Vies des hommes illustres/Paul Émile
Charpentier, (Volume 2, p. 44-92).
PAUL ÉMILE.
Quand je commençai à écrire ces Vies, ce fut pour faire plaisir à d’autres ; c’est pour l’amour de moi-même que je les continue aujourd’hui, et avec une prédilection particulière. L’histoire m’est comme un miroir où je porte les yeux, pour tâcher, autant qu’il est en moi, de régler ma vie et de la former sur les vertus des grands hommes. Rien ne ressemble plus à un commerce familier que la façon dont j’en use avec eux ; j’exerce tour à tour envers chacun d’eux une sorte d’hospitalité, en leur donnant place dans ces récits ; je les fixe près de moi, je contemple ce qu’ils ont eu de grand, et ce qu’ils étaient[1], et je choisis dans leurs belles actions celles qui méritent le plus d’être connues.
Grands dieux ! où trouver sujet de plus douces joies[2],
moyen plus efficace pour la réforme des mœurs ? Nous devons prier, dit Démocrite, qu’il se présente à nous des images favorables, et que l’air qui nous environne, nous en porte de convenables à notre nature et de bonnes, plutôt que de sinistres et n’ayant aucun rapport avec nous ; mais il n’a fait qu’introduire par là dans la philosophie une opinion fausse, source intarissable d’erreurs superstitieuses. Pour moi, appliqué à l’étude de l’histoire, occupé de composer ces Vies, je m’instruis moi-même en recueillant sans cesse dans mon âme les souvenirs des hommes les plus vertueux et les plus illustres ; et si je contracte, par la contagion de la société où je suis obligé de vivre, quelque disposition vicieuse, dépravée et indigne d’un homme d’honneur, il me suffit, pour la repousser et la bannir loin de moi, pour calmer, pour adoucir ma pensée, de me tourner vers ces modèles parfaits de sagesse et de vertu. Je mets dans ce nombre ceux dont j’entreprends de retracer aujourd’hui la vie[3], Timoléon de Corinthe et Paul Émile ; deux hommes non moins heureux par leurs constants succès dans la conduite des affaires, que par la justesse de leurs vues, et qui pourraient donner à douter s’il n’y a pas eu, dans leurs plus glorieux exploits, une faveur de la Fortune plus encore qu’un résultat prémédité.
La plupart des historiens conviennent que la maison des Émilius était patricienne, et des plus anciennes de Rome. Le premier auteur de la famille Émilienne, celui qui laissa son nom à toute la race, fut le fils du philosophe Pythagore, Mamercus, surnommé Émilius à cause de la douceur et de la grâce de son langage[4] : telle est l’opinion de quelques-uns de ceux qui attribuent à Pythagore l’éducation du roi Numa[5]. Tous ceux de cette maison qui se sont illustrés ont dû leurs succès à leur amour pour la vertu. L’infortune même de Lucius Paulus, à la bataille de Cannes, fit éclater sa prudence et sa bravoure. Il n’avait pu persuader à son collègue de ne pas risquer le combat ; mais il prit part à la bataille qui se donnait contre son avis, et ne partagea point la fuite de Varron ; et, tandis que celui qui avait provoqué le danger abandonnait le champ de bataille, Lucius Paulus demeura ferme à son poste, et périt les armes à la main[6]. Il laissa une fille nommée Émilie, qui épousa le grand Scipion, et un fils appelé Paul Émile ; c’est celui dont j’écris la Vie.
Paul Émile atteignit l’âge d’homme dans un temps où florissaient les personnages les plus éminents par leurs vertus et par leur gloire. Il y parut avec éclat, bien qu’il n’eût pas adopté les mêmes goûts que les autres jeunes gens de grande famille, et tout en suivant une autre route. Il ne s’exerçait point à l’éloquence judiciaire ; il s’interdit même ces témoignages d’empressement et de zèle avec lesquels on parvenait d’ordinaire à gagner la faveur du peuple, et à s’insinuer dans ses bonnes grâces : tels que de saluer les citoyens par leur nom, de leur prendre la main en passant dans les rues, et de les embrasser ; non qu’il n’eût en lui tout ce qu’il fallait pour réussir par l’une et l’autre voie ; mais il préféra à ces ressources vulgaires, une gloire qui fût le fruit de la valeur, de la justice et de la bonne foi : qualités par lesquelles il eut bientôt surpassé tous ceux de son âge.
La première charge considérable qu’il brigua fut l’édilité ; et il l’emporta sur douze compétiteurs qui, dans la suite, parvinrent tous, dit-on, au consulat. Élu augure, c’est-à-dire un de ces prêtres qui sont, à Rome, les arbitres et les interprètes de la divination par le vol des oiseaux et l’inspection des signes célestes, il s’appliqua tellement à la recherche des usages nationaux, et s’instruisit si bien des cérémonies observées dès les premiers âges dans le culte religieux, que ce sacerdoce, où l’on ne voyait qu’un honneur, et qu’on ne recherchait que pour le titre, devint par ses soins un des arts les plus relevés, et un exemple à l’appui du sentiment de ces philosophes qui ont défini la religion la science du service des dieux[7]. Il mettait dans l’exercice de son ministère autant d’habileté que de zèle ; il était tout à ce devoir : jamais de distraction, d’omission, d’innovation. Il contestait avec ses collègues sur les manquements les plus légers, sur les moindres détails. « La divinité, disait-il, est facile et indulgente sur nos négligences, vous le croyez, et je le veux ; mais il pourrait être funeste à la république de les pardonner, et de s’en mettre trop peu en peine. Ce n’est jamais par un grand crime qu’on commence à troubler le gouvernement ; et ceux qui méprisent l’exactitude dans les petites choses négligent bien vite de veiller sur les plus importantes. »
Il porta le même esprit investigateur dans l’étude des anciennes mœurs militaires, et, dans l’observation de la discipline, la même sévérité. Jamais il ne flatta ses soldats ; jamais il ne fit servir, comme presque tous en usaient alors, un premier commandement à l’achat d’un second, en s’étudiant à complaire aux troupes par une douceur excessive ; mais, tel qu’un prêtre qui prescrirait les cérémonies de quelque grand sacrifice, il expliquait aux soldats tous leurs devoirs militaires, et se montrait inexorable envers ceux qui se rendaient coupables de transgression ou de désobéissance. Il tenait pour maxime que vaincre les ennemis n’est, en quelque sorte, qu’un accessoire, au prix de bien dresser les citoyens ; et c’est à cette conduite que sa patrie dut tant de succès.
Les Romains faisaient alors la guerre au roi Antiochus le Grand ; et leurs généraux les plus habiles avaient été envoyés contre ce prince, lorsqu’il s’éleva une nouvelle guerre du côté du couchant : toute l’Espagne se révolta, et Paul Émile y fut dépêché avec la qualité de préteur. Au lieu des six faisceaux qu’ont avec eux les préteurs, on lui en donna douze, et il eut aussi dans cette charge l’appareil de la majesté consulaire. Il vainquit deux fois les Barbares en bataille rangée, et en tua environ trente mille. Ce succès brillant fut uniquement le fruit de l’habileté du général, qui, profitant de la position des lieux, et passant à propos une rivière, procura à ses troupes une victoire aisée. Deux cent cinquante villes firent leur soumission, et lui ouvrirent volontairement leurs portes. Il pacifia la province, s’assura de sa fidélité, et revint à Rome sans avoir, dans cette expédition, augmenté sa fortune de la valeur d’une drachme. Peu empressé à amasser du bien, il dépensait généreusement son patrimoine, qui fut toujours si modique, qu’après sa mort on trouva à peine de quoi payer la dot de sa femme.
Sa première femme fut Papiria, fille de Papirius Mnason[8], personnage consulaire. Après avoir vécu longtemps avec elle, il la répudia, quoiqu’elle lui eût donné des enfants d’un mérite distingué ; car c’est d’elle qu’il avait eu le fameux Scipion et Fabius Maximus. La cause de ce divorce n’est pas venue jusqu’à nous ; mais, dans cette matière, rien, ce me semble, n’est plus vrai que le propos d’un Romain qui avait répudié sa femme. Ses amis lui faisaient des remontrances : « N’est-elle pas sage, disaient-ils ? n’est-elle pas belle ? n’est-elle pas féconde ? » Le Romain étendit le pied, montra son soulier, et dit : « N’est-il pas de forme élégante ? n’est-il pas tout neuf ? Aucun de vous, pourtant, ne peut savoir où il me blesse. » En effet, si des fautes graves et connues de tout le public sont la cause ordinaire des divorces, souvent aussi, des offenses légères, mais fréquentes, suite de dégoûts secrets, d’incompatibilité d’humeur, et qui ne sont connues que du mari, font naître dans la communauté domestique des aversions insurmontables.
Paul Émile, après sa séparation d’avec Papiria, épousa une autre femme dont il eut deux fils, qu’il garda dans sa maison ; ses deux fils du premier lit passèrent par adoption dans les plus puissantes et les plus illustres familles : l’aîné, dans celle de Fabius Maximus, celui qui fut cinq fois consul ; le second fut adopté pour fils par Scipion l’Africain, son cousin, et prit le nom de Scipion, Des deux filles de Paul Émile, l’une épousa le fils de Caton, et l’autre, Élius Tubéron, homme éminent par sa vertu et celui des Romains qui soutint la pauvreté avec le plus de grandeur et de dignité. Ils étaient seize de la même famille et du même nom d’Élius ; ils n’avaient pour eux tous qu’une petite maison à Rome et un modique bien de campagne, et ils habitaient au même foyer avec leurs nombreux enfants et leurs femmes. Là se trouvait la fille de ce Paul Émile qui avait été deux fois consul, qui avait triomphé deux fois ; et, loin qu’elle rougît de la pauvreté de son époux, elle ne faisait qu’admirer sa vertu, qui l’avait rendu pauvre. Les frères et les parents d’aujourd’hui, à moins de séparer leurs possessions communes par des climats, des rivières et des murailles, et de mettre entre eux l’intervalle de régions entières, ne cessent d’être en différend les uns avec les autres. Voilà les leçons que l’histoire donne à méditer et à contempler à ceux qui veulent profiter de ses exemples.
Paul Émile, nommé consul, alla faire la guerre aux Liguriens, situés au pied des Alpes, et que certains auteurs nomment Ligustins : c’était une nation fière et belliqueuse, exercée par les longues guerres que lui avait attirées le voisinage des Romains. Ils occupent, en effet, cette extrémité de l’Italie que bornent les Alpes, et cette partie des Alpes mêmes que baigne la mer Tyrrhénienne, en face de la côte d’Afrique. Ils sont mêlés avec les Gaulois et avec les Ibères maritimes. En ce temps-là, ils écumaient cette mer, montés sur des vaisseaux corsaires, pillaient et ruinaient les marchands, et poussaient leurs courses jusqu’aux colonnes d’Hercule. Quand Paul Émile entra dans leur pays, ils étaient quarante mille hommes en armes : lui, qui n’avait en tout que huit mille hommes, attaque un ennemi cinq fois plus nombreux, le met en fuite, et le renferme dans ses murailles. Il offrit aux Liguriens des conditions pleines de douceur et d’humanité ; car les Romains ne voulaient pas complètement détruire une nation qui était comme une barrière et un boulevard contre les mouvements des Gaulois, qui ne cessaient de menacer l’Italie. Les Liguriens, se confiant à Paul Émile, lui remirent à discrétion leurs vaisseaux et leurs villes. Il leur rendit les villes, sans y avoir fait autre mal sinon qu’il en démolit les murailles ; mais il leur enleva tous les vaisseaux, et ne leur laissa pas une barque qui eût plus de trois bancs de rames. Il mit en liberté un grand nombre de prisonniers, qu’ils avaient faits sur terre et sur mer, tant Romains qu’étrangers.
