Vies des hommes illustres/Lysandre
Charpentier, (Volume 2, p. 453-495).
LYSANDRE.
Le trésor des Acanthiens[1], à Delphes, porte l’inscription suivante : Brasidas[2] et les Acanthiens, des dépouilles des Athéniens. C’est là ce qui a fait croire à plusieurs écrivains que la statue de marbre qu’on voit dans la chapelle, tout à l’entrée, est celle de Brasidas ; mais cette statue est l’image de Lysandre. Il est représenté avec une longue chevelure, comme en portaient les anciens, et une grande barbe. Car il n’est point vrai, comme quelques-uns le racontent, que les Argiens, après une sanglante bataille qu’ils avaient perdue, s’étant rasé la tête en signe de deuil, les Spartiates, pour témoigner, au contraire, l’allégresse de leur victoire, laissèrent croître leurs cheveux. Il n’est pas vrai non plus que, lorsque les Bacchiades[3] s’enfuirent de Corinthe à Lacédémone, les Spartiates, en leur voyant la tête rasée, les trouvèrent laids et difformes, et en prirent envie de porter de longues chevelures. C’est là une des prescriptions de Lycurgue : « La chevelure, disait-il, relève encore l’éclat de la beauté, et rend la laideur plus terrible[4]. »
On dit que le père de Lysandre, Aristoclitus, bien qu’il ne fût pas de la maison des rois, appartenait néanmoins à la race des Héraclides. Lysandre fut élevé dans la pauvreté, et se montra, autant que pas un autre, fidèle observateur des coutumes de la patrie. Son courage mâle, à l’épreuve de toutes les voluptés, ne connut d’autre plaisir que celui que donne l’estime publique, qui est le prix des belles actions. C’est une volupté à laquelle les jeunes gens de Sparte peuvent se laisser aller sans honte ; car ce que veulent les Spartiates, c’est que leurs enfants, dès l’âge le plus tendre, se montrent sensibles à la gloire, qu’ils s’affligent aux réprimandes, qu’ils s’enorgueillissent aux éloges. Celui qui reste insensible et immobile sous ce double aiguillon est méprisé comme un cœur lâche et sans émulation pour la vertu. Ce fut donc à l’éducation laconienne que Lysandre dut son ambition et sa passion pour la gloire ; car il ne faut pas en accuser la nature : ce qu’il tenait d’elle c’était, selon moi, ce penchant à flatter les puissants beaucoup plus qu’il ne convenait à un Spartiate, cette facilité à supporter, pour ses intérêts, le poids de leur orgueil : qualités qui constituent, suivant quelques-uns, une importante partie de la science politique.
Aristote, émettant cette opinion, que les grandes natures sont mélancoliques[5], ainsi Socrate, Platon, Hercule, rapporte que Lysandre, non pas tout d’abord, mais en approchant de la vieillesse, tomba dans la mélancolie.
Une particularité le distingue entre tous : c’est que lui qui supportait si noblement la pauvreté, et qui ne s’était jamais laissé vaincre ni corrompre par l’argent, il remplit sa patrie de richesses et de cupides passions ; c’est qu’en apportant, après la guerre d’Athènes, une quantité considérable d’or et d’argent, il fit perdre à Lacédémone ce beau renom que lui avait acquis chez les autres peuples son mépris pour les richesses ; et cela, sans qu’il en retînt pour sa part une seule drachme. Denys le tyran lui ayant envoyé, pour ses filles, des tuniques de Sicile d’un tissu précieux, il les refusa, disant qu’il craignait que ces belles tuniques ne fissent paraître ; ses filles plus laides qu’elles n’étaient. Cependant, peu de temps après, comme il eut été député par sa ville vers le tyran, Denys lui ayant envoyé deux robes, en le priant de choisir celle qu’il voudrait pour la porter à sa fille, il répondit que sa fille choisirait mieux que lui, et il les emporta toutes deux.
La guerre du Péloponnèse traînait en longueur, et l’on s’attendait, après le désastre de Sicile, avoir les Athéniens chassés, par le fait même, de l’empire de la mer, et, bientôt après, perdus sans ressource, lorsque Alcibiade, rappelé de son exil et remis à la tête des affaires, opéra tout à coup un changement considérable, et rétablit l’équilibre des forces navales entre les deux nations. Les Lacédémoniens, qui commençaient à craindre à leur tour, se mirent à la guerre avec une ardeur toute nouvelle ; et, sentant qu’elle demandait un général habile et des préparatifs plus considérables que jamais, ils envoient Lysandre prendre le commandement de la flotte. Arrivé à Éphèse, il trouva cette ville bien intentionnée pour lui et dévouée aux intérêts lacédémoniens, mais, au demeurant, réduite alors à une situation fâcheuse, et qui s’était faite presque toute barbare en adoptant les mœurs des Perses, qui avaient avec elle des relations fréquentes, attendu qu’elle est tout à l’entour enveloppée par la Lydie, et que les généraux du roi y faisaient de longs séjours. Lysandre y établit son camp, y rassemble de tous côtés un grand nombre de vaisseaux de charge, et y bâtit un arsenal pour la construction des navires : les ports sont ravivés par le commerce, le marché se remplit de vendeurs, les maisons et les ateliers de moyens de gagner ; et c’est ainsi qu’Éphèse commença dès lors à concevoir, grâce à Lysandre, l’espoir de cette grandeur et de cette opulence où nous la voyons aujourd’hui.
Lysandre, ayant appris que Cyrus, le fils du roi[6], était arrivé à Sardes, alla le trouver, pour lui parler des affaires de la Grèce et se plaindre de Tisapherne. Tisapherne, qui avait ordre de secourir les Lacédémoniens et de chasser les Athéniens de la mer, semblait ne s’y porter que froidement, par amitié pour Alcibiade ; il ne fournissait que fort maigrement à la flotte les provisions nécessaires, et la faisait ainsi périr insensiblement. Cyrus, de son côté, souhaitait qu’il y eût des plaintes contre Tisapherne, et qu’on le décriât de réputation, parce que c’était un méchant homme, et d’ailleurs son ennemi particulier. Lysandre captiva le jeune homme, parla d’abord, et aussi par les charmes de sa conversation, surtout par son adresse à lui faire la cour ; aussi le fortifia-t-il aisément dans ses desseins de guerre. Comme il se disposait à partir, Cyrus lui donna un grand festin, et le pria de ne pas rejeter les témoignages de sa bienveillance et de lui demander tout ce qu’il voudrait, en l’assurant qu’il ne serait pas refusé. « Cyrus, dit Lysandre, puisque telles sont pour moi tes favorables dispositions, je te demande et te supplie d’ajouter une obole à la paie des matelots, afin qu’au lieu de trois oboles par jour ils en reçoivent quatre[7]. » Cyrus, charmé de son désintéressement, lui donna dix mille dariques[8]. Lysandre employa cet argent à distribuer aux matelots une obole de plus par jour : libéralité qui eut bientôt dégarni les navires des ennemis ; car les matelots passaient presque tous sur la flotte où ils étaient mieux payés ; et, pour ceux qui restaient, découragés et toujours prêts à se révolter, ils faisaient tous les jours mille maux aux capitaines. Toutefois, malgré cette défection qu’il avait fomentée, malgré le dommage dont souffraient les ennemis, Lysandre n’osait en venir à une bataille navale ; il redoutait Alcibiade, dont il connaissait l’activité, qui d’ailleurs avait une flotte plus nombreuse, et avait été jusqu’alors invincible sur terre et sur mer.
Mais Alcibiade partit de Samos pour Phocée, et laissa le commandement de la flotte au pilote Antiochus[9]. Antiochus, comme pour braver Lysandre et faire preuve d’audace, entre dans le port d’Éphèse, avec deux trirèmes, et passe insolemment, en poussant de grands éclats de rire, et en faisant un grand bruit, devant la flotte lacédémonienne, qui était à sec sur le rivage. Lysandre, indigné de son audace, mit d’abord en mer quelques trirèmes à sa poursuite ; puis, voyant que les Athéniens venaient au secours d’Antiochus, il en détacha d’autres successivement ; et, à la fin, les deux flottes combattaient avec toutes leurs forces. Lysandre fut vainqueur ; il prit quinze trirèmes, et dressa un trophée. Irrités de cette défaite, les Athéniens ôtèrent à Alcibiade le commandement de la flotte ; et Alcibiade, en butte au mépris et aux reproches de l’armée de Samos, quitta le camp, et fit voile vers la Chersonèse. Cette victoire, en réalité peu décisive, dut à la fortune un grand éclat, à cause du renom d’Alcibiade.
Cependant Lysandre fait venir des villes d’Asie à Éphèse les hommes qu’il connaissait pour les plus courageux et les plus entreprenants ; il sème parmi eux les germes des changements, des innovations qui se réalisèrent plus tard par ses efforts dans le gouvernement des villes ; il les exhorte, il les anime à faire des ligues entre eux, et à prêter un œil attentif aux affaires ; leur promettant que, lorsqu’il aurait détruit la puissance des Athéniens, il ôterait partout la domination aux peuples, et les investirait, eux, du souverain pouvoir. Il leur donna, par des effets réels, des garants sûrs de ses promesses ; il enrichit ceux qui étaient devenus ses amis et ses hôtes ; il leur conféra des honneurs et des dignités, et se rendit, pour satisfaire leur cupidité, le complice de leurs injustices et de leurs déportements. Aussi, n’y en avait-il pas un seul qui ne fût tout dévoué à sa personne ; ils ne désiraient que lui, ils ne cherchaient qu’à lui complaire, assurés qu’ils étaient d’obtenir satisfaction à leurs plus ambitieux désirs, tant qu’il serait le maître.
