Vies des hommes illustres/Périclès
PÉRICLÈS.
César voyant, à Rome, de riches étrangers qui allaient partout portant dans leur giron de petits chiens et de petits singes, et les caressant avec tendresse, s’enquit, dit-on, si, dans leur pays, les femmes ne faisaient pas d’enfants. C’était une façon tout impériale de reprendre ceux qui dépensent, sur des bêtes, ce sentiment d’amour et d’affection que la nature a mis dans nos cœurs, et dont les hommes doivent être l’objet. Puisque notre âme est naturellement curieuse et avide d’apprendre, n’est-il pas raisonnable aussi de blâmer ceux qui abusent de cette disposition, et qui la tournent vers des choses indignes de notre attention et de nos soins, insouciants de ce qui est vraiment beau et utile ? Les sens reçoivent une impression du contact des choses extérieures : c’est donc peut-être une nécessité que les sens s’arrêtent à considérer tout ce qui les frappe, utile ou non. Quant à l’entendement, il nous est aisé, si nous en voulons faire usage, de le tourner vers le but qui nous plaît, ou de l’en détourner à l’instant. Notre devoir est donc de poursuivre ce qu’il y a de meilleur ; et il s’agit, non-seulement de contempler le but, mais de trouver un aliment dans cette contemplation même. Les couleurs qui flattent le plus nos yeux, et qui sont comme l’aliment de la vue, se forment d’un agréable mélange de douceur et de vivacité : choisissons de même, pour notre esprit, des spectacles qui le charment, tout en le conduisant au bien qui lui est propre. Telles sont les actions vertueuses, dont le récit excite en nous une vive émulation et un désir de les imiter. Au reste, parce que nous admirons une chose, ce n’est pas toujours pour nous un motif de la faire ; et souvent même, en prenant plaisir à l’œuvre, nous méprisons l’ouvrier : ainsi, l’odeur des parfums et la vue de la pourpre nous causent du plaisir ; et pourtant nous mettons l’art du parfumeur et celui du teinturier au rang des professions mécaniques et des métiers. Aussi le mot d’Antisthène[1] est-il plein de sens. On lui vantait le talent du joueur de flûte Isménias : « Fort bien, dit-il ; mais c’est un homme de rien, sinon ce ne serait pas un excellent joueur de flûte. » Alexandre, dans un festin, avait touché du luth agréablement, et en homme qui s’y entendait : « N’es-tu pas honteux de jouer si bien ? » lui dit Philippe. C’est assez, en effet, pour un roi, qu’il fasse aux chanteurs l’honneur de les écouter, s’il en a le loisir ; et il accorde beaucoup aux Muses, lorsque seulement il veut bien assister comme spectateur à de tels exercices.
Tout œuvre de métier prouve une chose, c’est que l’homme qui s’est livré à une occupation inutile était parfaitement insouciant du vrai beau. Il n’y a pas un jeune homme bien né, qui, pour avoir vu le Jupiter de Pise, ou la Junon d’Argos, se soit pris du désir d’être Phidias ou Polyclète ; ou qui voulût devenir Anacréon, Philémon ou Archiloque, pour avoir lu avec délices leurs poésies. Car, encore qu’un ouvrage nous plaise à cause de ses grâces et de son élégance, ce n’est pas une raison pour que nous accordions nécessairement notre estime à l’auteur. Inutiles sont donc à ceux qui les voient les objets qui n’excitent aucune émulation, nul désir, nulle envie de les prendre pour modèles. La vertu, au contraire, fait sur nous, et instantanément, une tout autre impression : nous en admirons les exemples ; et nous nous sentons portés à imiter ceux qui les ont donnés. Ce qu’on aime, dans les biens de la fortune, c’est la possession, c’est la jouissance ; mais, dans la vertu, c’est l’exercice de la vertu même. Nous consentons, il est vrai, à recevoir les biens de la fortune des mains des autres ; mais les biens de la vertu, nous aimons mieux que les autres les tiennent de nous. Le vrai beau nous attire avec une force irrésistible ; il met tout d’abord en nous une énergie qui veut s’épancher ; et ce n’est pas là un pur instinct d’imitation : c’est l’adhésion de l’intelligence à l’entraînement qu’exerce sur nous la contemplation des actions vertueuses. Et voilà ce qui m’a engagé à continuer d’écrire ces Vies, et à composer ce dixième livre[2], qui contient la Vie de Périclès et la Vie de Fabius Maximus, celui qui soutint la guerre contre Annibal : deux hommes qui eurent mêmes vertus, et surtout même douceur, même justice, même patience à supporter les folies du peuple et de leurs collègues, et qui, tous les deux, ont également rendu à leur patrie les plus grands services. Avons-nous raison de les rapprocher ainsi ? c’est ce que fera voir le récit même.
Périclès était de la tribu Acamantide, du dème de Cholarge ; et il descendait, par son père et par sa mère, des maisons les plus distinguées et des plus anciennes races. Xanthippe, celui qui vainquit à Mycale les généraux du roi de Perse[3], avait épousé Agariste, issue de ce Clisthène qui chassa les Pisistratides, et qui, après avoir courageusement détruit la tyrannie, institua des lois, et rendit à Athènes la concorde et la sécurité, par de sages réformes dans le gouvernement. Agariste songea qu’elle avait accouché d’un lion ; et, quelques jours après, elle mit Périclès au monde. Bien conformé dans tous ses membres, l’enfant avait seulement la tête un peu oblongue et mal proportionnée. C’est pour cela sans doute que presque toutes les statues de Périclès ont le casque en tête : les sculpteurs auront craint de faire ressortir ce défaut. Mais les poëtes athéniens l’appelaient publiquement Schinocéphale ; car le mot schinos est aussi employé pour skilla, oignon marin[4]. Un poëte comique, Cratinus[5], fait allusion à Périclès, dans ce passage de sa pièce des Chirons : « De l’union de la Sédition et du vieux Saturne, naquit un immense tyran, que les dieux appelèrent Cephalégérétas[6] ; » et dans celui-ci, de sa Némésis : « Viens, Jupiter hospitalier, tête fortunée[7]. » — « Périclès, dit Téléclide[8] ne sait plus que devenir : tantôt il demeure assis dans la ville, soutenant de ses mains son crâne pesant ; et tantôt, de son énorme tête, il fait jaillir un bruit de tonnerre. » Eupolis[9], dans ses Dèmes, suppose que tous les démagogues reviennent sur la terre, et il demande tour à tour leur nom à celui qui les ramène ; et, comme c’est le nom de Périclès qui arrive le dernier, il dit :
Enfin, la tête sort donc des enfers !
La plupart des auteurs donnent à Périclès, pour maître de musique, Damon, dont le nom a, selon eux, la première syllabe brève ; mais, suivant Aristote, c’est à l’école de Pythoclide qu’il apprit la musique. Il paraît que ce Damon était un sophiste fort habile, qui se couvrait du titre de musicien, pour cacher au vulgaire son véritable talent. Il s’attacha à Périclès comme les maîtres d’escrime et les frotteurs d’huile s’attachent à l’athlète ; mais c’était pour le former à l’escrime politique. On s’aperçut, au reste, que la lyre de Damon n’était qu’un prétexte imposteur, sous lequel il cachait ses machinations sourdes et son dévouement à la tyrannie ; et, banni par l’ostracisme, Damon devint l’objet des sarcasmes des poëtes comiques. Platon[10], dans une de ses pièces, lui fait adresser cette question, par un de ses interlocuteurs :
Dis-moi d’abord, je t’en prie, n’est-ce pas toi,
Ô Chiron ! qui as fait, comme on le dit, l’éducation de Périclès ?
Périclès assista aussi aux leçons de Zénon d’Élée, physicien de l’école de Parménide. Zénon portait, dans la controverse, une force de raisonnement, ou plutôt une subtilité d’arguties, qui embarrassait tous ses adversaires ; et c’est pourquoi Timon le Phliasien[11]) a dit de lui :
L’homme aux deux langues, puissance infaillible,
Zénon, vainqueur dans toute dispute.
Mais le philosophe dont Périclès fréquenta le plus la société, celui qui lui donna cette hauteur de ton et de sentiments un peu trop fière pour un État démocratique, cette noblesse, cette dignité dans les manières, ce fut Anaxagore de Clazomène, que ses contemporains nommaient l’Esprit, soit par admiration pour sa pénétration surhumaine et pour sa profonde intelligence de la nature, soit parce que c’est lui qui le premier attribua la formation et l’ordre du monde, non plus au hasard ni à la nécessité, mais à une intelligence pure et sans mélange, laquelle tira du sein du chaos et réunit entre elles toutes les substances homogènes[12].
Périclès avait donc pour Anaxagore une considération toute particulière : il puisa, dans ses conversations, la connaissance des phénomènes de l’air et de toute la nature ; et c’est de là que lui vinrent l’élévation et la gravité de son esprit, son élocution noble et exempte des affectations de la tribune et de la bassesse du style populaire, et en même temps la sévérité de ses traits, où jamais ne parut le sourire, la tranquillité de sa démarche, le ton de sa voix, toujours soutenu et toujours égal, la simplicité de son port, de son geste, et de son habillement même, que rien n’altérait tant qu’il parlait, quelques passions qui l’agitassent ; enfin, toutes les qualités qui faisaient de Périclès l’objet de l’admiration universelle. Un jeune homme débauché et sans éducation l’insulta et l’accabla d’outrages pendant toute une journée, sur la place publique : Périclès n’en continua pas moins d’expédier des affaires urgentes, sans répondre à ses injures. Quand le soir fut venu, il s’en alla tranquillement chez lui, toujours suivi des mêmes cris et des mêmes insultes ; puis, arrivé à la porte de sa maison, il ordonna à un de ses gens de prendre un flambeau, pour éclairer le jeune homme, et de le reconduire jusqu’à sa demeure[13].
Le poète Ion[14] dit pourtant que Périclès était plein de hauteur et de fierté dans ses manières ; qu’il se donnait de grands airs, et que l’on apercevait en lui une sorte de dédain et de mépris pour tout le monde ; tandis que Cimon était, dans le commerce habituel de la vie, un homme doux, affable, et qui savait s’accommoder de tout et à tous. Mais laissons là le poëte Ion, qui voulait que la vertu, de même qu’une représentation de tragédies, eût une partie satyrique[15]. Zénon, au contraire, quand il entendait des personnes dire que cette majesté dont s’enveloppait Périclès n’était qu’arrogance et que faste, les engageait à se donner une arrogance de la même nature ; parce que, disait-il, tout en affectant de grands airs, nous nous laissons aller à l’émulation de la grandeur réelle, et nous en contractons à notre insu l’habitude.
Ce ne sont pas là les seuls fruits que Périclès ait recueillis du commerce d’Anaxagore : il y apprit encore à se mettre au-dessus des craintes superstitieuses qu’inspire la vue des phénomènes célestes à ceux qui en ignorent les causes, et qui vivent, par l’effet de cette ignorance même, dans une agitation continuelle, et comme possédés d’une terreur sans raison ; tandis que l’homme éclairé par l’étude des lois de la nature éprouve, pour la divinité, une vénération pleine de sécurité et d’espérance, au lieu d’une dévotion superstitieuse et toujours alarmée.
Un jour, à ce que l’on conte, on avait apporté de la campagne à Périclès une tête de bélier, qui n’avait qu’une corne. Le devin Lampon observa que cette corne partait du milieu du front, et qu’elle était forte et pleine : « Deux hommes, Thucydide[16] et Périclès mènent aujourd’hui, dit-il, les affaires de l’État ; mais tout le pouvoir se trouvera bientôt réuni entre les mains de celui chez lequel est né ce prodige. » Pour Anaxagore, il ouvrit cette tête ; et il fit voir que la cervelle ne remplissait pas la cavité destinée à la contenir, mais que, détachée de toutes les parois du crâne, elle s’était resserrée et allongée en forme d’œuf, vers le point où s’enfonçait la racine de la corne. Tous ceux qui étaient présents à cette démonstration admirèrent d’abord Anaxagore ; mais, peu de temps après, leur admiration se tourna aussi vers Lampon, car le parti de Thucydide fut renversé, et le gouvernement passa tout entier aux mains de Périclès. Au reste, il a fort bien pu se faire que, sur un même sujet, le physicien et le devin rencontrassent juste, l’un en expliquant la cause du phénomène, l’autre en en donnant la signification prophétique. Le premier devait, en effet, rechercher par quel principe et de quelle manière ce phénomène s’était produit ; et le second, dans quel but, et ce qu’il annonçait. Or, ceux qui prétendent qu’en découvrant la cause, on fait disparaître le prodige, ne s’aperçoivent pas que, par ce raisonnement, ils anéantissent, tout à la fois, et les signes qui nous sont envoyés du ciel, et les signes de convention créés par la main des hommes, comme le son des disques, la lumière des fanaux, l’ombre des gnomons : toutes choses imaginées dans un but, et préparées pour ce but, qui est un signe de convention. Mais ces réflexions trouveraient peut-être mieux leur place dans un autre ouvrage.
