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Vies des hommes illustres/Comparaison de Timoléon et de Paul Émile

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 2p. 93-95).
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COMPARAISON
DE
TIMOLÉON ET DE PAUL ÉMILE.


Voilà comment l’histoire nous représente ces deux grands hommes : on voit assez dès lors qu’il n’y a dans leur comparaison ni des différences, ni des disparités bien sensibles. Les guerres qu’ils eurent à soutenir leur donnèrent à tous les deux d’illustres adversaires : à l’un les Macédoniens, à l’autre les Carthaginois. Le bruit de leurs victoires retentit par le monde : l’un conquit la Macédoine, et détruisit la tyrannie d’Antigonus, qui avait duré jusqu’au septième roi ; l’autre déracina de la Sicile toutes les tyrannies, et rendit à l’île sa liberté. Peut-être voudra-t-on mettre entre eux cette différence, que Paul Émile vainquit Persée alors qu’il disposait de grandes forces et avait déjà battu les Romains, tandis que Timoléon n’attaqua dans Denys qu’un homme presque sans ressources, et tout écrasé par ses pertes. Mais il y a aussi à l’avantage de Timoléon, qu’il vainquit plusieurs tyrans, et brisa les forces redoutables de Carthage avec une armée ramassée au hasard, et non point comme Paul Émile avec des troupes aguerries et formées à une exacte discipline : il ne disposa jamais que de mercenaires, soldats accoutumés à une vie indisciplinée, et qui ne faisaient à la guerre que ce qu’il leur plaisait. Or, des exploits égaux accomplis avec d’inégales ressources ajoutent à la gloire du général.

Ils portèrent, dans toutes leurs actions, l’intégrité et la justice ; mais il semble que Paul Émile arriva aux affaires déjà tout formé à la vertu par les lois et les mœurs de sa patrie ; au lieu que Timoléon s’y forma lui-même. Ce qui le prouve, c’est que, du temps de Paul Émile, tous les Romains étaient également modestes, également soumis à leurs usages, pleins de respect pour les lois et pour leurs concitoyens. Au contraire, il n’y eut pas un général, pas un capitaine grec qui ne se corrompît dès qu’il eut touché à la Sicile, hormis le seul Dion : encore Dion encourut-il généralement le soupçon d’aspirer à la tyrannie, et de rêver l’établissement d’une royauté semblable à celle de Lacédémone. Timée rapporte que Gylippe lui-même fut honteusement et ignominieusement renvoyé par les Syracusains pour avoir montré, dans l’exercice du commandement, une insatiable rapacité. Les injustices et les perfidies que fit commettre à Pharax le Spartiate, et à Callippus l’Athénien, l’espoir de se rendre maîtres de la Sicile, nous ont été transmises par plusieurs historiens. Quels misérables pourtant, et qu’ils avaient peu de forces en main pour se livrer à une telle espérance ! Le premier avait suivi la fortune de Denys chassé de Syracuse ; Callippus n’était qu’un simple capitaine dans les troupes étrangères de Dion. Mais Timoléon, envoyé aux Syracusains sur leur demande, et après leurs vives instances ; Timoléon, qui n’avait point à mendier des troupes, et qu’attendait une armée ; Timoléon, maître d’un pouvoir librement déféré, ne manifesta, dans son commandement, dans toutes ses entreprises, que l’ambition de détruire les tyrans injustes.

Une chose vraiment admirable dans Paul Émile, c’est qu’après avoir renversé une si grande monarchie, il n’augmenta pas son bien d’une seule drachme ; c’est qu’il n’approcha ni les yeux ni la main de ces trésors dont il fit à d’autres de si grandes largesses. Je ne dis point qu’il faille blâmer Timoléon d’avoir accepté une belle maison à la ville et un domaine aux champs : il n’y a pas de honte à recevoir le prix de si grands services ; mais refuser est plus glorieux encore ; et c’est le comble de la vertu de savoir se passer de ce qu’on peut acquérir légitimement. Tel corps supporte le froid, tel autre le chaud : les meilleurs tempéraments sont ceux qui peuvent souffrir également le chaud et le froid ; de même l’âme la plus forte et la mieux constituée est celle que n’enorgueillissent ni n’énervent les succès, et que n’abattent point les revers. Paul Émile me semble, à cet égard, plus parfait que Timoléon. Dans le plus grand des malheurs, dans la douleur extrême que lui causa la mort de ses enfants, il ne se montra ni plus faible qu’au sein de ses triomphes, ni moins digne de respect. Timoléon, au contraire, après l’action généreuse où il se porta contre son frère, ne sut pas réprimer, par l’effort de la raison, le trouble de son âme : abattu par le repentir et par le chagrin, il n’eut pas, durant vingt ans, le courage de paraître à la tribune et sur la place publique. Il faut fuir ce qui est honteux, et en rougir ; mais aussi, craindre à tout propos le blâme, c’est la preuve d’un caractère doux et simple à la vérité, mais qui n’a point de grandeur.


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