Voilà pourquoi, dans les premiers temps, ils virent de fort mauvais œil Callicratidas, qui vint remplacer Lysandre dans le commandement de la flotte ; et, quand ils eurent reconnu, par expérience, que c’était l’homme le meilleur et le plus juste, ils furent encore plus mécontents de sa manière de gouverner simple, droite, et toute dorienne. Ils admiraient, il est vrai, sa vertu, mais de cette admiration qu’inspire la beauté d’une statue de héros ; mais ils regrettaient Lysandre, son zèle, son affection pour ses amis, et les avantages qu’on tirait de sa faveur. Aussi s’affligèrent-ils profondément quand il mit à la voile, et ne purent-ils retenir leurs larmes. Lysandre augmenta encore leur indisposition contre Callicratidas en renvoyant à Sardes ce qui restait de l’argent que Cyrus lui avait donné pour la paie des matelots, et en disant à Callicratidas d’aller lui-même le demander au roi, si telle était sa fantaisie, et de pourvoir comme il l’entendrait à l’entretien des soldats. Enfin, au moment de mettre à la voile, il protesta publiquement qu’il remettait à son successeur une flotte qui était maîtresse de la mer. Callicratidas, pour rabattre cette fanfaronne et mensongère ambition : « Eh bien ! dit-il, que ne prends-tu à gauche, par Samos, pour venir à Milet me remettre la flotte ? Puisque nous sommes maîtres de la mer, nous n’avons pas à craindre les ennemis qui sont dans Samos. — Ce n’est pas à moi, répondit Lysandre, c’est à toi qu’appartient le commandement de la flotte. » Et, sans attendre la réponse, il fit voile pour le Péloponnèse, laissant Callicratidas dans un extrême embarras. Callicratidas n’avait point apporté d’argent de Lacédémone, et il ne pouvait se résoudre à mettre des contributions forcées sur les villes, qu’il trouvait déjà trop foulées.
Il ne lui restait donc que d’aller, comme avait fait Lysandre, à la porte des généraux du roi pour en solliciter : démarche à laquelle personne n’était moins propre que lui, homme d’une âme indépendante et haute, et qui trouvait moins honteux pour des Grecs d’être battus par d’autres Grecs que d’aller faire leur cour à des Barbares qui n’avaient d’autre mérite que de posséder beaucoup d’or. Cédant enfin à la nécessité, il va en Lydie, se rend tout de suite au palais de Cyrus, et prie qu’on lui annonce que Callicratidas, amiral de la flotte lacédémonienne, est venu pour lui parler. « Étranger, dit un des personnages qui gardaient la porte, Cyrus n’a pas le temps de te recevoir, il est à table. — Eh bien ! reprit avec simplicité Callicratidas, j’attendrai ici qu’il en soit sorti. » À cette réponse, les Barbares le prirent pour un homme qui manquait de savoir-vivre, et se moquèrent de lui ; Callicratidas se retira. Il se présenta chez Cyrus une seconde fois, et fut encore refusé. Trop fier pour supporter cet affront, il s’en retourne à Éphèse, chargeant de malédictions ceux qui, les premiers, s’étaient avilis jusqu’à se laisser insulter par des Barbares, et qui leur avaient appris à se faire de leurs richesses un privilège pour l’insolence. Il jura, devant ceux qui l’accompagnaient, que son premier soin, en arrivant à Sparte, serait de mettre tout en œuvre pour terminer les différends des Grecs, afin qu’ils devinssent redoutables aux Barbares, et n’eussent plus à mendier leurs secours pour se détruire les uns les autres. Mais Callicratidas, cet homme si digne de Lacédémone par la noblesse de ses sentiments, et comparable, par sa justice, sa grandeur d’âme et son courage, à tout ce qu’il y eut de plus grand dans la Grèce, fut bientôt après vaincu et lue dans un combat naval près des Arginuses[10].
Affaiblis par cette défaite, les alliés envoyèrent une députation à Sparte demander que Lysandre fût mis à la tête de la flotte, promettant de travailler avec plus d’ardeur que jamais au rétablissement des affaires si on le leur donnait pour chef. Cyrus y députa de son côté dans le même dessein. La loi ne permettait pas que le même homme fût deux fois amiral. Mais les Lacédémoniens, qui voulaient complaire au désir des alliés, conférèrent la dignité d’amiral à un certain Aracus, et firent partir avec lui Lysandre, sous le simple titre de lieutenant, mais revêtu en réalité d’une autorité absolue. Il fut accueilli avec des transports de joie par le grand nombre des hommes qui s’entremettaient des affaires publiques et qui avaient du crédit dans les villes : ils désiraient depuis longtemps son arrivée, dans l’espoir qu’il augmenterait leur autorité en détruisant les gouvernements populaires. Mais ceux qui préféraient des généraux de mœurs simples et d’inclinations généreuses ne voyaient dans Lysandre, comparé à Callicratidas, qu’un homme sans foi et un sophiste, qui faisait de la ruse et de la duplicité les instruments favoris de ses succès militaires, ne tenant compte de la justice que lorsqu’elle favorisait ses intérêts, partout ailleurs n’estimant beau et honnête que ce qui était utile. Il ne croyait pas que la vérité fût en soi préférable au mensonge, et mesurait la valeur de l’un et de l’autre au profit qu’il en retirait. Quand on lui représentait que les descendants d’Hercule ne devaient pas faire la guerre à l’aide de la fraude, il se moquait de ces remontrances. « Partout, disait-il, où ne peut atteindre la peau du lion, il y faut coudre celle du renard. »
Sa conduite à Milet mit ce caractère dans tout son jour. Ses amis et ses hôtes, à qui il avait promis son appui pour détruire l’autorité du peuple et chasser leurs adversaires, ayant changé de sentiment et s’étant réconciliés avec leurs ennemis, Lysandre feignit en public une vive joie de cette réconciliation : on eût dit qu’il n’avait rien tant à cœur que de les fortifier dans leurs desseins ; mais, en particulier, il accablait ses amis d’injures, il les traitait de lâches et les excitait à se soulever contre le peuple. Quand il vit que la sédition commençait à éclater, il accourut comme pour les soutenir ; mais, à peine entré dans la ville, il s’emporta de paroles contre les premiers qu’il rencontra de ceux qui voulaient innover dans le gouvernement, et leur dit d’un ton sévère qu’ils eussent à le suivre, avec menace de les punir sévèrement ; pour leurs ennemis, au contraire, il leur recommandait d’avoir bon courage, les assurant qu’ils n’avaient rien à craindre tant qu’il serait au milieu d’eux. Ce n’était là qu’une ruse hypocrite : il voulait retenir dans la ville ceux du parti populaire qui avaient le plus de pouvoir, et les y faire périr. C’est en effet ce qui leur arriva : ceux qui se fièrent à sa parole furent tons égorgés. Androclidas[11] rapporte de lui un mot qui prouve sa facilité à se parjurer. « Il faut, disait-il, tromper les enfants avec des osselets, les hommes avec des serments. » Il voulait faire en cela comme Polycrate de Samos ; exemple bien mal choisi : un général d’armée n’imite pas un tyran. D’ailleurs il n’était pas digne d’un Spartiate d’en user avec les dieux comme avec des ennemis, que dis-je ? plus insolemment encore, car celui qui trompe par un parjure déclare qu’il craint son ennemi et qu’il méprise la divinité.
Cyrus, ayant mandé Lysandre à Sardes, lui donna de l’argent, et lui en promit encore davantage. « J’ai tant d’envie de t’obliger, lui dit-il avec une emphase de jeune homme, que, si mon père ne veut rien fournir, je prendrai sur mes revenus ce qui te sera nécessaire. Que si tout vient à me manquer, je ferai fondre le trône d’or et d’argent massif sur lequel je m’assieds pour donner mes audiences. » Enfin, au moment de partir pour aller retrouver son père en Médie, il délégua à Lysandre les tributs des villes, et lui confia le gouvernement de ses provinces ; et, en l’embrassant, il le pria de ne pas attaquer les Athéniens sur mer avant son retour, l’assurant qu’il reviendrait avec un grand nombre de vaisseaux de Phénicie et de Cilicie. Il partit aussitôt pour se rendre auprès du roi. Lysandre, qui ne pouvait combattre à forces égales, ne voulait pas cependant rester dans l’inaction avec une flotte si nombreuse : il alla prendre quelques îles, et pilla Égine et Salamine ; il fit une descente dans l’Attique, et salua le roi Agis qui était venu de Décélie[12] pour faire voir à ses troupes de terre ces forces navales qui le rendaient maître de la mer, au delà même de ce qu’il eût osé désirer. Mais Lysandre ayant appris que les Athéniens couraient à sa poursuite, prit une autre route, et s’enfuit à travers les îles. Il trouva l’Hellespont sans défense, et attaqua Lampsaque[13] par mer, pendant que Thorax, qui arrivait en même temps que lui avec une armée, donnait l’assaut du côté de la terre ; la ville fut prise de force, et livrée au pillage.
Cependant la flotte des Athéniens, forte de cent quatre-vingts trirèmes, venait de jeter l’ancre devant Éléonte[14], dans la Chersonèse ; informée de la ruine de Lampsaque, elle se porta, sans plus tarder, sur Sestos[15] ; après s’y être ravitaillée, elle remonta jusqu’à Égos-Potamos[16], et s’arrêta en face des ennemis, qui étaient encore à l’ancre devant Lampsaque. La flotte athénienne avait plusieurs commandants, et entre autres Philoclès, celui qui avait fait autrefois ordonner par le peuple qu’on couperait le pouce droit à tous les prisonniers de guerre, afin qu’ils ne pussent plus se servir de la pique, mais seulement manier la rame. Les deux flottes se reposèrent ce jour-là, dans l’attente d’une bataille pour le lendemain. Mais Lysandre avait conçu un autre projet : il commande aux matelots et aux pilotes de monter sur leurs trirèmes, comme si l’on devait combattre dès le point du jour ; de s’y tenir en bon ordre, et d’y attendre ses instructions dans un profond silence. Il fit dire aussi à l’armée de terre de rester tranquillement en bataille sur le rivage. Dès que le soleil parut, les Athéniens firent avancer de front toute leur flotte, et provoquèrent les ennemis au combat. Les vaisseaux des Spartiates avaient la proue tournée contre l’ennemi, et étaient, dès la veille, garnis de tout leur équipage. Cependant Lysandre ne fit aucun mouvement ; au contraire, il dépêcha de petits esquifs aux navires qui étaient les plus avancés pour leur enjoindre de rester en bataille sans se déranger, sans faire aucun bruit, et de ne pas répondre à la provocation. Le soir, quand les Athéniens se furent retirés, il ne laissa débarquer ses soldats qu’après que deux ou trois trirèmes qu’il avait envoyées à la découverte eurent vu les ennemis descendre sur le rivage. Il fit de même les trois jours suivants : conduite qui remplit les Athéniens de confiance en eux-mêmes et de mépris pour les Lacédémoniens, en leur faisant croire que les ennemis étaient frappés de crainte et n’osaient bouger.