Périclès avait, pour le peuple, une extrême répugnance dans sa jeunesse. On lui trouvait une certaine ressemblance de visage avec le tyran Pisistrate : les plus anciens de la cité remarquaient en lui la même douceur de voix, la même facilité de parole et d’élocution ; et ils s’en effrayaient. Riche, issu d’une grande maison, et lié avec des personnages puissants dans l’État, Périclès craignait de se voir bannir par l’ostracisme : il ne se mêlait donc point de politique ; mais, dans les guerres, il recherchait les périls, et il n’épargnait point sa personne. Aristide était mort, Thémistocle exilé, Cimon presque toujours occupé à des expéditions lointaines, quand Périclès commença à toucher aux affaires. Il se dévoua au parti du peuple, préférant, à l’aristocratie faible en nombre, la multitude pauvre, mais nombreuse. Ce n’est pas qu’il fût naturellement populaire, tant s’en faut ; mais sans doute il voulait éviter le soupçon d’aspirer au pouvoir suprême ; et puis il voyait que Cimon, tout dévoué à l’aristocratie, était l’idole des classes élevées et de tous les hommes bien nés : il se jeta donc dans les bras du peuple, pour y trouver sa propre sûreté, et pour s’en faire un appui et un instrument contre Cimon.
Dès ce moment, il embrassa une manière de vivre toute nouvelle. On ne le voyait plus passer dans les rues de la ville, que pour se rendre aux assemblées du peuple ou au sénat ; et il renonça aux banquets, aux sociétés, aux causeries. Tant qu’il fut à la tête des affaires, et il y demeura longtemps, il n’alla souper chez aucun de ses amis : un jour seulement, il assista au festin de noces d’Euryptolème, son cousin ; et encore se leva-t-il de table, aussitôt après les libations[17]. C’est qu’en effet, il n’est rien de plus dangereux, pour la grandeur, que la familiarité ; et quiconque vise à une haute considération ne se doit point prodiguer. Ce qui, dans la véritable vertu, paraît toujours le plus beau, c’est ce qui est le plus en vue ; et, si la vie extérieure des vrais grands hommes excite l’admiration du public, leurs familiers n’admirent pas moins leur vie intérieure. Mais Périclès craignait que la multitude ne se dégoûtât de lui, si elle le voyait continuellement : il mit donc des intermittences dans son commerce avec elle. Il ne parlait pas sur tous les sujets, ni ne se mettait pas toujours en avant : il se réservait pour les grandes occasions, comme la trirème de Salamine[18], suivant le mot de Critolaüs[19]. Dans les autres circonstances, il se faisait suppléer par des amis, et par des orateurs dévoués à ses intérêts. Tel était Éphialte, celui qui détruisit la puissance de l’Aréopage, et qui, selon l’expression de Platon[20], versa toute pure et à pleine coupe la liberté au peuple ; et le peuple enivré, disent les poètes comiques, comme un cheval sans bouche, ne sut plus obéir, et il se mit à mordre l’Eubée et à bondir sur les îles.
Pour se former un style digne de sa personne, et comme un instrument à l’unisson de ses pensées, Périclès eut sans cesse recours aux leçons d’Anaxagore, et il trempa, pour ainsi dire, son éloquence dans la physique[21]. Heureusement doué par la nature, à la sublimité de ses sentiments, et à cette persévérante et efficace volonté, comme parle le divin Platon[22], qu’il avait puisées dans l’étude de la philosophie naturelle, il joignait l’art de tirer parti de tout dans l’argumentation : aussi l’emporta-t-il de beaucoup sur tous les orateurs de son temps. C’est de là sans doute que lui vint le surnom d’Olympien. Toutefois, plusieurs pensent que ce surnom lui fut donné à cause des monuments dont il enrichit la ville ; et d’autres, à cause de son habileté dans la science du gouvernement et dans celle des armes ; et rien ne s’oppose à ce qu’on en attribue l’origine à la réunion de tant de rares qualités. Quoi qu’il en soit, les poëtes comiques de l’époque n’ont pas manqué de lancer contre lui une foule de traits, tantôt sérieux, tantôt plaisants ; et tous témoignent que ce fut pour son éloquence principalement qu’on lui donna ce surnom ; car ils disent qu’il tonnait à la tribune, et qu’il lançait des éclairs, et que sa voix était la foudre[23]. On rapporte aussi un mot assez plaisant de Thucydide, fils de Milésias, sur la puissance oratoire de Périclès. Thucydide était un des citoyens les plus recommandables d’Athènes ; et presque toujours il s’était trouvé en opposition avec Périclès. Archidamus, roi de Lacédémone, lui demanda un jour lequel, de Périclès ou de lui, était le plus habile lutteur ; et Thucydide répondit : « Lorsque, dans la lutte, je le renverse, il crie qu’il n’est pas tombé ; tous voient ce qui en est, et pourtant ils finissent par le croire, et par le proclamer vainqueur. »
Cependant Périclès ne parlait qu’avec une extrême circonspection. Chaque fois qu’il montait à la tribune, il priait les dieux de ne pas permettre qu’il laissât échapper une parole contraire au but qu’il se proposait. Il n’a rien laissé d’écrit que des décrets ; et on ne cite même de lui qu’un bien petit nombre de mots remarquables. Ainsi, parlant de l’île d’Égine : « Il faudrait, dit-il, enlever cette tache de l’œil du Pirée[24]. » Et, sur un autre sujet : « Je vois la guerre accourir du Péloponnèse. » Sophocle[25], son collègue dans le commandement de la flotte, et qui naviguait avec lui, lui faisait un jour l’éloge de la beauté d’un jeune garçon. « Sophocle, lui dit-il, un général doit avoir les mains pures, mais les yeux aussi. » Stésimbrote écrit que, dans l’oraison funèbre qu’il prononça à la tribune, en l’honneur des guerriers morts à Samos, Périclès disait : « Ils sont devenus immortels comme les dieux. Car nous ne voyons pas les dieux ; mais les honneurs que nous leurs rendons, et les bienfaits que nous recevons d’eux, nous font sentir qu’ils sont immortels. Il en est de même des citoyens qui meurent pour leur patrie. »
Thucydide[26] représente le gouvernement de Périclès comme une sorte d’aristocratie, à laquelle on donnait le nom de démocratie, mais qui était, dans le fait, une principauté régie par le premier homme de l’État. Suivant plusieurs autres, c’est Périclès qui introduisit la coutume de faire participer le peuple aux distributions des terres conquises, et de lui donner de l’argent pour assister aux spectacles et pour s’acquitter de ses devoirs civiques[27] ; ce qui le gâta, lui inspira le goût de la dépense, le poussa à l’insubordination, et lui fît perdre l’amour de la sagesse et du travail. La cause de ce changement ressort des faits mêmes. On a vu que Périclès, afin de placer son nom sans désavantage en regard de celui de Cimon, commença par s’insinuer dans les bonnes grâces du peuple. Mais Cimon, possesseur de grands biens et de revenus de toute espèce, les employait au soulagement des pauvres, tenait table ouverte à tous venants, habillait les vieillards ; et il avait même fait enlever les haies de ses propriétés, pour que tous ceux qui le voudraient pussent en aller cueillir les fruits. Périclès, moins riche, et qui se voyait inférieur en popularité pour ce motif même, eut recours à des largesses faites avec les deniers publics : ce fut par les conseils de Démonide d’Œa[28], suivant Aristote. Il distribua à la multitude de l’argent pour assister aux spectacles, pour siéger dans les tribunaux, et d’autres salaires divers ; et bientôt le peuple fut séduit. Le peuple lui servit d’instrument contre l’Aréopage, dont il n’était pas membre, parce que jamais le sort ne l’avait désigné pour être archonte, thesmothète, roi des sacrifices, ni polémarque : offices qui, de toute ancienneté, étaient assignés par le sort, et qui faisaient entrer dans le conseil de l’Aréopage ceux qui les avaient remplis avec distinction. Profitant donc de la supériorité que lui donnait la faveur du peuple, Périclès porta le trouble dans le conseil, lui fit enlever, par l’entremise d’Éphialte, la connaissance de plusieurs espèces d’affaires ; et il fit bannir Cimon, par la voie de l’ostracisme, comme partisan des Lacédémoniens, et comme opposé de cœur aux intérêts du peuple ; Cimon, c’est-à-dire un des hommes les plus nobles par la naissance, un des plus riches citoyens d’Athènes, un général qui avait remporté sur les barbares les victoires les plus brillantes, et qui avait rempli la ville des trésors et des dépouilles des vaincus, comme je l’ai écrit dans sa Vie[29]. Tant était grande sur la multitude l’influence de Périclès !
La loi fixait à dix années la durée de l’exil qu’emportait l’ostracisme. Or, il arriva que, pendant la cinquième année de l’exil de Cimon, une armée considérable de Lacédémoniens se jeta sur le territoire de Tanagre[30] ; et les Athéniens coururent à leur rencontre. Alors Cimon, pour se laver du reproche qu’on lui faisait, d’incliner vers les Lacédémoniens, rompit son ban ; et il se présenta en armes pour prendre rang parmi les hommes de sa tribu, et pour partager les dangers de ses concitoyens. Mais les amis de Périclès se liguèrent pour l’empêcher, et ils le forcèrent de se retirer, à titre de banni. Ce fut, pour Périclès, une obligation de faire les plus grands efforts dans la bataille, de déployer une extrême bravoure, de se surpasser, en un mot, pour n’être surpassé par personne. Quant aux amis de Cimon, que Périclès accusait aussi d’être partisans de Lacédémone, ils se firent tous tuer dans cette journée.
Cependant les Athéniens, vaincus sur la frontière de l’Attique, et qui s’attendaient à avoir sur les bras, au printemps suivant, une guerre terrible, commençaient à se repentir de la résolution qu’ils avaient prise, et à regretter Cimon. Périclès, s’apercevant des dispositions de la multitude, ne fît pas difficulté d’y satisfaire : il s’empressa même de rédiger le décret de rappel, et de le faire adopter. Cimon, à peine de retour, profita des sentiments que lui portaient les Lacédémoniens, qui avaient autant de bienveillance pour lui, que de haine pour Périclès et les autres démagogues ; et il fit conclure la paix entre les deux républiques. Plusieurs écrivains prétendent que Périclès ne rédigea le décret de rappel qu’après avoir arrêté avec Cimon, par l’entremise d’Elpinice, sœur de ce dernier, certaines conventions secrètes, suivant lesquelles Cimon s’en irait, à la tête de deux cents vaisseaux, faire la guerre aux ennemis du dehors, et ravager les provinces du roi de Perse, tandis que Périclès demeurerait à Athènes, et y exercerait toute l’autorité. Il paraît qu’une fois déjà, au temps où Cimon se trouvait sous le coup d’une accusation capitale, Elpinice avait su fléchir Périclès, un des accusateurs nommés par le peuple. Elle était venue le trouver, et elle implorait sa pitié. « Elpinice, lui avait-il répondu, tu es bien vieille, pour terminer une affaire de cette importance. » Cependant il ne prit la parole qu’une fois ; il parla des faits reprochés à l’accusé, comme un homme obligé de le faire, et puis il se retira : de tous les accusateurs de Cimon, c’est lui qui le chargea le moins. Et comment croire, après cela, aux allégations d’Idoménée[31] contre Périclès ? Périclès faire assassiner, par jalousie, et dans l’intérêt de sa réputation, Éphialte son ami, l’associé de ses entreprises politiques ! Je ne sais, en effet, d’où cet Idoménée a pu amasser ces griefs, cette bile de surcroit qu’il vomit contre un homme non point sans doute irrépréhensible en tout, mais chez qui on reconnaît une noblesse de sentiments, une passion pour la gloire, bien incompatibles avec une telle atrocité. Éphialte s’était rendu redoutable aux partisans de l’oligarchie ; il recherchait, il poursuivait, avec une âpre ténacité, tous ceux dont le peuple avait à se plaindre : il tomba, dans un guet-apens, sous les coups d’un assassin payé, Aristodicus de Tanagre. Tel est le récit d’Aristote. Pour Cimon, il mourut dans l’île de Cypre, pendant son commandement.
Le parti aristocratique, voyant Périclès devenu le premier et le plus puissant des citoyens, chercha un homme qui pût lui tenir tête, affaiblir son autorité, et empêcher cette autorité d’être réellement une monarchie absolue ; et on lui opposa Thucydide, du dème d’Alopèce, homme plein de sens, et beau-frère de Cimon. Moins habile dans la guerre que n’avait été son parent, il s’entendait mieux que lui à l’art oratoire et au maniement des affaires publiques ; et, comme il habitait toujours la ville, il ne lui fallut que quelques luttes contre Périclès, à la tribune, pour rétablir promptement l’équilibre entre les deux ordres de l’État. Jusqu’alors, ce qu’on appelle les gens de bien et d’honneur, les nobles, ne formaient point un corps : dispersés çà et là, ils étaient mêlés et confondus avec le peuple ; et leur dignité se trouvait ainsi offusquée et effacée dans la multitude. Il fit cesser ce mélange : il distingua tout ce qu’il y avait de nobles, les réunit en un corps, et forma, de toutes leurs forces particulières, un faisceau de puissances, capable de contre-balancer la puissance de Périclès. Dès le principe, il y avait bien une division de familles, mais inaperçue, comme une paille dans le fer. Elle ne faisait qu’indiquer sourdement la différence de race, plébéienne ou aristocratique. Mais la rivalité et l’ambition de ces deux personnages firent comme une profonde incision, qui sépara l’État en deux membres, nommés depuis Peuple et Grands.
