et sauvée d’une manière plus surprenante encore. Elle était restée sept mois entiers au pouvoir des barbares : ils y étaient entrés peu de jours après les ides de Quintilis[40], et ils furent chassés vers les ides de février[41].
Camille eut le triomphe : on ne devait pas moins à l’homme qui avait arraché sa patrie des mains des ennemis, et qui ramenait Rome dans Rome même ; car les citoyens qui en étaient sortis avec leurs femmes et leurs enfants y rentraient à la suite du triomphateur. Les assiégés du Capitole, qui avaient été si près de mourir de faim, sortirent pour les recevoir. On s’embrassa en versant des larmes de joie : on osait à peine croire à un bonheur si inespéré. Les prêtres des dieux et les ministres des temples portaient les objets sacrés qu’ils avaient ou enterrés avant de prendre la fuite, ou emportés avec eux : spectacle bien doux pour les citoyens ! On eût dit, au joyeux accueil que leur faisait le peuple, que c’étaient les dieux eux-mêmes qui rentraient avec eux dans Rome. Camille offrit des sacrifices, et il purifia la cité avec les cérémonies dont les pontifes dictaient les formules ; puis il fit réparer les temples, et, outre ceux qui existaient auparavant, il en bâtit un au dieu Aïus Locutius[42], au lieu même où Marcus Céditius avait entendu pendant la nuit cette voix divine qui annonçait l’arrivée des barbares. Ce ne fut pas sans peine et sans fatigue que l’on retrouva les emplacements des anciens temples : il fallut toute la constance de Camille, et les laborieuses recherches des prêtres.
Mais, quand il fut question de rebâtir la ville, qui était entièrement détruite, le découragement s’empara de tous les esprits, à l’idée d’une pareille tâche. Le peuple, qui manquait de toutes les ressources nécessaires, différait de jour en jour. Après tous les maux qu’on venait d’éprouver, on sentait bien plus le besoin de prendre un peu de bon temps et de repos ; les fortunes étaient détruites, les corps fatigués : on hésitait à s’engager dans ces travaux, et à s’épuiser davantage encore. Insensiblement, les pensées se tournèrent, comme jadis, du côté de Véies ; car cette ville subsistait tout entière, et elle était pourvue de tout en abondance. Ce fut, pour les flatteurs de la multitude, une occasion de harangues nouvelles ; et Camille fut en butte à leurs attaques séditieuses. C’était, à les entendre, dans une vue d’ambition et de gloire personnelle, qu’il enviait aux citoyens le séjour d’une ville toute prête à les recevoir, et qu’il les forçait d’habiter des ruines et de remuer les cendres de cet immense bûcher : c’était pour être appelé, non-seulement le chef et le général des Romains, mais le fondateur de Rome, et pour enlever ce titre à Romulus. Aussi le sénat, qui craignait un bouleversement, dérogea-t-il, malgré les instances de Camille, à l’usage où avaient été jusqu’alors tous les dictateurs, de ne pas rester en charge plus de six mois : il ne consentit point à ce que Camille se démît de la dictature avant la fin de l’année.
Cependant les sénateurs travaillaient à adoucir et à consoler les citoyens, et à les ramener par la persuasion et par les caresses. Ils leur montraient les monuments et les tombeaux de leurs ancêtres ; ils leur rappelaient ces temples et ces lieux saints, qu’avaient consacrés Romulus, Numa, les autres rois, et dont le dépôt leur avait été transmis. Mais les arguments religieux qu’ils faisaient surtout valoir, c’était cette tête humaine fraîchement coupée, qu’on avait trouvée en creusant les fondements du Capitole, promesse que faisaient les destins, à la ville qui serait bâtie dans ce lieu-là, d’être un jour la capitale de toute l’Italie[43] ; c’était ce feu sacré de Vesta, que les prêtresses avaient rallumé après la guerre, et qu’ils allaient laisser éteindre une seconde fois, s’ils abandonnaient la ville, cette Rome qui serait leur opprobre si des hommes venus d’ailleurs, si un peuple étranger en faisait sa demeure à leurs yeux, si même elle restait déserte, et servait de pâturage aux troupeaux, telles étaient les représentations touchantes qu’ils adressaient à chaque citoyen en particulier, et que plus d’une fois ils firent entendre à tous dans l’assemblée ; mais, de leur côté, ils étaient vivement émus par les gémissements de ce peuple, qui déplorait son indigence, et qui les conjurait de ne pas forcer des hommes naguère échappés, pour ainsi dire, au naufrage, nus et sans ressources, à relever les ruines d’une ville détruite, tandis qu’ils en avaient une autre toute prête à les recevoir.