Cependant Alcibiade, qui vivait alors dans ses places fortes de la Chersonèse[17], vint à cheval au camp des Athéniens, et remontra aux généraux, premièrement qu’ils avaient mal pris leurs mesures et commis une dangereuse imprudence en choisissant pour la station de la flotte une côte découverte et qui n’avait aucun abri ; en second lieu, qu’ils avaient eu tort d’abandonner Sestos, d’où ils tiraient leurs provisions, et qu’ils feraient sagement de regagner promptement le port de cette ville pour se mettre en garde, par l’éloignement, contre une soudaine attaque des ennemis, lesquels, commandés par un seul chef, suivaient une exacte discipline et obéissaient au moindre signal. Mais les généraux n’écoutèrent point ses représentations ; et même Tydée lui fit une réponse insolente : « Ce n’est pas à toi qu’obéit l’armée, dit-il, mais à d’autres. » Aussi Alcibiade, qui soupçonna quelque trahison de leur part, se retira sans répliquer.
Le cinquième jour, les Athéniens vinrent encore présenter la bataille aux ennemis ; et le soir, quand ils se furent retirés, avec leur nonchalance et leur air de mépris accoutumés, Lysandre envoya quelques vaisseaux d’observation, avec ordre aux triérarques de retourner en toute hâte, dès qu’ils auraient vu débarquer les Athéniens, et, arrivés au milieu du détroit, d’élever sur leur proue, au bout d’une pique, un bouclier d’airain, comme signal de l’attaque. Lui, pendant ce temps, il voguait parcourant toute la ligne des navires, exhortant, animant pilotes et triérarques à tenir chacun leur équipage en bon ordre, matelots et soldats, et à pousser en avant contre l’ennemi, au signe du combat, avec ardeur et de toutes leurs forces.
Le bouclier s’élève au-dessus des navires : à l’instant la trompette du vaisseau amiral donne le signal du combat, et toute la flotte s’avance ; l’armée de terre, de son côté, se hâte de gagner le promontoire qui dominait le rivage. Le détroit qui sépare les deux continents n’a de largeur en cet endroit que quinze stades[18] ; la diligence et l’activité des rameurs eurent bientôt franchi cet intervalle. Conon fut le premier des généraux athéniens qui, de la terre, vit la flotte s’avancer à pleines voiles : il crie aussitôt qu’on s’embarque, et, saisi d’une profonde douleur à la vue du désastre qui s’apprête, il appelle les tins, conjure les autres, fait monter ceux-ci de force sur les vaisseaux ; mais ses efforts et son zèle sont inutiles : les soldats étaient dispersés de côté et d’autre ; à peine descendus au rivage, comme ils ne s’attendaient à rien de nouveau, ils avaient couru ou acheter des vivres ou se promener dans la campagne. Quelques-uns dormaient dans les tentes, d’autres préparaient leur souper ; tous, par l’effet de l’inexpérience de leurs chefs, étaient bien loin de prévoir ce qui les menaçait. Déjà on entendait la clameur des ennemis et le battement des rames. Au moment où ils allaient fondre sur leur proie, Conon se déroba avec huit vaisseaux, et se retira dans l’île de Cypre, auprès d’Évagoras. Les Péloponnésiens tombent sur les autres navires, enlèvent ceux qui sont vides, et brisent de leur choc ceux qui commençaient à se remplir. Les soldats qui accouraient au secours, débandés et sans armes, sont tués près des vaisseaux ; ceux qui s’enfuyaient dans les terres sont massacrés par les ennemis qui descendent du promontoire. Lysandre fit trois mille prisonniers, au nombre desquels étaient les généraux. Il s’empara de toute la flotte, excepté le vaisseau Paralus[19], et les huit qui s’étaient échappés avec Conon.
Lysandre ayant remorqué les trirèmes captives et pillé le camp des Athéniens, cingla vers Lampsaque au son des flûtes et aux chants de victoire. Il venait d’accomplir, presque sans aucune peine, un des plus grands exploits, et de terminer, dans l’espace d’une heure, une guerre interminable[20], féconde en événements, signalée, entre toutes les guerres qu’on avait vues jusque-là, par les coups les plus extraordinaires de la Fortune : cette guerre qui avait présenté les formes les plus variées, les plus étonnantes vicissitudes, dans la longue succession de ses batailles et de ses événements ; qui avait dépensé plus de généraux que toutes les guerres intérieures de la Grèce, la prudence et l’habileté d’un seul homme l’avait achevée en un instant. Aussi ne manqua-t-il pas de gens qui regardèrent ce succès comme l’ouvrage d’un dieu.
Quelques-uns disaient qu’au moment où la flotte lacédémonienne sortit du port pour aller contre l’ennemi, on avait vu briller, aux deux côtés du gouvernail du vaisseau de Lysandre, les deux étoiles des Dioscures[21]. D’autres prétendent aussi que la chute de la pierre fut un présage du désastre des Athéniens ; car c’est une opinion générale qu’il tomba du ciel, sur la côte d’Égos-Potamos, une grossi » pierre qu’on montre encore aujourd’hui, et qui est pour les habitants de la Chersonèse un objet de vénération. On dit même qu’Anaxagore avait prédit qu’un des corps attachés à la voûte céleste en serait un jour arraché par un fort ébranlement et une violente secousse, et touillerait sur la terre. Aucun des astres, selon lui, n’occupe plus aujourd’hui la place où il était fixé à l’origine ; car ils sont d’une substance pierreuse et pesante, et ne brillent que par la réflexion et la réfraction de l’éther : entraînés vers les régions supérieures de l’univers par la révolution rapide du ciel, lors de la formation du monde, la violence du tourbillon, qui fit la séparation des corps froids et pesants avec les autres substances, les empêcha de retomber sur la terre, et les retient encore au-dessus de nos têtes.
Mais une opinion plus vraisemblable, alléguée par quelques-uns, c’est que les étoiles filantes ne sont ni des fusions ni des émanations du feu éthéré, qui s’éteignent dans les airs au même moment qu’elles s’y enflamment ; moins encore un embrasement de l’air, qui, condensé en trop grande masse, s’échappe vers les régions supérieures et s’y enflamme : ce sont de vrais corps célestes, qui se détachent par l’effet des secousses que leur font éprouver ou une diminution de vitesse dans la révolution de l’univers, ou quelque autre mouvement extraordinaire, et tombent sur la terre, non dans les lieux habités, mais le plus souvent dans la grande mer océane, où ils disparaissent, par conséquent, à nos yeux.
Cependant l’opinion d’Anaxagore est appuyée par Damachus[22], qui, dans son traité de la religion, rapporte qu’avant la chute de la pierre, on vit sans interruption dans le ciel, pendant soixante-quinze jours, un globe de feu d’une très-grande étendue, semblable à un nuage enflammé : il n’était point fixé à la même place, mais flottait de divers côtés par des mouvements contraires et irréguliers, poussé avec tant de violence, qu’il s’en détachait des parties enflammées, qui, portées çà et là, jetaient des éclairs pareils à des étoiles filantes. Quand ce météore fut tombé sur la côte de l’Hellespont, et que les habitants du pays, revenus de leur frayeur, eurent accouru pour l’examiner, ils n’aperçurent aucun indice, aucune trace de feu bien visible, mais une pierre gisant sur la place, assez grande, mais qui paraissait pourtant à peine une très-petite portion du globe de feu qu’on avait vu d’abord. Tout le monde sent combien Damachus a besoin ici de lecteurs indulgents ; mais, si son récit est vrai, c’est une réfutation victorieuse de l’opinion de ceux qui prétendent que cette pierre était une masse de rocher que la violence d’un vent orageux avait arrachée de la cime d’une montagne, et qui, emportée dans les airs tant que dura la force du tourbillon, était tombée au premier ralentissement de ce mouvement rapide. Peut-être aussi que le météore qui parut dans le ciel pendant plusieurs jours était réellement enflammé, et que c’est en s’éteignant et en se dissipant, qu’il causa dans l’atmosphère une révolution soudaine, et souleva ces vents impétueux, imprima ces secousses violentes qui détachèrent la pierre et la lancèrent sur la terre. Mais cette discussion convient à un autre genre d’écrits[23].
Le conseil ayant prononcé une sentence de mort contre les trois mille Athéniens, Lysandre appela Philoclès, l’un des généraux, et lui demanda à quelle peine il se condamnait lui-même, pour le décret qu’il avait fait prononcer à Athènes contre les prisonniers grecs. Philoclès, dont le malheur n’avait point abattu le courage : « N’accuse point, répondit-il, des gens qui n’ont point de juges, et profite de ta victoire pour traiter les vaincus comme tu serais traité toi-même si tu étais à notre place. » Puis, s’étant baigné et couvert d’un riche manteau, il marcha le premier au supplice, suivant le récit de Théophraste, et montra le chemin à ses concitoyens. Après cette exécution, Lysandre parcourut avec sa flotte les villes maritimes, obligeant tous les Athéniens qu’il y trouvait de se retirer dans Athènes, et leur déclarant qu’il ne ferait grâce à aucun de ceux qu’il surprendrait hors de leur ville, et qu’ils seraient tous égorgés. Il comptait, en les renfermant tous dans Athènes, affamer promptement la ville, afin qu’elle manquât de provisions pour soutenir le siège, et fût hors d’état de résister longtemps. À mesure qu’il passait dans les villes, il y détruisait la démocratie et les autres formes de gouvernement, et les remplaçait par un harmoste lacédémonien, et dix archontes tirés des associations qu’il avait fomentées dans chaque ville. Voilà comment il en usait avec toutes les villes, ennemies ou alliées, naviguant à loisir le long des côtes, et se préparant à lui-même, eût-on dit, une absolue domination sur toute la Grèce. Car ce n’était ni la noblesse ni la fortune qui le guidaient dans le choix des magistrats : il livrait les affaires à ses affiliés et à ses hôtes, et leur donnait tout pouvoir de punir et de récompenser à leur gré. Il assistait souvent au supplice des proscrits, chassait tous les ennemis de ceux qui lui étaient dévoués, et donnait aux Grecs un avant-goût peu agréable du gouvernement lacédémonien. Le poète comique Théopompe[24] radote, ce me semble, lorsque, comparant les Lacédémoniens aux cabaretières, il dit qu’après avoir fait goûter aux Grecs le doux breuvage de la liberté, ils leur ont ensuite versé du vinaigre. Au contraire, le premier essai qu’ils firent de leur gouvernement ne fut que déboire et amertume ; car Lysandre ne laissa nulle part l’autorité aux mains du peuple, et il soumit les villes au petit nombre des nobles les plus audacieux et les plus violents.