C’est alors, et pour cette raison, que Périclès lâcha le plus la bride au peuple. Il ne cherchait qu’à lui complaire ; il remplissait chaque jour la ville de fêtes pompeuses, de banquets, de solennités, et il formait les citoyens à des plaisirs qui n’étaient pas sans élégance. Tous les ans, il faisait partir soixante trirèmes, montées par un grand nombre d’Athéniens, lesquels devaient, moyennant une solde, tenir la mer pendant huit mois, pour s’exercer et s’instruire dans l’art nautique. En outre, il envoya une colonie de mille hommes dans la Chersonèse[32], une de cinq cents à Naxos, une de deux cent cinquante à Andros[33] ; une autre colonie, de mille hommes alla se fixer en Thrace, dans le pays des Bisaltes ; enfin il peupla, en Italie, Sybaris, qui venait d’être rebâtie sous le nom de Thuries[34]. Par ce moyen, Périclès déchargea la ville d’une populace oisive, et pleine, par conséquent, d’une malfaisante activité ; il put subvenir aux besoins urgents des pauvres, et établir à demeure, au sein des alliés d’Athènes, comme une garnison qui les tenait en respect, et qui prévenait toute révolution.
Mais ce qui fit le plus de plaisir à Athènes, et ce qui devint le plus bel ornement de la ville ; ce qui fut pour tout l’univers un objet d’admiration ; la seule chose enfin qui atteste aujourd’hui la vérité de ce qu’on a dit de la puissance de la Grèce et de sa splendeur d’autrefois, ce fut la magnificence des édifices construits par Périclès. C’est aussi contre ces monuments de son administration que ses ennemis se sont le plus déchaînés, et qu’ils ont poussé, dans les assemblées, leurs accusations et leurs déclamations les plus furieuses, « Le peuple s’est déshonoré, disaient-ils, et il s’est couvert d’infamie, en tirant de Délos le trésor commun de la Grèce, pour l’employer à son seul profit. La raison la plus plausible que nous eussions pu opposer à ceux qui nous en ont fait un crime, savoir, que nous avions voulu placer dans un lieu plus sûr ce qui appartient à tous, de crainte que les barbares n’allassent s’en emparer à Délos, ce prétexte honorable, Périclès nous en a privés. Et la Grèce n’a-t-elle pas raison de se croire insultée, et outrageusement tyrannisée, quand elle, voit que les sommes déposées par elle dans le trésor commun, et qu’elle destinait à fournir aux frais des guerres nationales, nous les dépensons, nous, à couvrir notre ville de dorures et d’ornements recherchés, comme une femme coquette accablée sous le poids des pierreries ; à la parsemer de statues ; à construire des temples de mille talents[35] ? »
Périclès tenait un tout autre langage : « Vous ne devez à vos alliés nul compte de ces deniers, disait-il au peuple, puisque c’est vous qui faites la guerre pour eux, et qui retenez les barbares loin de la Grèce, tandis qu’eux ne vous fournissent pas un cheval, pas un vaisseau, pas un homme, et qu’ils ne contribuent que de leur argent. Or, l’argent, du moment qu’il est donné, n’est plus à celui qui l’a donné, mais à celui qui l’a reçu, pourvu seulement que celui-ci remplisse les engagements qu’il a contractés en le recevant. Or, vous avez rempli tous vos engagements, en ce qui concerne la guerre. Vous êtes suffisamment pourvus de tout ce qu’il faut pour la faire ; et si, grâce à vous, le trésor est surabondant, n’est-il pas juste que vous l’employiez à des ouvrages qui procurent à votre ville une gloire éternelle, et après l’achèvement desquels Athènes continuera de jouir d’une opulence qu’entretiendra le développement des industries de tout genre ? Une foule de besoins nouveaux ont été créés, qui ont éveillé tous les talents, occupé tous les bras, et fait, de presque tous les citoyens, des salariés de l’État : ainsi, la ville ne tire que d’elle-même et ses embellissements et sa subsistance. Ceux que leur âge et leurs forces rendent propres au service militaire reçoivent, sur le fonds commun, la paye qui leur est due. Quant à la multitude des ouvriers que leurs professions exemptent présentement du service militaire, j’ai voulu qu’elle ne restât point privée des mêmes avantages, mais sans y faire participer la paresse et l’oisiveté. Voilà pourquoi j’ai entrepris, dans l’intérêt du peuple, ces grandes constructions, ces travaux de tous genres, qui réclament tous les arts et toutes les industries, et qui les réclameront longtemps. Par ce moyen, la population sédentaire n’aura pas moins de droits à une part des deniers communs, que les citoyens qui courent les mers sur nos flottes, ou qui gardent nos places éloignées, ou qui font la guerre. Nous avions la matière première, pierre, airain, ivoire, or, ébène, cyprès ; nous l’avons fait travailler et mettre en œuvre, par tout ce qu’il y a d’artisans : charpentiers, mouleurs, fondeurs, tailleurs de pierre, brodeurs, doreurs, sculpteurs en ivoire, peintres, orfèvres. Et nous employons sur mer, au transport de tous ces objets, les équipages et les vaisseaux du commerce, les matelots et les pilotes de l’État : sur terre, ces travaux occupent les charrons, les voituriers, les charretiers, les cordiers, les tisserands, les cordonniers, les paveurs, les mineurs. Et chaque métier occupe encore, comme fait un général, une armée de manœuvres qui n’ont d’autre talent que l’usage de leurs bras, et qui ne sont, pour ainsi dire, que des outils et des forces, au service des chefs d’atelier. Ainsi le travail distribue et répand au loin l’aisance, dans tous les âges et dans toutes les conditions. »
Ces édifices s’élevaient, déployant une grandeur étonnante, une beauté et une grâce inimitables ; car les artistes s’appliquaient à l’envi à surpasser, par la perfection de l’œuvre, la perfection du plan même. Et ce qu’il y avait de plus surprenant, c’était la rapidité de l’exécution. En effet, cette multitude d’ouvrages, dont il semblait que chacun ait dû exiger les efforts continus de plusieurs générations pour arriver à son achèvement, fut toute exécutée et terminée durant les années florissantes de l’administration d’un seul homme. Un jour, dit-on, le peintre Agatharchus se vantant de sa promptitude et de sa facilité à exécuter les figures : « Et moi, repartit Zeuxis, je me fais gloire de ma lenteur. » En effet, la facilité et la promptitude de l’exécution ne donnent pas à l’œuvre une solidité durable, ni une parfaite beauté : c’est le temps qui, ajouté à l’assiduité du travail dans l’exécution, assure à l’œuvre sa durée. Aussi éprouve-t-on, en présence des monuments de Périclès, une admiration plus vive encore, quand on songe aux siècles qu’ils ont vus déjà, eux qui ont été faits en si peu de temps. À peine achevé, chacun d’eux, par sa beauté, sentait déjà son antique ; et leur fraîcheur, leur solidité, feraient croire qu’ils viennent d’être achevés. Tant y brille comme une fleur de jeunesse qui flatte l’œil, et que la main du temps ne peut ternir ! On dirait que ces ouvrages sont animés d’un esprit toujours plein de vie, d’une âme qui ne vieillit jamais.
Athènes possédait, à cette époque, un grand nombre d’architectes et d’artistes habiles : néanmoins Phidias fut le directeur et l’intendant de tous les travaux. Le Parthénon Hécatompédon[36] fut bâti par Callicrate et Ictinus. La construction du temple des mystères[37], à Éleusis, fut commencée par Corœbus, qui dressa le premier étage des colonnes, et qui les joignit par les architraves. Corœbus mort, Métagénès, de Xypète[38], y plaça la frise et la corniche, et éleva le second étage de colonnes ; et Xénoclès, de Cholarge, termina le faite du sanctuaire. Pour la longue muraille, dont Socrate disait avoir entendu proposer la construction, ce fut Callicrate qui en prit à forfait l’entreprise ; mais il mit tant de lenteur dans l’exécution, que Cratinus, à ce sujet, lance le trait suivant, dans une de ses comédies :
Depuis longtemps Périclès pousse à l’œuvre en paroles ;
Mais d’action, point.
L’Odéon, dans l’intérieur duquel il y avait plusieurs rangs de sièges et de colonnes, avait un toit qui se recourbait sur lui-même, et qui allait se rétrécissant et se terminant en pointe. Il avait été construit, dit-on, sur le modèle de la tente du roi de Perse, et sous la direction également de Périclès. C’est à cela que Cratinus fait allusion, dans sa pièce des Thraciennes, par ces mots :
Voici venir Jupiter Schinocéphale,
Périclès coiffé de son Odéon,
Et tout fier d’avoir échappé à l’ostracisme.
C’est en ce temps que Périclès, pour accroître sa célébrité, fit décréter par le peuple qu’aux Panathénées[39], il y aurait un concours de musique. C’était une chose nouvelle : nommé lui-même athlothète, il détermina le mode de chacun des exercices, qui étaient la flûte, le chant et la lyre. C’est dans l’Odéon qu’eurent lieu alors et depuis les concours de musique.
Les Propylées[40] de l’Acropole furent achevés en cinq ans, par l’architecte Mnésiclès. Un événement merveilleux, qui se passa pendant les travaux de construction, fit voir que non-seulement la déesse ne les désapprouvait point, mais que même elle voulait, en quelque sorte, y mettre la main, et concourir à leur achèvement. Celui des artistes qui montrait le plus de diligence et d’activité, se trouvant au haut de l’édifice, glissa et tomba à terre : la chute fut si violente, que les médecins jugèrent la guérison du blessé impossible. Périclès était douloureusement affecté de cet accident ; mais la déesse lui apparut en songe, et elle lui enseigna un remède qu’il employa, et qui apporta à cet homme une guérison prompte et facile. C’est pour cela que Périclès fit couler en bronze la statue de Minerve Hygie[41], qu’il plaça dans l’Acropole, auprès de l’autel qui s’y trouvait, dit-on, auparavant.
C’est Phidias qui fit la statue d’or de la déesse ; et le nom de l’artiste est gravé sur le socle. Il avait, avons-nous dit, la direction de tous les travaux, et la surveillance de tous les artistes employés à l’œuvre : honneur qu’il devait à l’amitié de Périclès. De là, mille jalousies contre l’un, mille bruits injurieux contre l’autre. Ainsi l’on disait que Phidias recevait chez lui des femmes de condition libre, qui s’y rendaient sous prétexte de visiter les travaux, et qu’il les livrait à Périclès. Les auteurs comiques ne manquèrent pas d’accueillir ces rumeurs, pour verser sur Périclès le sarcasme et l’injure. « Il vit, disaient-ils, avec la femme de Ménippus, son ami et son lieutenant. Pyrilampe est l’ami intime de Périclès : il élève des oiseaux, il nourrit des paons ; et c’est pour en faire de petits présents aux femmes dont Périclès obtient les faveurs. » Mais comment s’étonner que des hommes qui font métier de médire portent en offrande à la haine du peuple, ainsi qu’à un génie malfaisant, des calomnies contre tout ce qui se montre supérieur ; comment s’en étonner, dis-je, quand on entend Stésimbrote de Thasos oser articuler, contre Périclès, une accusation horrible, fabuleuse : celle d’entretenir la femme de son propre fils ! Tant l’histoire a, ce semble, de peine à saisir la vérité ! Ceux qui veulent écrire sur une époque antérieure en trouvent la connaissance enveloppée sous les voiles du temps ; et les écrivains contemporains, tantôt par prévention et par haine, tantôt par faveur et par flatterie, déguisent et altèrent la vérité.
Comme les orateurs du parti de Thucydide déclamaient contre Périclès, et qu’ils l’accusaient de dilapider le trésor, et de dissiper follement les revenus de l’État, Périclès demanda au peuple assemblé s’il leur semblait qu’il eût trop dépensé ; et le peuple répondit : « Beaucoup trop ! — Hé bien ! repartit Périclès, je supporterai seul la dépense ; mais aussi j’inscrirai mon nom seul sur les monuments. » À peine eut-il dit cette parole, que, soit qu’ils fussent frappés de sa grandeur d’âme, soit qu’ils ne voulussent pas lui laisser pour lui seul, dans la postérité, la gloire de ces travaux, tous s’écrièrent qu’il pouvait puiser à son gré dans le trésor, dépenser comme il l’entendrait, et sans compter. Quant à la lutte entre Périclès et Thucydide, elle en vint à un tel point d’exaspération, que, pour se délivrer de son adversaire, Périclès se détermina à courir les risques de l’ostracisme. Thucydide succomba ; et Périclès dissipa la ligue formée contre lui.