Camille fut d’avis que le sénat décidât la question. Il fit, dans le conseil, un long discours, où il invoqua l’intérêt du pays ; et tous les sénateurs qui voulurent parler furent aussi écoutés. Enfin, il allait prendre les avis, en commençant par Lucius Lucrétius, qui opinait d’ordinaire le premier[44], et en faisant prononcer après lui chacun à son rang. Le silence régnait dans l’assemblée, et Lucrétius prenait la parole, lorsque le centurion qui relevait la garde du jour passa par hasard avec sa troupe, et cria d’une voix forte, à son premier enseigne, de s’arrêter, et de planter l’étendard : « Le poste est excellent, disait-il ; restons ici. » Sur ces paroles, si analogues et à la circonstance, et au sujet qui était en délibération, et à l’incertitude où étaient tous les esprits, Lucrétius adore les dieux ; puis il déclare, et avec lui tous les autres sénateurs, qu’il conforme son opinion à l’oracle qu’il vient d’entendre. Il se fit aussi, dans la volonté du peuple, un changement merveilleux : ils s’exhortaient les uns les autres et s’animaient à commencer l’ouvrage ; et, sans attendre qu’on marquât la direction des rues et leur alignement, chacun se mit à bâtir dans l’endroit qu’il trouva le plus tôt prêt, ou qui lui parut le plus à sa convenance.
On y mit tant d’ardeur et de précipitation, qu’il ne fut gardé aucun ordre dans la distribution des rues, et dans l’assiette des édifices. Aussi dit-on qu’en une année, la ville nouvelle fut debout tout entière, ses murailles, et jusqu’aux dernières maisons des particuliers. Ceux que Camille avait chargés de chercher, au milieu de cette confusion, les emplacements qu’occupaient les lieux sacrés, et d’en déterminer les limites, avaient fait le tour du Palatium, et ils étaient arrivés à la chapelle de Mars : ils trouvèrent cette chapelle, comme toutes les autres, détruite et brûlée par les barbares. Mais, en fouillant et nettoyant la place, ils découvrirent, sous un monceau de cendres, le bâton augural de Romulus. Le bâton augural est une verge recourbée par un des bouts, et qui s’appelle lituus. On s’en sert pour marquer les régions du ciel, quand on veut prendre les auspices ; et c’est aussi l’usage auquel l’employait Romulus, homme très-versé dans la science divinatoire. Quand Romulus eut disparu, les prêtres prirent le lituus, et ils le gardèrent religieusement, sans y laisser non plus toucher qu’aux autres choses sacrées. Ce fut pour eux une grande joie de le retrouver alors, sans qu’il eût été endommagé par le feu, qui avait consumé tout le reste : ils en conçurent d’heureuses espérances pour la prospérité de Rome ; ils y virent un signe qui présageait à la ville une durée éternelle. Les travaux n’avaient pas encore été mis à fin, qu’il survint une nouvelle guerre. Les Èques, les Volsques et les Latins entrèrent en armes sur le territoire de Rome ; les Étrusques vinrent assiéger Sutrium[45], ville alliée des Romains. Enfin les tribuns militaires qui commandaient l’armée, et qui avaient placé leur camp près du mont Marcius[46] y étaient assiégés par les Latins ; et, comme ils se voyaient en danger d’être forcés, ils avaient envoyé à Rome demander du secours. Camille fut nommé dictateur pour la troisième fois. Il y a, au sujet de cette guerre, deux récits différents : je commence par le fabuleux.
On conte que les Latins, soit qu’ils cherchassent un prétexte de rompre avec les Romains, ou qu’ils voulussent réellement, comme ils l’avaient fait jadis, s’unir avec eux par de nouveaux mariages, députèrent vers eux, et leur demandèrent pour épouses des jeunes filles de condition libre. Les Romains ne savaient quel parti prendre : ils commençaient à peine à respirer, et à se rétablir de leurs pertes, et ils redoutaient la guerre ; mais, d’un autre côté, ils soupçonnaient que cette demande n’était, pour les Latins, qu’un moyen de se faire livrer des otages, et que ce nom spécieux de mariages couvrait un mauvais dessein. Une esclave, nommée Tutola, d’autres disent Philotis, conseilla aux tribuns militaires de l’envoyer, elle et les plus jeunes et les plus belles d’entre les esclaves, habillées comme des filles de bonne maison : on pouvait, disait-elle, se reposer sur elle du reste. Les magistrats accueillirent sa proposition. Ils choisirent donc le nombre d’esclaves qu’elle crut nécessaire, les parèrent d’habits magnifiques et de joyaux d’or, et les remirent aux mains des Latins, qui étaient campés non loin de la ville. Pendant la nuit, ces filles enlevèrent furtivement aux ennemis leurs épées, tandis que Tutola, ou Philotis, montée sur un grand figuier sauvage, étendait derrière elle une couverture, et élevait, du côté de Rome, un flambeau allumé. C’était le signal dont elle était convenue avec les magistrats, à l’insu de tous les autres citoyens. Aussi y eut-il quelque confusion au premier moment, quand les soldats romains firent leur sortie, sur l’ordre des magistrats : ils s’appelaient les uns les autres ; et ils eurent de la peine à prendre leurs rangs de bataille. Quoi qu’il en soit, ils tombèrent sur les retranchements des ennemis, qui ne s’y attendaient pas, et qui dormaient ; ils s’emparèrent du camp, et ils y firent un grand carnage. Cet événement arriva le jour des nones de juillet[47], appelées alors les nones de Quintilis ; et, ce jour-là, on en célèbre encore, à Rome, la fête commémorative. D’abord, des citoyens sortent de la ville en troupe confuse, prononçant à haute voix plusieurs des noms romains les plus ordinaires, Caius, Marcus, Lucius, et d’autres semblables, en imitation de la sortie précipitée des soldats s’entr’appelant les uns les autres. Ensuite, les femmes esclaves, vêtues de robes magnifiques, se promènent par la ville, folâtrant, et lançant des brocards sur tous ceux qu’elles rencontrent. Elles se livrent aussi entre elles une sorte de combat, pour marquer la part qu’elles eurent à la lutte contre les Latins. Enfin, elles s’asseyent sous des branchages de figuier ; et là, on leur donne un festin. Ce jour s’appelle les nones Capratines : nom qui vient, à ce qu’on croit, du figuier sauvage où monta la jeune esclave, pour élever le flambeau ; car le figuier sauvage se nomme caprificus, dans la langue des Romains. D’autres prétendent que ce qui se fait et se dit dans cette fête a trait à la disparition de Romulus. En effet, c’est ce jour-là qu’il disparut, durant une tempête qui s’était élevée tout à coup, accompagnée d’une obscurité profonde ; ou, comme d’autres le pensent, durant une éclipse de soleil. Et ce jour aurait été appelé nones Capratines, du mot capra, nom latin de la chèvre, parce que Romulus disparut pendant qu’il tenait une assemblée du peuple près du marais de la Chèvre, comme je l’ai écrit dans sa Vie[48].