Telles furent les actions remarquables de son premier consulat. Il montra à plusieurs reprises, dans les années qui suivirent, le désir d’en obtenir un second ; il se mit sur les rangs ; mais, ayant été refusé, il se tint en repos après cet échec, uniquement occupé des fonctions de son sacerdoce et de l’éducation de ses enfants. Il les instruisit dans la discipline romaine et antique, comme il l’avait été lui-même, et les forma avec plus de soin encore à celle des Grecs. Il y avait toujours auprès d’eux, non-seulement des grammairiens, des sophistes et des rhéteurs, mais encore des sculpteurs, des peintres, des écuyers, des veneurs et des piqueurs, dont ils recevaient les leçons. Lorsqu’il n’était pas retenu par quelque affaire publique, le père assistait lui-même à leurs études et à leurs exercices ; car c’était de tous les Romains celui qui aimait le mieux ses enfants.
Pour revenir aux affaires publiques, c’était alors le temps où les Romains faisaient la guerre contre Persée, roi de Macédoine. Ils étaient mécontents de leurs généraux ; ils les accusaient de livrer par leur inexpérience et leur lâcheté la république au mépris et à la risée, et de recevoir de l’ennemi bien plus de maux qu’ils ne lui en faisaient. On venait tout récemment d’obliger Antiochus, surnommé le Grand, d’abandonner une portion de l’Asie, et de se retirer au delà du mont Taurus : enfermé dans la Syrie, il s’estima heureux d’acheter la paix au prix de quinze mille talents[9]. Quelque temps auparavant, on avait ruiné, dans la Thessalie, les forces de Philippe, et affranchi les Grecs du joug de la Macédoine. Enfin, celui à qui nul roi ne se pouvait comparer, ni pour l’audace ni pour la puissance, Annibal, avait été vaincu. Aussi ne supportait-on pas l’idée de ne combattre qu’à avantage égal contre Persée ; comme si c’était un adversaire digne de Rome, celui qui ne leur faisait la guerre depuis si longtemps qu’avec les restes de la défaite de son père. Mais les Romains ignoraient que Philippe avait, par sa défaite même, rendu l’armée, des Macédoniens plus forte et plus aguerrie. C’est ce que je vais expliquer brièvement, en reprenant les choses d’un peu plus haut.
Antigonus, le plus puissant des généraux et des successeurs d’Alexandre, ayant acquis pour lui et pour ses descendants le titre de roi, eut un fils, Démétrius, qui fut père d’Antigonus, surnommé Gonatas. De celui-ci naquit Démétrius, qui mourut après un règne assez court, laissant Philippe, son fils, en bas âge. Les principaux d’entre les Macédoniens, craignant l’anarchie, prennent Antigonus, neveu du roi défunt, lui font épouser la mère de Philippe, et lui confèrent d’abord le titre de tuteur du prince et de général des armées, puis celui de roi, quand ils eurent éprouvé les effets de sa modération et de sa capacité pour les affaires. Il fut surnommé Doson[10] parce qu’il promettait toujours et ne tenait jamais ses promesses. Après lui régna Philippe, qui se distingua, dès sa plus tendre jeunesse, entre les rois les plus illustres : il donna l’espérance qu’il rendrait à la Macédoine son ancienne dignité, et qu’il arrêterait seul la puissance romaine, déjà menaçante pour toutes les nations. Mais il fut vaincu dans une grande bataille près de Scotuse, par Titus Flamininus[11] ; et, abattu par ce revers, il se remit à la discrétion des Romains, et se tint heureux d’en être quitte pour une modique amende. Bientôt, impatient de son état, et sentant que régner par la grâce seule des Romains c’était bien plus le fait d’un esclave aimant le luxe que celui d’un homme ayant de la tête et du cœur, il ne songea plus qu’à la guerre, et il en fit les préparatifs avec autant d’adresse que de secret. Il laissa les villes situées sur les grands chemins ou sur les bords de la mer dans leur état de délabrement et d’abandon, pour ôter toute défiance, et rassembla des forces considérables dans les hautes provinces, emplissant châteaux, forteresses et villes de l’intérieur d’armes, d’argent et de bons soldats, exerçant et approvisionnant la guerre, et la tenant, pour ainsi dire, soigneusement cachée à tous les yeux. Il avait en réserve des armes pour trente mille hommes, huit millions de médimnes de blé serrés dans ses magasins, et autant d’argent comptant qu’il en fallait pour soudoyer pendant dix ans dix mille mercenaires destinés à défendre le pays. Mais il n’eut pas le temps de rien commencer, bien loin de mettre fin à ses projets : il fut emporté par le chagrin et le désespoir que lui causa la découverte de l’injustice qu’il avait commise en faisant périr Démétrius, l’un de ses fils, sur l’accusation calomnieuse du pire des deux. Persée, le fils qui lui survécut, hérita, avec son royaume, de sa haine contre les Romains ; mais la bassesse et la perversité de son caractère le rendaient inhabile à soutenir un tel fardeau. Sujet à toutes les passions et à tous les vices, il était surtout dominé par l’amour de l’argent. On prétend qu’il n’était pas même fils de Philippe, et que la femme de ce prince l’avait reçu tout après sa naissance d’une couturière d’Argos, nommée Gnathénia, qui en était la mère, et qu’elle l’avait furtivement supposé pour son propre fils. C’est ce qui le porta principalement, je crois, à se défaire de Démétrius, de peur que la famille royale, qui avait un héritier légitime, ne vînt à découvrir la bâtardise de l’autre héritier.
Cependant, tout lâche et tout méprisable qu’il était, les forces considérables dont il disposait l’entraînèrent à la lutte, et l’y soutinrent longtemps avec succès. Il battit les consuls romains, défit des armées puissantes, vainquit de nombreuses flottes, et prit plusieurs vaisseaux. Publius Licinius entra le premier dans la Macédoine. Persée le mit en déroute dans un combat de cavalerie, lui tua deux mille cinq cents de ses meilleurs soldats, et lui fit six cents prisonniers. Puis, cinglant vers Orée, où la flotte romaine était à la rade, il arrive à l’improviste, prend vingt vaisseaux de transport avec toute leur cargaison, coule à fond les autres, qui étaient chargés de blé, et s’empare de quatre galères à cinq rangs de rames. Dans un second combat, il repoussa le consul Hostilius qui voulait forcer les passages d’Élimie pour entrer en Macédoine, et qui avait pénétré à la dérobée dans la Thessalie : Hostilius n’osa accepter le combat que Persée lui offrait. Persée ne s’en tint pas même à cet ennemi ; et, comme si les Romains n’eussent pas mérité ses regards, et qu’il eût eu du temps à perdre, il s’en alla faire une incursion dans le pays des Dardaniens, tailla en pièces dix mille de ces barbares, et emporta un immense butin. En même temps il sollicitait les Gaulois habitants des bords du Danube, qu’on appelle Bastarnes, nation belliqueuse et forte en cavalerie. Il proposait aux Illyriens, par Genthius leur roi, de s’unir avec lui pour cette guerre : le bruit même courut que les barbares, gagnés par lui à prix d’argent, se préparaient à descendre par la Gaule inférieure, le long de l’Adriatique, pour entrer dans l’Italie.
Ces nouvelles fâcheuses firent sentir aux Romains que ce n’était plus le temps de donner à la brigue et à la faveur le commandement de leurs armées, et qu’il leur fallait y appeler eux-mêmes un général, homme de sens, et qui fût capable de conduire de grandes entreprises : cet homme, c’était Paul Émile, alors dans la pleine maturité de l’âge, car il avait près de soixante ans, mais qui n’avait rien perdu de sa vigueur corporelle, entouré d’ailleurs de gendres et de fils pleins de jeunesse, soutenu par un grand nombre d’amis et de parents qui jouissaient d’un grand crédit : tous ils le sollicitèrent vivement de se rendre aux désirs du peuple, qui le portait au commandement. Il montra d’abord une extrême répugnance, et se refusa longtemps à l’empressement et aux vœux de la multitude, sous prétexte qu’il n’était plus en état de commander ; mais, voyant qu’on se pressait chaque jour à sa porte, et qu’on l’appelait à la place publique avec des reproches et de grands cris, il se rendit à la fin. Dès qu’il parut parmi les candidats, on eût dit qu’il venait bien moins recevoir le commandement qu’apporter la victoire, et donner, dans sa soumission aux volontés du peuple, un gage certain du succès de la guerre. Tous l’accueillirent avec les démonstrations d’une pleine espérance et d’une vive satisfaction ; il fut nommé consul pour la seconde fois : on ne voulut pas que les provinces fussent, suivant l’usage, tirées au sort, et on lui décerna sur-le-champ la conduite de la guerre de Macédoine. On raconte que le jour même où il venait d’être choisi par le peuple tout entier pour aller combattre Persée, et où on l’avait reconduit par honneur jusqu’à sa maison, il trouva, en rentrant chez lui, sa fille Tertia, encore petite enfant, qui fondait en larmes. Il la prit entre ses bras, et lui demanda pourquoi ce grand chagrin. Tertia lui jeta les bras autour du cou, et le baisant : « Ne sais-tu pas, père, dit-elle, que Persée est mort ? » Elle parlait d’un petit chien qu’elle élevait, et à qui l’on avait donné ce nom. « Tant mieux, ma fille ! dit Paul Émile ; et j’accepte l’augure. » Voilà ce que l’orateur Cicéron rapporte dans son traité de la Divination[12].
Il était d’usage que les consuls désignés montassent à la tribune et fissent un discours au peuple, pour le remercier et lui témoigner leur reconnaissance. Paul Émile convoque l’assemblée, et s’adressant aux citoyens : « J’ai demandé mon premier consulat, dit-il, pour moi-même, comme un honneur dont j’avais besoin ; mais je n’accepte le second que parce que vous avez besoin d’un général ; ainsi donc je ne vous ai aucune obligation. Si vous croyez, ajouta-t-il, qu’un autre soit plus capable que moi de bien conduire cette guerre, je lui cède le commandement ; mais, si vous avez confiance en moi, pas de contrôle à mes démarches, ni en actions ni en paroles ; ce qu’il me faut, c’est qu’on exécute sans réplique tout ce que je croirai utile pour le succès de la guerre. Vous n’avez qu’à prétendre encore commander aux généraux, et vous vous rendrez plus ridicules dans vos expéditions que vous ne l’êtes aujourd’hui même. »
Il imprima, par ce discours, dans l’esprit des citoyens, un respect profond pour sa personne, et donna, pour l’avenir, les plus hautes espérances. Tout le monde se félicitait d’avoir écarté les flatteurs, et choisi pour général un homme plein de franchise et de sagesse : tant le peuple romain, pour devenir le maître de tous les peuples et le plus grand, se faisait lui-même l’esclave de la vertu et de l’honneur !
La navigation favorable et les facilités qu’éprouva Paul Émile dans sa traversée sont, suivant moi, l’œuvre de la Fortune, qui le rendit à son camp avec autant de promptitude que de sûreté. Mais je vois que ses succès, dans cette expédition, il les dut à son audacieuse intrépidité, à la sagesse de ses plans, au zèle que mirent ses amis à le seconder, à sa constance dans les dangers, enfin au choix qu’il sut faire des moyens les plus convenables : aussi ne saurais-je imputer ces glorieux exploits à ce bonheur qu’on vante si fort en lui, comme je pourrais le faire pour d’autres généraux ; à moins qu’on ne regarde comme un effet du bonheur de Paul Émile l’avarice de Persée, lequel renversa et détruisit, par sa vile passion pour l’argent, les glorieuses et grandes espérances que les Macédoniens avaient conçues de cette guerre.