Il semblait qu’il n’y eût plus d’inimitiés politiques, et qu’il n’y eût désormais, dans Athènes, qu’un même sentiment, une même âme. On pourrait dire qu’alors Athènes, c’était Périclès. Gouvernement, finances, armées, trirèmes, empire des îles et de la mer, puissance absolue sur les Grecs, puissance absolue sur les nations barbares, sur tous les peuples soumis et muets, fortifiée par les amitiés, les alliances des rois puissants, il attira tout à lui, il tenait tout dans ses mains. Mais il ne demeura plus le même. Ce n’était plus ce démagogue voguant à tous les vents populaires, si dévoué, si facile à céder à tous appétits de la multitude ; ce ne fut plus le gouvernement d’autrefois, lâche et mou, comme un instrument dont les cordes détendues ne rendent que des sons languissants et sans énergie. Périclès tint les rênes avec une vigueur nouvelle, et il les tendit avec une autorité princière et presque souveraine : n’employant néanmoins, pour arriver au meilleur but, que des moyens droits et irrépréhensibles ; amenant d’ordinaire le peuple à ses vues par le raisonnement et la persuasion. Quelquefois cependant, quand la foule se montrait opiniâtre, il avait recours à la force et à la contrainte, pour tout conduire à bien. On eût dit un médecin traitant quelque maladie longue, et qui présente des accidents variés : tantôt il permet au malade l’usage d’une chose qui lui plaît, et qui ne peut nuire ; et tantôt il lui administre des remèdes énergiques et violents, qui lui rendent la santé. Chez un peuple possesseur d’un si vaste empire, mille causes produisaient des désordres de toute sorte. À chacune de ces maladies politiques Périclès seul était capable d’appliquer le remède qui convenait, maniant les esprits par l’espérance ou la crainte, et faisant jouer avec adresse ce double gouvernail, pour retenir les emportements de la foule, ou pour lui rendre le courage et la raison, quand elle se laissait abattre. Périclès prouva ainsi que l’éloquence est bien, comme le dit Platon[42], l’art de maîtriser les esprits, et que son fait consiste, avant tout, dans la connaissance des penchants et des passions, qui sont comme des sons et des tons de l’âme, que peut faire rendre seul le toucher d’une main habile.
Cette grande autorité, Périclès la dut non-seulement à son éloquence, mais encore, selon Thucydide, à sa réputation, et à la confiance qu’il inspirait. On savait inaccessible à tous les moyens de corruption, et insensible à l’appât des richesses, un homme qui, ayant trouvé sa patrie grande et opulente, l’avait élevée au comble de l’opulence et de la grandeur ; un homme qui fut plus puissant que n’étaient bien des rois et bien des tyrans, et de ceux-là même qui transmirent leur pouvoir à leurs fils, et qui cependant n’augmenta pas d’une drachme la fortune que lui avait laissée son père.
Thucydide[43] nous donne une idée nette et précise de la puissance qu’exerça Périclès ; mais les poëtes comiques ne nous la montrent que sous un voile d’expressions malveillantes : ils appellent les amis de Périclès de nouveaux Pisistratides ; ils disent qu’il est temps de lui faire jurer qu’il ne se fera pas souverain absolu, car son excessive autorité pèse d’un trop grand poids sur une démocratie avec laquelle elle est incompatible. Les Athéniens lui ont livré, dit Téléclide[44],
Les revenus de leurs villes, et leurs villes mêmes, pour lier les unes et délier les autres ;
Des murailles de pierre, pour les bâtir et puis les débâtir ensuite ;
Ils ont abandonné à sa discrétion traités, armées, puissance, paix, finances, enfin tout leur bonheur.
Le gouvernement de Périclès ne fut pas un ministère d’occasion, de caprice, de vogue éphémère : Périclès demeura, pendant quarante ans, le premier citoyen de sa patrie, alors qu’existaient des Éphialte, des Léocrate, des Myronide, des Cimon, des Tolmide, des Thucydide. Après que Thucydide eut été banni par l’ostracisme, et que son parti eut été dissous, Périclès conserva encore toute sa supériorité pendant quinze années ; et, tandis que les autres généraux n’étaient qu’annuels, il garda sans interruption le commandement et le pouvoir, et toujours il resta invincible à l’appât de l’argent. Ce n’était pas cependant qu’il ne voulut en aucune façon s’occuper d’affaires pécuniaires : non, car son patrimoine, ses propriétés légitimes ne dépérirent point par sa négligence ; mais les détails de cette administration ne le détournèrent jamais de ses occupations politiques. Il assura son revenu par le mode d’économie domestique qui lui paraissait le plus simple et le plus certain : c’était de faire vendre en masse toute sa récolte de l’année, et ensuite d’acheter au marché toutes les choses nécessaires et de régler ainsi, sur son avoir, son intérieur et sa dépense de chaque jour ; habitude qui ne plaisait guère à ses fils devenus hommes, ni à leurs femmes, lesquelles trouvaient Périclès trop parcimonieux, et qui blâmaient cette régularité de dépense journalière, ces relevés faits avec tant d’exactitude, l’absence de cette abondance qu’on devait s’attendre à voir dans une maison riche et opulente, enfin cette balance rigoureuse de la dépense et de la recette. Celui qui entretenait ce bon ordre extrême était Évangélus, un de ses serviteurs, homme que la nature avait doué d’un talent tout particulier pour une intendance de ce genre, ou que Périclès y avait formé lui-même.
Or, une telle conduite ne s’accordait guère avec la philosophie d’Anaxagore. Car celui-ci, dans un mouvement de noble délire et d’enthousiasme pour la science, avait donné sa maison ; et il avait laissé ses terres en friche aux troupeaux que l’on y voudrait mener paître. Mais il n’en est pas de même, ce me semble, d’un philosophe spéculatif et d’un homme politique. Le premier ne s’occupe que du beau moral, sans que son intelligence ait besoin d’aucun instrument physique, d’aucune matière extérieure ; et l’autre, au contraire, dévoue ses facultés au service matériel des hommes : la richesse, pour lui, est donc chose, non pas seulement de première nécessité, mais d’ornement utile et louable. Ainsi Périclès était riche, et il soulageait un grand nombre de pauvres. On raconte même que, tandis qu’il était fort occupé par les affaires publiques, Anaxagore déjà vieux, oublié de lui et de tout le monde, et tombé dans la plus grande détresse, se couvrit la tête de son manteau, résolu à se laisser mourir de faim. Périclès en fut informé ; et il accourut aussitôt, tout éperdu, le suppliant de vivre : « Je pleure, lui disait-il, non pas sur toi, mais sur moi-même, qui serais privé d’un conseiller si précieux pour mon administration. » Anaxagore se découvrit la tête, et dit : « Périclès, ceux qui ont besoin d’une lampe y versent de l’huile. »
Les Lacédémoniens commençaient à voir d’un œil d’envie la grandeur croissante d’Athènes. Périclès inspirait à ses concitoyens une opinion de plus en plus haute d’eux-mêmes, en sorte qu’ils se croyaient appelés à une puissance plus grande encore. Il proposa et fit décréter que toutes les villes grecques, grandes et petites, de l’Europe et de l’Asie, dans quelques parages qu’elles fussent, seraient invitées à envoyer des députés à une assemblée, qui se tiendrait à Athènes, pour délibérer sur la reconstruction des temples qu’avaient incendiés les barbares ; sur les sacrifices qu’on avait voués aux dieux pour le salut de la Grèce, lors de la guerre contre les Perses ; sur les moyens d’assurer à tous la liberté et la sécurité de la navigation, et d’établir la paix générale. On choisit, pour ce message, vingt citoyens âgés de plus de cinquante ans. Cinq allèrent en Asie, chez les Ioniens, les Doriens et les habitants des îles, jusqu’à Lesbos et Rhodes ; et cinq dans les provinces de l’Hellespont et de la Thrace, jusqu’à Byzance. Cinq autres furent envoyés en Béotie, en Phocide et dans le Péloponnèse, d’où ils devaient passer, à travers la Locride, sur le continent voisin, et s’avancer jusque dans l’Acarnanie et le pays d’Ambracie. Les autres avaient à parcourir l’Eubée, les peuplades de l’Œta, le golfe Maliaque, la Phthiotide, l’Achaïe[45] et la Thessalie. Ils allaient donc, appelant et invitant tous les peuples à venir prendre part aux délibérations sur la paix et sur les intérêts communs de la Grèce. Cependant rien ne se fit. Les villes n’envoyèrent point de députés, empêchées qu’elles furent, dit-on, par les Lacédémoniens ; car c’est dans le Péloponnèse que ce plan échoua d’abord. Toutefois j’ai cru devoir en faire mention, pour montrer la grandeur des conceptions de Périclès et la haute portée de son esprit.
Comme général, Périclès jouissait de la confiance universelle, parce qu’il ne hasardait rien ; parce qu’il ne livrait jamais une bataille dont le succès fût incertain, ou dût être payé trop cher ; parce qu’il n’enviait point les capitaines qui avaient gagné de brillantes victoires pour s’être aventurés, et qu’il ne cherchait point à les imiter, quelque gloire qu’ils eussent tirée de leur témérité ; surtout parce qu’il disait toujours à ses concitoyens qu’en tant qu’il dépendait de lui, ils seraient immortels. Tolmide, fils de Tolméus, enflé de ses succès antérieurs, et du renom que lui avaient fait ses actions militaires, se disposait à se jeter sur la Béotie sans aucune raison, et il avait engagé les jeunes Athéniens les plus braves et les plus passionnés pour la gloire, au nombre de mille, à se joindre à ses troupes, et à prendre part à l’expédition[46]. Périclès chercha à le retenir, et à le dissuader de son projet ; et c’est alors qu’il dit, dans l’assemblée du peuple, cette parole célèbre : « Si tu ne veux pas écouter Périclès, du moins tu ne feras pas mal d’attendre le plus sage des conseillers, le temps. » Cette parole ne fut presque point remarquée à ce moment ; mais, peu de jours après, lorsqu’on apprit que Tolmide avait été vaincu et tué, dans un combat près de Coronée, et qu’il y avait péri un grand nombre de citoyens courageux, on se rappela le mot de Périclès. L’estime qu’on lui portait s’accrut encore ; et on reconnut en lui l’homme vraiment sensé, vraiment ami de son pays.
Entre ses expéditions militaires, celle que l’on approuva le plus, ce fut l’expédition de la Chersonèse, à laquelle durent leur salut les Grecs de la presqu’île. Il y conduisit mille colons athéniens, et il fortifia les villes du pays, en augmentant la population. Il fit plus ; il défendit le passage de l’isthme[47], à l’aide de boulevard et d’ouvrages de fortification, qui s’étendaient d’une mer à l’autre ; et il opposa ainsi une barrière aux incursions des Thraces répandus dans le voisinage de la Chersonèse. Il ferma l’entrée à ces guerres continuelles et pénibles qu’avait à soutenir incessamment ce pays, harcelé et bouleversé par les barbares du voisinage, et infesté par les brigands qui habitaient les frontières et même les campagnes de l’intérieur.
Périclès acquit, chez les nations étrangères elles-mêmes, une grande célébrité et un glorieux renom, par son expédition navale autour du Péloponnèse. Parti de Pèges en Mégaride, avec cent trirèmes, il ne se contenta pas de piller les villes maritimes, comme l’avait fait Tolmide : il pénétra fort avant dans les terres, à la tête de ses troupes de débarquement, et il força les habitants de se retirer dans les villes, pour ne pas être surpris par ses attaques. Ceux de Sicyone ayant osé se poster, pour l’attendre, dans la forêt de Némée, et lui livrer le combat, il emporta la position de vive force, les mit en déroute, et éleva, sur le lieu même, un trophée. Puis, après avoir tiré de l’Achaïe[48], alliée d’Athènes, un renfort qu’il mit sur sa flotte, il passa avec sa flotte sur l’autre rivage du golfe ; et, franchissant l’embouchure de l’Achéloüs, il ravagea l’Acarnanie, enferma les habitants du territoire d’Œnée dans leurs murailles, et porta par tout le pays ennemi le ravage et la dévastation. Il retourna à Athènes, après s’être montré capitaine redoutable, aux ennemis de sa patrie, et, à ses concitoyens, protecteur sûr et actif de leur vie et de leur fortune. Ses troupes n’avaient essuyé aucun accident fâcheux, même fortuit.
Il mit ensuite à la voile pour le Pont, menant une flotte nombreuse et magnifiquement équipée. Là, il rendit aux villes grecques tous les services qu’elles réclamèrent : il les traita avec beaucoup d’humanité, en même temps qu’il déployait aux yeux des nations barbares du voisinage, de leurs rois, de leurs princes, la grandeur des Athéniens, la sécurité avec laquelle ils naviguaient dans tous les parages où il leur plaisait de se présenter, leur confiance fondée sur l’empire des mers qu’ils avaient su conquérir. Il laissa aux habitants de Sinope[49] treize vaisseaux, ainsi que les soldats qui les montaient, sous la conduite de Lamachus, pour les assister dans une lutte contre le tyran Timésiléon[50] ; et, lorsque le tyran et ses amis eurent été chassés de la ville, il fit décréter qu’une colonie de six cents Athéniens volontaires serait transportée à Sinope, pour s’y confondre avec l’ancienne population, et pour se partager les maisons et les terres qu’y avait possédées la faction du tyran.
Cependant Périclès ne cédait pas à tous les caprices de ses concitoyens ; et il se gardait de faillir avec eux, lorsque, aveuglés et enorgueillis de leur puissance et de leurs succès, il les voyait se prendre à l’idée de faire une nouvelle tentative sur l’Égypte, et d’attaquer les provinces maritimes du roi de Perse. Déjà beaucoup avaient conçu leur malheureux amour pour la Sicile, funeste passion que, plus tard, enflammèrent dans tous les cœurs les discours d’Alcibiade. Il y en avait même qui rêvaient la conquête de l’Étrurie et du pays de Carthage. Et ces espérances n’étaient pas peut-être sans fondement, si l’on songe à la grandeur de l’empire des Athéniens et à la suite non interrompue de leurs prospérités.