Il lui suffit de peu de temps pour terminer toutes ces opérations ; et il dépêcha des courriers à Lacédémone, pour y annoncer qu’il allait arriver avec deux cents vaisseaux. Cependant il aborda sur la côte d’Attique, et se joignit aux rois de Sparte, Agis et Pausanias, dans l’espérance de se rendre bientôt maître d’Athènes. Mais la résistance des Athéniens le détermina à se rembarquer : il repassa en Asie, y abolit les gouvernements dans toutes les villes, y établit, à la place, des conseils de dix archontes, et condamna à la mort ou à l’exil une foule de citoyens. Il chassa tous les Samiens de leur patrie, et livra leurs villes aux bannis. Il enleva Sestos aux Athéniens ; et, ayant obligé tous les habitants d’en sortir, il donna la ville, avec son territoire, aux pilotes et aux céleustes[25] qui avaient servi sur la flotte. Ce fut la première circonstance où les Lacédémoniens le désavouèrent : ils rétablirent les Sestiens dans la possession de leur pays. Mais tous les autres Grecs virent avec plaisir d’autres actes de Lysandre : ainsi, quand il rendit aux Éginètes leur ville, dont ils avaient été bannis depuis si longtemps, et qu’il rappela dans leurs foyers les anciens habitants de Mélos[26] et de Scione[27], après en avoir chassé les Athéniens.
Cependant, informé que les Athéniens étaient réduits à une extrême disette, il fit voile vers le Pirée, et força la ville de se rendre aux conditions qu’il lui plut d’imposer. Lysandre, si l’on en croit les Lacédémoniens, n’écrivit aux éphores que ces mots : « Athènes est prise. » Et les éphores lui répondirent : « Il suffit qu’Athènes soit prise. » Mais c’est un conte fait à plaisir pour donner plus de relief à la chose. La vérité est que le décret dressé par les éphores était conçu en ces termes : « Voici ce qu’ont ordonné les magistrats de Lacédémone : Vous démolirez le Pirée et les longues murailles[28] ; vous évacuerez toutes les villes, et vous vous renfermerez dans les bornes de votre territoire. Vous aurez la paix à ces conditions ; vous paierez ce qui sera jugé convenable ; vous rappellerez les bannis. Quant au nombre des vaisseaux que vous devez garder, vous vous conformerez à ce qui sera prescrit. » Les Athéniens acceptèrent cette scytale[29], d’après le conseil de Théramène, fils d’Agnon ; et, comme un jeune orateur athénien, nommé Cléomène, lui eut demandé, à cette occasion, s’il osait bien faire et dire le contraire de Thémistocle, en livrant aux Lacédémoniens des murailles que Thémistocle avait bâties malgré les Lacédémoniens : « Jeune homme, dit Théramène, je ne fais rien de contraire à ce qu’a fait Thémistocle ; car ces mêmes murailles qu’il a bâties pour le salut des citoyens, c’est aussi pour le salut des citoyens que nous allons les démolir. Si ce sont les murailles qui rendent les villes heureuses, Sparte devrait être la plus malheureuse de toutes les villes, puisqu’elle n’a point de murailles. »
Lysandre donc s’empara de tous les vaisseaux des Athéniens, à l’exception de douze, et prit possession de la ville le seize du mois Munychion[30], auquel jour les Athéniens avaient gagné sur les Barbares la bataille navale de Salamine. À peine entré dans Athènes, il proposa de changer la forme du gouvernement : les Athéniens s’y refusèrent, et témoignèrent vivement la répugnance que leur causait cette mesure. Alors Lysandre envoya dire au peuple qu’on avait manqué à la capitulation ; que les murailles étaient encore debout, et que les jours qu’on leur avait accordés pour les démolir étaient passés sans qu’on en eût rien fait ; qu’il allait assembler le conseil, pour décider de nouveau comment on les devait traiter après cette infraction aux articles de la première paix. Quelques-uns disent qu’il fut proposé réellement, dans le conseil des alliés, de réduire en servitude tous les Athéniens, et qu’un Thébain, nommé Érianthus, fut d’avis de raser la ville et de faire de son territoire un lieu de pâturage pour les troupeaux. L’assemblée fut suivie d’un festin où su trouvèrent tous les généraux, et pendant lequel un Phocéen chanta ces vers du premier chœur de l’Électre d’Euripide :
Ô fille d’Agamemnon, Électre, je suis venue
Vers ta demeure rustique[31].
À ce moment, tous les convives se sentirent attendris, et ils virent tout ce qu’il y aurait d’horrible à détruire une ville si célèbre et qui avait produit de si grands hommes.
Les Athéniens donnèrent les mains à tout ce qu’on exigea d’eux ; et Lysandre, ayant appelé de la ville un grand nombre de joueuses de flûte, qu’il réunit à toutes celles qu’il avait dans son camp, fit raser les murailles et brûler les trirèmes au son de la flûte et aux applaudissements des alliés, qui assistaient à ce spectacle, la tête couronnée de fleurs, et fêtant ce jour comme l’aurore de leur liberté. Peu de temps après, il changea la forme du gouvernement, et établit dans la ville trente archontes et dix dans le Pirée ; il mit une garnison dans l’Acropole, sous les ordres d’un harmoste Spartiate, nommé Callibius. Callibius ayant un jour levé son bâton sur l’athlète Autolycus, celui pour qui Xénophon a composé son Banquet, Autolycus le saisit par les deux cuisses, au moment où il allait asséner le coup, le souleva de terre et le jeta à la renverse. Lysandre ne partagea point à ce sujet le dépit de Callibius : il le réprimanda même, et lui reprocha de ne pas savoir commander à des hommes libres. Mais, peu de temps après, les Trente, pour complaire à Callibius, firent mourir Autolycus.
Quand tout fut ainsi réglé dans Athènes, Lysandre partit pour la Thrace ; et ce qui lui restait d’argent et tous les présents qu’il avait reçus, toutes les couronnes qu’on lui avait données, et qui étaient en grand nombre, comme on peut croire, car tout le monde lui en apportait à l’envi comme à l’homme le plus puissant et, en quelque sorte, le maître de la Grèce, il envoya tout à Lacédémone par Gylippe, celui qui avait commandé en Sicile. Gylippo, dit-on, ayant décousu par-dessous les sacs, tira de chacun une somme considérable, et les recousit ensuite : il ne savait pas qu’il y avait dans chaque sac un bordereau de ce qu’il contenait. Arrivé à Sparte, il cacha dans sa maison, sous les tuiles, l’argent qu’il avait dérobé, et remit les sacs aux éphores, en leur montrant sur chacun le sceau bien entier. Les éphores ouvrirent les sacs et comptèrent l’argent ; mais les sommes ne s’accordaient pas avec les bordereaux. Ils ne savaient qu’en penser, lorsqu’un des serviteurs de Gylippe leur dit, en forme d’énigme, qu’il couchait quantité de chouettes sous les tuiles de la maison. C’est que la plupart des monnaies portaient alors, à ce qu’il paraît, l’empreinte d’une chouette, oiseau révéré des Athéniens. Gylippe, qui venait de flétrir, par cette indigne bassesse, la gloire de ses nobles faits d’armes d’autrefois, s’exila volontairement de Lacédémone.
Les plus sensés des Spartiates, frappés de cet exemple, s’effrayèrent du pouvoir de l’argent qui exerçait ses ravages sur les plus distingués citoyens : ils blâmaient hautement Lysandre ; ils pressaient les éphores de faire sortir de la ville tout cet argent et tout cet or, comme autant de fléaux séducteurs. Ils mirent l’affaire en délibération : suivant Théopompe, ce fut Sciraphidas, et, suivant Éphore, Phlogidas, qui opina qu’il ne fallait recevoir dans la ville aucune monnaie d’or ni d’argent, mais s’en tenir à celle du pays. La monnaie de Sparte était de fer ; on la faisait d’abord rougir au feu, et on la trempait ensuite dans le vinaigre, afin que le fer, devenu par cette trempe aigre et cassant, ne pût plus être forgé, ni employé à d’autre usage : elle était d’ailleurs d’un si grand poids, qu’on ne pouvait pas la transporter facilement, et que, sous un grand volume, elle n’avait qu’une faible valeur. Je croirais même qu’anciennement on ne connaissait pas les espèces d’or et d’argent : on n’avait pour monnaie que de petites broches de fer, ou quelquefois de cuivre ; d’où vient qu’encore aujourd’hui une foule de petites pièces dont nous nous servons portent le nom d’oboles[32]. Les six oboles font la drachme, ainsi nommée parce que c’était tout ce que la main pouvait empoigner de brochettes[33].
Les amis de Lysandre combattirent le décret, et firent décider, à force d’instances, que ces trésors resteraient dans la ville, mais que l’argent qui était monnayé n’aurait cours que pour les affaires publiques, et que tout particulier qui serait trouvé en avoir serait puni de mort ; comme si Lycurgue avait craint l’argent monnayé, et non point l’avarice qu’il fait naître. Défendre aux particuliers d’avoir des espèces d’or et d’argent, c’était ôter à cette passion bien moins d’activité qu’on n’y en ajoutait en autorisant la ville à en faire usage ; leur commodité leur donnait plus de prix, et les faisait désirer davantage. Était-ce possible, en effet, que les particuliers méprisassent, comme inutile, une chose qui était publiquement estimée ? et chaque citoyen pouvait-il, dans ses propres affaires, n’attacher aucune valeur à ce qu’il voyait tant prisé, tant recherché pour les affaires publiques ? Mais la corruption des mœurs publiques a bien plus tôt fait de s’infiltrer dans la conduite des particuliers, que non pas les vices et les passions des particuliers de remplir les villes de dépravation et de crimes. Il est naturel, quand le tout se gâte, qu’il entraine avec lui ses parties vers la corruption ; au lieu que les affections vicieuses d’une seule partie peuvent recevoir des secours et des remèdes de celles qui sont encore saines. Les éphores, il est vrai, pour empêcher que l’argent monnayé n’entrât dans les mains des citoyens, y placèrent, pour sentinelles, la crainte et la loi ; quant aux âmes elles-mêmes, ils ne les fermèrent pas à l’admiration et au désir de l’argent ; au contraire, ils allumèrent chez tous les citoyens la soif de s’enrichir, en donnant à la richesse un caractère de noblesse et de grandeur. Au reste, nous avons blâmé dans un autre écrit les Lacédémoniens de leur conduite[34].