Il était venu à Persée, sur sa demande, dix mille cavaliers bastarnes et autant de fantassins qui combattaient à leurs côtés, tous soldats mercenaires ; car ce sont gens qui ne savent ni labourer, ni naviguer, ni paître des troupeaux pour gagner leur vie : ils n’ont d’autre occupation et d’autre métier que de combattre et de vaincre ceux qu’on leur donne pour ennemis. Arrivés dans la Médique[13], ils y campèrent avec les troupes du roi ; et les Macédoniens, frappés de leur haute stature, de leur adresse merveilleuse dans les exercices, de leur fierté, de leurs discours pleins de bravades et de menaces contre les ennemis, se sentirent animés d’une parfaite confiance, et se persuadèrent que les Romains seraient saisis d’épouvante à la vue de ces hommes terribles, de leurs mouvements étranges et effrayants, et qu’ils n’oseraient pas les attendre. Persée venait d’enflammer par là le courage de ses soldats, et de les remplir d’espérances ; mais lorsque chaque capitaine barbare lui eut demandé pour sa paie mille pièces d’or, il fut si étourdi de cette demande exorbitante qu’il en perdit le sens : il se laissa emporter à son avarice, et refusa leur secours. On eût dit non point un roi qui faisait la guerre aux Romains, mais un économe travaillant pour eux, et qui avait à rendre à ses ennemis mêmes un compte exact de toutes les dépenses qu’il ferait pour la guerre. Et pourtant les Romains lui donnaient la leçon et l’exemple ; car, sans compter tous les autres préparatifs, ils avaient assemblé cent mille hommes tout prêts à agir au besoin. Pour Persée, lorsqu’il avait en tête une armée formidable, et un ennemi qui se préparait de telles ressources pour soutenir la guerre, il comptait, il serrait son argent, il craignait d’y toucher, comme s’il eût appartenu à un autre ; et celui qui en usait ainsi, c’était, non point le fils de quelque Lydien ou d’un Phénicien, mais celui qui se prétendait l’héritier du sang et de la vertu d’Alexandre et de Philippe, deux hommes qui avaient subjugué l’univers en pratiquant cette maxime, qu’il faut acheter la domination par l’argent, et non l’argent par la domination. On a dit, en effet, que ce n’était pas Philippe qui prenait les villes de la Grèce, mais l’or de Philippe. Alexandre, près de partir pour son expédition contre les Indiens, et voyant les Macédoniens traîner à grand’peine les lourds et embarrassants trésors conquis sur les Perses, mit le feu le premier aux équipages royaux, et détermina les autres à en faire autant, afin qu’ils marchassent à la guerre plus dispos et plus agiles, comme des gens débarrassés de leurs entraves. Persée, au contraire, qui couvrait d’or sa personne, ses enfants et son royaume, refusa de sacrifier à son salut une partie de ses richesses, et aima mieux être traîné, opulent captif, avec tout son or, et faire voir aux Romains combien il leur en avait mis en réserve. Ce ne fut point assez pour lui de manquer de parole aux Gaulois, et de les renvoyer : il avait engagé l’Illyrien Genthius à faire alliance avec lui, et à lui fournir des troupes, moyennant la somme de trois cents talents[14] ; il fit compter l’argent devant les envoyés de Genthius, qui scellèrent les sacs de leur sceau. Genthius alors, qui se croyait assuré de la somme qu’il avait demandée, commit une perfidie atroce : il fit saisir et emprisonner les députés que lui avaient envoyés les Romains. Mais Persée, jugeant qu’il n’était plus besoin de donner d’argent pour allumer la guerre, et que Genthius, par cette violation du droit des gens, avait fourni les gages d’une haine irréconciliable contre les Romains, et s’était jeté dans une guerre inévitable, frustra le malheureux de ses trois cents talents, et ne se mit nullement en peine, lorsque, peu de temps après, le préteur Lucius Anicius, vint avec une armée attaquer Genthius, et l’enleva de son royaume, lui, sa femme et ses enfants, comme des oiseaux de leur nid.
Paul Émile, arrivé en Macédoine pour faire la guerre à un tel adversaire, admira, tout en méprisant sa personne, la grandeur de ses préparatifs et de ses forces. Sa cavalerie était de quatre mille hommes, et sa phalange de quarante mille fantassins environ. Il avait établi son camp sur le bord de la mer, au pied du mont Olympe, dans des lieux inaccessibles, et qu’il avait fortifiés de tous côtés par des palissades et des retranchements de bois ; là, il se croyait dans une entière sûreté, et comptait voir Paul Émile se consumer par la longueur du temps et par la dépense qu’il serait obligé de faire. Celui-ci ne s’endormait point, et s’ingéniait à chercher tous les expédients, tous les moyens possibles pour tenter quelque entreprise ; mais, comme il s’aperçut que l’armée, par une suite de l’ancienne licence, supportait impatiemment ses délais, et que tous, tranchant du général, se mêlaient de dire ce que Paul Émile aurait dû faire, il leur adressa de sévères remontrances : « Ne vous inquiétez, dit-il, que de ce qui vous regarde ; il n’y a pour vous qu’une affaire, c’est de tenir prêtes vos personnes et vos armes, et de manier l’épée en Romains, quand le général vous en donne l’occasion. » Il ordonna que les sentinelles de nuit feraient la garde sans pique, afin qu’elles redoublassent de vigilance et combattissent plus fortement le sommeil, en se voyant hors d’état de repousser les attaques de l’ennemi.
Les soldats avaient surtout à souffrir du manque d’eau ; car il n’y avait que quelques sources, distillant de minces filets d’une eau saumâtre, le long du rivage de la mer. Mais Paul Émile considérant la hauteur du mont Olympe, et les arbres qui le couvraient de leur ombre, conjectura, par la verdure de leur feuillage, qu’il y avait des sources d’eau vive, coulant sous les flancs de la montagne ; il leur ouvrit, sur plusieurs points, au bas du versant, des soupiraux et des puits : ils se remplirent aussitôt d’une eau pure, qui, des lieux où elle se trouvait pressée, coula rapidement dans les conduits qu’on lui avait creusés.
Il en est toutefois qui prétendent qu’il n’y a point de réservoirs d’eau renfermés dans les lieux d’où les sources coulent, et que leur éruption ne vient pas de ce qu’on les a mises à nu et de ce qu’on leur a ouvert une issue : c’est une espèce de génération, suivant eux ; c’est le changement en eau, la condensation de la matière humide. Les vapeurs humides se changent en eau, disent-ils, par l’effet d’une condensation et de la fraîcheur, lorsque la pression qui agit sur elles, dans les lieux souterrains, leur imprime un cours rapide. C’est comme les mamelles des femmes : elles ne contiennent pas, à la manière des vases, un lait prêt à s’épancher ; elles convertissent la nourriture qu’elles reçoivent en un lait que la pression fait couler. De même les lieux frais et abondants en sources ne recèlent pas de l’eau dans le sein de la terre ; ils n’ont pas de bassins où soient en réserve des fontaines et des rivières toutes prêtes à couler par la première ouverture ; mais la pression que l’air et la vapeur y éprouvent les condense et les change en eau. Si les endroits où l’on creuse font sourdre l’eau avec plus d’abondance, c’est qu’ils sont sollicités par ce frottement, comme les mamelles des femmes, qui donnent leur lait quand on les suce ; la vapeur s’y change en eau et y devient fluide, tandis que partout où on laisse la terre oisive, il y a stérilité d’eau, faute de ce mouvement qui seul peut condenser les vapeurs. C’est cette doctrine qui a donné lieu aux sceptiques de dire qu’il n’y a point de sang dans les animaux ; qu’il ne s’y forme que quand ils sont blessés, parce qu’alors les esprits ou les chairs subissent un changement qui les fait fondre et les rend liquides. Mais ce qui détruit le principe, c’est l’expérience de ceux qui travaillent aux carrières et aux mines : ils trouvent, dans ces profondeurs, des rivières qui, au lieu de s’y former peu à peu, comme cela serait si elles devaient leur origine au mouvement qu’on fait éprouver à la terre, jaillissent tout à coup avec une grande abondance ; souvent même du sein d’une montagne, d’un rocher entr’ouvert d’un coup violent, il s’échappe à l’instant un courant d’eau rapide qui tarit de même. Mais en voilà assez sur ce sujet.
Paul Émile resta quelques jours en repos ; et l’on dit que jamais armées si considérables ne furent si longtemps en présence dans une si profonde inaction. À force de recherches et de tentatives, il apprit qu’il restait un seul passage qui n’était pas gardé ; c’était celui qui mène par la Perrhébie à la ville de Pythium et au fort de Pétra. L’espérance de franchir ce passage négligé par les ennemis l’emporta dans son esprit sur la crainte des difficultés qui avaient empêché qu’on ne le gardât : il assembla le conseil, et un des assistants, Scipion, surnommé Nasica, gendre de Scipion l’Africain, et qui eut ensuite tant d’autorité dans le sénat, s’offrit le premier à commander l’entreprise. Après lui, Fabius Maximus, l’aîné des fils de Paul Émile, et qui était fort jeune encore, se leva tout transporté d’enthousiasme. Ravi de leur bonne volonté, Paul Émile leur donne, non point ces forces considérables dont parle Polybe, mais le corps dont Nasica lui-même, écrivant à un roi pour lui rendre compte de cette expédition, dit avoir reçu le commandement[15]. Il y avait trois mille Italiens, de ceux qui ne faisaient point partie des légions ; l’aile gauche était composée de cinq mille hommes, auxquels Nasica joignit cent vingt cavaliers et deux cents Crétois ou Thraces, de ceux qu’avait envoyés Harpalus. L’expédition prit le chemin de la mer et alla camper auprès d’Héraclée[16], comme s’il se fût agi de s’embarquer et de tourner par eau le camp des ennemis. Mais après le souper de ses soldats, et la nuit venue, Nasica découvrit aux officiers sa véritable intention, puis il conduisit l’armée, à la faveur de l’obscurité, par le chemin opposé à la mer, jusque sous les murs de Pythium, où il suspendit la marche. Le mont Olympe a, dans cet endroit, plus de dix stades[17] de hauteur, comme le marque cette inscription gravée par celui qui l’a mesuré :
Sur le sommet de l’Olympe, Pythium où Apollon
Est adoré, a d’élévation (mesure prise perpendiculairement)
Dix stades entiers, et en sus
Un plèthre, moins quatre pieds de long.
Celui qui a déterminé sa hauteur, c’est le fils d’Eumélus,
Xénagoras. Salut, grand Dieu ; que tes faveurs m’accompagnent.
Cependant les géomètres disent qu’il n’y a point de montagne plus haute, ni de mer plus profonde que dix stades[18]. Mais il paraît que Xénagoras n’a pas pris seulement cette mesure à vue d’œil, mais par un procédé scientifique, et à l’aide des instruments nécessaires. Nasica passa le reste de la nuit dans ce lieu.
Persée, qui voyait Paul Émile immobile à la même place, ne se doutait guère de ce qui le menaçait, lorsqu’un transfuge crétois, quittant la route, vint lui apprendre le circuit que faisaient les Romains. Bien que bouleversé par cette nouvelle, il ne leva point le camp : seulement il envoya, sous la conduite de Milon, dix mille étrangers mercenaires et deux mille Macédoniens, avec ordre de hâter leur marche, et de s’emparer des défilés. Polybe dit que les Romains tombèrent sur cette troupe pendant qu’elle était encore endormie ; Nasica raconte qu’il eut à soutenir, sur le haut de la montagne, un combat rude et périlleux ; qu’il fut lui-même attaqué par un mercenaire thrace, et le tua d’un coup de javelot dans la poitrine ; que les ennemis ayant été forcés de toutes parts, et Milon s’étant honteusement sauvé sans armes et en simple tunique, il les avait poursuivis sans aucun danger, et avait fait descendre son armée dans la plaine.