Périclès contint ces convoitises aventureuses, et réprima cette fureur d’entreprises, en employant la plus grande partie des forces d’Athènes à garder et assurer ce qu’on avait acquis, persuadé qu’il était d’ailleurs que c’était déjà beaucoup d’empêcher l’accroissement de la puissance de Lacédémone. Il se montra, dans maintes occasions, l’adversaire opiniâtre des Lacédémoniens, et particulièrement dans la guerre sacrée. Ceux-ci étaient allés en armes à Delphes ; ils avaient enlevé aux Phocéens l’intendance du temple, et ils l’avaient donnée aux Delphiens. À peine s’étaient-ils retirés, que Périclès, à son tour, fit une contre-expédition, et rendit aux Phocéens l’intendance du temple. Les Delphiens avaient donné aux Lacédémoniens le droit de consulter l’oracle les premiers, et ceux-ci avaient gravé leur privilège sur le front du loup de bronze. Périclès prit le même privilège pour les Athéniens, et il le fit graver sur le côté droit du même loup.
Il avait raison de retenir dans la Grèce toutes les forces d’Athènes ; et les événements le prouvèrent. D’abord, l’Eubée se révolta : il s’y élança avec une armée. Presque aussitôt, il apprit que les Mégariens s’étaient déclarés contre Athènes, et que déjà une armée ennemie campait sur la frontière de l’Attique, ayant à sa tête Plistonax, roi de Lacédémone : il quitta donc promptement l’Eubée, pour venir défendre l’Attique. Il n’osa point cependant accepter le combat, que lui offrait une infanterie nombreuse et vaillante ; mais, sachant que Plistonax, qui était un tout jeune homme, ne faisait rien que par les conseils de Cléandridas, que les éphores lui avaient donné pour tuteur et pour second, à cause de sa jeunesse, il fit sonder secrètement celui-ci. Il l’eut bientôt gagné à prix d’argent, et il le détermina à retirer de l’Attique les Péloponnésiens. Cette armée opéra sa retraite, et les soldats se dispersèrent, chacun dans sa ville ; mais les Lacédémoniens, indignés, condamnèrent leur roi à une amende si forte, qu’il ne put la payer et qu’il s’expatria. Cléandridas avait pris la fuite : ils le condamnèrent à mort. Cet homme était le père de Gylippe, celui qui vainquit les Athéniens en Sicile. Il paraît que la nature avait mis, dans le cœur de Gylippe, l’amour de l’argent, comme une maladie héréditaire. Car il en fut le honteux esclave ; et, convaincu d’actes infâmes, il fut banni de Sparte, ainsi que nous l’avons raconté dans la Vie de Lysandre[51].
Dans le compte des frais de cette expédition, Périclès porta une somme de dix talents[52], en disant seulement qu’elle avait été employée en dépenses nécessaires ; et le peuple approuva ce compte, sans s’occuper de cette somme, et sans lui demander ce qu’il tenait secret. Plusieurs écrivains, entre autres le philosophe Théophraste, rapportent qu’il envoyait à Sparte dix talents chaque année. Il les distribuait en largesses à tous les magistrats en charge, afin de détourner la guerre ; achetant, non la paix, mais le temps pendant lequel il pourrait se préparer à loisir, pour faire ensuite la guerre avec tous ses avantages. Par conséquent, il se tourna aussitôt contre les rebelles ; et, passant en Eubée avec cinquante vaisseaux et cinq mille hommes d’infanterie, il fit rentrer toutes les villes dans le devoir. À Chalcis, il chassa les habitants les plus riches et les plus en crédit, qu’on appelait les Hippobotes[53] ; à Hestiée, il enleva toute la population, et il la remplaça par une colonie d’Athéniens : il se montra inexorable, cette fois, envers les Hestiens, parce qu’ayant capturé un vaisseau athénien, ils avaient égorgé tous ceux qui le montaient.
Après cela[54], une trêve de trente ans fut conclue entre Athènes et Lacédémone ; et Périclès fit décréter l’expédition navale contre Samos, sous prétexte que les habitants de cette île, ayant reçu d’Athènes l’ordre de cesser leurs hostilités contre Milet, n’avaient pas obéi. Comme il paraît n’avoir été poussé, dans l’affaire de Samos, que par le désir de plaire à Aspasie, il est à propos de rechercher quel art, quelle puissance de séduction cette femme avait en elle, pour enlacer dans ses filets le plus grand homme d’État de son époque, et pour que les philosophes aient pu parler d’elle en termes si honorables et si pompeux.
Tout le monde s’accorde à dire qu’elle était de Milet, et fille d’Axiochus. On dit aussi qu’elle s’attaqua aux personnages les plus puissants, parce qu’elle avait pris pour modèle une des anciennes courtisanes d’Ionie, nommée Thargélia. Cette Thargélia, belle femme, et douée de toutes les grâces du corps et de l’esprit, avait été liée avec un grand nombre de Grecs : elle avait gagné au roi de Perse tous ceux qui la fréquentaient, et, par eux, elle avait répandu dans les villes des germes d’esprit médique ; car elle ne choisissait pour amants que ce qu’il y avait, dans chaque ville, d’hommes considérés et puissants. Quant à Aspasie, on dit que Périclès la rechercha comme une femme d’esprit, et qui avait l’intelligence des choses politiques. Socrate allait souvent chez elle avec ses amis ; et ceux qui la fréquentaient y conduisaient même leurs femmes, pour qu’elles entendissent sa conversation, quoique sa vie ne fut certainement point un modèle de décence et d’honnêteté, puisqu’elle nourrissait des jeunes filles, qui se donnaient au premier venu. Eschine dit que Lysiclès[55], le marchand de moutons, homme grossier par naissance et par éducation, se fit le premier citoyen d’Athènes, parce qu’il fréquenta Aspasie, après la mort de Périclès. Platon, dans l’introduction du Ménexène, ne laisse pas, malgré son ton de plaisanterie, de donner comme positif, que plusieurs Athéniens allaient chez elle pour recevoir des leçons d’éloquence. Quoi qu’il en soit, il est évident que ce qui attira Périclès auprès d’elle, ce fut plutôt de l’amour. Il avait une femme, qui était sa parente, et qui, mariée en premières noces à Hipponicus, en avait eu un fils, Callias le riche. Elle avait aussi donné à Périclès deux fils, Xanthippe et Paralus. Plus tard, comme ils ne se plaisaient point, lui et elle, dans la société l’un de l’autre, il la céda, elle y consentant, à un autre mari, et il épousa Aspasie, qu’il aima éperdument ; car tous les jours, en sortant pour aller sur la place publique, ou en rentrant chez lui, il la saluait, dit-on, d’un baiser.
Les auteurs comiques ont donné à Aspasie les noms de nouvelle Omphale, de Déjanire, de Junon ; et Cratinus l’appelle nettement une concubine, dans ce passage :
Elle lui enfante Junon-Aspasie,
L’impudique concubine, à l’œil de chienne.
Il paraît que Périclès eut d’elle un bâtard ; car Eupolis, dans les Dèmes[56], l’a représenté faisant cette question :
Et mon bâtard vit-il encore ?
et Pyronidès lui répondant :
Il y a même longtemps déjà qu’il serait marié,
S’il n’avait craint le malheur de prendre une prostituée.
Aspasie acquit ainsi un tel renom et une telle célébrité, que Cyrus, celui qui disputa les armes à la main l’empire de Perse au roi son frère[57], donna le nom d’Aspasie à celle de ses concubines qu’il aimait le plus, et qui auparavant s’appelait Milto. Elle était fille d’Hermotine, et native de Phocée. Cyrus ayant péri dans la bataille qu’il livra, elle fut conduite au roi, et elle prit sur lui un grand ascendant. Ces particularités me sont revenues à la mémoire en traitant mon sujet ; et je n’ai pas cru devoir pousser la rigueur jusqu’à les repousser et à les passer sous silence.
On accuse donc Périclès d’avoir fait décréter la guerre contre les Samiens dans l’intérêt des Milésiens, à la prière d’Aspasie. Samos et Milet se faisaient la guerre pour la possession de Priène[58] ; et les Samiens avaient remporté une victoire, lorsque les Athéniens les sommèrent de cesser les hostilités, et de venir discuter devant eux leurs prétentions : ils n’obéirent point. Périclès fit voile vers Samos, y détruisit le gouvernement oligarchique, se fit livrer pour otages cinquante des notables, et autant d’enfants, et il les envoya en dépôt à Lemnos. On dit que chacun de ces otages lui offrit un talent pour rançon, et que d’autres offres lui furent faites par ceux qui auraient voulu ne pas voir le gouvernement démocratique établi dans leur ville. En outre, le Persan Pissuthnès, ami des Samiens, lui envoya dix mille pièces d’or, pour le toucher en leur faveur. Périclès refusa tout, traita les Samiens comme il l’avait résolu, établit chez eux le gouvernement démocratique, et fit voile pour retourner vers Athènes. À peine était-il parti, que Pissuthnès enleva furtivement les otages des Samiens, et que les Samiens se préparèrent à la guerre. Périclès revint, et ne les trouva ni surpris ni effrayés, mais bien déterminés à soutenir la lutte, et à disputer aux Athéniens l’empire de la mer. Un terrible combat naval s’engagea près de l’île de Tragia[59], et Périclès y remporta une brillante victoire ; car, avec quarante-quatre vaisseaux, il en défit soixante-dix, dont vingt portaient des troupes de débarquement.
Vainqueur, il poursuivit les Samiens jusque dans leur port, s’en empara, et mit le siège devant la ville. Les assiégés se défendirent avec intrépidité : ils ouvrirent leurs portes, et ils combattirent devant leurs remparts. Cependant Périclès, ayant reçu une flotte plus nombreuse que la première, bloqua entièrement la place ; puis, à la tête de soixante trirèmes, il quitta les parages de l’île, et il prit la mer pour aller, à ce que disent la plupart des historiens, au-devant d’une escadre qu’envoyaient les Phéniciens, alliés de Samos, car il voulait livrer la bataille le plus loin possible de l’île. Stésimbrote prétend que c’était pour faire une expédition contre Cypre ; ce qui ne paraît pas vraisemblable Quelle qu’ait été son intention, l’événement prouva qu’il avait tort ; car, pendant qu’il était éloigné, le philosophe Mélissus[60], fils d’Ithagénès, alors général des Samiens, méprisant le petit nombre des vaisseaux laissés au siège, ou bien l’inhabileté des hommes qui les commandaient, engagea ses concitoyens à tomber sur les assiégeants. Ils le firent, remportèrent la victoire, tuèrent à leurs ennemis beaucoup de monde, et coulèrent à fond plusieurs vaisseaux ; et, la mer ainsi rendue libre, ils firent entrer dans leurs murs des vivres et toutes les choses dont ils étaient privés auparavant, et dont ils avaient besoin pour soutenir le siège. Aristote dit que Périclès lui-même avait été déjà auparavant vaincu sur mer par Mélissus. Les Samiens rendirent aux prisonniers athéniens le même outrage qu’ils en avaient reçu : ils imprimèrent, sur le front de chacun d’eux, la figure d’une chouette, comme les Athéniens avaient imprimé, sur le front des leurs, la figure d’une samine. La samine était un navire dont la proue n’était point saillante, et dont les flancs étaient larges et renflés ; ce qui le rendait très-facile à la manœuvre, et en même temps très-léger. Cette espèce de navire était appelé samine, parce que le premier avait été construit à Samos, sous la direction du tyran Polycrate[61]. C’est à ces stigmates des captifs que fait allusion, dit-on, le vers d’Aristophane :
Comme le peuple de Samos est fort sur les lettres !
Périclès apprit cet échec, et il revint en toute hâte au secours des siens. Il rencontra Mélissus, qui venait lui offrir le combat : il le vainquit, le mit en déroute ; et, déterminé à briser la résistance des assiégés, et à prendre la ville, mais préférant la dépense de temps et d’argent à tout sacrifice d’hommes, il enferma la place par un mur de circonvallation. Mais, comme les Athéniens eux-mêmes s’ennuyaient de la longueur du siège[62], qu’ils demandaient à combattre, et qu’il était fort difficile de les contenir, il divisa toutes ses troupes en huit corps, et il les fit tirer au sort : celui des huit qui amenait une fève blanche[63] n’avait qu’à se reposer et faire bonne chère, tandis que les autres combattaient. De là vient que ceux qui ont passé la journée dans les plaisirs disent qu’ils ont eu un jour blanc, à cause de la fève blanche de Samos. Éphore raconte qu’à ce siège, Périclès employa des machines de guerre. Il s’était passionné pour cette invention nouvelle, due au mécanicien Artémon. Artémon était avec lui ; et, comme il était boiteux, et qu’il se faisait porter en litière aux endroits où les travaux pressaient, on le surnommait Périphorète[64]. Héraclide de Pont convainc Éphore d’erreur, au moyen de quelques vers d’Anacréon, dans lesquels est pommé un Arlémon Périphorète, plusieurs générations avant le siège de Samos, et avant les faits dont nous parlons. L’Artémon du poète était un homme délicat et mou, qui avait peur de tout, et qui, n’osait presque point sortir de sa maison, y demeurait toujours assis, tandis que deux domestiques tenaient, au-dessus de sa tête, un bouclier d’airain, pour le garantir de tout ce qui aurait pu tomber sur lui : quand il fallait absolument qu’il sortît, il se faisait porter, partout où il voulait aller, dans une petite litière fort peu élevée au-dessus de terre ; et c’est pour cela qu’on l’avait surnommé Périphorète.