Voici l’autre récit, celui qu’ont adopté presque tous les historiens.
Camille, nommé dictateur pour la troisième fois, ayant appris que l’armée commandée par les tribuns militaires était assiégée dans son camp par les Latins et les Volsques, fut forcé d’enrôler sous les armes même des hommes qui n’étaient plus en âge de servir. Il tourna, par un long circuit, le mont Marcius, alla placer son camp derrière les ennemis ; sans être aperçu, et fit allumer de grands feux, pour avertir les assiégés de sa présence. Ceux-ci reprennent courage à cette vue, et ils s’apprêtent à faire une sortie, et à attaquer l’ennemi. Mais les Latins et les Volsques se tintent à couvert dans leur camp, et ils se fortifièrent de tous les côtés par de bonnes palissades en croix, enfermés qu’ils se voyaient entre deux armées. Dans cette position, ils résolurent d’attendre de nouvelles troupes de leurs pays, et le secours des Étrusques. Camille, qui pénétra leur dessein, et qui craignait de se voir enveloppé à son tour, se hâta de prévenir l’événement. Les retranchements de l’ennemi étaient construits entièrement en bois ; et il s’élevait tous les matins un grand vent du côté des montagnes : Camille fait préparer une ample provision de torches ; et, dès le point du jour, il met son armée sur pied. Il ordonne à un corps de troupes de s’armer de traits, et d’assaillir l’ennemi d’un côté, en jetant de grands cris : pour lui, il se poste, avec ceux qui doivent lancer les feux, à l’endroit d’où le vent avait coutume de souffler de toute sa force, et il attend le moment favorable. L’attaque était engagée de l’autre côté ; le vent, au lever du soleil, se mit à souffler avec violence : à ce moment, Camille donne le signal aux siens, qui font pleuvoir dans les retranchements une grêle de traits enflammés. Le feu prit aisément à ces pieux de bois serrés les uns contre les autres, et garnis d’autres bois posés en travers ; et l’incendie se communiqua rapidement à toute l’enceinte. Les Latins n’avaient à leur disposition rien qui pût l’éteindre, ou en arrêter les progrès ; et tout leur camp fut bientôt en flammes. Ils se ramassèrent d’abord dans un espace étroit ; mais force leur fut bien d’en sortir, et ils tombèrent entre les mains des ennemis, rangés en bataille devant les retranchements. Il n’en échappa qu’un très-petit nombre ; et ceux qui restèrent dans le camp furent presque tous consumés par les flammes. Enfin, les Romains éteignirent le feu pour piller.
Cela fait, Camille laisse à son fils Lucius le commandement du camp, et la garde des prisonniers et du butin ; puis il entre sur les terres des ennemis, prend la ville des Èques[49], et force les Volsques de se rendre. Il courait déjà, avec son armée, du côté de Sutrium ; car il n’avait pas encore été informé du malheur des Sutriens : il s’imaginait que la ville n’avait besoin que d’un prompt secours, et qu’elle était toujours assiégée par les Étrusques, et seulement en danger d’être prise. Mais les Sutriens venaient de rendre la ville aux ennemis, qui les avaient dépouillés de tout, hormis les vêtements qu’ils portaient. Ils furent rencontrés sur la route par Camille, eux, leurs femmes et leurs enfants, lamentant tristement leurs infortunes. Camille fut vivement touché de leur état ; et, voyant les Romains pleurer de pitié aux prières des Sutriens, et faire éclater leur indignation, il prit le parti de ne pas différer la vengeance, et de marcher le jour même à Sutrium. Des hommes, pensait-il, qui venaient de prendre une ville riche et puissante, qui n’y avaient pas laissé un seul ennemi, et qui n’en attendaient pas du dehors, n’avaient pu songer qu’à se divertir, et ils ne seraient pas sur leurs gardes. Il ne se trompait point dans sa conjecture ; car non-seulement il traversa, sans être aperçu, le territoire de Sutrium, mais il arriva aux portes de la ville, et il se saisit des murailles, avant qu’on se doutât de rien. Il n’y avait aucunes sentinelles : épars çà et là dans les maisons, les Étrusques se réjouissaient et faisaient bonne chère. Ils finirent par s’apercevoir que les ennemis étaient maîtres de la ville ; mais ils se trouvaient tellement repus, tellement ivres, que la plupart n’eurent pas même l’idée de fuir : ils se laissèrent honteusement égorger, ou ils se livrèrent sans défense à l’ennemi. C’est ainsi que Sutrium fut pris deux fois dans un jour : ceux qui s’en étaient rendus maîtres le perdirent ; et ceux qui se l’étaient laissé prendre le recouvrèrent par le moyen de Camille.