L’arrivée des fuyards détermina Persée, saisi d’une épouvante profonde, et confondu dans ses espérances, à décamper sur-le-champ, et à se retirer sur les derrières. Et pourtant il lui fallait ou s’arrêter devant Pydna et courir le risque d’une bataille, ou, en distribuant ses troupes dans les villes, se résigner à recevoir au cœur de son pays une guerre qui, une fois entrée, ne pourrait plus en sortir qu’à travers des flots de sang et des monceaux de morts. D’ailleurs son armée était supérieure en nombre à celle des ennemis ; ses soldats montraient la plus grande ardeur pour défendre leurs femmes et leurs enfants, animés qu’ils étaient par la présence du roi, témoin de leurs actions, et qui allait prendre la première part à leurs dangers. Des amis de Persée lui en firent la remontrance, et lui rendirent le courage. Il assied son camp et se prépare pour livrer bataille. Il visite lui-même tous les postes, et partage les divers commandements entre ses capitaines, résolu d’attaquer les Romains aussitôt qu’ils arriveraient. L’assiette du camp était une plaine unie, très-commode pour sa phalange, et coupée de plusieurs coteaux qui se touchaient les uns les autres, et offraient à l’infanterie légère et aux gens de trait des retraites sûres, et un moyen d’envelopper l’ennemi. Elle était traversée par deux rivières, l’Éson et le Leucus, qui n’étaient pas alors bien profondes, car on était sur la fin de l’été, mais qui ne laisseraient pas, pensait-on, de gêner la marche des Romains.
Paul Émile n’eut pas plutôt rejoint Nasica, qu’il s’avança sur les ennemis en ordre de bataille ; mais quand il vit la disposition et le nombre de leurs troupes, il fut saisi d’étonnement, et arrêta la marche, pour réfléchir au parti qu’il y avait à prendre. Les jeunes officiers brûlaient de combattre : ils sortirent des rangs, et vinrent le prier de ne pas différer un instant, Nasica surtout, que son succès sur le mont Olympe avait rempli d’une grande confiance. Paul Émile souriant : « Je le ferais, dit-il à Nasica, si j’avais ton âge ; mais j’ai appris par plus d’une victoire à connaître les fautes des vaincus, et je n’irai pas, après une longue marche, engager le combat contre une armée préparée pour soutenir la lutte, et qui a eu le temps de se reposer. » Ayant dit, il ordonne aux troupes qui occupaient les premiers rangs et qui étaient en vue de l’ennemi, de se former en cohortes et de se ranger en front de bataille ; et à celles qui étaient à la queue de dresser des retranchements sur la place même, et d’y établir le camp. Ensuite, faisant retourner les derniers bataillons qui se trouvaient le plus près des travailleurs, et successivement tous les autres, il rompit peu à peu son ordre de bataille sans que les ennemis s’en doutassent, et fit rentrer toute son armée dans le camp sans aucune confusion.
Quand la nuit fut venue, et que les soldats, après le souper, se disposaient au sommeil et au repos, la lune, qui était dans son plein et déjà haut dans le ciel, se mit tout à coup à noircir : elle perdit peu à peu sa lumière, et, après avoir changé plusieurs fois de couleur, elle s’éclipsa complètement. Les Romains frappaient avec grand bruit, comme c’est leur coutume, sur des vases d’airain pour rappeler sa lumière, et ils élevaient vers le ciel une grande quantité de torches et de flambeaux allumés. Les Macédoniens ne firent rien de semblable ; leur camp était en proie à l’horreur et à l’épouvante ; un bruit courait sourdement à travers la multitude, que le phénomène annonçait la chute du roi. Paul Émile n’était pas entièrement neuf sur cette matière : il avait entendu parler des anomalies de l’écliptique, qui précipitent la lune, après certaines révolutions réglées, dans l’ombre de la terre, et la font disparaître à nos yeux, jusqu’à ce qu’ayant traversé l’espace obscurci, elle resplendisse de nouveau à la lumière du soleil. Toutefois, comme il rapportait tout à la divinité, qu’il aimait les sacrifices et se mêlait de divination, dès qu’il vit la lune reprendre sa clarté, il lui sacrifia onze jeunes taureaux. À la pointe du jour, il immola à Hercule jusqu’à vingt bœufs sans obtenir des signes favorables ; mais au vingt et unième les signes apparurent, et annoncèrent la victoire, si l’on se tenait sur la défensive. Alors il voue au dieu une hécatombe et des jeux sacrés, et ordonne aux capitaines de ranger l’armée en bataille. Ensuite, pour éviter que ses soldats eussent le soleil au visage, s’il les faisait combattre le matin, il attendit que le soleil eût baissé vers le couchant : pendant cet intervalle il se reposait dans sa tente, ouverte du côté de la plaine et du camp des ennemis.
Sur le soir, Paul Émile, suivant certains auteurs, imagina une ruse pour engager les ennemis à commencer l’attaque. Des Romains chassèrent vers leur camp un cheval débridé, et coururent pour le reprendre : ce fut là l’occasion qui fit naître le combat. D’autres racontent que des soldats thraces, commandés par Alexandre, attaquèrent un convoi de fourrages qui rentrait au camp des Romains, et que sept cents Liguriens s’élancèrent contre les assaillants. On envoya de part et d’autre des renforts considérables ; et c’est ainsi que le combat commença des deux côtés. Paul Émile devina, comme un pilote, au mouvement et à l’agitation qui régnaient dans les deux camps, qu’il se préparait une lutte terrible ; il s’avança hors de sa tente, et parcourut les rangs pour encourager ses soldats. Nasica pousse son cheval jusqu’au lieu de l’escarmouche, et voit toute l’armée ennemie qui se disposait à en venir aux mains. Au premier rang marchaient les Thraces, dont l’aspect, écrit Nasica, inspirait surtout l’épouvante ; c’étaient des hommes d’une haute taille, armés de boucliers d’une blancheur éblouissante et de fortes bottines, vêtus de tuniques noires, et agitant sur leur épaule droite des hallebardes à la lourde hampe de fer. Après les Thraces venaient les mercenaires avec leurs armures de toute forme, et, mêlés parmi eux, les soldats péoniens. Les Macédoniens naturels formaient le troisième rang ; ils étaient, par leur valeur et par leur jeunesse, l’élite de l’armée ; ils étincelaient d’armes dorées et de manteaux de pourpre tout neufs. Eux disposés en ordre de bataille, on vit sortir des retranchements les Chalcaspides[19] dont les armes de fer et de cuivre resplendissaient au loin, et remplissaient d’éclairs toute la plaine, tandis que leurs cris et les encouragements qu’ils se donnaient les uns aux autres faisaient retentir les montagnes voisines. Ils s’avançaient avec tant d’audace et de vitesse, que les premiers qui furent tués ne tombèrent qu’à deux stades du camp des Romains.
Dès que la charge a commencé, Paul Émile court aux premiers rangs, et s’aperçoit que les capitaines macédoniens ont enfoncé le fer de leurs piques dans les boucliers des Romains, qui ne pouvaient, avec leurs épées, atteindre jusqu’à eux. À cet instant, les autres Macédoniens prennent en main les boucliers qu’ils portaient suspendus à leurs épaules, baissent tous à la fois leurs piques, et les présentent à l’ennemi : à la vue de cette haie impénétrable de boucliers, serrés les uns contre les autres, et de ce front hérissé de piques, Paul Émile se sentit frappé d’étonnement et de crainte. Il confessa n’avoir jamais vu de spectacle plus terrible ; et il parla souvent depuis de l’impression que cette vue avait faite sur lui. Mais il s’agissait, en ce moment, de soutenir le courage de ses troupes : il parcourut les rangs à cheval, avec un visage serein et souriant, sans casque et sans armure. Pour le roi de Macédoine, à peine l’action engagée, suivant le récit de Polybe, il céda à une honteuse frayeur, et se sauva à toute bride dans la ville de Pydna, sous prétexte d’y sacrifier à Hercule ; mais ce dieu ne reçoit pas les lâches sacrifices que lui offrent des lâches ; il n’exauce pas leurs vœux coupables. Serait-il juste, en effet, que celui qui ne tire pas frappât le but ? qu’on remportât la victoire quand on n’attend pas même l’ennemi ? qu’un oisif vît accomplir ses souhaits, et qu’un méchant fût heureux ? Mais le dieu ne fut pas sourd aux vœux de Paul Émile, qui lui demandait la victoire les armes à la main, et qui appelait, en combattant, Hercule à son aide.
Quoi qu’il en soit, un certain Posidonius[20], qui dit avoir vécu dans ce temps-là et s’être trouvé à cette bataille, raconte, dans une histoire de Persée qu’il a écrite en plusieurs livres, que ce ne fut ni par lâcheté, ni sous prétexte d’un sacrifice à faire que Persée se retira ; mais que, la veille du combat, il avait reçu à la jambe un coup de pied de cheval ; qu’au moment de la bataille, malgré l’incommodité de sa blessure et les remontrances de ses amis, il se fit amener un des chevaux qu’il montait d’ordinaire, et alla sans cuirasse se mêler aux combattants de sa phalange. Là, les traits pleuvant sur lui de toutes parts, il fut atteint d’un javelot tout de fer, qui, à la vérité, ne le blessa pas de la pointe et glissa le long du côté gauche ; mais telle fut la roideur du coup que sa tunique en fut déchirée, et qu’il lui en resta sur la chair une meurtrissure sanglante dont il porta longtemps la marque. Telles sont les allégations de Posidonius pour la justification de Persée.
Les Romains avaient attaqué la phalange, et ne pouvaient parvenir à la rompre ; Salius, chef des Péligniens, saisit l’enseigne de sa cohorte, et la jette au milieu des ennemis. À l’instant les Péligniens se précipitent vers cet endroit ; car il n’est pas de plus grande honte ni de plus grand crime, pour des Italiens, que d’abandonner leur drapeau. Il se fit là, de part et d’autre, des efforts prodigieux de valeur, et le carnage fut horrible : les Romains s’efforcent de couper avec leurs épées les piques ennemies, de les repousser avec leurs boucliers, de les détourner même en les saisissant à la poignée. Les Macédoniens brandissent des deux mains leurs piques menaçantes, frappent les assaillants, percent leurs boucliers et leurs cuirasses, impuissants à les garantir, renversent les Péligniens et les Marrucins, qui s’élançaient comme des bêtes féroces, emportés par leur fureur, s’enferrant d’eux-mêmes, et se précipitant à une mort certaine. Le premier rang ayant été taillé en pièces dans l’attaque, ceux qui formaient la seconde ligne, reculèrent ; ce n’était pas une fuite, mais ils battirent en retraite vers le mont Olocrus. À cette vue, dit Posidonius, Paul Émile déchira sa tunique, désespéré de ce mouvement rétrograde, et de la terreur qu’inspirait aux autres Romains cette phalange qu’ils ne pouvaient entamer, ce front hérissé de piques, tel qu’un rempart, et qui résistait sur tous les points aux efforts de l’ennemi. Mais l’inégalité du terrain et l’étendue de la ligne de bataille ne permettaient pas aux Macédoniens de conserver, sans aucune interruption, cette haie de boucliers. Paul Émile s’aperçut que la phalange laissait des ouvertures et des intervalles, comme il arrive d’ordinaire dans de grandes armées, où, l’effort des combattants n’étant pas le même partout, la ligne avance dans quelques endroits et recule dans d’autres. Alors il se porte rapidement dans tous les rangs, partage ses troupes par pelotons, et leur ordonne de se jeter dans les interstices et les vides que laissait la phalange ennemie, et d’engager le combat non plus tous ensemble et dans un même point, mais en faisant de divers côtés, et toutes à la fois, plusieurs attaques partielles. À peine l’ordre de Paul Émile est-il passé aux officiers, et des officiers aux soldats, que les Romains pénètrent dans les rangs des ennemis, les prennent en flanc et en queue, partout où ils les voient découverts, leur font perdre tout l’avantage de leur union et de leurs communs efforts : enfin la phalange est rompue. Les Macédoniens, dans les engagements d’homme à homme et par petits pelotons, ne frappent plus, avec leurs courtes épées, que des coups inutiles sur les solides et longs boucliers des Romains, qui s’en couvraient de la tête aux pieds ; tandis qu’eux-mêmes ils n’opposent que de légers pavois à des épées massives, et maniées avec tant de roideur, qu’il n’y avait armure où elles n’enfonçassent, pénétrant à chaque coup jusqu’au vif : aussi ne résistèrent-ils pas au choc ; et bientôt la déroute fut complète.