Après neuf mois de siège, les Samiens se rendirent. Périclès démantela leur ville, leur ôta tous leurs vaisseaux, et exigea une somme considérable, dont ils payèrent une partie sur-le-champ, s’engageant à payer le reste à des termes fixes, et donnant des otages pour sûreté. Le Samien Duris[65], avec une emphase tragique, accuse les Athéniens et Périclès d’un raffinement de cruauté, dont ne font mention ni Thucydide, ni Éphore, ni Aristote : il dit, et le fait ne paraît pas vraisemblable, que Périclès, ayant pris tous les capitaines de vaisseaux et les soldats de marine, les fit conduire sur la place de Milet, où ils demeurèrent pendant dix jours, attachés à des poteaux ; et que, quand il vit leurs forces épuisées, il ordonna de les tuer en les assommant à coups de bâton, et de jeter leurs corps sans sépulture. Mais Duris n’a pas pour habitude de fonder ses récits sur la vérité, même lorsqu’il n’est emporté par aucune passion : à plus forte raison a-t-il probablement exagéré les maux de son pays, pour en tirer occasion de jeter de l’odieux sur les Athéniens.
Samos abattue, Périclès revint à Athènes. Là, il célébra avec pompe les funérailles des guerriers morts dans la guerre ; et, suivant l’usage, il prononça leur éloge funèbre, aux applaudissements de tous. Lorsqu’il descendit de la tribune, les femmes lui tendaient les mains, et elles lui jetaient des couronnes et des bandelettes, comme à un athlète vainqueur ; mais Elpinice, s’approchant de lui : « Oui, Périclès, cela est admirable, dit-elle, cela est digne de ces couronnes, d’avoir fait périr tant et de si braves citoyens, non pas en faisant la guerre contre les Phéniciens ou les Mèdes, comme mon frère Cimon, mais pour ruiner une ville alliée, une ville parente d’Athènes[66] ! » Périclès l’écouta sans s’émouvoir ; et il lui répondit, en souriant, par un vers d’Archiloque :
Vieille, tu devrais ne plus te parfumer !
Le poëte Ion prétend qu’après sa victoire sur les Samiens, Périclès se prit d’admiration pour lui-même, et qu’il se laissa aller à une haute opinion de son mérite. « Agamemnon, disait-il, a mis dix ans à s’emparer d’une ville barbare ; et moi j’ai emporté, en neuf mois, la première et la plus puissante ville des Ioniens. » Et certes, il avait quelque droit de se glorifier ainsi ; car cette guerre fut remplie de vicissitudes et de dangers, puisque, selon Thucydide, il s’en fallut de fort peu que les Samiens ne ravissent aux Athéniens l’empire de la mer. Après cette expédition, voyant déjà se soulever les flots de la guerre du Péloponnèse, il engagea le peuple à secourir les Corcyréens[67], attaqués par ceux de Corinthe, et à s’attacher une île si puissante par sa marine, à une époque où les peuples du Péloponnèse ne pouvaient plus tarder à devenir leurs ennemis. Sa proposition fut adoptée ; et il envoya à Corcyre Lacédémonius, fils de Cimon. Périclès ne lui avait donné que dix vaisseaux, dans une intention perfide ; car il y avait, entre la famille de Cimon et les Lacédémoniens, des rapports d’une étroite amitié. Si donc Lacédémonius ne faisait rien de remarquable et de glorieux dans son commandement, ce serait une occasion de l’accuser de laconisme. C’est pour cette raison qu’il lui donna si peu de vaisseaux, et qu’il le chargea malgré lui de cette expédition. Il cherchait d’ailleurs, par tous les moyens, à rabaisser les fils de Cimon : c’étaient, disait-il, non des citoyens, mais des métis, des étrangers, étrangers même par leurs noms. L’un se nommait, en effet, Lacédémonius, l’autre Thessalus, et un troisième Éléus ; et leur mère passait pour Arcadienne.
Cependant Périclès, se voyant blâmé par tout le monde de n’avoir envoyé que ces dix trirèmes, secours bien au-dessous des besoins des insulaires, et sentant d’ailleurs qu’il donnait par là trop d’avantages à ses adversaires politiques, fit partir une autre escadre, plus considérable, mais qui n’arriva qu’après le combat. Alors les Corinthiens s’indignent, et ils portent plainte contre les Athéniens à Lacédémone ; et les Mégariens se joignent à eux, alléguant pour griefs que tous les marchés, tous les ports de la dépendance d’Athènes leur sont interdits, et qu’ils en sont exclus au mépris du droit commun et des engagements réciproques pris par tous les Grecs. Quant aux Éginètes, fatigués de ce qu’ils appelaient les outrages et la domination violente des Athéniens, et n’osant d’ailleurs se plaindre ouvertement, ils firent passer secrètement leurs doléances à Lacédémone. En même temps Potidée[68] se révolta : c’était une colonie de Corinthe, mais soumise aux Athéniens. Ceux-ci en firent le siège ; et cette circonstance hâta encore la guerre. Cependant des députés furent envoyés à Athènes ; et même Archidamus, roi des Lacédémoniens, avait arrangé presque tous les différends, et calmé les alliés : on touchait à la réconciliation générale ; et les Athéniens n’auraient pas eu à soutenir la guerre, du moins pour les autres torts qu’on leur reprochait, s’ils avaient consenti à révoquer leur décret contre Mégare, et à se réconcilier avec les Mégariens. Mais Périclès fit les plus grands efforts, pour empêcher la révocation de ce décret, et il excita le peuple à persister dans son animosité jalouse contre les Mégariens ; et c’est pour cela qu’on le regarde comme seul auteur de la guerre.
Une députation vint, pour ce sujet, de Lacédémone à Athènes ; et, Périclès prétextant une loi qui défendait de détruire la table sur laquelle le décret était écrit, un des députés, nommé Polyarcès, lui répliqua, dit-on : « Hé bien ! ne la détruis pas, retourne-la, cette table ; car il n’y a pas de loi qui le défende. » Le mot parut plaisant ; mais Périclès n’en demeura pas moins inflexible. Il est donc probable qu’il avait quelque haine particulière contre les Mégariens ; mais, pour lui donner un prétexte d’intérêt public, et qu’il pût avouer, il les accusa d’avoir empiété sur le terrain consacré, dont la culture était prohibée[69], et il fit décréter qu’un héraut leur serait envoyé pour s’en plaindre, et irait ensuite à Lacédémone soutenir l’accusation. Le décret, rédigé par Périclès, est en termes fort doux et fort modérés. Mais Anthémocrite, qui fut chargé du message, mourut pendant sa mission. On attribua sa mort aux Mégariens ; et Charinus fit décréter qu’il y aurait désormais, entre Athènes et Mégare, haine irréconciliable, haine sans trêve ; que tout Mégarien qui mettrait le pied sur le sol attique serait puni de mort ; que les généraux, quand ils prononceraient le serment exigé par les lois, jureraient en outre de faire, pendant l’année de leur commandement, deux incursions dans la Mégaride, et qu’Anthémocrite serait enterré près des portes Thriasiennes, aujourd’hui nommées le Dipyle[70].
Les Mégariens repoussent avec énergie l’inculpation de la mort d’Anthémocrite, et ils rejettent les causes de la guerre sur Périclès et Aspasie. Ils se fondent sur ces vers des Acharniens[71], qui sont si connus et si populaires :
Des jeunes gens vont à Mégare : ils s’enivrent en jouant au cottabe[72] ;
Ils enlèvent la courtisane Simétha.
Bientôt les Mégariens, en proie à une douleur extrême,
Enlèvent à leur tour deux des courtisanes d’Aspasie.
Il n’est donc pas facile d’assigner la véritable cause de la guerre ; mais tous les écrivains s’accordent à dire que Périclès empêcha seul qu’on révoquât le décret. Les uns, cependant, attribuent son opiniâtreté à sa grandeur d’âme, et à la justesse de son esprit pénétrant, qui lui montrait les vrais intérêts de son pays, et qui lui faisait voir, dans l’insistance de Lacédémone sur ce point, l’intention d’essayer si Athènes céderait, et, dans la condescendance d’Athènes, l’aveu apparent de sa faiblesse. Suivant les autres, c’est plutôt par pur amour-propre, et pour faire montre de sa force, qu’il affecta de mépriser les sommations de Lacédémone. Mais, de toutes les causes qu’on attribue à cette guerre, celle où il y a le plus de mauvaises passions en jeu, et celle aussi pour laquelle se réunissent le plus de témoignages, est racontée à peu près comme il suit.
Le sculpteur Phidias s’était chargé, comme nous l’avons dit, de faire la statue de Minerve. Il était l’ami de Périclès, et il jouissait auprès de lui d’un immense crédit. Cette faveur lui valut la haine d’une foule d’envieux ; et il y en eut qui essayèrent sur lui ce que ferait le peuple à l’égard de Périclès, si Périclès était jamais traduit en jugement. Ils gagnent un des ouvriers de Phidias, appelé Ménon ; et Ménon va sur la place publique, se poster dans l’attitude d’un suppliant, et demander sûreté pour dénoncer Phidias, et pour soutenir une accusation contre lui. Le peuple accueillit la demande de cet homme : une action fut intentée et soutenue contre Phidias, dans l’assemblée générale. Mais on ne le put convaincre des larcins qu’on lui reprochait ; car Phidias, par le conseil de Périclès, avait travaillé séparément, depuis la première jusqu’à la dernière, toutes les pièces d’or qui entraient dans la composition de la statue, et il les avait assemblées de telle manière, qu’il était facile de les enlever et de les peser ; ce que Périclès invita les accusateurs à faire alors. Une autre cause de l’envie qu’on portait à Phidias, c’était sa réputation d’artiste ; et surtout on lui en voulait de ce qu’en représentant, sur le bouclier de la déesse, le combat des Amazones, il s’y était sculpté lui-même, sous la figure d’un vieillard chauve, qui soulève une pierre des deux mains, et de ce qu’il y avait mis un magnifique portrait de Périclès, combattant une Amazone : sa main levée pour lancer le javelot lui couvre en partie le visage ; mais cette main est disposée avec un art si merveilleux, qu’elle semble vouloir dissimuler la ressemblance, et que cette ressemblance éclate des deux côtés. Phidias fut donc jeté en prison ; et il y mourut de maladie, ou, suivant quelques écrivains, du poison que lui firent prendre ses ennemis, pour avoir lieu de calomnier Périclès[73]. Quant au dénonciateur Ménon, le peuple lui accorda exemption de toutes charges, sur la proposition de Glycon, et ordonna aux stratèges de prendre soin de la sûreté personnelle de cet homme.
Vers le même temps, Aspasie eut à se défendre d’une accusation d’impiété, intentée contre elle par le poète comique Hermippus[74], qui l’accusait en outre de recevoir secrètement chez elle des femmes de condition libre, pour les livrer à Périclès. Diopithès rédigea ensuite un décret ordonnant à tous de dénoncer ceux qui ne croiraient pas aux dieux de l’État, ou qui disputeraient sur les phénomènes célestes. Son but était de faire tomber quelques soupçons de cette nature sur Périclès, à cause de ses liaisons avec Anaxagore. Le peuple accueillit le décret avec faveur, et autorisa les poursuites. Alors Dracontidès rédigea à son tour un autre décret : c’était que Périclès remît les comptes de son administration financière entre les mains des Prytanes[75] ; et que les juges prononçassent la sentence dans la ville, à l’autel de Minerve. Agnon amenda le projet, en substituant à l’article second cette disposition : Que le jugement serait confié à quinze cents personnes ; et que l’accusateur qualifierait le délit, à son choix, de soustraction et de corruption, ou de simple injustice.
Aspasie n’échappa à une condamnation que grâce aux larmes que Périclès répandit pour elle, selon Eschine[76], pendant le cours du procès, et grâce aux prières qu’il adressait à tous les juges. Comme il craignait davantage pour Anaxagore, il le fit sortir de la ville, et il l’accompagna lui-même jusque hors des murs. L’affaire de Phidias avait été déjà un échec pour la popularité de Périclès : redoutant donc le jugement dont il était menacé, il souffla le foyer de la guerre, qui était près de s’allumer, mais qui couvait encore, espérant dissiper, par ce moyen, toutes ces accusations, et affaiblir l’envie ; parce qu’Athènes, plongée dans de grandes difficultés et de grands périls, se jetterait entre ses bras, à cause de la puissance et de la considération dont il avait su s’environner. Tels sont donc les motifs pour lesquels on suppose qu’il empêcha le peuple de céder à la demande des Lacédémoniens. Toutefois la vérité, sur ce point, est inconnue.
Les Lacédémoniens, sachant bien que, s’ils pouvaient le renverser, ils trouveraient dans les Athéniens plus de souplesse, les engagèrent à bannir de leur ville les sacrilèges[77] : or, Périclès descendait de la race maudite, du côté de sa mère, d’après ce que raconte Thucydide. Mais leur entreprise eut un succès tout contraire à celui qu’ils espéraient : au lieu d’exciter, contre Périclès, de la méfiance et de nouvelles clameurs, les paroles des députés ne servirent qu’à inspirer d’autant plus de confiance et de respect envers lui, qu’on le voyait, pour les ennemis de l’État, l’objet d’une haine et d’une crainte plus vives. Aussi, avant qu’Archidamus se jetât sur l’Attique à la tête des troupes du Péloponnèse, Périclès déclara-t-il aux Athéniens que, si les ennemis ravageaient toutes les campagnes, et qu’ils laissassent ses propriétés intactes, soit à cause des liens d’hospitalité qui l’unissaient à leur chef, soit dans le but de fournir à ses adversaires politiques l’occasion de déclamer contre lui, il abandonnerait à la république ses champs et ses métairies.