Lysandre employa le produit du butin à faire jeter en bronze sa statue et celles de tous les capitaines de navire : elles furent placées dans le temple de Delphes, avec deux étoiles d’or, qui désignaient les Dioscures, et qui disparurent peu de temps avant la bataille de Leuctres. Dans le trésor de Brasidas et des Acanthiens, il y avait une trirème faite d’or et d’ivoire, de deux coudées de long, que Cyrus avait envoyée à Lysandre, pour le féliciter de sa victoire. Alexandridès[35] de Delphes, rapporte que Lysandre avait mis pour son compte en dépôt, dans le temple, un talent d’argent, cinquante-deux mines et onze statères[36] : allégation qui ne s’accorde pas avec ce que tous les autres historiens disent de la pauvreté du personnage. Ce qu’il y a de certain, c’est que Lysandre, armé de la plus grande autorité que jamais Grec eût eue avant lui, se laissa aller à un faste et à une fierté qui dépassait encore ce qu’il possédait de puissance. Il fut le premier à qui, suivant l’historien Duris, les villes grecques dressèrent des autels et offrirent des sacrifices comme à un dieu ; il fut aussi le premier qui vit composer des péans à sa louange. Voici le commencement d’un de ces hymnes :
« Nous chantons le général qui vint de Sparte, la ville immense, pour guider au combat la Grèce sacrée. Io, io péan ! »
Les Samiens rendirent un décret en vertu duquel les fêtes de Junon qui se célébraient chez eux prirent désormais le nom de Lysandries. Lui-même il avait constamment auprès de sa personne le poète Chœrilus[37], qui était chargé d’embellir des charmes de la poésie le récit de ses actions. Le poète Antilochus[38] ayant composé à sa louange quelques vers d’assez bon goût, il en fut si ravi, qu’il lui donna son bonnet plein d’argent. Antimachus de Colophon[39] et Nicératus d’Héraclée[40] luttèrent en son honneur, aux Lysandries, poème contre poème, à qui emporterait le prix. Lysandre décerna la couronne à Nicératus ; et Antimachus, outré de dépit, supprima son poème. Platon, qui était jeune alors, et qui admirait le talent poétique d’Antimachus, chercha à réconforter le vaincu désolé de sa défaite, en lui disant que l’ignorance est pour l’esprit ce que l’aveuglement est pour les yeux du corps. Enfin, le joueur de lyre Aristonoüs, qui avait été six fois vainqueur aux jeux pythiques, voulant faire sa cour à Lysandre, lui assura que s’il était encore une fois vainqueur, il se ferait proclamer l’esclave de Lysandre.
Les seuls qui eussent eu d’abord à souffrir de l’ambition de Lysandre, c’étaient les citoyens considérables, les hommes de son rang ; mais à cette ambition vinrent se joindre une excessive arrogance et une dureté farouche, fruit des flatteries qui lui avaient gâté le cœur : dès lors il ne garda plus de mesure, ni dans les punitions, ni dans les récompenses. Un pouvoir absolu dans les villes, des tyrannies sans contrôle, étaient les prix dont il récompensait ses amis et ses hôtes : il n’avait plus qu’une seule manière d’assouvir sa vengeance, c’était la mort de ceux qu’il haïssait ; et il n’y avait aucun moyen d’échapper à ses mains. À Milet, craignant que les chefs du parti populaire ne prissent la fuite, et voulant obliger ceux qui s’étaient cachés à sortir de leurs retraites, il jura qu’il ne leur ferait aucun mal ; mais, à peine ils se furent montrés sur sa parole, qu’il les livra au parti oligarchique ; et ils furent tous égorgés : il n’y eut pas moins de huit cents victimes tant de ceux qui s’étaient cachés que des autres. On ne saurait compter le nombre des gens du peuple qu’il fit massacrer pareillement dans les autres villes ; car il ne se contentait pas de tuer pour satisfaire ses griefs personnels, il servait encore la haine et l’avarice des amis qu’il avait dans chaque ville. De là ce mot fameux d’Étéocle le Lacédémonien : « La Grèce n’aurait pu supporter deux Lysandres. » Suivant Théophraste, Archistratus avait dit la même chose d’Alcibiade. Mais ce qui choquait le plus dans Alcibiade, c’était une grande insolence, beaucoup de luxe et de vanité : dans Lysandre, l’excessive dureté du caractère faisait de la puissance quelque chose d’effrayant et d’insupportable.
Les Lacédémoniens se montrèrent peu sensibles à toutes les plaintes qu’on portait contre lui, jusqu’au moment où Pharnabaze députa à Sparte pour dénoncer les injustices et les brigandages que les provinces de son gouvernement avaient à endurer de la part de Lysandre. Cette fois, les éphores, indignés, se saisirent d’un de ses amis et de ses collègues dans le commandement, nommé Thorax ; et, comme ils l’eurent convaincu de posséder de l’argent en propre, ils le condamnèrent à mort ; puis ils envoyèrent à Lysandre une scytale qui lui enjoignait de revenir.
Voici, du reste, ce que c’est que la scytale. Quand un général part pour une expédition de terre ou de mer les éphores prennent deux bâtons ronds, parfaitement égaux en longueur et en épaisseur, de façon à se correspondre exactement l’un à l’autre, dans toutes les dimensions. Ils gardent l’un de ces bâtons et donnent l’autre au général : ils appellent ces bâtons scytales. Lorsqu’ils veulent mander au général quelque secret d’importance, ils taillent une bande de parchemin, longue et étroite comme une courroie, la roulent autour de la scytale qu’ils ont gardée, sans laisser le moindre intervalle entre les bords de la bande, de telle sorte, que le parchemin couvre entièrement la surface du bâton. Sur ce parchemin ainsi roulé autour de la scytale, ils écrivent ce qu’ils veulent ; et, quand ils ont écrit, ils enlèvent la bande, et l’envoient au général sans le bâton. Le général qui l’a reçue n’y saurait rien lire d’ailleurs, parce que les mots, tout dérangés et épars, ne forment aucune suite ; mais il prend la scytale qu’il a emportée, et roule autour la bande de parchemin, dont les différents tours, se trouvant alors réunis, remettent les mots dans l’ordre où ils ont été écrits, et présentent toute la suite de la lettre. On appelle cette lettre scytale, du nom même du bâton, comme ce qui est mesuré prend le nom de ce qui lui sert de mesure.
Lysandre était dans l’Hellespont quand la scytale lui parvint : il en fut tout troublé ; et comme ce qu’il craignait sur toute chose, c’étaient les accusations de Pharnabaze, il s’empressa de l’aller trouver, dans l’espérance de faire sa paix avec lui par ce moyen. Il le pria, dans l’entrevue, d’écrire aux éphores une autre lettre, où il leur dirait qu’il n’avait reçu de lui aucun tort, et qu’il n’avait aucun reproche à lui faire. Mais il ne savait pas que c’était avec un Crétois, comme dit le proverbe, qu’il voulait agir en Crétois[41], Pharnabaze promit tout ; il écrivit devant Lysandre une lettre telle qu’il la souhaitait ; mais il en tenait cachée une autre toute différente, qu’il avait écrite d’avance ; et, au moment d’apposer le sceau, il substitua l’une à l’autre les deux lettres, qui étaient au dehors parfaitement semblables, et donna à Lysandre celle qu’il avait préparée secrètement. Arrivé à Lacédémone, Lysandre, selon l’usage, se rendit au palais, et remit aux éphores la lettre de Pharnabaze, ne doutant pas qu’il ne fût justifié de l’accusation qu’il avait le plus à craindre ; car Pharnabaze était fort aimé des Lacédémoniens, parce que, de tous les généraux du roi, c’était celui qui s’était montré, dans la guerre, le plus dévoué à leur parti. Les éphores, après avoir lu la lettre, la lui montrèrent ; et il reconnut
Qu’Ulysse n’est donc pas seul rusé[42]
Il se retira confus et troublé.
Quelques jours après, il alla trouver les éphores, et leur dit qu’il ne pouvait se dispenser de faire un voyage au temple d’Ammon, pour y offrir au dieu les sacrifices qu’il avait voués avant ses victoires. En effet, quelques-uns donnent pour certain que lorsqu’il assiégeait la ville des Aphytéens[43], dans la Thrace, Ammon lui apparut en songe ; que, regardant cette apparition comme un ordre du dieu, il abandonna le siège, et chargea les Aphytéens de sacrifier à Ammon ; que, de son côté, il se hâta de partir en Libye, pour se rendre le dieu propice. Mais on croyait généralement que le dieu n’était pour lui qu’un prétexte : le vrai motif de son voyage, c’était la crainte qu’il avait des éphores, et son impatience du joug qu’il lui fallait subir à Sparte : incapable de se plier à l’obéissance, il avait besoin de voyager et d’errer de côté et d’autre, comme un coursier qui vient de quitter les pâturages et la prairie où il bondissait en liberté, pour retourner à la crèche, et qu’on ramène à ses travaux ordinaires. Quant au motif qu’Éphore donne à ce voyage, je le rapporterai dans un instant. Ayant obtenu à grand’-peine et après bien des instances son congé des éphores, il s’embarqua.
Dès qu’il fut parti, les rois tirent réflexion que Lysandre, à la faveur des sociétés qu’il avait formées dans les villes, les tenait toutes dans sa main, et qu’il était, par ce moyen, le seigneur et le maître absolu de la Grèce. Aussi entreprirent-ils de chasser ses amis, et de remettre l’autorité souveraine entre les mains des hommes du peuple. Il se fit à cette occasion un grand mouvement dans la Grèce ; et les Athéniens qui occupaient Phylé, en profitèrent pour attaquer les Trente et les vaincre. Lysandre, à cette nouvelle, revient en toute hâte, et persuade aux Lacédémoniens de soutenir les oligarchies, et de punir la rébellion des peuples. On commence par envoyer aux Trente cent talents[44] pour continuer la guerre, et on leur donne Lysandre pour général. Mais les rois, qui lui portaient envie, et qui craignaient qu’il ne prît une seconde fois Athènes, convinrent que l’un d’eux se chargerait de cette expédition. Pausanias partit donc, en apparence pour soutenir les tyrans contre le peuple, mais en réalité pour terminer la guerre, et empêcher que Lysandre, par le moyen de ses amis, ne se rendît de nouveau maître d’Athènes. Pausanias en vint facilement à bout ; il réconcilia les Athéniens entre eux, apaisa la sédition, et réprima l’ambition de Lysandre.