Le triomphe qu’il dut à ses nouveaux exploits ne lui acquit ni moins d’estime ni moins de gloire que les deux premiers. Ses envieux les plus acharnés, ceux-là même qui attribuaient tous ses succès à la Fortune plutôt qu’à sa valeur, furent forcés, par les faits mêmes, à faire honneur de ceux-ci à sa prudence et à son activité. Son rival le plus déclaré et le plus jaloux était Marcus Manlius, ce même Manlius qui avait repoussé le premier les Celtes du haut de la citadelle, la nuit qu’ils escaladèrent le Capitole, et qui avait reçu en récompense le surnom de Capitolinus. Manlius voulait être le premier entre ses concitoyens ; et, comme il ne pouvait parvenir, par des voies honnêtes, à surpasser la gloire de Camille, il prit la route ordinaire de ceux qui aspirent à la tyrannie : il travailla à s’attacher la multitude, et surtout les citoyens perdus de dettes. Il prenait leur parti contre leurs créanciers ; il les défendait dans les tribunaux ; il arrachait de force au créancier le débiteur que la loi lui adjugeait comme esclave. Aussi se vit-il bientôt entouré d’une foule d’indigents, qui faisaient trembler les meilleurs citoyens, et qui troublaient les assemblées du Forum. Quintus Capitolinus, élu dictateur dans ces conjonctures, fit emprisonner Manlius. Mais le peuple prit le deuil, ce qu’il ne faisait jamais que dans les grandes calamités publiques ; et le sénat, qui craignait une sédition, ordonna que Manlius fût mis en liberté. Loin que Manlius fût sorti meilleur de sa prison, il ne fit que soulever le peuple avec plus d’insolence encore, et il remplit la ville de séditions.
Camille est élu derechef tribun militaire. Manlius était traduit en justice ; mais la vue du Capitole nuisait à ses accusateurs. L’œil découvrait, du Forum, l’endroit où Manlius avait combattu la nuit contre les Celtes ; et lui-même, tendant les mains vers la citadelle, et les yeux baignés de larmes, il rappelait aux Romains les combats qu’il avait soutenus. Tous les assistants étaient émus de pitié ; et, plus d’une fois, les juges remirent la cause, ne sachant à quoi se décider. Ils ne voulaient pas l’absoudre du crime, contre les preuves les plus évidentes ; et ils ne pouvaient user de la rigueur des lois, quand la vue du Capitole leur remettait sans cesse devant les yeux les services de Manlius. Camille s’aperçut de cette impression : il fit transporter le tribunal hors de la ville, dans le bois Pétilien, d’où l’on ne voyait pas le Capitole. Alors le demandeur reprit tous les chefs de l’accusation ; et les juges, n’ayant plus rien qui rappelât à leurs yeux les exploits de l’accusé, laissèrent agir l’indignation que leur causait l’idée de ses crimes. Manlius fut condamné à mort. On le conduisit au Capitole, et on le précipita du haut du rocher. Ainsi le même lieu fut témoin de sa calamité déplorable, qui l’avait été de ses plus heureux succès. Les Romains démolirent sa maison, bâtirent à la place un temple à la déesse Monéta[50], et défendirent, par un décret, qu’aucun patricien habitat désormais dans la citadelle[51].
Camille, appelé pour la sixième fois au tribunat militaire[52], refusa cette charge. Il était déjà fort avancé en âge[53] ; et peut-être craignait-il, après tant de succès et de gloire, les effets de l’envie, ou d’un retour de la Fortune. La cause la plus apparente de son refus, c’était sa mauvaise santé, car il venait de tomber malade ; mais le peuple n’admit pas son excuse. Il ne s’agissait pas pour lui, criait-on, de combattre à pied ou à cheval : on voulait seulement ses conseils pour la conduite de la guerre. Il fut donc obligé de prendre le commandement des troupes ; et, assisté de Lucius Furius[54], un de ses collègues, il les mena à l’ennemi : c’étaient les Prénestins et les Volsques, lesquels ravageaient, avec une armée nombreuse, les terres des alliés des Romains. Camille se mit en marche, et il alla camper à côté de leur camp même. Son intention était de traîner l’affaire en longueur, afin que, s’il fallait en venir à une bataille, il eût le temps de rétablir sa santé, et de se mettre en état de combattre ; mais Lucius, son collègue, emporté par le désir de la gloire, brûlait d’impatience d’en venir aux mains, et son ardeur se communiquait à tous les chefs, centurions et manipulaires. Camille craignit qu’on ne le soupçonnât d’avoir ôté à des jeunes gens, par envie, une occasion de vaincre et de se distinguer : il permit à Lucius, mais à regret, de livrer bataille ; pour lui, retenu par la maladie, il resta dans le camp, avec un petit nombre de soldats.