L’Attique fut donc envahie par une nombreuse armée de Lacédémoniens et d’alliés, sous la conduite du roi Archidamus. Ils dévastèrent toute la campagne ; et ils vinrent camper près d’Acharnes[78], persuadés que les Athéniens ne pourraient se contenir, et qu’emportés par la colère et l’amour-propre, ils leur livreraient bataille. Mais Périclès jugeait trop dangereux d’exposer la ville même aux chances d’une bataille contre soixante mille hoplites péloponnésiens et béotiens ; car tel était le nombre des hommes qui formaient la première armée d’invasion ; et, comme les citoyens, exaspérés des dégâts qui se commettaient sous leurs yeux, demandaient à combattre, il modéra leur ardeur, en leur disant que les arbres abattus et coupés repoussent bientôt après, mais que, les hommes une fois tués, il n’est pas facile d’en réparer la perte. Cependant il ne convoquait point l’assemblée du peuple, dans la crainte de se voir forcé d’agir contrairement à ses vues. Comme un pilote surpris par la tempête, et qui, après avoir mis ordre à tout et fait ses dispositions pour une résistance suffisante, ne prend conseil que de son expérience, sans s’arrêter aux larmes et aux lamentations des passagers, en proie au mal de mer et à la frayeur : de même Périclès, après avoir bien fermé la ville, distribué des postes sur tous les points, et fait toutes les dispositions nécessaires pour la sûreté publique, ne prit plus conseil que de sa propre prudence, sans se soucier des clameurs et des emportements des assiégés, des instances réitérées de ses amis, des déclamations et des menaces de ses ennemis. On chantait partout, contre lui, des chansons injurieuses, où sa personne était couverte d’ignominie, où l’on blâmait son commandement, et où on l’accusait de laisser, par faiblesse et par lâcheté, tout en proie aux ennemis. Cléon même s’acharnait contre lui, et, profitant de l’irritation du peuple, s’acheminait déjà vers sa puissance démagogique, comme le prouvent ces vers d’Hermippus ;
Roi des satyres, pourquoi ne veux-tu pas
Prendre la lance, et vas-tu débitant
De beaux discours sur la guerre,
Tandis que tu as le cœur d’un Télès[79] ?
Queux rude, dont le grain aiguise l’épée,
Pourquoi frissonnes-tu à la vue de la copide[80],
Et te laisses-tu mordre par le brûlant Cléon ?
Cependant Périclès demeurait inébranlable ; et il supportait tranquillement, et sans y répondre, les injures et les attaques haineuses. Il envoya contre le Péloponnèse une flotte de cent vaisseaux ; et, au lieu de partir lui-même pour cette expédition, il demeura dans la ville, pour la tenir toujours dans sa main, jusqu’à ce que l’armée péloponnésienne se retirât. Toutefois, comme la guerre avait causé une irritation générale, il essaya de calmer les esprits par des distributions d’argent, et en faisant décréter le partage des terres conquises : tous les habitants d’Égine furent chassés de leur île ; des lots furent faits de leur territoire, et assignés par le sort à des Athéniens[81].
On avait une consolation aussi dans les maux que souffraient les ennemis. La flotte fit le tour du Péloponnèse, dévastant, saccageant la campagne, les villages et les petites villes ; et Périclès lui-même se jeta sur la Mégaride par terre, et la ravagea entièrement. Aussi est-il certain que ceux du Péloponnèse, s’ils avaient fait beaucoup de mal aux Athéniens, n’en avaient pas reçu moins eux-mêmes de la flotte athénienne, et qu’ils n’auraient pas continué une telle guerre, et n’auraient pas été longtemps sans y renoncer, comme Périclès l’avait prédit tout d’abord, si une puissance surnaturelle n’eût arrêté et renversé les calculs de la prudence humaine. D’abord une peste survint, qui moissonna la fleur et la force de la jeunesse, et qui atteignit également les corps et les âmes ; et tous s’aigrirent tellement contre Périclès, que, comme des malades que la fièvre porte à des excès contre leur médecin ou contre leur père, ils se laissèrent aller, contre lui, à l’injustice et aux mauvais traitements. Car ses ennemis leur répétaient que le principe du mal, c’était l’agglomération, dans la ville, d’une multitude d’habitants de la campagne, qui, durant les chaleurs de l’été, vivaient entassés pêle-mêle dans de petites habitations, dans des tentes sans air, où ils demeuraient accroupis tout le jour, sans pouvoir rien faire, eux accoutumés à un air libre et pur. « Et l’auteur de tous ces maux, disaient-ils, c’est l’homme qui a suscité cette guerre ; qui a fait affluer cette foule, des champs dans nos murs ; qui ne les emploie à rien ; qui les tient enfermés, comme des bestiaux dans un parc, et qui les laisse maintenant s’infecter les uns les autres, sans leur procurer aucun moyen de respirer, et de se rafraîchir par le déplacement. »
Pour remédier à ces maux, et pour nuire à l’ennemi, Périclès équipa cent cinquante vaisseaux, montés par une nombreuse et vaillante troupe d’hoplites et de cavaliers ; armement formidable, et qui inspirait autant de crainte à l’ennemi, que d’espérance aux Athéniens. On allait mettre à la voile : tous les équipages étaient au complet, les troupes embarquées, et Périclès sur sa trirème, lorsqu’il survint une éclipse de soleil. Tous, effrayés de cette obscurité soudaine, la prirent pour un présage terrible. Périclès, voyant son pilote saisi d’épouvante et tout éperdu, étendit son manteau devant les yeux de cet homme, et lui en couvrit la tête ; puis il lui demanda s’il trouvait ceci un événement effrayant, ou le présage de quelque sinistre. « Non, dit le pilote. — Hé bien ! reprit Périclès, quelle différence y a-t-il entre ceci et cela, si ce n’est que ce qui cause cette obscurité est plus grand que mon manteau ? » Voilà du moins ce que l’on conte, dans les écoles des philosophes.
Périclès partit ; mais il ne fit rien qui répondit à la grandeur de ces préparatifs. Il mit le siège devant la ville sainte d’Épidaure[82] ; mais, au moment où l’on avait presque la certitude de la prendre, l’opération manqua, parce que la peste se déclara dans l’armée, emportant non-seulement les Athéniens, mais tous ceux qui entraient dans le camp et les approchaient. On s’en prit à Périclès, de ces calamités. Il essaya des paroles de consolation et d’encouragement ; mais il ne put calmer l’irritation, et changer la disposition des esprits. À Athènes, on le mit en jugement. On alla aux suffrages ; et, à la pluralité des suffrages, on lui ôta le commandement de l’armée. Enfin il fut condamné à une amende, que des historiens font monter à quinze talents seulement, et d’autres jusqu’à cinquante[83]. Celui qui se porta pour son accusateur fut Cléon, suivant Idoménée, et Simmias, suivant Théophraste ; mais Héraclide de Pont le nomme Lacratidas.
Cependant ces contrariétés politiques ne furent pas de longue durée. Le peuple l’avait blessé ; mais il avait, pour ainsi dire, laissé son courroux dans la plaie, comme l’abeille son aiguillon. Mais Périclès était en proie à des chagrins domestiques. La peste lui avait enlevé beaucoup de ses amis ; et il voyait avec douleur la mésintelligence régner dans sa maison. Xanthippe, l’aîné de ses fils légitimes, prodigue, de son naturel, et qui était marié à une femme jeune et dépensière, fille de Tisandre, fils d’Épilycus, s’indignait de la sévère administration d’un père qui fournissait à l’entretien de la maison avec tant de réserve et de parcimonie. Un jour, il avait envoyé demander à un de ses amis une somme d’argent au nom de son père : l’ami la lui prêta ; mais, lorsque ensuite il vint la redemander, Périclès, loin de payer, lui intenta un procès. C’est pourquoi Xanthippe, furieux, allait par la ville décriant son père, et contant à tous, pour le tourner en ridicule, sa vie intérieure et privée, et ses conversations avec les sophistes ; répétant que, le pentathle[84] Charippus[85] ayant involontairement atteint et tué, d’un coup de javelot, Épitimius de Pharsale, Périclès avait passé une journée entière à discuter et à rechercher, avec Protagoras[86], si c’était le dard, ou celui qui l’avait lancé, ou les Agonothètes[87], que l’on pouvait avec le plus de raison accuser de cet accident. Pour ce qui est du bruit qui courut au sujet de la femme de Xanthippe, c’est Xanthippe qui l’avait répandu lui-même, suivant Stésimbrote ; et le même auteur ajoute que le jeune homme mourut sans s’être réconcilié avec son père. Xanthippe mourut de la peste. Périclès perdit de même sa sœur, la plupart de ses parents, et ceux de ses amis dont les conseils lui étaient le plus utiles pour le gouvernement. Cependant il conserva toute sa fermeté et sa grandeur d’âme. Il ne faiblissait point sous tant de malheurs ; et on ne le voyait ni pleurer, ni célébrer des funérailles, ni paraître sur la tombe d’aucun de ses proches. Mais, lorsqu’il perdit Paralus, le dernier de ses enfants légitimes, il essaya vainement de se roidir contre un tel coup, et de conserver son caractère et sa force d’âme. Il fléchit alors ; et, quand il s’approcha pour déposer sur le mort une couronne, à la vue du cadavre, la douleur l’emporta, ses sanglots éclatèrent, et il versa un torrent de larmes. C’était la première fois qu’il montrait son désespoir.
Comme Athènes avait essayé des autres capitaines et des autres orateurs, pour la conduite de cette guerre, et qu’aucun d’eux n’avait, pour un tel commandement, ni assez de poids, ni une autorité suffisante, on regretta Périclès : on le rappela à la tribune, et à la tête des troupes. Il restait chez lui, abattu, abîmé dans sa douleur ; mais Alcibiade et ses autres amis le décidèrent à se montrer en public. Alors le peuple s’excusa de son ingratitude ; et Périclès, élu de nouveau général, reprit en main les affaires. Aussitôt il entreprit de faire rapporter la loi sur les bâtards, loi dont il avait lui-même été l’auteur ; car il craignait qu’à défaut d’héritiers, son nom et sa race ne s’éteignissent avec lui. Voici ce qui s’était passé au sujet de la loi en question. Bien des années auparavant, lorsqu’il était dans toute sa puissance, Périclès, ayant, comme nous l’avons dit, des enfants légitimes, avait porté une loi qui ne reconnaissait pour Athéniens que ceux qui seraient nés de père et de mère athéniens. Dans la suite, comme le roi d’Égypte[88] avait envoyé en présent au peuple quarante mille médimnes de blé[89], et que les citoyens devaient en faire le partage entre eux, une foule d’actions judiciaires furent intentées, suivant les termes de la loi, contre ce qu’on appelait les bâtards. On reprit des poursuites jusqu’alors oubliées ou négligées ; et beaucoup même furent victimes d’imputations fausses. Il n’y en eut pas moins de cinq mille, convaincus de bâtardise, et vendus comme esclaves ; et, recensement fait de tous ceux qui conservèrent le droit de cité et portèrent légalement le nom d’Athéniens, il ne s’en trouva plus que quatorze mille quarante.
C’était chose bien grave, qu’une loi qui avait été exécutée avec une telle rigueur, et contre tant de personnes, fût abrogée par celui-là même qui l’avait portée. Cependant les Athéniens, touchés de ses malheurs domestiques, qui semblaient comme le châtiment de son arrogance et de sa fierté, et persuadés que le ciel s’était chargé de le punir, et qu’il avait besoin qu’on lui montrât des sentiments d’humanité, consentirent à ce qu’il inscrivît son bâtard dans sa phratrie[90], en lui donnant son nom. Celui-ci vainquit, dans la suite, la flotte du Péloponnèse aux îles Argineuses ; et il périt, condamné à mort par le peuple, avec les généraux ses collègues[91].
C’est alors, ce semble, que Périclès fut attaqué de la peste. La maladie ne fut pas, chez lui, comme chez les autres, violente et aiguë : c’était une sorte de langueur, qui se prolongeait avec des symptômes variés, usant lentement son corps, et affaiblissant son âme. Théophraste, dans ses Éthiques, recherchant si les événements changent le caractère des hommes, et si les passions du corps l’altèrent et l’éloignent de l’amour de la vertu, raconte qu’un ami de Périclès étant venu le visiter pendant sa maladie, celui-ci lui montra un amulette que les femmes lui avaient pendu au cou, comme une preuve qu’il était bien mal, puisqu’il se prêtait à de telles niaiseries.