Cependant les Athéniens ne tardèrent pas à se soulever de nouveau ; et Pausanias encourut un blâme universel. Il avait ôté au peuple, disait-on, le frein de l’oligarchie, et lui avait laissé tout pouvoir de se livrer à son insolence et à son audace. Lysandre, au contraire, y gagna le renom d’homme sévère, qui ne mettait dans l’exercice de son autorité ni complaisance ni ostentation, et qui n’en usait avec cette rigueur, que dans l’intérêt de Sparte. Il avait, du reste, la parole fière, et il était terrible à ceux qui lui résistaient. Les Argiens disputaient contre les Lacédémoniens pour les bornes de leurs territoires respectifs, et se flattaient de donner de meilleures raisons que leurs adversaires : « Celui qui tient en main celle-ci, dit Lysandre en montrant son épée, est celui de tous qui raisonne le mieux sur des limites de terres. » Un Mégarien lui parlait dans une conférence avec beaucoup de hardiesse : « Étranger, dit Lysandre, tes paroles auraient besoin d’une ville. » Les Béotiens balançant à se déclarer pour l’un ou l’autre parti : « Voulez-vous, demanda-t-il, que je passe sur vos terres, les piques hautes ou baissées ? » Lorsque les Corinthiens eurent fait défection, il fit approcher les Lacédémoniens de leurs murailles, et les troupes ne se pressaient pas d’aller à l’assaut ; lui, voyant un lièvre qui sautait le fossé : « N’avez-vous pas honte, dit-il, de craindre des ennemis qui sont si lâches, que les lièvres dorment tranquillement sur leurs murailles ! »
Cependant le roi Agis mourut, laissant un frère nommé Agésilas, et un fils putatif, Léotychidas[45]. Lysandre, qui avait été autrefois amoureux d’Agésilas, lui conseilla de revendiquer la royauté, comme légitime descendant d’Hercule. En effet, on soupçonnait Léotychidas d’être fils d’Alcibiade, qui avait eu un commerce secret avec Timée, femme d’Agis, durant le temps d’exil qu’il avait passé à Sparte. Agis ayant jugé, dit-on, par l’époque de la grossesse, que l’enfant n’était pas de lui, n’avait témoigné aucune affection à Léotychidas ; il montra même ouvertement, jusqu’à la fin de sa vie, qu’il ne l’avouait pas pour son fils. Dans sa dernière maladie, il se fit portera Héréa[46] ; et là, sur le point de mourir, pressé d’un côté par le jeune homme, vaincu de l’autre par les instances de ses amis, il déclara, en présence de plusieurs témoins, qu’il reconnaissait Léotychidas pour son fils, et il mourut après avoir prié tous ceux qui étaient présents d’attester le fait devant les Lacédémoniens. Ils en portèrent donc le témoignage en faveur de Léotychidas. Agésilas, guerrier d’ailleurs couvert de gloire, et soutenu par le crédit de Lysandre, se vit presque rejeté, lorsque Diopithès, homme versé dans la science des oracles, cita la prédiction suivante, en l’appliquant à Agésilas, qui était boiteux :
Prends garde, Sparte, malgré l’orgueil qui remplit ton âme,
Qu’une royauté boiteuse ne fasse trébucher la ferme allure.
Des malheurs imprévue le tiendront longtemps sous le joug,
Et tu rouleras ballottée par le flot de la guerre meurtrière.
Une foule de Spartiates, entraînés par cet oracle, penchaient pour Léotychidas. Mais Lysandre représenta que Diopithès ne prenait pas le vrai sens de la prédiction : « Le dieu, dit-il, ne répugne pas à ce qu’un boiteux règne à Lacédémone ; il donne seulement à entendre que la royauté serait boiteuse y si des bâtards et des hommes d’une naissance suspecte venaient à régner sur les Héraclides. » Cette interprétation, appuyée de son autorité, emporta tous les suffrages, et Agésilas fut déclaré roi.
Le premier soin de Lysandre fut de l’engager, de l’ex-citer à porter la guerre en Asie, de lui faire espérer qu’il détruirait l’empire des Perses, et qu’il deviendrait le plus puissant des hommes. En même temps il écrivit à ses amis d’Asie de demander aux Lacédémoniens Agésilas pour général, dans la guerre contre les Barbares. Sur sa demande, ils s’empressent d’envoyer des députés à Lacédémone pour cet objet. L’honneur que Lysandre procurait par là à Agésilas n’était pas moindre, ce semble, que celui dont il l’avait comblé en le faisant roi ; mais les caractères ambitieux, quoique d’ailleurs très-capables de commander, trouvent, dans la jalousie que leur inspire contre leurs égaux l’amour de la gloire, un grand obstacle aux belles actions qu’ils pourraient faire : ils ne voient que des adversaires dans ceux dont ils pourraient se servir pour travailler aux œuvres de la vertu. Agésilas mena Lysandre avec lui ; et, des trente Spartiates qui formaient son conseil, c’était celui qu’il se proposait de consulter le plus dans toutes ses affaires. Mais, quand on fut arrivé en Asie, il se trouva que les gens du pays, qui n’avaient jamais eu d’habitudes avec Agésilas, venaient rarement s’adresser à lui, et se contentaient de lui dire quelques mots, tandis qu’ils accouraient en foule à la porte de Lysandre, qu’ils connaissaient de longue main, et lui faisaient cortège, les uns comme ses amis, les autres parce qu’ils le craignaient. Il n’est pas rare, dans la représentation des tragédies, de voir l’acteur qui joue le rôle de courrier ou d’esclave, être applaudi et considéré comme le premier personnage, tandis que celui qui porte le diadème et le sceptre ne peut pas même se faire écouter. C’est ainsi que Lysandre, simple conseiller d’Agésilas, avait toute la dignité du commandement, et qu’il ne restait au roi qu’un titre sans puissance. Sans doute il était urgent de réprimer cette ambition et de réduire Lysandre au second rôle ; mais rejeter de tout point, mais vilipender, par rivalité de gloire, un bienfaiteur et un ami, c’est un dessein qui n’était pas digne d’entrer dans le cœur d’Agésilas. D’abord, il ne lui donna aucune occasion de se signaler, et ne le chargea d’aucun commandement. En second lieu, tous ceux pour qui il voyait Lysandre montrer quelque intérêt et quelque zèle, il les renvoyait sans leur rien accorder, et les derniers du peuple étaient mieux traités qu’eux. De cette manière il paralysait insensiblement et amortissait le crédit de son rival.
Quand Lysandre vit qu’il était toujours refusé, et que son zèle pour ses amis leur devenait un obstacle, il suspendit toute sollicitation pour eux auprès d’Agésilas, et les pria de ne plus venir le voir, de ne plus s’attacher à sa personne, mais de s’adresser au roi lui-même, et à ceux qui pouvaient, mieux que lui, dans les circonstances présentes, être utiles à leurs clients. La plupart, d’après ce conseil, cessèrent de l’importuner, de leurs affaires, mais non pas de lui faire leur cour ; ils n’en furent même que plus empressés à l’accompagner dans les promenades et dans les gymnases : conduite qui dépita violemment Agésilas, en proie à cette jalousie qu’il portait aux honneurs de Lysandre. Aussi Agésilas, après avoir vingt fois conféré à de simples soldats des commandements considérables et des gouvernements de villes, chargea Lysandre de la distribution des viandes ; puis un jour, pour insulter les Ioniens : « Qu’ils aillent maintenant, dit-il, faire la cour à mon commissaire des vivres. » Lysandre alors se décida à s’en expliquer avec lui. Leur entretien fut court et tout laconien : « Certes, Agésilas, tu t’entends très-bien à rabaisser tes amis. — Oui, répondit Agésilas, quand ils veulent être plus grands que moi ; mais ceux qui travaillent à augmenter ma puissance, il est juste aussi de les y faire participer. — Mais peut-être, Agésilas, on t’en a plus dit que je n’en ai fait. Au reste, à cause des étrangers qui ont les yeux sur nous, donne-moi, je te prie, dans ton armée, un poste et un rang où je te sois le moins suspect possible et le plus utile. »
À la suite de cette conversation, Lysandre fut envoyé dans l’Hellespont ; et, tout en conservant du ressentiment contre Agésilas, il remplit sa mission avec zèle. Il fomenta la défection du Perse Mithridate, qui avait à se plaindre de Pharnabaze, et l’amena à Agésilas : c’était un homme plein de courage, et qui avait sous ses ordres un corps de troupes considérable. C’est tout ce que Lysandre fit dans cette guerre ; peu de temps après il s’en retourna à Sparte avec peu d’honneur, toujours irrité contre Agésilas, haïssant plus que jamais le gouvernement, et résolu enfin d’exécuter sans délai le projet de réforme et les innovations qu’il avait conçus et préparés depuis longtemps.
Voici de quoi il s’agissait.
La plupart des Héraclides, qui, après s’être mêlés avec les Doriens, étaient rentrés dans le Péloponnèse, s’établirent à Sparte, où leur postérité devint très-florissante. Mais il ne suffisait pas d’être Héraclide pour être apte à succéder dans la royauté : deux maisons seules régnaient, celle des Eurytionides et celle des Agiades ; les autres branches, quoique sorties de la même tige, n’avaient, dans le gouvernement, aucun avantage sur les plus simples particuliers ; et les honneurs attachés à la vertu étaient également proposés à tous ceux qui étaient en état de les acquérir. Lysandre, qui était de la race, des Héraclides, ne se fut pas plutôt élevé, par ses exploits, au faîte de la gloire, et ne se fut pas plutôt assuré un nombre considérable d’amis et une grande puissance, qu’il ne put voir sans chagrin qu’une ville dont il avait augmenté la splendeur, eût pour rois des hommes dont la naissance n’avait rien au-dessus de la sienne. Il imagina donc d’enlever la royauté aux deux maisons régnantes, pour la rendre commune à tous les Héraclides, ou, suivant quelques auteurs, non pas seulement aux Héraclides, mais encore à tous les Spartiates : il voulait que ce fût l’apanage non point des descendants d’Hercule, mais de quiconque s’en rendrait digne par sa vertu, comme Hercule avait été élevé par son seul mérite au rang des dieux ; il se promettait bien que, lorsque la royauté serait adjugée à la vertu, aucun Spartiate ne lui serait préféré. Il entreprit d’abord de faire goûter son projet à ses concitoyens ; et, pour y parvenir, il se mit à apprendre par cœur un discours qu’avait composé à ce dessein Cléon d’Halicarnasse. Mais ensuite, considérant qu’une aussi extraordinaire innovation, et une affaire de cette importance, avait besoin, pour aboutir, de moyens plus hardis, il eut recours à une machine, comme on fait dans la tragédie, pour agir sur les citoyens. Il inventa, il arrangea, pour ce but, des prophéties et des oracles, persuadé que l’éloquence de Cléon ne lui servirait de rien, si, par la crainte de la divinité et par le pouvoir de la superstition, il ne frappait d’avance les esprits, et ne s’en rendait maître pour achever ensuite de les convaincre en prononçant son discours.