Lucius chargea témérairement les ennemis, et il fut bientôt repoussé. Camille, voyant les Romains prendre la fuite, ne put se contenir : il saute de son lit ; et, avec ce qu’il avait de troupes, il court aux portes du camp, passe au travers des fuyards, et tombe sur ceux qui les poursuivaient. Alors ceux des Romains qui étaient déjà rentrés dans le camp reviennent sur leurs pas, pour suivre Camille ; et les fuyards qui étaient encore dans la plaine se rallient autour de lui, et ils prennent leur rang de bataille, s’exhortant les uns les autres à ne pas abandonner leur général. Les ennemis, ce jour-là, suspendirent leur chasse. Le lendemain, Camille fait avancer son armée, les charge et les met en tuile ; il entre dans leur camp avec les fuyards, et presque tous sont massacrés. Il apprend, après sa victoire, que la ville de Satria[55] a été prise par les Étrusques, et que ses habitants, qui tous étaient Romains, ont été passés au fil de l’épée : alors il renvoie à Rome son corps d’infanterie et ses bagages, et il marche, avec l’élite de ses troupes légères, contre les Étrusques qui occupaient Satria. Les ennemis sont défaits, sont chassés de la ville, ou périssent dans le combat. Camille revient à Rome chargé de butin : preuve éclatante que les peuples les plus sages sont ceux qui, sans s’effrayer du grand âge et de l’état de faiblesse d’un général dont ils connaissent l’expérience et le courage, le préfèrent, tout malade qu’il est, et malgré sa répugnance, à ceux qui sont dans la fleur de l’âge, qui sollicitent le commandement, et qui mettent tout en œuvre pour l’obtenir.
Aussi les Romains, informés de la révolte des Tusculans[56], chargèrent-ils encore Camille de cette expédition, en lui laissant le choix de celui de ses cinq collègues qu’il voudrait prendre avec lui. Chacun d’eux désirait l’accompagner, et le demandait avec instance : Camille, contre l’attente de tout le monde, laissa tous les autres, pour choisir Lucius Furius, celui-là même qui, peu de temps auparavant, avait, contre son avis, hasardé témérairement et perdu la bataille. Camille voulait, je crois, par cette préférence, fournir à Furius une occasion de réparer son malheur, et d’effacer la honte de sa défaite. Effrayés à l’approche de Camille, les Tusculans usèrent d’adresse pour réparer leur faute : ils remplirent la campagne de laboureurs et de bergers, cultivant la terre comme en pleine paix, et faisant paître les troupeaux ; ils tinrent les portes de la ville ouvertes ; ils envoyèrent, comme d’habitude, leurs enfants aux écoles ; enfin on voyait les artisans travailler tranquillement dans les ateliers, les citadins se promener en robe sur la place publique, et les magistrats courir çà et là, faisant les empressés pour préparer des logements aux Romains, comme s’ils n’eussent eu rien à craindre, ni rien à se reprocher. Cette conduite n’ôta pas à Camille la certitude qu’il avait de leurs projets de révolte ; mais, touché des marques de repentir qui en étaient le désaveu, il leur ordonna d’aller trouver le sénat, pour prévenir les effets de son ressentiment. Il appuya même leurs prières ; il fit absoudre leur ville de toute accusation, et il obtint pour eux le partage des droits de la cité romaine. Telles furent les actions les plus éclatantes, de son sixième tribunat.
Quelque temps après, Licinius Stolon excita dans Rome une sédition violente, et souleva le peuple contre le sénat. Le peuple voulait à toute force que, des deux consuls élus chaque année, un fut pris parmi les plébéiens, et non pas tous les deux parmi les patriciens. Les tribuns du peuple furent d’abord élus ; mais le peuple empêcha que l’on continuât les comices, pour la nomination des consuls ; et la ville, faute de magistrats, allait être exposée aux plus grands troubles. Le sénat nomma donc Camille dictateur, pour la quatrième fois : c’était contre le gré du peuple ; et Camille lui-même n’accepta cette charge qu’avec répugnance. Il ne voulait pas avoir à lutter contre des hommes qui étaient en droit de lui dire, après tant de batailles gagnées, que ce qu’il avait accompli par leurs mains à la guerre était bien autre chose que tous les travaux politiques où il avait eu les patriciens pour aides. Il sentait d’ailleurs que les patriciens ne l’avaient élu que parce qu’il était désagréable aux plébéiens, et pour le mettre dans l’alternative, ou de tenir le peuple dans l’oppression, s’il avait l’avantage, ou, s’il avait le dessous, de se voir écrasé lui-même. Il essaya pourtant d’apporter un remède au mal présent. Averti du jour où les tribuns du peuple se proposaient de faire passer leur loi, il fait publier, pour ce jour-là même, une levée de troupes, et il appelle le peuple du Forum au Champ-de-Mars, avec menace de fortes amendes pour ceux qui n’auraient pas obéi. Les tribuns, de leur côté, opposent menaces à menaces : ils jurent de le condamner lui-même, s’il s’obstine à empêcher le peuple de voter la loi, à une amende de cinquante mille as[57]. Soit qu’il redoutât un nouvel exil et une seconde condamnation, comme chose ignominieuse pour un vieillard, pour un homme qui s’était illustré par tant d’exploits ; soit qu’il se crût incapable de lutter contre le vœu énergique de la multitude, Camille se retira chez lui, et, quelques jours après, alléguant sa mauvaise santé, il abdiqua la dictature. Le sénat lui nomma un successeur[58] ; et celui-ci choisit pour général de la cavalerie Stolon, le chef même de la sédition, et lui permit de faire passer une loi qui exaspéra les patriciens : cette loi portait défense à tout citoyen de posséder plus de cinq cents arpents de terre. Cette victoire donna un moment à Stolon une morgue insupportable ; mais, peu de temps après, convaincu lui-même de posséder plus de terres qu’il ne permettait aux autres d’en avoir, il fut puni, en vertu de sa propre loi[59].