Quelques instants avant sa mort, les principaux citoyens, et ceux de ses amis qui vivaient encore, étaient assis autour de son lit, s’entretenant de son mérite, et de la grande autorité qu’il avait exercée. Ils énuméraient ses belles actions, et les victoires que les Athéniens avaient remportées sous ses ordres, et dont neuf trophées consacraient le souvenir ; et ils causaient ainsi, pensant que Périclès avait entièrement perdu connaissance, et qu’il n’était plus en état de les comprendre. Mais il avait suivi toute leur conversation ; et, tout à coup, il les interrompit, disant qu’il s’étonnait de les entendre louer et rappeler des succès dont la Fortune pouvait revendiquer sa part, et qui lui étaient communs avec bien d’autres généraux, tandis qu’ils ne parlaient point de ce qu’il y avait de plus grand et de plus beau dans sa vie : « C’est, dit-il, que je n’ai fait prendre de vêtements noirs à aucun Athénien. »
Nous lui devons donc notre admiration, pour la douceur et la modération qu’il a toujours conservées, quoique occupé de tant d’affaires, et en butte à tant d’inimitiés ; et nous la devons surtout à cette élévation de sentiments qui lui faisait regarder comme son plus beau titre de gloire, de n’avoir jamais, lui armé d’une puissance si grande et qui avait si longtemps duré, rien accordé à la haine ni à la colère, et de ne s’être montré implacable envers aucun de ses ennemis. Et ce surnom, par lui-même si arrogant et si fastueux, ce titre d’Olympien, si quelque chose pouvait empêcher qu’il excitât l’envie, et le rendre même propre à Périclès, c’était, sans nul doute, la douceur de son caractère, la pureté de sa vie au sein de la puissance, et sa probité sans tache. Ainsi, suivant nous, les dieux, rois et souverains de tous les êtres, sont une source de biens, d’où le mal ne peut découler ; et nous ne troublons pas notre esprit, comme les poëtes, par des doctrines extravagantes. Eux, dans leurs poëmes, ils nous représentent ce qu’ils appellent le séjour des dieux, comme une demeure où règne un calme parfait et inaltérable ; inaccessible à toute agitation, et aux vents, et aux nuages ; environnée d’une sérénité, d’une lumière toujours également pures ; car tel doit être le séjour des bienheureux et des immortels. Et cependant, ces mêmes poëtes nous montrent les dieux en proie à des troubles continuels, à des haines, à des emportements, à des passions de toute espèce, indignes même d’hommes sensés. Mais cette digression paraîtra peut-être convenir mieux à un autre sujet.
Instruits par les événements qui suivirent la mort de Périclès, les Athéniens ne tardèrent pas à comprendre ce que Périclès valait, et à le regretter manifestement. Ceux qui, pendant sa vie, souffraient avec chagrin sa puissance, parce qu’elle les mettait dans l’ombre, avouèrent, aussitôt après sa mort, et après qu’ils eurent essayé des autres orateurs et démagogues, que jamais homme n’avait réuni autant de modération et de grandeur, autant de douceur et de majesté. Et cette autorité même, objet de tant d’attaques envieuses, cette monarchie, comme on l’appelait, et cette tyrannie, on reconnut alors qu’elle avait été, pour l’État, comme un boulevard de salut : tant le gouvernement se plongea, après lui, dans la corruption, dans une multitude de passions mauvaises, qu’il avait forcées de rester cachées, en les affaiblissant, en les humiliant, et qu’il avait empêché de devenir incurables, réduites qu’elles étaient à l’impuissance[92].
- ↑ Disciple de Socrate, et fondateur de la secte des cyniques.
- ↑ Chacun des livres contenait un Parallèle, c’est-à-dire deux Vies suivies d’une comparaison. Il manque plusieurs de ces livres ; et on a déjà pu remarquer qu’ils ne se suivent pas exactement dans l’ordre où Plutarque les a composés.
- ↑ En l’an 479 avant J.-C.
- ↑ Ainsi le sobriquet signifiait tête d’oignon marin.
- ↑ Poëte de l’ancienne comédie.
- ↑ Mot à mot qui rassemble les têtes, parodie de l’épithète homérique de Jupiter : assembleur de nuages.
- ↑ Il y a, dans l’original, un jeu de mots intraduisible. Le mot μακάρις signifie proprement heureux, fortuné ; mais on y trouve aussi le radical du mot κάρη, tête, et la particule μά, qui indique l’augmentation.
- ↑ Autre poëte de l’ancienne comédie, mais moins connu que Cratinus.
- ↑ C’est, avec Aristophane et Cratinus, le plus connu des poëtes de l’ancienne comédie.
- ↑ Poëte comique de la même époque, déjà cité par Plutarque.
- ↑ C’est-à-dire de Phlionte ; on le nomme aussi le sillographe, à cause du titre qu’il avait donné à ses satires.
- ↑ Voyez le premier livre de la Métaphysique d’Aristote.
- ↑ Afin, dit spirituellement saint Basile, que son école de sagesse ne se fît pas de mal en chemin.
- ↑ Poëte tragique contemporain de Périclès.
- ↑ En ce temps-là, les poëtes dramatiques présentaient au concours des tragédies quatre pièces, savoir : trois tragédies et un drame satyrique, sorte de comédie bouffonne, où le chœur était composé de satyres.
- ↑ Général athénien, différent de l’historien du même nom, qui est de la génération postérieure à Périclès.
- ↑ Le repas finissait par des libations ; mais les convives, après les libations, restaient à boire et à se divertir.
- ↑ C’était un vaisseau sacré, qu’on n’employait que dans les circonstances solennelles.
- ↑ Un des trois philosophes qui furent députés à Rome, au temps du vieux Caton.
- ↑ Dans le huitième livre de la République.
- ↑ J’ai dit ailleurs que les anciens philosophes prenaient le nom de physiciens ; j’ajoute ici que leurs ouvrages étaient ordinairement intitulés περὶ φύσεως, et que par physique ils entendaient une explication générale de toutes choses
- ↑ C’est à la fin du Phèdre ; et Cicéron, dans l’Orateur, a reproduit les remarques de Platon.
- ↑ Voyez, par exemple, Aristophane, au vers 530 et suivants des Acharniens.
- ↑ Égine n’est qu’à quelques lieues de la côte d’Attique ; et les Éginètes avaient été une puissance maritime avant les Athéniens. On a vu qu’ils avaient pris parti pour les Perses, durant les guerres Médiques. Les Athéniens s’emparèrent de leur île, mais sans pouvoir s’y établir aussi solidement qu’ils l’auraient voulu.
- ↑ Sophocle, après le succès de son Antigone, fut nommé stratège ou général, par les Athéniens, et il prit part à l’expédition contre Samos.
- ↑ Il s’agit, cette fois, de Thucydide l’historien, et du deuxième livre de sa Guerre du Péloponnèse.
- ↑ Voyez Aristote, Politique, livre I, chapitre 9.
- ↑ Œa était un des dèmes de l’Attique. D’autres lisent d'Ios, une des Sporades.
- ↑ Cette Vie, qui faisait probablement partie des neuf premiers livres mentionnés par Plutarque, ne se trouve, dans la disposition actuelle, que la vingt-cinquième de la collection.
- ↑ Tanagre était une ville de Béotie.
- ↑ Idoménée était de Lampsaque, et il avait écrit un ouvrage sur les disciples de Socrate, et un autre sur l’histoire de Samothrace. Il vivait dans le quatrième siècle avant J.-C.
- ↑ En Thrace.
- ↑ Naxos et Andros, îles de l’Archipel.
- ↑ Ou Thurium, dans la Lucanie, sur la frontière du Brutium.
- ↑ Plus de cinq millions. Le Parthénon avait à lui seul coûté cette somme, qui valait cinquante millions au moins de notre monnaie d’aujourd’hui.
- ↑ Dans l’Acropole. C’est la plus parfaite construction, sous tous les rapports, que les hommes aient jamais élevée. Il était consacré à Minerve : de là vient le nom de Parthénon, ou temple de la Vierge. On l’appelait Hécatompédon, à cause de la largeur de sa façade, qui avait cent pieds. Sans les dévastations des hommes, il subsisterait encore dans son entier. L’appareil en était indestructible ; et le génie des deux architectes avait réussi à faire de tous ces blocs de marbre comme un seul bloc : les joints sont presque absolument invisibles à l’œil nu.
- ↑ Il était consacré à Déméter, autrement dit Cérès.
- ↑ C’était un dème de l’Attique.
- ↑ Fête en l’honneur d’Athéné ou Minerve.
- ↑ C’est-à-dire le vestibule ou le portique par où l’on passait pour monter à l’Acropole. Les Propylées subsistent encore en partie.
- ↑ C’est-à-dire qui donne la santé.
- ↑ Dans le dialogue intitulé Phèdre.
- ↑ Dans le livre deuxième de son histoire.
- ↑ poëte de l’ancienne comédie.
- ↑ Bien entendu l’Achaïe thessalienne.
- ↑ Les troupes de Tolmide se composaient d’alliés d’Athènes, et c’est à ces alliés que s’adjoignirent les mille Athéniens.
- ↑ L’isthme qui joint la Chersonèse de Thrace au continent.
- ↑ Il s’agit ici de l’Achaïe du Péloponnèse.
- ↑ Ville de la Paphlagonie, sur le Pont-Euxin.
- ↑ Ce Timésiléon n’est pas connu d’ailleurs.
- ↑ Cette Vie est la vingt-troisième de la collection, bien que Plutarque, dans son dixième volume, s’y réfère comme à un ouvrage déjà existant.
- ↑ Cinquante et quelques mille francs de notre monnaie, mais valant plus de dix fois cette somme.
- ↑ Mot à mot, nourrisseurs de chevaux.
- ↑ Ce ne fut que cinq ans plus tard.
- ↑ Il ne faut pas confondre ce Lysiclès avec le général du même nom, qui, dans le siècle suivant, fut vaincu à Chéronée, et que les Athéniens condamnèrent à mort, sur l’accusation de l’orateur Lycurgue.
- ↑ D’autres lisent Démosies ; mais il est probable que la comédie mentionnée ici par Plutarque est la même qu’il a citée plus haut sous le titre de Dèmes. Peut-être aussi la même comédie était-elle désignée indifféremment sous les deux noms.
- ↑ Et qui fut vaincu par Artaxerxès à Cunaxa.
- ↑ Priène était une ville d’Ionie.
- ↑ Une des Sporades, à peu de distance de Samos.
- ↑ Il avait été disciple de Xénophane et de Parménide, et il compte parmi les hommes les plus distingués de l’école Éléatique.
- ↑ Celui qu’Orœtès, satrape de Cambyse, prit en trahison et fit mettre en croix.
- ↑ Ce siège durait déjà depuis près de neuf mois.
- ↑ De temps immémorial, dans les tribunaux athéniens, la fève blanche était le signe de l’absolution.
- ↑ Que l’on porte çà et là, de περὶ et φέρω.
- ↑ Historien contemporain de Ptolémée-Philadelphe.
- ↑ Samos était une ville ionienne, comme Athènes.
- ↑ C’était cinq ans après la prise de Samos.
- ↑ Ville située en Macédoine, dans la presqu’île de Pallène.
- ↑ Ce terrain consacré, ἡ ἱερὰ ὀργάς, dépendait du temple d’Éleusis, et confinait au territoire de Mégare.
- ↑ Ce mot signifie double porte. Le Dipyle menait à Éleusis et à Mégare : on en voit encore les ruines.
- ↑ Comédie d’Aristophane que nous possédons. Voyez vers 624 et suivants.
- ↑ Jeu qui consistait à jeter de haut et avec bruit quelques gouttes de vin dans de petits vases placés sur de l’eau, et à les y faire enfoncer.
- ↑ Suivant d’autres, Phidias fut seulement exilé ; et c’est même pendant cet exil qu’il aurait fait son chef-d’œuvre, la statue de Jupiter-Olympien.
- ↑ Poëte de l’ancienne comédie.
- ↑ Magistrats chargés de rendre la justice à un certain moment de l’année, qui était comme les grands jours ou les assises d’Athènes.
- ↑ C’est le célèbre orateur, rival de Démosthène.
- ↑ Voyez la Vie de Solon.
- ↑ Dème ou bourg situé presque aux portes d’Athènes.
- ↑ C’est-à-dire probablement d’un lâche ; mais ce Télès est inconnu.
- ↑ Espèce de hache de combat.
- ↑ Les Éginètes rentrèrent plus tard en possession de leurs biens, et ils se rendirent même indépendants d’Athènes.
- ↑ En Argolide, sur le golfe Saronique. Elle était regardée comme une ville sainte, à cause du fameux temple d’Esculape.
- ↑ Quinze talents font environ 80,000 francs, et cinquante talents environ 275,000, qu’il faudrait au moins décupler pour en exprimer toute la valeur.
- ↑ Athlète qui figurait dans les cinq exercices des jeux.
- ↑ Au lieu de Χαρίππου, nom propre, la leçon vulgaire est γὰρ ἵππον, et c’est seulement le cheval d’Épitimius, que l’athlète aurait tué.
- ↑ Le plus célèbre des sophistes, avec Gorgias. Il est plus que douteux que Périclès ait jamais fréquenté un tel homme.
- ↑ Les présidents des jeux.
- ↑ En ce temps là, il y avait, en Égypte, des rois indigènes, qui s’étaient rendus indépendants de la Perse.
- ↑ Plus de 20,000 hectolitres.
- ↑ C’est-à-dire, dans la portion de sa tribu dont les citoyens faisaient leurs sacrifices avec lui.
- ↑ Ils furent condamnés pour n’avoir pas donné la sépulture à leurs morts. C’était dans la vingt-sixième année de la guerre.
- ↑ Voyez, pour l’histoire des dernières années de la guerre du Péloponnèse, les Vies d’Alcibiade, de Nicias et de Lysandre.