Vies des hommes illustres/Comparaison de Lysandre et de Sylla
Charpentier, (Volume 2, p. 554-560).
COMPARAISON
DE
LYSANDRE ET DE SYLLA.
Nous venons de raconter la vie de Sylla ; passons maintenant à la comparaison des deux personnages. Ils ont eu cela de commun que tous les deux ils n’ont dû qu’à eux-mêmes le principe de leur élévation ; mais, ce qui est particulier à Lysandre, c’est que tous les emplois qu’il a exercés, ses concitoyens les lui conférèrent d’une volonté libre et saine, et que jamais il ne leur arracha rien par force, et qu’il n’eut pas besoin pour s’agrandir de violer les lois.
C’est ce qu’on vit à Rome du temps de Sylla : le peuple était corrompu, le gouvernement malade ; il s’y levait aujourd’hui un tyran, demain un autre. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que Sylla usurpât l’autorité souveraine, alors que des Glaucia, des Saturninus, chassaient des Métellus de la ville, et que des fils de consuls étaient égorgés dans les assemblées du peuple ; alors que les soldats étaient à qui les payait, et que l’argent et l’or disposaient de la force des armes. On vit les lois établies par le fer et la flamme, et ceux qui osaient contredire, réduits par la violence. Ce n’est pas que je blâme celui qui, dans le désordre de toutes choses, a pu se saisir du pouvoir suprême ; mais je ne crois pas non plus que celui qui a su devenir le premier dans une ville si dépravée en fût le citoyen le plus honnête. Mais celui que Sparte, si bien policée et si sage alors, honorait des plus grandes dignités, et qu’elle chargeait de ses plus grandes affaires, était à ses yeux, si je puis ainsi dire, le meilleur entre les meilleurs, et le premier entre les premiers. Aussi les citoyens lui rendirent-ils l’autorité chaque fois qu’il la résigna entre leurs mains, parce qu’il conservait toujours la vertu qui donne la véritable supériorité. Au contraire, Sylla, nommé une première fois général d’armée, retient dix ans l’autorité militaire, se nomme lui-même tantôt consul, tantôt proconsul, tantôt dictateur, et n’est jamais qu’un tyran.
Il est vrai que Lysandre, comme nous l’avons dit, essaya de changer la forme du gouvernement, mais par des moyens plus doux, plus conformes aux lois que ceux de Sylla : il voulait employer la persuasion, et non la force des armes ; il ne se proposait pas, comme Sylla, de tout renverser à la fois, mais seulement de réformer la constitution de la royauté. Et il paraissait naturel et juste que, dans une ville qui devait à sa vertu et non à sa noblesse l’empire qu’elle exerçait sur les Grecs, ce fût le plus vertueux entre les plus vertueux qui fût revêtu de l’autorité suprême. En effet, de même qu’un chasseur, un écuyer ne cherche pas ce qui est né d’un chien ou d’un cheval, mais le cheval même et le chien ; car qu’en ferait l’écuyer, si c’était un mulet qui fût né de la jument ? de même l’homme d’État tomberait dans une grande méprise, s’il cherchait non point quel est personnellement celui qui commande, mais de qui il est né. Les Spartiates eux-mêmes ont ôté le pouvoir à plusieurs de leurs rois, parce qu’au lieu d’avoir une âme royale, c’étaient des hommes vicieux et de nul mérite. Le vice, pour être joint à la noblesse, n’en est pas moins infâme ; et la vertu tire son lustre non de la naissance, mais d’elle-même.