Ce fut là qu’on se battit avec le plus d’acharnement. Ce fut là aussi que Marcus, fils de Caton et gendre de Paul Émile, faisant des prodiges de valeur, perdit son épée. Le jeune homme, nourri dans tous les principes des saines disciplines, et qui avait à rapporter à un père signalé par ses exploits des preuves d’une valeur signalée, persuadé qu’il valait mieux mourir que de laisser, lui vivant, cette dépouille aux mains de l’ennemi, parcourt le champ de bataille, racontant sa mésaventure à tous ses amis, à tous ses compagnons qui s’offrent à ses yeux, et implorant leur secours. Une troupe de braves se rassemblent à sa voix ; ils passent, d’un élan, à travers les bataillons romains et fondent sur les ennemis. Après des efforts incroyables et un carnage horrible, blessant et blessés tour à tour, il les poussent hors du champ de bataille : alors restés maîtres du terrain libre et vide, ils se mettent à la recherche de l’épée. Ils la trouvèrent, mais à grand’peine, enfouie qu’elle était sous un tas d’armes et de morts. Transportés de joie et poussant des cris de victoire, ils s’élancent avec une nouvelle ardeur sur ceux des ennemis qui tenaient bon encore ; à la fin, les trois mille soldats d’élite, jusque-là inébranlables à leur poste, et qui se défendaient vigoureusement, furent tous taillés en pièces. Aussitôt l’armée entière prit la fuite.
Le massacre fut si grand que la plaine et les collines étaient toutes jonchées de cadavres, et que, le lendemain de la bataille, quand les Romains passèrent le fleuve Leucus, les eaux étaient encore teintes de sang. Il périt, dit-on, dans cette journée plus de vingt-cinq mille hommes ; les Romains n’en perdirent que cent, selon Posidonius, et, suivant Nasica, quatre-vingts. Le succès de cette lutte formidable avait été bien promptement décidé ; on avait commencé de combattre à la neuvième heure, et la victoire était gagnée avant la dixième. Les Romains profitèrent du reste du jour pour courir après les fuyards : ils leur donnèrent la chasse jusqu’à la distance de cent vingt stades[21], et ils ne revinrent qu’à la nuit fermée. Les esclaves sortirent au devant de leurs maîtres avec de grands cris de joie, et les ramenèrent aux flambeaux dans leurs tentes, qu’on avait illuminées et couronnées de lierre et de laurier.
Le général seul était dans une angoisse mortelle ; des deux fils qu’il avait dans son armée, le plus jeune n’avait point reparu. C’était celui qu’il aimait le plus, celui en qui il voyait, plus qu’en ses autres frères, d’heureuses dispositions pour la vertu ; et, comme il était plein de courage et passionné pour la gloire, quoiqu’il ne fût guère qu’un enfant encore[22] le père ne doutait pas qu’il n’eût été entraîné par son inexpérience jusqu’au fort de la mêlée, et qu’il ne fût perdu sans ressource. Le bruit se répandit bientôt dans tout le camp que Paul Émile était en proie à l’inquiétude et au désespoir : à l’instant les soldats, qui prenaient leur repas du soir, s’élancent dehors et courent avec des torches allumées, les uns à la tente de Paul Émile, les autres devant les retranchements, et se mettent à chercher parmi les cadavres de ceux qui avaient péri aux premiers rangs. Une morne tristesse règne dans le camp, et la plaine retentit des cris de ceux qui appelaient Scipion ; car il s’était fait admirer de tous dès son début dans la carrière, par les qualités guerrières et les vertus politiques dont la nature l’avait excellemment doué entre tous les hommes de ce temps. Il était déjà tard, et l’on n’avait presque plus d’espérance, quand il revint de la poursuite des fuyards avec deux ou trois de ses amis, tout couvert du sang fumant des ennemis : tel qu’un chien généreux qui s’acharne après la bête, il s’était laissé entraîner trop loin par les délices de la victoire. C’est ce Scipion qui détruisit plus tard Carthage et Numance, et qui devint incomparablement le premier des Romains d’alors par sa vertu comme par l’éclat de son pouvoir. La fortune remit donc à une autre occasion de satisfaire l’envie que lui causait le succès de Paul Émile : elle lui laissa goûter, sans mélange, le plaisir de la victoire.
Cependant Persée, dans sa fuite, suivait le chemin de Pydna à Pella. Sa cavalerie s’était échappée sauve de la bataille à peu près tout entière. Les gens de pied ne l’eurent pas plutôt rejointe, qu’ils se mirent à injurier les cavaliers, en les appelant des lâches et des traîtres. Effrayé de ce tumulte, Persée détourne son cheval hors du grand chemin ; et, pour n’être pas reconnu, il ôte son manteau de pourpre, qu’il pose devant lui, et prend son diadème dans sa main. Puis, afin de s’entretenir avec ses amis pendant la route, il mit pied à terre, et mena son cheval par la bride. Mais ceux qui l’accompagnaient restèrent derrière, et se retirèrent l’un après l’autre sous prétexte, l’un de rattacher ses brodequins, un autre de faire baigner son cheval, un autre d’apaiser sa soif : c’est qu’ils redoutaient bien moins les ennemis que la cruauté de leur maître ; et, en effet, ses malheurs avaient égaré son esprit, et il cherchait à rejeter sur les autres la cause de sa défaite. Lorsqu’il fut entré de nuit dans Pella, Euctus et Eudéus, ses trésoriers, vinrent au devant de lui ; ils osèrent lui reprocher les fautes qu’il avait faites, et lui donner, avec une franchise intempestive, leurs avis sur la conduite qu’il devait tenir. Persée, transporté de colère, les tua de sa main l’un et l’autre à coups de poignard. Alors il ne resta plus auprès de lui qu’Évandre de Crète, Archédamus d’Étolie, et Néon le Béotien.
De toutes ses troupes, les Crétois seuls le suivirent ; non qu’ils lui fussent réellement attachés, mais ils étaient retenus par ses richesses comme les abeilles par le miel, car il en traînait après lui d’immenses ; et il leur permit de piller dans ses trésors des coupes, des cratères et d’autres vases d’or et d’argent, jusqu’à la valeur de cinquante talents[23]. Il alla d’abord à Amphipolis, puis de là à Galepsus ; et, comme il s’était un peu remis de sa peur, il retomba dans sa maladie native et invétérée, l’avarice. Il se plaignait à ses amis d’avoir jeté, par mégarde, aux Crétois des vases d’or qui avaient appartenu à Alexandre le Grand ; et il conjura avec larmes les soldats qui les avaient pris de les lui rendre pour le prix qu’ils valaient. Ceux qui le connaissaient parfaitement virent bien qu’il voulait agir en Crétois avec des Crétois[24] ; mais ceux qui se fièrent à sa parole, et rendirent les vases, les perdirent et n’en reçurent pas le prix. Ayant gagné sur ses amis trente talents[25] dont les ennemis devaient bientôt se saisir, il cingla avec eux vers Samothrace, et se réfugia dans le temple des Dioscures[26].
Les Macédoniens passaient de tout temps pour aimer leurs rois ; mais à cet instant, comme si l’appui eût été brisé, tous ces sentiments s’écroulèrent d’un coup : ils se remirent à la discrétion de Paul Émile, et le rendirent en deux jours maître de toute la Macédoine. C’est là une probabilité en faveur de l’opinion de ceux qui attribuent à la Fortune les succès de Paul Émile. Ajoutons qu’il y eut quelque chose de divin dans ce qui lui arriva à Amphipolis. Comme il sacrifiait dans cette ville, et venait de présenter l’offrande sacrée, la foudre tomba sur l’autel, consuma la victime, et acheva la cérémonie. Mais entre toutes ces faveurs de la divinité et de la Fortune, la plus merveilleuse, sans contredit, c’est ce que fit pour lui la renommée. Il n’y avait que quatre jours de la défaite de Persée à Pydna ; le peuple assistait dans Rome à des courses de chevaux : un bruit soudain se répand, sur les premiers gradins du théâtre, que Paul Émile a vaincu Persée dans une grande bataille, et conquis toute la Macédoine. Cette nouvelle, devenue bientôt publique, excita des transports de joie suivis de battements de mains et d’acclamations ; et l’allégresse, pendant cette journée, remplit toute la ville. Puis, comme on ne put pas remonter à la source de ce bruit, et que chacun disait n’en rien savoir que par ouï-dire, la certitude disparut, et il ne resta plus rien de la nouvelle. Mais peu de jours après on eut des dépêches certaines ; et ce fut un étonnement général, que ce bruit avant-coureur eût annoncé la vérité par un mensonge.
On remarque, à ce propos, que la nouvelle de la bataille livrée par les peuples d’Italie près du fleuve Sagra fut portée dès le jour même dans le Péloponnèse, et qu’on apprit non moins rapidement à Platée le combat de Mycale contre les Mèdes. Quand les Romains vainquirent les Tarquins soutenus par les peuples du Latium, on vit, presque aussitôt après l’événement, deux jeunes gens apparaître, d’une beauté et d’une taille extraordinaires : ils arrivaient de l’armée, et ils racontèrent ce qui s’était passé. On conjectura que c’étaient les Dioscures. Le premier qui les rencontra dans le Forum, comme ils faisaient rafraîchir à la fontaine leurs chevaux inondés de sueur, témoigna, par son étonnement, qu’il doutait d’une victoire si vite annoncée. Alors, dit-on, ils lui touchèrent doucement la barbe en souriant, et, tout à coup, de noire qu’elle était, le poil en devint roux. Ce prodige confirma la vérité de leur rapport, et fit donner à ce Romain le nom d’Énobarbus, c’est-à-dire qui a la barbe couleur de cuivre. Du reste, il y a, dans ce que nous avons vu de nos jours, de quoi rendre croyables tous ces faits anciens. Lors de la révolte d’Antonius contre Domitien, au moment où l’on s’attendait à une guerre dangereuse du côté de la Germanie, et où Rome était en proie à de vives alarmes, tout à coup le peuple, et de son pur mouvement, répandit le bruit d’une victoire : on contait qu’Antonius lui-même avait été tué, que son armée était complètement détruite, et qu’il n’en restait pas la moindre partie. Cette nouvelle acquit une telle notoriété et un crédit si universel, que plusieurs des magistrats firent aux dieux des sacrifices d’actions de grâces. Mais, quand on en rechercha le premier auteur, il ne se trouva personne : chacun la renvoyait à un autre, elle échappait sans cesse ; à la fin, elle se perdit dans la foule immense ainsi que dans une vaste mer ; et, comme elle ne paraissait avoir aucune origine certaine, elle se dissipa promptement. Mais Domitien, en marchant avec une armée contre Antonius, rencontra en chemin un courrier chargé des lettres qui lui apprenaient la victoire. Or, le jour où on l’avait gagnée était celui-là même où la nouvelle en avait couru dans Rome, quoique le champ de bataille fût éloigné de plus de vingt mille stades[27]. Voilà un fait que pas un contemporain n’ignore.