Restait la question des comices consulaires, l’objet principal et la première cause de la sédition, l’affaire, en un mot, qui donnait le plus d’embarras. La querelle du sénat avec le peuple durait toujours, quand on apprit, par des avis certains, que les Celtes, partis une seconde fois des bords de la mer Adriatique, marchaient sur Rome, précipitamment et avec une armée formidable. Les effets suivirent de près la nouvelle : la guerre avait déjà commencé par le dégât de tout le pays ; et ceux qui n’avaient pas eu le temps de se retirer à Rome s’étaient dispersés sur les montagnes. La crainte assoupit la sédition : les nobles et les simples citoyens, le sénat et le peuple, réunis par le danger commun, élurent unanimement Camille dictateur, pour la cinquième fois. Malgré son extrême vieillesse, car il avait près de quatre-vingts ans, il ne vit que la nécessité, et il n’allégua plus, comme auparavant, ni raison ni prétexte : il accepta sans balancer la dictature, et il se hâta de faire les levées. Comme il savait, par expérience, que la plus grande force des barbares consistait dans leurs épées, qu’ils mariaient à la barbare, lourdement et sans dextérité, en taillant presque uniquement épaules et têtes, il arma la plus grande partie de ses soldats de casques de fer poli, sur lesquels les épées des ennemis ne pouvaient manquer de glisser ou de se rompre. Le bois des boucliers des Romains n’était pas assez fort pour résister aux coups ; il les fît border d’une lame d’airain. Il enseigna aussi aux soldats à se servir de longues piques, et à les glisser sous les épées des ennemis, pour prévenir leurs coups de taille assénés d’en haut.
Les Celtes s’étaient arrêtés près de Rome, sur le bord de l’Anio[60] ; et leur camp était embarrassé, gorgé, de l’immense butin qu’ils avaient fait. Camille sort avec son armée, et il va se poster sur une colline dont la pente était douce et coupée de ravins. Il cacha dans les creux la plus grande partie de ses troupes, afin que celles qui étaient en vue eussent l’air d’avoir cédé à la crainte, en se ramassant sur les hauteurs. Pour confirmer les ennemis dans cette opinion, Camille ne les empêcha pas de venir piller jusqu’au pied de la colline, et il demeura coi dans ses retranchements, qu’il avait bien fortifiés. Enfin, ayant vu les ennemis se disperser pour aller au fourrage, et ceux qui restaient dans le camp passer la journée entière à faire bonne chère et à s’enivrer, il saisit l’occasion, et il envoie, dès la nuit même, ses troupes légères harceler les barbares, et les charger à mesure qu’ils sortaient, pour les empêcher de se mettre en bataille. À la pointe du jour, il fait descendre dans la plaine et met en ordre son infanterie, nombreuse et pleine d’ardeur, et non point, comme le croyaient les barbares, réduite à un petit nombre et découragée.
À cette attaque, les Celtes rabattirent d’abord de leur confiance orgueilleuse : ils sentirent bien qu’on ne les redoutait pas. D’ailleurs, les troupes légères, qui tombaient sur eux avant qu’ils pussent prendre leur ordre accoutumé et se diviser par bataillons, mettaient la confusion dans leurs rangs, et les forçaient de combattre en désordre, chacun dans la place que lui assignait le hasard. Enfin, Camille fait avancer son corps d’armée, et les barbares se jettent sur les Romains l’épée haute ; mais ceux-ci opposent leurs longues piques, et ils présentent aux coups des corps couverts de fer ; et les épées des barbares, qui étaient de fer non trempé, et qui avaient les lames minces et aplaties, pliaient aisément et se courbaient en deux[61]. Leurs boucliers étaient hérissés des longues piques qui s’y étaient enfoncées ; et c’était là un poids insupportable : aussi abandonnaient-ils leurs propres armes, se jetant sur les piques des Romains, pour les leur arracher. Les Romains, qui les voient s’offrir ainsi à découvert, mettent l’épée à la main, et font un grand carnage des premiers rangs. Les autres prennent la fuite çà et là par la plaine ; car les collines et les hauteurs, Camille s’en était saisi d’avance, et les barbares savaient que l’ennemi se rendrait aisément maître de leur camp. Cette bataille se donna, dit-on, la treizième année après la prise de Rome[62]. Les Romains y apprirent à envisager résolument les Celtes ; car, telle était la terreur que leur inspiraient ces barbares, qu’ils attribuaient la première défaite de l’ennemi moins à leur propre valeur qu’aux maladies et aux accidents imprévus qui l’avaient affaibli. On jugera par un fait de l’excès de leurs craintes : ils avaient porté une loi qui exemptait les prêtres du service militaire, hormis le cas de guerre contre les Gaulois.