Ils commirent tous deux des injustices, l’un en faveur de ses amis, l’autre contre ses amis mêmes. Il est certain que presque toutes les fautes dont Lysandre se rendit coupable, il les commit dans l’intérêt de ceux qui lui étaient dévoués, et que ce fut pour les faire rois ou tyrans qu’il se souilla de tant de meurtres. Mais Sylla voulut, par envie, ôter à Pompée l’armée qu’il avait sous ses ordres, et à Dolabella le commandement de la flotte, qu’il lui avait donné lui-même. Il fit égorger sous ses yeux Lucrétius Ofella, qui demandait le consulat pour prix de plusieurs grands services qu’il lui avait rendus, imprimant dans tous les esprits l’horreur et l’effroi par le supplice de ses meilleurs amis. Leur conduite à l’égard des voluptés et des richesses montre encore mieux dans l’un l’homme fait pour commander, et dans l’autre un tyran. On ne voit pas que Lysandre, revêtu d’une si grande puissance et d’une autorité si absolue, se soit porté à aucun excès, à rien qui sentît les passions d’un jeune homme ; il évita au contraire, autant que personne, la juste application de ce proverbe :
tant la vie qu’il mena fut toujours tempérante, véritablement laconienne, et conforme aux plus étroites prescriptions de la vertu ! Sylla s’abandonna sans mesure à ses passions, sans pouvoir être retenu ni dans sa jeunesse par la pauvreté, ni dans ses vieux jours par la faiblesse de l’âge. Au temps même où il promulguait dans Rome des lois sur le mariage et la continence, il passait sa vie dans les adultères et dans les amours infâmes. Aussi rendit-il Rome si pauvre et épuisa-t-il si bien le trésor, qu’il fut réduit à vendre, à prix d’argent, aux villes amies et alliées des Romains, leur indépendance et le droit de se gouverner par leurs lois. Cependant il confisquait et vendait chaque jour à l’encan les biens des familles les plus riches et les plus puissantes. Mais il faisait à ses flatteurs des prodigalités sans bornes. Et quelle mesure, quelle épargne peut-on croire qu’il gardât, au sein de la débauche, dans ses largesses privées, lorsqu’à la vue de tous, et environné du peuple, il adjuge à vil prix, à un de ses amis, les biens d’une famille opulente qu’il faisait vendre à l’encan ? Quelqu’un y ayant mis une enchère, que le crieur annonça, il en fut très-mécontent : « C’est une indignité, chers concitoyens, dit-il, c’est une vraie tyrannie qu’il ne me soit pas permis de disposer, comme il me plaît, des dépouilles qui m’appartiennent. » Lysandre, au contraire, envoyant à Sparte l’argent du butin fait sur les ennemis, y ajoute les dons qu’il avait reçus en particulier. Ce n’est pas que je le loue de l’avoir fait ; car peut-être nuisit-il plus à Sparte en y introduisant ces richesses, que Sylla ne fit à Rome en l’appauvrissant : je veux seulement donner une preuve du peu d’estime que Lysandre faisait des richesses.
Il y eut quelque chose de singulier dans la conduite de tous deux par rapport à leur ville. Sylla, effréné dans ses débauches et prodigue à l’excès dans ses dépenses, força ses concitoyens à une vie réglée ; Lysandre remplit sa patrie de vices qu’il n’avait pas. Ainsi ils se montrèrent tous deux inconséquents. L’un fut moins bon que ses propres lois ; l’autre rendit ses concitoyens moins bons qu’il ne l’était lui-même, car il fit contracter à Sparte des besoins dont il avait su personnellement se défendre.
Voilà pour leurs actes politiques.