Cependant Cnéius Octavius, qui commandait la flotte de Paul Émile, étant abordé à Samothrace, ne voulut point, par respect pour les dieux, violer l’asile de Persée ; mais il s’occupa de lui ôter les moyens de s’embarquer et de prendre la fuite. Néanmoins Persée gagna secrètement un Crétois nommé Oroandès, qui avait un petit vaisseau, et l’engagea à le recevoir à son bord, lui et ses richesses. Oroandès en usa envers lui à la crétoise : il embarqua, à la faveur de l’obscurité, tout ce que Persée avait de précieux, et lui dit de se rendre, vers le milieu de la nuit, au port voisin du promontoire de Démétrium, avec ses enfants et les serviteurs dont il ne pouvait se passer ; mais dès le soir il mit à la voile. Persée, ses enfants et sa femme avaient enduré de cruelles tortures à descendre, par une petite fenêtre, le long du mur, mal façonnés qu’ils étaient aux fatigues d’une vie errante. Mais quel gémissement de douleur il poussa, lorsqu’un homme qui le rencontra errant sur le rivage lui dit qu’il avait vu Oroandès cinglant en pleine mer ! Le jour commençait à poindre, tout espoir était perdu ; il se met à fuir vers la muraille le long de laquelle il était descendu. On l’aperçut cette fois ; mais il avait gagné son lieu de refuge avant que les Romains pussent l’atteindre. Pour ses enfants, il les avait remis lui-même à Ion. Ion avait été autrefois le favori de Persée, mais il le trahit alors ; et c’est par lui surtout qu’il se vit réduit, comme une bête féroce à qui l’on a enlevé ses petits, à se rendre lui-même à la discrétion de ceux qui tenaient ses enfants entre leurs mains. Il avait en Nasica une parfaite confiance, et c’est lui qu’il demanda ; mais Nasica n’était pas sur la flotte ; Persée, après avoir déploré son malheur, réfléchit à la nécessité où il était réduit, et se livra au pouvoir d’Octavius.
Persée fit voir trop bien, dans cette occasion, qu’il y avait en lui une maladie plus honteuse encore que l’avarice, à savoir l’amour de la vie, qui lui fit perdre le seul bien que la Fortune ne puisse ôter à ceux qu’elle afflige, la compassion. Il avait demandé d’être conduit à Paul Émile ; et celui-ci, qui s’attendait à trouver en lui un homme de grand cœur, précipité dans une disgrâce cruelle par la colère des dieux et la jalousie de la Fortune, était sorti de sa tente les yeux baignés de larmes, et s’avançait à sa rencontre, accompagné de ses amis. Mais Persée donna, au contraire, un humiliant spectacle : il se prosterna le visage contre terre, il embrassa les genoux de Paul Émile, il proféra des paroles si déshonorantes, et descendit à des prières si basses, que Paul Émile ne put ni les souffrir ni les entendre : « Malheureux ! dit-il, en jetant sur le roi un regard de tristesse et d’indignation, pourquoi justifier la Fortune du plus grand reproche que tu puisses lui faire ? Pourquoi prouver par ta conduite que tu mérites tes malheurs présents, et que tu ne méritais pas ta prospérité passée ? Pourquoi abaisser ma victoire et diminuer la gloire de mon succès, en te montrant homme de si peu de cœur, et adversaire si peu digne des Romains ? La vertu force envers les malheureux le respect d’un ennemi même ; mais la lâcheté, même heureuse, n’est pour les Romains que l’objet d’un profond mépris. »
Néanmoins Paul Émile releva Persée, le prit par la main, et le remit à Tubéron. Puis, emmenant dans sa tente ses fils, ses gendres, et les plus jeunes des officiers romains, il s’assit, et resta longtemps pensif sans rien dire, au grand étonnement de tous ceux qui étaient là. Enfin il rompit le silence, et se mit à parler sur l’inconstance de la Fortune et les vicissitudes des choses humaines. « Sied-il bien, quand on n’est qu’un homme, de s’enorgueillir de sa prospérité présente, de se glorifier de la conquête d’une nation, d’une ville ou d’un royaume ? Ne nous faut-il pas réfléchir plutôt à l’instabilité de la Fortune, à cet exemple si frappant de la faiblesse humaine, qu’elle offre aux yeux de l’homme de guerre, pour l’avertir de ne rien regarder comme durable et permanent ? En quel temps peut-on avoir une confiance assurée, lorsque le moment même de la victoire sert à nous tenir le mieux en garde contre les caprices du sort ; lorsque c’est au sein même de la joie, que les révolutions de cette destinée, qui porte tour à tour ses faveurs de côté et d’autre, nous donnent de si justes sujets de défiance ? Quand la maison de cet Alexandre qui s’était élevé à un si haut degré de puissance, et qui avait conquis un si vaste empire, vous l’avez fait tomber sous les pieds en une heure ; quand ces rois qu’environnaient naguère tant de milliers de fantassins et une cavalerie si nombreuse, vous les voyez réduits à recevoir leur nourriture journalière des mains de leurs ennemis ; croyez-vous qu’il y ait au monde une prospérité vraiment durable et à l’épreuve du temps ? Réprimez donc, mes enfants, cette vaine fierté, cette arrogance que donne la victoire ; portez toujours, pour vous humilier, votre pensée sur l’avenir : comptez que le sort finira quelque jour par vous frapper, et par faire expier à chacun de nous sa prospérité présente. » Paul Émile développa, dit-on, longuement cette pensée ; puis il renvoya les jeunes gens, dont il venait de dompter par ses remontrances, comme par un frein, la présomption et l’audace.
Paul Émile fit prendre ensuite à son armée ses quartiers d’hiver, et partit pour visiter la Grèce, et se procurer une récréation humaine en même temps que glorieuse. Partout, sur son passage, il soulageait les peuples, il réformait les gouvernements ; il prenait dans les magasins du roi de quoi distribuer ici du blé, là de l’huile. Il y trouva, dit-on, de si grandes provisions, que ceux qui étaient dans le cas d’en recevoir manquèrent avant qu’on les eût épuisées. À Delphes, il vit une grande colonne carrée, de pierres blanches, disposée pour recevoir une statue d’or de Persée ; il ordonna qu’on y mît la sienne : « Les vaincus, dit-il, doivent céder la place aux vainqueurs. » À Olympie, il prononça, dit-on, ce mot si souvent répété depuis : « Phidias a sculpté le Jupiter d’Homère. » À l’arrivée des dix commissaires envoyés de Rome, il rendit aux Macédoniens leurs terres, déclara leurs villes libres, et leur permit de se gouverner par leurs propres lois. Il ne leur imposa qu’un tribut annuel de cent talents[28] : ce n’était pas la moitié de ce qu’ils payaient à leurs rois. Il donna ensuite, en l’honneur des dieux, des jeux publics et des sacrifices, ac compagnés de festins et de fêtes. Les trésors du roi fournissaient à ses libéralités ; mais c’est par lui-même que Paul Émile voulut pourvoir au bon ordre, à la disposition des lieux, à la distribution des rangs, aux égards, aux politesses dus à chaque convive, suivant son mérite ou sa dignité. Il y fit paraître tant de discernement, tant d’attention et d’exactitude, que les Grecs admiraient de le voir traiter, avec un soin diligent, de simples amusements mêmes, et qu’un homme chargé de si grandes affaires observât, jusque dans les plus petites, la loi des bienséances.
Lui-même il goûtait dans ces fêtes une satisfaction bien vive ; car, entre tant d’apprêts si magnifiques et si bien ordonnés, sa personne était pour les assistants le plus doux des spectacles, et le plus digne de leurs regards. Et à ceux qui admiraient le bon goût de ses dispositions : « Il faut, disait-il, la même intelligence pour bien ranger une armée en bataille, et pour bien ordonner un banquet : l’une doit être, le plus possible, redoutable aux ennemis, et l’autre, agréable aux conviés. » Mais on loua surtout son désintéressement et sa grandeur d’âme ; car il ne voulut pas même voir la quantité d’or et d’argent qui remplissait les trésors du roi ; il fit tout remettre aux questeurs pour le trésor public. Il permit seulement à ses fils, qui aimaient les lettres, d’emporter les livres du roi ; et, en distribuant les prix de bravoure à ceux qui s’étaient signalés dans la bataille, il ne donna à Élius Tubéron, son gendre, qu’une coupe d’argent du poids de cinq livres. C’est ce Tubéron qui habitait, ainsi que je l’ai dit, avec ceux de sa famille, lui seizième, dans une petite terre dont le revenu les faisait vivre tous. Ce fut, dit-on, le premier meuble d’argent qui entra dans la maison des Élius ; encore s’y introduisit-il par l’entremise de la vertu, et comme une récompense d’honneur. Jusque-là eux et leurs femmes n’avaient voulu voir dans leurs meubles ni argent ni or.
Après qu’il eut réglé avec sagesse les affaires de la Macédoine, il prit congé des Grecs, et exhorta les Macédoniens à se souvenir que c’était aux Romains qu’ils devaient la liberté, et qu’ils avaient à la conserver par l’obéissance aux lois, et par leur union entre eux. Il partit ensuite pour l’Épire, avec un ordre du Sénat de livrer aux soldats qui avaient fait avec lui la guerre contre Persée, le pillage des villes de ce pays. Pour les surprendre toutes à la fois et sans qu’on pût soupçonner son dessein, il fait venir dix des principaux citoyens de chaque ville, et leur enjoint d’apporter, à jour marqué, tout l’or et tout l’argent qu’ils avaient dans leurs maisons et dans leurs temples. Il les renvoie chacun avec un détachement de troupes et un centurion, sous prétexte de cet or à chercher et à ramasser, et comme des aides qu’il leur donnait. Le jour venu, ces soldats, en un seul et même instant, prennent leur élan à travers les villes, pillent et enlèvent tout. Il ne fallut qu’une heure pour réduire en servitude cent cinquante mille hommes, et saccager soixante et dix villes. Et pourtant ce pillage affreux, cette impitoyable destruction ne produisirent pas plus d’onze drachmes[29] pour la part de chaque soldat. L’univers frémit d’horreur de l’issue de cette guerre, où l’on avait tiré de la ruine de toute une nation, un butin si modique à répartir, et un si faible gain.
Paul Émile, après cette expédition, qui répugnait à la douceur et à l’humanité de son caractère, descendit à la ville d’Oricum. C’est là qu’il s’embarqua pour l’Italie avec son armée. Il remonta le Tibre sur la galère royale à seize bancs de rameurs, décorée des armes captives, de riches étoffes et de vêtements de pourpre. Les Romains étaient sortis en foule au-devant de lui, et accompagnaient du rivage le navire, qui voguait lentement ; on eût dit un cortège triomphal, et comme un avant-goût des fêtes qui se préparaient. Mais les soldats, qui avaient jeté un coup d’œil d’envie sur les trésors du roi, et qui n’y avaient pas eu toute la part qu’ils avaient espérée, nourrissaient, depuis ce désappointement, un secret ressentiment contre Paul Émile ; ils laissèrent éclater à la fin leur malveillance : ils l’accusaient d’avoir eu un commandement dur et despotique, et se montraient peu disposés à favoriser ses prétentions aux honneurs du triomphe. Servius Galba, ennemi personnel de Paul Émile, sous qui il avait servi en qualité de tribun des soldats, profita de cette disposition des troupes, pour se hasarder publiquement à dire qu’il ne fallait pas accorder le triomphe. Il lança, au milieu de cette soldatesque, mille calomnies contre le général ; il aigrit le mécontentement qui fermentait déjà ; puis, il demanda aux tribuns du peuple de remettre l’assemblée à un autre jour, alléguant qu’il n’aurait pas assez de temps pour développer l’accusation, bien qu’il lui restât encore quatre heures. Les tribuns lui ordonnèrent de proposer sur-le-champ ce qu’il avait à dire ; et il se mit à faire un long discours tout plein d’injures et de calomnies, qui consuma le reste de la journée. Quand la nuit fut venue, les tribuns renvoyèrent l’assemblée. Alors les soldats, devenus plus audacieux, s’attroupent autour de Galba, et font une ligue entre eux : dès le grand matin, ils envahissent, comme la veille, le lieu de l’assemblée. C’était le Capitole que les tribuns avaient désigné. Au point du jour, on prit les suffrages, et la première tribu rejeta la proposition du triomphe. Le peuple et le Sénat, en apprenant cette nouvelle, s’indignèrent de l’affront qu’on faisait à Paul Émile ; mais, tandis que le peuple se répandait en clameurs inutiles, les principaux sénateurs ne se contentent pas de crier : À l’indignité ! ils s’excitent mutuellement à réprimer chez les soldats une licence et une audace qui se porteraient à toute sorte d’actes injustes et violents, si rien n’entravait leur entreprise, et s’ils enlevaient à Paul Émile le triomphe, prix de ses victoires. Ils fendent la presse, montent en troupe au Capitole, et demandent aux tribuns de suspendre les suffrages jusqu’à ce qu’ils aient fait leurs représentations à la multitude.