Ce fut là le dernier exploit militaire de Camille ; car il n’eut qu’à se montrer en passant, pour prendre Vélitres[63], qui se rendit sans coup férir. Mais les affaires politiques lui réservaient encore une lutte violente entre toutes, et pleine de périls. Le peuple, devenu plus fort par ses succès, persistait à exiger, contre les dispositions de la loi en vigueur, que l’un des deux consuls fût pris parmi les plébéiens. Le sénat résistait avec fermeté ; et c’est lui qui empêchait Camille de se démettre de la dictature, espérant, à l’aide de cette autorité suprême, combattre avec plus d’avantage, pour les privilèges de l’aristocratie. Mais un jour que Camille, assis sur son tribunal, rendait la justice dans le Forum, un licteur, envoyé par les tribuns du peuple, lui ordonna de le suivre, et mit la main sur lui, comme pour l’emmener de force. Alors ce fut, dans toute la place, un bruit et un tumulte dont on n’avait pas encore vu d’exemple. Ceux qui environnaient Camille repoussaient le licteur arrière du tribunal, tandis que la multitude criait d’en bas qu’il en arrachât le dictateur. Camille ne savait à quoi se résoudre, dans cette conjoncture. Il ne se démit pourtant pas de sa charge ; mais, accompagné des sénateurs qui étaient avec lui, il se rendit au sénat. Avant d’y entrer, il se tourna vers le Capitole, et il pria les dieux d’amener à une fin heureuse ces divisions funestes, faisant vœu, si les troubles s’apaisaient, de bâtir un temple à la Concorde. La différence des opinions fit naître, dans le sénat, des débats très-animés ; mais, à la fin, le sentiment le plus modéré l’emporta : on céda au peuple ; on lui laissa prendre un des consuls parmi les plébéiens. Le dictateur proclama, dans l’assemblée du peuple, ce décret du sénat. La joie fut grande, comme on pense, chez les plébéiens : ils se réconcilièrent sur-le-champ avec le sénat, et ils reconduisirent Camille dans sa maison, en faisant retentir les cris de joie et les applaudissements. Le lendemain, ils se rassemblèrent de nouveau ; et ils arrêtèrent qu’un temple serait élevé à la Concorde, dans un emplacement qui avait vue sur le Forum et le Comice, pour accomplir le vœu de Camille, et pour perpétuer le souvenir de la réconciliation ; qu’il serait ajouté un jour aux féries Latines, lesquelles se célébreraient, à l’avenir, pendant quatre jours[64] ; et qu’à l’heure même, on irait offrir des sacrifices aux dieux, où assisteraient tous les Romains, portant des couronnes de fleurs sur la tête.
Camille présida ensuite à l’élection des consuls, qui furent, Marcus Émilius[65] pour les patriciens, et, pour les plébéiens, Lucius Sextius, le premier consul qui ait été pris dans le peuple. Ce fut la dernière action publique de la vie de Camille. L’année suivante, Rome fut affligée d’une peste, qui enleva une multitude de plébéiens et presque tous les magistrats de la cité. Camille en mourut aussi ; et, quoiqu’il fût dans un âge très-avancé[66], et bien que sa vie eût été pleine, autant que celle de pas un homme au monde, cette perte causa plus de regrets aux Romains que celle de tous les autres citoyens qu’avait emportés le même fléau.
Le parallèle de Thémistocle et de Camille n’existe plus.
- ↑ Camille, comme la plupart des Romains, avait trois noms : Marcus Furius Camillus. Furius était le nom de famille.
- ↑ Il y avait pourtant déjà eu des consuls et des magistrats considérables de ce nom : mais pas un d’eux n’est célèbre.
- ↑ Camille alors n’avait guère que quinze ans.
- ↑ C’était une des douze lucumonies étrusques, la plus méridionale et la plus proche de Rome.
- ↑ Habitants de Falèries et de Capène, deux villes de l’Étrurie.
- ↑ Cette fête est marquée dans les anciens calendriers romains au onzième jour de juin, et elle se nommait Matralia. Quant au nom de Matuta, on le trouve, dans les auteurs classiques, comme qualification de l’Aurore.
- ↑ Junon était la déesse protectrice de Véies.
- ↑ Tite-Live ne parle pas de Camille, mais seulement des jeunes gens que Camille avait rassemblés pour transporter la statue, et que Plutarque, on ne sait pourquoi, appelle des ouvriers.
- ↑ Au bout d’une année entière.
- ↑ Environ 45,000 francs de notre monnaie.
- ↑ Cet usage subsista depuis jusque sous l’empire.
- ↑ Ou îles Lipari, entre la Sicile et l’Italie.
- ↑ C’était quatre ans après la prise de Faléries, l’an 391 ou 390 avant J.-C.
- ↑ Moins de 1,400 francs, d’après la valeur que Plutarque donne à l’as. Mais l’as, au temps de Camille, valait une livre de cuivre, c’est-à-dire douze fois plus qu’après les guerres puniques, où il fut réduit à une once, valeur qu’il conserva jusque dans les bas siècles : la livre romaine était de douze onces.