Si nous passons aux exploits de guerre, aux faits d’armes, au nombre des trophées, à la grandeur des périls, Lysandre n’est point à comparer à Sylla. Il n’a gagné que deux batailles navales. J’ajouterai à ses exploits la prise d’Athènes, qui ne fut pas chose bien difficile en réalité, mais qui lui fit une grande réputation. Il y eut peut-être du malheur dans ce qui arriva en Béotie et auprès d’Haliarte ; mais ce fut une grande imprudence de n’avoir pas attendu la grande armée du roi, qui était sur le point d’arriver de Platée ; d’être allé mal à propos, par un mouvement de colère et d’ambition, donner tête baissée contre les murailles, et de s’être fait battre honteusement par des soldats tels quels, qui s’élancèrent de la ville à l’improviste. Il tomba frappé d’un coup mortel, non point comme Cléombrotus à Leuctres, vivement pressé par les ennemis, et faisant une vigoureuse résistance ; non point comme Cyrus[1] ; non point comme Épaminondas ramenant à l’ennemi ses troupes qui avaient plié, et assurant la victoire. Eux, ils périrent de la mort qui convenait à des rois et à des capitaines ; mais Lysandre s’aventura lui-même sans honneur, comme un simple soldat et un enfant perdu ; il justifia par son exemple la répugnance qu’avaient les anciens Spartiates à se battre contre des murailles : luttes où l’homme le plus brave peut être tué par le dernier des soldats ; que dis-je ? par un enfant, par une femme, comme Achille tomba, dit-on, sous les coups de Paris aux portes de Troie. Au contraire il ne serait pas aisé de nombrer seulement toutes les batailles livrées par Sylla, toutes les victoires qu’il a remportées, tous les milliers d’ennemis qu’il a renversés à terre. Il prit deux fois Rome elle-même ; il se rendit maître du Pirée, non par la famine, comme Lysandre, mais après plusieurs grands combats, après avoir chassé Archélaüs de la terre ferme, et l’avoir réduit à ses forces maritimes.
C’est d’ailleurs un point important de voir quels généraux ils ont eu à combattre l’un et l’autre. Ce ne fut qu’un jeu et une bagatelle, à mon sens, de vaincre dans un combat naval Antiochus, qui n’était que le pilote d’Alcibiade, et de tromper un Philoclès, ce harangueur des Athéniens,
adversaires que Mithridate n’eût pas daigné comparer à un de ses palefreniers, ni Marius à un de ses licteurs. Mais, pour ne pas nommer ici tous les princes, tous les consuls, tous les généraux, tous les démagogues contre lesquels Sylla eut à lutter, qui d’entre les Romains fut plus redoutable que Marius ? qui d’entre les rois plus puissant que Mithridate ? qui d’entre les chefs italiens plus belliqueux que Lamponius et Télésinus ? Sylla chassa le premier de Rome, soumit le second, et tua les deux autres.
Mais une chose me paraît au-dessus de tout le reste, c’est que, tandis que les succès de Lysandre furent toujours secondés par les efforts de Sparte, Sylla, banni de sa patrie, opprimé par la faction de ses ennemis, alors qu’on chassait sa femme de Rome, que sa maison était en proie aux flammes et que ses amis périssaient, livra bataille en Béotie à une multitude innombrable, s’exposa pour sa patrie aux plus grands périls, et dressa un trophée de victoire. Mithridate a beau lui offrir son alliance et le secours d’une puissante armée contre ses ennemis, il ne se montre à son égard ni plus doux ni plus facile ; bien plus, il ne lui répond, il ne lui prend la main qu’après l’avoir entendu déclarer hautement qu’il renonce à l’Asie, qu’il livrera ses vaisseaux, et restituera la Bithynie et la Cappadoce à leurs rois légitimes. C’est, à mon gré, la plus belle action de Sylla, et le plus noble effet de sa grandeur d’âme, d’avoir sacrifié de la sorte à l’intérêt public son utilité personnelle. Comme les chiens généreux, il ne lâche point prise, il n’accorde rien à son antagoniste qu’il ne se soit avoué vaincu : c’est alors qu’il court venger ses propres injures.
Enfin leur conduite à l’égard d’Athènes peut être de quelque poids pour faire juger la différence de leur caractère. Sylla prend la ville lorsqu’elle faisait la guerre pour soutenir la puissance et l’autorité de Mithridate, et lui laisse sa liberté et ses lois ; au lieu que Lysandre, loin de montrer la moindre pitié en la voyant déchue de cette glorieuse prééminence qu’elle avait exercée sur la Grèce, lui ôte son gouvernement populaire, et la soumet à des tyrans cruels et iniques.
Il me semble, d’après ce parallèle, qu’on ne s’éloignerait pas beaucoup de la vérité en disant que Sylla a fait de plus grandes actions, et Lysandre de moins grandes fautes ; que celui-ci mérite le prix de la tempérance et de la sagesse, l’autre celui du talent militaire et de la valeur.