Le sursis est accordé, le silence s’établit ; et Marcus Servilius, homme consulaire, qui, provoqué à vingt-trois combats singuliers, avait tué tous ses ennemis, s’avance au milieu de l’assemblée : « Je connais aujourd’hui mieux que jamais, dit-il, les talents militaires de Paul Émile, quand je vois avec quelle armée, regorgeant d’insubordination et de vices, il a pu accomplir de si grandes et glorieuses entreprises. J’admire que le peuple, qu’enorgueillissent ses triomphes sur les nations de l’Illyrie et de l’Afrique, s’envie à lui-même la satisfaction de voir le roi de Macédoine, toute la gloire d’Alexandre et de Philippe, traînés captifs des armes romaines. Étrange inconséquence ! dit-il encore ; vous avez sacrifié aux dieux sur le premier bruit d’une victoire incertaine répandu dans la ville ; vous les avez priés de mettre promptement sous vos yeux la réalité qu’annonçait la nouvelle ; et quand votre général vous apporte avec lui la victoire bien avérée, vous ravissez aux dieux l’honneur qui leur est dû, et à vous-mêmes votre joie. Est-ce donc que vous craignez de contempler la grandeur de vos succès, ou voulez-vous ménager le roi ? Encore vaudrait-il mieux que le refus du triomphe vînt de votre pitié pour lui, que de votre envie contre le général. Mais tel est l’excès de licence où votre faiblesse a laissé monter l’envie des méchants, qu’un homme qui n’a jamais reçu de blessures, un homme au teint frais et vermeil, et qui a toujours vécu à l’ombre, ose décider du mérite des généraux et de leur droit au triomphe ; et cela devant nous, qui avons appris, par tant de blessures, à juger du courage ou de la lâcheté de ceux qui nous commandent. » En disant ces mots, il ouvrit sa robe, et montra sur sa poitrine les cicatrices sans nombre des blessures qu’il avait reçues. Puis, comme il se retournait, il découvrit par mégarde des parties que la bienséance oblige de cacher ; et, voyant rire Galba : « Tu ris, lui dit-il, de l’état de ces parties, et moi j’en fais gloire devant mes concitoyens ; c’est en passant les jours et les nuits à cheval pour leur service, que j’ai gagné ces meurtrissures[30]. Mais allons, prends les suffrages des soldats ; je vais descendre, et les suivre les uns après les autres, pour reconnaître les méchants, les ingrats, et tous ceux qui aiment mieux à la guerre être flattés que commandés. »
Ce discours en imposa, dit-on, si fort à cette soldatesque, et changea tellement les dispositions des esprits, que toutes les tribus décernèrent unanimement le triomphe à Paul Émile. Voici, suivant les témoins, quelle en fut l’ordonnance et la marche. On avait dressé dans les théâtres où se font les courses de chevaux et qu’on appelle cirques, dans le Forum et dans les quartiers de la ville d’où l’on pouvait voir la pompe, des échafauds sur lesquels se placèrent les spectateurs, vêtus de robes blanches. Tous les temples furent ouverts ; on les couronna de festons, on les remplit de la fumée des parfums. Des licteurs en grand nombre et des appariteurs repoussaient à leur rang les spectateurs trop empressés, réprimaient leurs courses désordonnées, et tenaient les rues dégagées et libres. La marche triomphale fut partagée en trois jours : le premier suffit à peine à voir passer les statues captives, les tableaux, les figures colossales, portés sur deux cent cinquante chariots, spectacle imposant. Le lendemain passèrent, sur un grand nombre de chariots, les armes les plus belles et les plus riches des Macédoniens, tant d’airain que de fer, nouvellement fourbies, et toutes resplendissantes. Quoiqu’on les eût rassemblées avec beaucoup de soin et d’art, elles semblaient jetées au hasard par monceaux : casques sur boucliers, cuirasses sur bottines ; pavois de Crète, targes de Thrace, carquois entassés pêle-mêle avec des mors et des brides ; épées nues, longues piques, sortant de tous les côtés et présentant leurs pointes menaçantes. Toutes ces armes étaient retenues par des liens un peu lâchés ; et le mouvement des chariots les froissant les unes contre les autres, il en sortait un son aigu et effrayant : la vue des armes d’un peuple même vaincu, n’était pas sans inspirer une sorte d’horreur. À la suite des chariots qui traînaient les armes, marchaient trois mille hommes portant l’argent monnayé dans sept cent cinquante vases, dont chacun contenait trois talents[31] et était soutenu par quatre hommes. D’autres étaient chargés de cratères d’argent, de coupes en forme de cornes, de flacons, de gobelets, disposés tous pour la montre, et distingués à la fois et par leur grandeur et par la beauté de leur ciselure. Le troisième jour, dès le matin, les trompettes s’avancèrent, sonnant non ces airs qu’on joue dans les processions et dans les pompes religieuses, mais ceux dont se servent les Romains pour exciter les troupes au combat. À leur suite venaient cent vingt taureaux engraissés, les cornes dorées, le corps orné de bandelettes et de guirlandes. Leurs conducteurs étaient de jeunes garçons ceints, pour le sacrifice, de tabliers richement brodés, et suivis d’autres jeunes gens qui portaient des vases d’argent et d’or. On voyait passer derrière eux ceux qui étaient chargés de l’or monnayé, distribué, comme la monnaie d’argent, dans des vases qui contenaient chacun trois talents ; il y avait soixante-dix-sept vases. Puis, c’étaient les hommes soutenant la coupe sacrée, d’or massif, du poids de dix talents[32], enrichie de pierres précieuses, ouvrage exécuté par l’ordre de Paul Émile ; puis les vases qu’on appelait antigonides, séleucides[33], thériclées[34], et toute la vaisselle d’or de Persée ; puis enfin le char de Persée et ses armes surmontées de son diadème.
À quelque distance marchaient ses enfants captifs, et, avec eux, leurs gouverneurs, leurs précepteurs et leurs officiers en foule, versant des larmes, tendant les mains aux spectateurs, et enseignant à ces jeunes enfants à intercéder auprès du peuple et à demander grâce. Il y avait deux garçons et une fille, incapables, à cause de leur âge tendre, de comprendre la grandeur de leurs maux, et d’autant plus dignes de pitié qu’ils étaient moins sensibles au changement de leur fortune. Peu s’en fallut même que Persée ne passât sans être remarqué, tant la compassion fixait les yeux des Romains sur ces pauvres petits ! Plus d’un, à leur aspect, ne put retenir ses larmes. C’était dans toutes les âmes un sentiment mêlé de plaisir et de douleur, et qui ne cessa que lorsque les enfants furent passés. Persée lui-même venait après ses enfants et leur suite, vêtu d’une robe noire et portant des pantoufles à la macédonienne : on voyait, à son air, que la grandeur de ses maux lui faisait de tout un objet de terreur, et lui avait troublé l’esprit. Il était suivi d’une troupe d’amis et de familiers, le visage accablé de douleur, tenant sans cesse arrêtés sur Persée leurs yeux baignés de larmes, et donnant à croire aux spectateurs qu’ils ne déplorent que l’infortune de Persée, et font peu de compte de leur propre malheur. Persée avait bien envoyé prier Paul Émile de ne le pas donner en spectacle, et de lui épargner les hontes du triomphe. Mais Paul Émile, pour se moquer sans doute de sa lâcheté et de son amour pour la vie : « Ce qu’il demande était déjà en son pouvoir, répondit-il, et l’est encore aujourd’hui s’il veut ; » faisant entendre qu’il devait préférer la mort à la honte. Mais le lâche n’en eut pas le courage : amolli par je ne sais quelles espérances, il devint une des dépouilles conquises sur lui par le vainqueur.
On transportait, à la suite de cette dernière troupe, quatre cents couronnes d’or, prix de victoire, que les villes avaient envoyées à Paul Émile avec leurs ambassadeurs.
Enfin paraissait le triomphateur, monté sur un char magnifiquement paré ; personnage digne par lui seul, même sans cette pompe splendide, d’attirer tous les regards, et revêtu d’une robe de pourpre brodée en or. Il tenait dans sa main droite un rameau d’olivier, et, comme lui, toute l’armée, qui suivait le char du général, rangée par compagnies, et qui chantait tantôt des chansons à la romaine, mêlées de traits satiriques, tantôt des hymnes de victoire en l’honneur des exploits de Paul Émile. Admiré et applaudi de tous, il n’y avait pas un seul homme de bien qui portât envie à la gloire du triomphateur ; mais il est sans doute un dieu chargé par les destins de rabattre toujours quelque chose des grandes prospérités et qui dépassent la mesure, et de faire un tel mélange dans la vie humaine qu’elle ne soit pour personne entièrement pure et exempte de maux, et que ceux-là soient réputés les plus heureux, comme dit Homère, auxquels le sort dispense en proportion égale l’une et l’autre fortune[35].
Paul Émile avait quatre fils, dont deux, Fabius et Scipion, étaient passés par adoption, comme il a été dit plus haut, dans des familles étrangères ; les deux autres, nés d’une seconde femme, et qui n’étaient encore que des enfants, étaient restés dans sa maison. L’aîné de ces derniers mourut cinq jours avant le triomphe de Paul Émile, à l’âge de quatorze ans ; et l’autre, à l’âge de douze ans, trois jours après le triomphe. Il n’y eut pas un Romain qui ne ressentît vivement son affliction. Tous frémirent d’horreur en voyant la cruauté de la Fortune, qui n’avait pas honte d’introduire un tel deuil dans une maison pleine de bonheur et de joie, toute retentissante des sacrifices d’actions de grâces, et de mêler les gémissements et les larmes aux chants de victoire et aux triomphes. Paul Émile, toutefois, prit les choses en sage ; il réfléchit que l’homme a besoin de courage et de force d’âme, non pas seulement contre des armes et des piques, mais bien encore contre les attaques de la Fortune : aussi fit-il de ces événements contraires ainsi mêlés, une sorte de balance et de compensation, jugeant le mal effacé par le bien, et ses pertes personnelles par les prospérités publiques ; et rien, dans ses actions, ne vint rabaisser sa grandeur ou ternir l’éclat de sa victoire. Il venait à peine d’ensevelir l’aîné de ses fils, ainsi que je l’ai dit, quand arriva le triomphe ; et le second étant mort après le triomphe, il convoqua l’assemblée du peuple romain, et là, loin qu’il tînt les discours d’un homme qui eût besoin de consolation, il consola lui-même ses concitoyens de la douleur que leur causaient ses propres infortunes.