Éphore rapporte que Lysandre tenta de corrompre la Pythie, et qu’ensuite il fit sonder, par le moyen de Phéréclès, les prêtresses de Dodone ; que, refusé partout, il alla lui-même au temple d’Ammon, et offrit aux prêtres une grande quantité d’or, mais que ceux-ci, indignés de son audace, envoyèrent à Sparte des députés pour accuser Lysandre. Lysandre fut absous, et les Libyens, au moment de partir, dirent aux Spartiates : « Nous jugerons avec plus de justice, lorsque vous viendrez vous établir en Libye. » C’est qu’il y avait un ancien oracle d’après lequel les Lacédémoniens devaient un jour habiter cette contrée. Mais je vais exposer ici toute la suite de cette intrigue, toute l’adresse que Lysandre mit dans une fiction où il procéda, non pas en homme inhabile et par des ressources vulgaires, mais en établissant, comme on fait dans une démonstration géométrique, plusieurs propositions importantes, pour arriver, par des prémisses difficiles et souvent obscures, au dernier terme de la conclusion. Je suis la version d’Éphore, historien et philosophe distingué.
Il y avait, dans le Pont, une femme qui prétendait être enceinte des œuvres d’Apollon. Bien des gens refusèrent, comme on pense bien, d’ajouter foi à ses paroles ; mais d’autres en grand nombre y crurent. Elle accoucha d’un enfant mâle, que plusieurs personnes des plus considérables, briguèrent l’honneur de nourrir et d’élever, et qui, je ne sais pour quelle raison, fut appelé Silénus. Lysandre saisit cet événement pour en faire le début de la pièce ; il organisa et ourdit de son chef tout le reste. Bon nombre de personnes, et qui n’étaient pas de condition vile, servirent d’acteurs au prologue, en accréditant la naissance divine de cet enfant d’un air si naturel, qu’on n’y put soupçonner aucun artifice. Ils jetèrent aussi et semèrent dans Sparte certains propos qu’ils avaient rapportés de "Delphes : les prêtres du temple conservaient soi-disant, dans des livres secrets, des oracles fort anciens, qu’il n’était permis ni à eux-mêmes ni à toute autre personne de toucher ou de lire ; mais un fils d’Apollon, venant après une longue suite de siècles, devait donner aux dépositaires des signes certains de sa naissance, et emporter les livres où étaient contenus les oracles.
Les choses ainsi préparées, Silénus devait aller à Delphes, et réclamer les oracles, à titre de fils d’Apollon. Ceux des prêtres qui étaient les complices de Lysandre devaient tout examiner scrupuleusement, et prendre sur la naissance de Silénus d’exactes informations. Enfin, cette vérification faite, ils devaient montrer ces écrits au jeune homme, comme au véritable fils d’Apollon, et celui-ci lire publiquement les prédictions qu’ils contenaient, surtout celle qui était le but de cette intrigue, et qui regardait la royauté de Lacédémone : on y aurait vu qu’il était meilleur et plus expédient aux Spartiates de choisir leurs rois parmi les citoyens les plus vertueux. Silénus, parvenu à l’adolescence, était déjà arrivé en Grèce pour y jouer son rôle, lorsque Lysandre vit tomber sa pièce par la timidité d’un des acteurs, qui manqua de persévérance et se retira au moment de l’exécution. Rien ne transpira, du reste, de tout ce complot, durant la vie de Lysandre, mais seulement après sa mort.
Il mourut dans la guerre béotique, avant qu’Agésilas fût de retour d’Asie. Il s’était trouvé engagé dans cette guerre, ou plutôt il y avait lui-même jeté la Grèce, car on le dit des deux manières : les uns en accusent Lysandre, les autres les Thébains ; quelques-uns l’imputent également aux deux partis. On reproche aux Thébains d’avoir renversé, à Aulis, les autels des sacrifices ; on dit qu’Androclidès et Amphithéus, corrompus par l’argent du roi de Perse, n’avaient pris les armes contre les Phocéens et ravagé leur territoire, qu’afin d’occuper les Lacédémoniens dans une guerre contre la Grèce. On allègue, d’autre part, que Lysandre était irrité contre les Thébains de ce que seuls entre les alliés ils avaient réclamé la dîme du butin fait sur les Athéniens, et avaient trouvé mauvais que Lysandre eût envoyé de l’argent à Sparte. Son principal grief contre eux, c’est qu’ils avaient les premiers fourni aux Athéniens les moyens de recouvrer leur liberté, et de briser le joug des trente tyrans. Lysandre les avait établis, et les Lacédémoniens les avaient rendus encore plus puissants et plus redoutables, en décrétant que ceux qui s’étaient enfuis d’Athènes pourraient être pris partout où on les trouverait, et ramenés dans leur ville ; que quiconque y mettrait obstacle serait traité en ennemi de Sparte. Les Thébains répondirent à ce décret par un décret plein d’humanité, et digne des exploits d’Hercule et de Bacchus[47] : il portait que toute ville et toute maison serait ouverte dans la Béotie aux Athéniens qui viendraient y demander un asile ; que tout Thébain qui n’aurait pas prêté main-forte au fugitif qu’on emmenait, paierait un talent d’amende[48] ; que si quelqu’un passait par la Béotie pour porter des armes à Athènes contre les tyrans, pas un Thébain ne devait en rien voir, ni en rien entendre. Ils ne se bornèrent point à ces décrets si dignes de la Grèce et si pleins d’humanité : leurs actions ne démentirent point leurs édits ; car ce fut de Thèbes que partirent Thrasybule et les autres bannis, qui s’emparèrent de Phylé : les Thébains leur fournirent des armes et de l’argent, avec les moyens de commencer leur entreprise, et de la conclure dans un profond secret.
Tels sont les motifs qui déterminèrent Lysandre à se déclarer contre les Thébains. Enflammé d’un violent dépit qu’il ne savait plus dompter, et qu’irritait sa mélancolie de plus en plus aigrie par la vieillesse, il communiqua son ressentiment aux éphores, et leur persuada d’envoyer une garnison dans la Phocide : il fut chargé de cette expédition, et partit à la tête des troupes. Quelque temps après on envoya aussi le roi Pausanias, avec une armée. Mais Pausanias devait faire un grand circuit par le mont Cithéron pour entrer dans la Béotie, tandis que Lysandre, avec un corps nombreux de troupes, irait à sa rencontre par la Phocide. Dans sa marche, il prit Orchomène, qui se rendit volontairement à lui ; il s’empara de Lébadée, qu’il livra au pillage. De là il envoya une lettre à Pausanias pour l’engager à se rendre de Platée devant Haliarte, l’assurant que lui-même il serait le lendemain, à la pointe du jour, sous les murs des Haliartiens. Le courrier chargé de cette lettre tomba entre les mains d’éclaireurs ennemis qui la portèrent à Thèbes. Les Thébains remirent aux Athéniens qui étaient venus à leur secours la garde de leur ville ; et, sortant eux-mêmes sur le minuit, ils prévinrent de quelques heures l’arrivée de Lysandre devant Haliarte, et une partie de leurs troupes entra dans la ville.
Lysandre avait d’abord voulu camper sur une éminence pour y attendre Pausanias ; mais, voyant qu’il n’arrivait pas et que le jour s’avançait, il ne put rester plus longtemps dans l’inaction ; il fit prendre les armes aux Spartiates, anima les alliés à bien faire, et marcha droit à la muraille, avec sa phalange disposée en carré allongé. Ceux des Thébains qui étaient restés hors de la ville prennent par la gauche, et tombent sur les derrières des ennemis, au-dessous de la fontaine Cissusa : c’est dans cette fontaine, si l’on en croit les traditions, que les nourrices de Bacchus lavèrent ce dieu aussitôt après sa naissance ; l’eau en est d’une belle couleur de vin, très-limpide, d’un excellent goût. Non loin de là croissent les cannes Crétoises, dont on fait les javelots ; d’où les Haliartiens infèrent que Rhadamanthe a autrefois habité ce pays : ils montrent même son tombeau, qu’ils appellent Aléa ; on y voit aussi celui d’Alcmène, qui, après la mort d’Amphitryon, épousa, dit-on Rhadamanthe, et fut enterrée en ce lieu.
Les Thébains qui étaient dans la ville s’étant rangés en bataille, se tinrent tranquilles jusqu’au moment où ils virent Lysandre, avec ses premiers bataillons, s’approcher des murailles. Alors ils ouvrent les portes, et tombent brusquement sur lui : il fut tué avec le devin qui l’accompagnait et quelques-uns des siens ; le reste se replia promptement vers le gros de l’armée. Les Thébains ne les laissèrent pas respirer ; ils poussèrent avec ardeur leur attaque, et obligèrent toute l’armée de fuir à travers les montagnes. Il y en eut environ mille de tués ; il périt trois cents hommes du côté des Thébains, pour s’être engagés, en chargeant les ennemis, dans des lieux difficiles et escarpés. C’étaient précisément ceux qu’on accusait de connivence avec les Lacédémoniens : pour se laver de ce soupçon auprès de leurs concitoyens, ils se ménagèrent trop peu dans la poursuite des fuyards, et y perdirent sans fruit la vie.
Pausanias était sur le chemin de Platée à Thespies, lorsqu’il apprit la défaite : il met son armée en bataille, et, marchant droit à Haliarte, il arrive devant la ville en même temps que Thrasybule, qui venait de Thèbes, à la tête des Athéniens. Pausanias proposa de demander une trêve aux ennemis pour enlever les morts ; mais les plus âgés des Spartiates s’indignèrent de cette proposition, et allèrent trouver le roi, protestant qu’ils refusaient d’enlever Lysandre au prix d’une trêve : « Il faut aller, disaient-ils, combattre les armes à la main pour conquérir son corps, et l’enterrer après la victoire ; si nous sommes vaincus, il nous sera glorieux du moins d’être étendus sur le champ de bataille avec notre général. »
Les représentations des vieillards n’ébranlèrent point Pausanias : il sentait la difficulté de battre les Thébains après une victoire si récente ; d’ailleurs le corps de Lysandre était tombé près des murs de la ville, et on ne pouvait l’enlever aisément sans une trêve, eût-on menu ; vaincu les ennemis. Il envoya donc un héraut aux Thébains, qui accordèrent la trêve ; puis il se retira avec son armée. Dès que les Spartiates eurent passé les montagnes de la Béotie, ils enterrèrent Lysandre dans le pays des Panopéens, amis et alliés de Sparte : on y voit encore son tombeau le long du chemin qui mène de Delphes à Chéronée.