- ↑ Tout ce qui précède est bien vague et bien obscur, et il n’est pas aisé de se figurer le mouvement des migrations indiquées par Plutarque. Au reste, les Sénonais occupaient une partie de la Gaule lyonnaise, et ils avaient Sens pour capitale ; quant au nom des Celtoriens, ou ne le trouve nulle part qu’ici.
- ↑ Lucumon était le nom que les Étrusques donnaient à leurs rois, ou aux chefs de chacune de leurs douze souverainetés, appelées elles-mêmes lucumonies. Le jeune homme dont parle Plutarque était probablement d’une famille de Lucumons.
- ↑ Environ deux siècles auparavant.
- ↑ Plutarque aurait dû dire le brenn, c’est-à-dire le chef des Gaulois : ce nom était un titre, et non pas un nom propre.
- ↑ Voyez plus haut la Vie de Numa.
- ↑ Un peu plus de quatre lieues. Le stade répond à 185m, 015.
- ↑ Dans le pays sabin.
- ↑ Dans les calendriers romains, il est marqué au 18 juillet, sous le nom de Dies Alliensis. La bataille d’Allia se donna l’an de Rome 364, 390 ans avant J.-C. Le massacre des Fabius est antérieur de plus de quatre-vingts ans.
- ↑ Partie de juin et de juillet.
- ↑ Partie d’août et de septembre.
- ↑ Ce traité est perdu.
- ↑ Partie d’avril et de mai.
- ↑ Celui qu’Alexandre fit mourir, sous prétexte de conspiration.
- ↑ Historien contemporain d’Hérodote, et qui avait composé une Histoire grecque et une généalogie des héros de la guerre de Troie.
- ↑ Partie de septembre et d’octobre.
- ↑ Au § 35 de cet ouvrage.
- ↑ En latin Doliola.
- ↑ Suivant Tite-Live, Albinus les conduisit à Céré en Étrurie.
- ↑ Près du mont Quirinal.
- ↑ Héraclide, en effet, était à peu près contemporain, car il fut un des disciples de Platon.
- ↑ Ardée était la ville principale des Rutules.
- ↑ Le quartarius latin, que Plutarque rend par un quart de cotyle, était le quart du sextarius, ou le vingt-quatrième du conge, tandis que le quart de cotyle n’en était que le quarante-huitième. Il faut donc doubler la quantité ; ce qui fait encore bien peu de chose, la cotyle n’étant guère que le quart de notre litre.
- ↑ C’est le Væ victis !
- ↑ Environ trois lieues, ou douze kilomètres.
- ↑ Ville du Latium, dans le pays des Volsques.
- ↑ Le 15 juillet 390 avant J.-C.
- ↑ Le 13 février 389 avant J.-C.
- ↑ Nom formé des mots aio et loquor, dire et parler.
- ↑ Caput, d’où fut formé le mot Capitole, signifie à la fois, comme le mot grec κεφαλὴ, comme notre vieux mot chef, une tête et ce qui commande.
- ↑ Il était ce que les Romains nommaient prince du sénat.
- ↑ Ville limitrophe de l’Étrurie.
- ↑ À peu de distance de Lanuvium.
- ↑ C’est-à-dire le 7 juillet.
- ↑ On a déjà vu tous les détails qui précèdent à la fin de la Vie de Romulus.
- ↑ La ville principale des Èques était Préneste, aujourd’hui Palestrine. Mais c’est d’une autre ville, sans doute, que veut parler Plutarque, car nous verrons tout à l’heure les Prénestins faire la guerre aux Romains.
- ↑ J’ai déjà remarqué que c’était un des surnoms de Junon.
- ↑ Il fut interdit aussi de donner aux membres de sa famille le prénom de Marcus.
- ↑ Tite-Live dit que c’était pour la septième fois.
- ↑ Il pouvait avoir soixante-six ou soixante-sept ans.
- ↑ C’était probablement un de ses parents.
- ↑ Et non pas Sutrium, comme on lit dans certaines éditions. Satria était une colonie romaine dans le pays des Volsques.
- ↑ Habitants de Tusculum, ville du Latium.
- ↑ J’ai remarqué plus haut que l’as, en ce temps-là, équivalait à une livre de cuivre.
- ↑ Ce dictateur se nommait Publius Manlius.
- ↑ Ce ne fut que onze ans après. Il possédait, conjointement avec son fils, mille arpents ou jugères. Il fut condamné à une amende de dix mille as, bien qu’il eût émancipé son fils, afin d’échapper à la loi.
- ↑ Le Teverone, qui se jette dans le Tibre, un peu au-dessus de Rome.
- ↑ Ces épées n’étaient que de mauvais sabres.
- ↑ D’après Tite-Live, c’est la vingt-troisième année. Il est possible que ce ne soit, dans Plutarque, qu’une faute de copiste, et non pas une erreur de l’historien.
- ↑ Ville du pays des Volsques.
- ↑ Elles n’avaient pas d’époque fixe ; et c’est le consul en exercice qui en déterminait l’époque, ou qui en faisait l’indiction.
- ↑ Tite-Live le nomme Lucius Émilius Mamercinus.
- ↑ Il avait quatre-vingt-un ans.