« Je n’ai jamais craint, dit-il, rien de ce qui vient des hommes ; mais, entre les choses divines, ce que j’ai toujours redouté, c’est l’extrême inconstance de la Fortune et l’inépuisable variété de ses coups ; surtout dans cette guerre, où elle favorisait, comme un vent propice, toutes mes entreprises : sans cesse, je m’attendais à la voir renverser mon bonheur et soulever quelque tempête. En effet, dit-il encore, en un seul jour j’ai traversé la mer Ionienne, de Brundusium à Corcyre ; et de Corcyre je suis arrivé en cinq jours à Delphes, où j’ai sacrifié à Apollon. Cinq jours encore, et nous touchions, l’armée et moi, la Macédoine, et je purifiais l’armée avec les cérémonies d’usage. À l’instant même je commençai mes opérations militaires ; et, quinze jours après, j’avais terminé la guerre par la plus glorieuse victoire. Ce cours rapide de prospérités m’inspirait une juste défiance de la Fortune : bien en repos sur les ennemis, n’ayant aucun danger à en craindre, c’est pour la traversée du retour que je redoutais l’inconstance de la déesse, alors que je ramenais une telle armée, si heureusement victorieuse, et des dépouilles immenses, et des rois captifs. Arrivé sans aucun accident auprès de vous, et voyant la ville dans la joie, dans les fêtes et les sacrifices, je ne m’en suis pas moins défié du sort ; car je savais qu’il n’est pas une de ses faveurs qui soit pour nous sans mélange, et que l’envie accompagne toujours les grands succès. Mon âme, pleine de cette douloureuse inquiétude, et tremblante sur ce que l’avenir réservait à Rome, n’a été délivrée de ses craintes qu’à l’instant où j’ai vu ma maison périr dans ce terrible naufrage ; où il m’a fallu, au milieu même des jours sacrés de mon triomphe, ensevelir de mes mains, coup sur coup, deux fils de si belle espérance, les seuls que je me fusse réservés pour héritiers de mon nom. Me voilà maintenant à l’abri des grands dangers, et j’ai une ferme confiance que votre prospérité résistera solide et durable. La Fortune est assez vengée de mes succès par les maux qu’elle a versés sur moi : elle a fait voir, dans le triomphateur, autant que dans le captif traîné en triomphe, un frappant exemple de la fragilité humaine ; avec cette différence pourtant que Persée vaincu a toujours ses enfants, et que le vainqueur a perdu les siens. »
Tel fut, dit-on, le généreux et sublime discours de Paul Émile dans l’assemblée du peuple ; inspiration d’une grandeur d’âme naturelle et qui n’avait rien d’affecté. Quoiqu’il fût très-touché des malheurs de Persée, et qu’il eût un grand désir d’adoucir son sort, la seule chose qu’il put obtenir pour lui, ce fut de le faire transférer de la prison publique dans un lieu décent, où il pût mener une vie moins dure. Il y était étroitement gardé ; et, suivant la plupart des historiens, il s’y laissa mourir de faim. Quelques-uns le font périr d’une mort étrange et peut-être sans exemple. Les soldats préposés à sa garde, irrités contre lui pour je ne sais quel grief, et ne pouvant pas le chagriner ou le maltraiter autrement, avaient imaginé de l’empêcher de dormir : ils épiaient avec soin les moments où il s’assoupissait, et employaient toutes sortes de moyens pour le tenir éveillé ; et Persée serait mort de cette insomnie continuelle. Deux de ses enfants moururent aussi : le troisième, Alexandre, devint habile, dit-on, dans la toreutique et la ciselure. Il apprit aussi à écrire et à parler la langue romaine, et devint greffier public, charge qu’il remplit avec intelligence et à la satisfaction des magistrats.
La conquête de la Macédoine par Paul Émile eut pour le peuple un bien fortuné résultat : Paul Émile avait rapporté alors dans le trésor public des sommes si considérables, que les Romains purent demeurer exempts de tout impôt jusqu’au temps d’Hirtius et de Pansa, qui furent consuls durant la première guerre d’Antoine et d’Auguste. Et ce qui fut dans Paul Émile une admirable singularité ; c’est que, malgré l’amour extrême et la vénération que lui portait le peuple, il resta toujours attaché au parti aristocratique : il ne dit, il ne fit jamais rien dans la vue de flatter la multitude ; sur toutes les affaires publiques il se concerta toujours avec les premiers et les plus distingués d’entre les citoyens. C’est le fondement du reproche que dans la suite Appius fit à Scipion l’Africain. Ils étaient en ce temps-là les deux plus grands personnages de Rome, et briguaient ensemble la charge de censeur. Appius était porté par le sénat et par la noblesse, dont les Appius suivaient de tout temps le parti. Scipion, déjà si grand par lui-même, était encore auprès du peuple en grand crédit et en grande faveur. En le voyant arriver dans le Forum, entouré de gens de basse condition, autrefois esclaves, très-propres d’ailleurs à cabaler, à soulever la populace, à tout arracher par des intrigues, par des clameurs, par des voies de fait même, Appius s’écria de toute sa force : « Ô Paul Émile ! gémis dans les enfers de voir le héraut Émilius et Licinius Philonicus conduire ton fils à la censure. »
Scipion ne gagna cette faveur du peuple qu’en faisant tout pour lui ; Paul Émile, au contraire, malgré son dévouement à l’aristocratie, ne fut pas moins aimé des plébéiens que ceux qui s’étudiaient le plus à les flatter et à leur complaire. C’est ce qu’ils firent bien voir, en lui décernant toutes sortes d’honneurs, et en particulier la censure, dignité sacrée entre toutes, et qui, outre les autres prérogatives, donne le droit de rechercher la vie des citoyens. Les censeurs peuvent chasser du Sénat un sénateur qui se conduit mal, et y faire entrer ceux qu’ils jugent les plus gens de bien ; ils peuvent noter d’infamie les jeunes hommes débauchés en leur ôtant leur cheval. Ce sont eux encore qui font l’estimation des biens des particuliers et les dénombrements. Sous la censure de Paul Émile, le nombre des citoyens inscrits fut de trois cent trente-sept mille quatre cent cinquante-deux. Il nomma prince du Sénat Émilius Lépidus, honoré déjà quatre fois de cette préséance. Il dégrada trois sénateurs, mais qui n’étaient pas des plus considérables, et se montra, ainsi que Marcius Philippe, son collègue, très-modéré dans l’examen de l’ordre équestre.
Il avait terminé à peu près toutes les plus importantes affaires de sa charge quand il fut attaqué d’une maladie d’abord très-dangereuse, mais qui s’adoucit ensuite et menaça seulement d’être rebelle et longue. Il s’embarqua, par le conseil des médecins, pour Élée, ville d’Italie, où il demeura longtemps dans une solitaire et paisible campagne sur le bord de la mer. Les Romains regrettèrent son absence ; et, plus d’une fois, dans les théâtres, ils témoignèrent par des cris leur désir extrême de le revoir. À la fin, obligé d’assister à un sacrifice solennel, croyant d’ailleurs sa santé assez bien rétablie, il revint à Rome, et fit le sacrifice avec les autres prêtres, entouré d’une foule immense et pleine d’allégresse. Le lendemain, il offrit aux dieux un autre sacrifice, pour les remercier de sa guérison ; après quoi il rentra chez lui et se coucha. Mais tout à coup, avant qu’il pût s’apercevoir d’aucune altération dans sa santé, il perdit connaissance, et tomba dans le délire. Trois jours après il était mort.
Paul Émile avait réuni dans sa personne tous les biens et tous les avantages qu’on regarde comme les sources du bonheur de la vie. Ses funérailles se firent avec une magnificence admirable ; et on y décora sa vertu des ornements les plus riches et les plus glorieux qui puissent embellir un convoi. Ce n’était ni de l’or, ni de l’ivoire, ni tout l’appareil d’une vaine et ambitieuse somptuosité, mais l’affection, le respect et la reconnaissance non-seulement des citoyens, mais des ennemis eux-mêmes. Tout ce qui se trouvait à Rome d’Ibériens, de Liguriens et de Macédoniens, assista à ses obsèques ; les jeunes et les forts d’entre eux portaient le lit funèbre, les plus âgés suivaient, en appelant Paul Émile le bienfaiteur et le sauveur de leur patrie. Et en effet, non content de les avoir tous traités, au temps de ses conquêtes, avec douceur et humanité, il n’avait cessé, tout le reste de sa vie, de leur rendre service, et leur montrer autant d’intérêt qu’à des amis et à des parents. On dit que tout le bien qu’il laissa montait à peine à trois cent soixante-dix mille drachmes[36] dont il fit héritiers ses deux fils. Mais Scipion, le plus jeune des deux, qui était passé par adoption dans une maison plus riche, celle de Scipion l’Africain, abandonna toute la succession à son frère. Telles furent, d’après l’histoire, les mœurs et la vie de Paul Émile.
- ↑ Iliade, XXIV, 629.
- ↑ C’est un vers ïambique tiré de quelque tragédie perdue, ou peut-être de quelque comédie.
- ↑ Voilà ce qui semble justifier la transposition des deux Vies dans les éditions ; mais les mots qui suivent font voir qu’à supposer même que Plutarque ait composé la vie de Paul Émile avant celle de Timoléon, et que cette préface ne doive pas être mise en tête de cette dernière, Plutarque reste fidèle à son plan et à l’ordre chronologique, puisqu’il nomme Timoléon avant Paul Émile.
- ↑ C’est en effet le sens du mot grec αἰμύλιος.
- ↑ Voyez la Vie de Numa dans le premier volume.
- ↑ Voyez la Vie de Fabius Maximus dans le premier volume.
- ↑ Platon dans l’Euthyphron.
- ↑ Tite Live le nomme Papirius Masson.
- ↑ Environ quatre-vingt-dix millions de francs.
- ↑ C’est le participe futur du verbe δίδωμι, donner.
- ↑ Voyez la Vie de Flamininus dans ce volume.
- ↑ Au livre I, 46.
- ↑ Contrée de la Thrace, entre le Strymon et le Mésius.
- ↑ Environ dix-huit cent mille francs de notre monnaie.
- ↑ Cette partie de l’ouvrage de Polybe et la lettre de Nasica n’existent plus.
- ↑ Il y avait une multitude de villes qui portaient ce nom. Celle-ci était près du golfe Thermaïque, dans une province de Macédoine appelée Lyncestide.
- ↑ Environ une demi-lieue.
- ↑ Je n’ai pas besoin de remarquer que ce principe est faux, même pour l’ancien continent, et qu’il y a dans le nouveau des montagnes bien autrement hautes que dix stades.
- ↑ Ce mot signifie qui a un bouclier d’airain.
- ↑ Il ne faut pas confondre ce Posidonius avec un autre Posidonius, philosophe et historien, souvent cité par Plutarque, et qui est postérieur de plus d’un siècle à la bataille où avait fui Persée.
- ↑ Environ six lieues.
- ↑ Scipion avait alors dix-sept ans.
- ↑ Environ trois cent mille francs de notre monnaie.
- ↑ Allusion au proverbe grec : les Crétois sont toujours menteurs.
- ↑ Environ cent quatre-vingt mille francs de notre monnaie.
- ↑ Les fils de Jupiter, c’est-à-dire Castor et Pollux.
- ↑ Environ mille lieues. C’est une erreur considérable, ou une grossière faute de copiste. Il n’y a guère que le quart de cette distance de Rome aux bords du Rhin.
- ↑ Environ six cent mille francs de notre monnaie.
- ↑ Environ dix francs de notre monnaie.
- ↑ Le récit de Tite Live est plus clair que celui de Plutarque : Quæ dum ostentat, adapertis forte quæ velanda erant, tumor inguinum proximus risum movit. Tum, hoc quoque quod ridetis, inquit, in equis dies noctesque, etc., XLV, 39.
- ↑ Environ dix-huit mille francs de notre monnaie.
- ↑ Le talent, mesure de pesanteur, était un poids d’environ soixante de nos livres.
- ↑ Du nom des rois Antigonus et Séleucus.
- ↑ Du nom de Thériclès, célèbre potier athénien.
- ↑ Iliade, XXIV, 526.
- ↑ Environ trois cent cinquante mille francs de notre monnaie.