L’armée avait pris ses quartiers en ce lieu ; et un jour, à ce que l’on raconte, un Phocéen, faisant le récit de la bataille à un autre soldat qui ne s’y était pas trouvé, lui dit que les ennemis les avaient attaqués au moment où Lysandre venait de passer l’Hoplite. Cet homme en ayant paru étonné, un Spartiate, ami de Lysandre, demanda ce que c’était que l’Hoplite : « Ce nom, dit-il, m’est inconnu. — C’est, répondit le Phocéen, l’endroit où les ennemis ont renversé nos bataillons les plus avancés ; l’Hoplite est le ruisseau qui baigne les murs d’Haliarte. » À ces mots, le Spartiate fondit en larmes : « Hélas ! s’écria-t-il, l’homme ne peut donc fuir sa destinée ! » C’est qu’il avait été rendu à Lysandre un oracle conçu en ces termes :
Je t’engage à le garder du retentissant Hoplite,
Et du dragon, fils de la Terre, qui suit traîtreusement.
D’autres prétendent que l’Hoplite n’est pas le ruisseau qui coule près d’Haliarte, mais un torrent voisin de Coronée, et qui se jette, près de cette ville, dans le Phliarus : on l’appelait anciennement Hoplia, et aujourd’hui on l’appelle Isomantus. D’ailleurs celui qui avait tué Lysandre était un soldat d’Haliarte, nommé Néochorus, qui portait sur son bouclier un dragon pour enseigne ; et c’est là, supposait-on, ce que disait l’oracle.
Les Thébains aussi, dit-on, vers le temps de la guerre du Péloponnèse, avaient reçu, dans le temple d’Apollon Isménien, une réponse de l’oracle qui leur prédisait à la fois et la bataille de Délium et le combat d’Haliarte, lequel fut donné trente ans après. Elle était ainsi conçue :
Garde-toi des confine où tu t’arrêtes quand tu poursuis les loups la lance à la main ;
Garde-toi de la colline Orchalide, que jamais ne quitte le renard.
Par confins, l’oracle entend le territoire de Délium, où la Béotie touche aux frontières de l’Attique ; et la colline Orchalide est celle qu’on nomme aujourd’hui Alopèce, située dans la partie du territoire d’Haliarte qui regarde vers l’Hélicon.
La fin malheureuse de Lysandre affligea si vivement les Spartiates dans le premier moment, qu’ils intentèrent au roi une accusation capitale ; mais Pausanias n’attendit pas le jugement et s’enfuit à Tégée[49], où il passa le reste de ses jours dans l’asile ouvert aux suppliants autour du temple de Minerve.
La pauvreté de Lysandre se révéla au grand jour après sa mort, et donna un nouveau lustre à sa vertu. Après avoir eu en main des sommes si considérables, et avoir joui d’une si grande puissance ; après avoir vu tant de villes lui faire assidûment leur cour ; après avoir enfin exercé une telle souveraineté dans la Grèce, il n’avait pas accru de la valeur d’une obole la fortune de sa maison : c’est le témoignage que lui rend Théopompe, qu’il faut plus en croire quand il loue que lorsqu’il blâme ; car il blâme plus volontiers qu’il ne loue.
Éphore rapporte que, peu de temps après, une contestation s’éleva entre Sparte et les alliés, qui donna lieu de consulter les écrits qui se trouvaient chez Lysandre, et qu’Agésilas se transporta à cet effet dans la maison. Il y trouva le livre qui contenait le discours sur la nécessité d’enlever la royauté aux Eurytionides et aux Agiades, et d’étendre le droit de régner à tous les Spartiates, en choisissant les rois parmi les plus vertueux. Agésilas courut sur-le-champ communiquer ce discours au peuple pour faire voir quel homme au fond avait été Lysandre, et combien on l’avait mal connu. Mais Lacratidas, homme de sens, et qui était alors président des éphores, le retint en lui disant qu’au lieu de déterrer Lysandre, il valait mieux enterrer avec lui un discours écrit avec tant d’art, et trop capable de persuader.
On ne laissa pas néanmoins de décerner à Lysandre les plus grands honneurs, sans compter que ceux qui avaient recherché ses filles en mariage, et qui ensuite s’étaient refusés à les épouser après la mort de Lysandre, parce qu’ils avaient connu alors sa pauvreté, furent condamnés à l’amende, comme lui ayant fait leur cour sur l’opinion qu’ils avaient de sa richesse, et l’ayant dédaigné dans le temps que sa pauvreté manifestait à leurs yeux sa justice et sa vertu. On voit par là qu’il y avait à Sparte des peines établies et contre ceux qui ne se mariaient point, et contre ceux qui se mariaient trop tard, et contre ceux qui faisaient des mariages mal assortis. Cette dernière peine tombait principalement sur les citoyens qui, au lieu de rechercher l’alliance des gens de bien et de leurs proches, recherchaient celle des riches.
Voilà ce que nous avons trouvé dans les auteurs touchant la vie de Lysandre.
- ↑ Le mot trésor désigne ici la chapelle qui contenait les offrandes consacrées par les Acanthiens dans le temple de Delphes. Quant à la ville d’Acanthe, elle était située dans la Chalcidique de Thrace, près du mont Athos.
- ↑ Général lacédémonien qui avait détaché du parti des Athéniens la ville d’Acanthe, pendant la guerre du Péloponnèse.
- ↑ Descendants de Bacchis, roi de Corinthe.
- ↑ Voyez la Vie de Lycurgue dans le premier volume.
- ↑ Dans les Problèmes, section XXX.
- ↑ Celui qu’on appelle Cyrus le jeune, qui entreprit plus tard contre son frère Artaxerxès l’expédition dont Xénophon a écrit l’histoire, et qui périt à la bataille de Cunaxa.
- ↑ L’obole valait environ quinze centimes de notre monnaie.
- ↑ Monnaie d’or dont on ignore la valeur précise, et qui lirait son nom du roi qui l’avait fait frapper.
- ↑ Sur Antiochus, voyez la Vie d’Alcibiade dans le premier volume.
- ↑ Petites îles situées à peu de distance de Lesbos.
- ↑ Historien Spartiate contemporain de Lysandre, plusieurs fois cité par Plutarque, mais du reste parfaitement inconnu.
- ↑ Ville d’Attique qui était alors au pouvoir des Lacédémoniens.
- ↑ Ville de l’Asie Mineure, à l’entrée de la Propontide.
- ↑ Éléonte était dans l’emplacement qu’occupe le nouveau château d’Europe sur le détroit des Dardanelles.
- ↑ Ville de la Chersonèse de Thrace, sur l’Hellespont, en face d’Albydos.
- ↑ Ce nom signifie fleuve de la chèvre.
- ↑ Voyez la Vie d’Alcibiade dans le premier volume.
- ↑ Environ trois quarts de lieue.
- ↑ C’était un des vaisseaux sacrés, qui ne servaient que dans les grandes occasions.
- ↑ La guerre du Péloponnèse : elle durait depuis vingt-sept ans.
- ↑ Castor et Pollux.
- ↑ Écrivain inconnu d’ailleurs.
- ↑ On sait trop bien aujourd’hui à quoi s’en tenir sur l’origine des aérolithes pour qu’il soit besoin de relever toutes les erreurs de la physique de Plutarque et des anciens dont il cite les opinions.
- ↑ Il ne reste rien des pièces de ce poète.
- ↑ Les céleustes avaient inspection sur la préparation des vivres et leur distribution dans les vaisseaux ; ils animaient de la voix les soldats et les rameurs, soit pendant la route, soit au combat : de là le nom qu’ils portaient, car le mot κελεύω signifie exhorter.
- ↑ Dans l’île du même nom, une des Cyclades.
- ↑ Ville chalcidique dans la presqu’île de Pallène.
- ↑ On appelait ainsi les murailles qui unissaient le Pirée à la ville d’Athènes.
- ↑ Plutarque expliquera plus bas ce que c’était qu’une scytale.
- ↑ Partie de mars et d’avril.
- ↑ Électre, dans la pièce d’Euripide, est réduite à une condition presque servile ; sa mère Clytemnestre l’a mariée à un paysan, et l’a reléguée loin du palais, où sa présence eût été un perpétuel reproche aux assassins d’Agamemnon.
- ↑ Le mot ὀβολός, obole, a en effet une grande analogie avec le mot ὀβελός, qui signifie une broche. Du reste, un a déjà vu, à la fin de la Vie d’Épaminondas, une mention de la petite monnaie appelée broche, dont on ignore entièrement la forme et la valeur.
- ↑ Le mot δραχμή, vient de δράσστω, saisir avec la main, et de δράξ, poignée.
- ↑ Voyez la Vie de Lycurgue dans le premier volume.
- ↑ Cet Alexandrides ou, selon d’autres, Anaxandridès, avait fait un traité sur les offrandes du temple de Delphes.
- ↑ Le statère était une monnaie d’or, valant environ 18 fr. 65 c. de notre monnaie. La somme déposée par Lysandre, suivant Alexandridès, monterait, d’après l’évaluation la plus rigoureuse, à 10,584 fr 30 c.
- ↑ Il y a eu plusieurs poètes de ce nom, qui ont été célèbres à divers titres, mais dont il ne reste rien, et dont on ne sait plus guère que le nom, sinon pour celui qui vivait du temps d’Alexandre : Horace en a parlé plusieurs fois, et avec un grand dédain.
- ↑ Moins connu encore que Chœrilus.
- ↑ Poète épique fort estimé dans l’antiquité, et que Quintilien plaçait au second rang après Homère. Ses poésies n’existent plus.
- ↑ Inconnu.
- ↑ Les Crétois, comme nous l’avons déjà remarqué, passaient pour fourbes et menteurs.
- ↑ C’est un vers tiré de quelque tragédie perdue.
- ↑ Aphytis, à l’entrée du golfe Toronaïque.
- ↑ Environ 600,000 fr. de notre monnaie.
- ↑ Voyez la Vie d’Alcibiade dans le premier volume.
- ↑ Ville d’Arcadie. Selon Xénophon, il tomba malade à Héréa, et mourut à Lacédémone.
- ↑ Hercule et Bacchus, suivant la tradition, étaient nés à Thèbes.
- ↑ Environ six mille francs de notre monnaie.
- ↑ Ville de l’Arcadie orientale, près de l’Argolide.