Vies des hommes illustres/Notice sur Plutarque
NOTICE
SUR
PLUTARQUE
Plutarque naquit à Chéronée, dans la Béotie, vers le milieu du premier siècle de notre ère. On ignore l’année précise de sa naissance ; mais on sait, par son propre témoignage, qu’à l’époque du voyage de Néron en Grèce, c’est-à-dire à la date de l’an 66, il suivait, à Delphes, les leçons du philosophe Ammonius. Il sortait, autant qu’on en peut juger, d’une famille honorable, et qui ne négligea rien pour développer ses heureuses dispositions naturelles. Il fut élevé, dans son enfance, sous les yeux de son père, de son aïeul et de son bisaïeul. Son bisaïeul se nommait Nicarchus. C’était un vieillard aimable et conteur, et dont les souvenirs personnels remontaient jusqu’au temps des dernières luttes d’Antoine et d’Octave. Plutarque nous peint Lamprias, son aïeul, comme un homme éloquent, plein d’imagination et d’une douce gaieté. Il vante les vertus de son père, son instruction, ses talents, et il ne parle jamais de lui qu’avec une extrême tendresse ; mais il ne nous a point conservé son nom. Il eut deux frères, Timon et Lamprias, et une sœur, qui fut la mère du philosophe Sextus, l’un des maîtres de l’empereur Marc-Aurèle.
Plutarque étudia, dans l’école d’Ammonius, les mathématiques et la philosophie ; et il s’y lia avec un jeune Athénien, descendant de Thémistocle. À son retour dans Chéronée, il fut employé, quoique fort jeune, à quelques négociations avec les villes voisines. Il se maria bientôt, et il fut heureux dans son choix. Sa femme se nommait Timoxène. Elle était d’une des meilleures familles de Chéronée ; et elle se montra, par ses vertus, la digne épouse d’un homme excellent.
Plutarque vint à Rome plusieurs fois, et il y donna, sur divers sujets de philosophie, de littérature et d’érudition, des leçons publiques, qui furent la première origine et la première occasion des nombreux traités qui composent ce qu’on appelle les Morales. Tout ce qu’il y avait d’illustres personnages dans Rome assistait à ces leçons. Plutarque parlait en grec, comme faisaient d’ordinaire les rhéteurs et les sophistes venus de Grèce : c’était une langue qu’entendaient alors parfaitement les gens lettrés de Rome. D’ailleurs, Plutarque n’a jamais su le latin assez bien pour le parler. Il nous dit lui-même, dans la Vie de Démosthène, qu’il n’avait pas eu le temps, durant son séjour en Italie, de se livrer à une étude approfondie de cette langue, à cause des affaires publiques dont il était chargé, et de la quantité de gens qui venaient tous les jours s’entretenir avec lui de philosophie. Il ne commença à étudier fructueusement les auteurs latins qu’un peu tard, quand il se mit à écrire ses Vies comparées des hommes illustres de la Grèce et de Rome.
Mais il ne paraît pas que Plutarque ait fait de bien longs séjours hors de sa ville natale ; et il était assez jeune encore, quand il s’y fixa pour n’en plus sortir. Chéronée n’avait pourtant rien, par elle-même, qui méritât le grand amour que lui portait Plutarque. C’était une ville petite, sans aucune importance dans la Grèce, et dont le nom n’y rappelait même que de tristes souvenirs : c’est sous les murs de Chéronée, que la liberté avait subi son premier et décisif échec, et que Philippe avait fait accepter, les armes à la main, l’intervention, désormais toute-puissante, de la pensée macédonienne dans les affaires de la Grèce ; c’est à Chéronée aussi, que Sylla avait anéanti les dernières illusions des peuples grecs, et leur avait prouvé qu’on ne se soulevait pas impunément contre Rome. Mais Plutarque mit sa gloire et son patriotisme à empêcher, par sa présence, comme il le dit naïvement lui-même, que Chéronée ne s’amoindrît davantage, et à faire jouir ses concitoyens de l’estime et de la faveur qui s’attachaient à son nom. Il accepta d’eux tous les emplois dont ils jugèrent à propos de le charger. Archonte, prêtre d’Apollon, inspecteur des travaux de la ville, quelles que fussent les fonctions dont il était investi, les plus humbles comme les plus relevées, il y porta le même amour du bien, le même zèle, un dévouement à toute épreuve. Il vécut ainsi de longues années, heureux de son propre bonheur et du bonheur de ceux qui l’entouraient, tranquille, s’occupant peu de sa renommée, qui était immense, et écrivant sans effort ces livres qui faisaient les délices de ses contemporains, et qui donnent de son caractère une si haute et si aimable idée.
On ne sait pas l’année de sa mort ; et même, sur ce point, l’incertitude est plus grande encore que sur la date de sa naissance. L’opinion la plus vraisemblable, c’est qu’il mourut quelque temps avant la fin du règne d’Adrien, à l’âge de soixante-douze ou soixante-quinze ans.
Je n’ai pas parlé de ce que conte Suidas, que Plutarque aurait été honoré par Trajan de la dignité consulaire, et qu’un ordre de cet empereur aurait soumis à son autorité tous les magistrats de l’Illyrie. Plutarque, qui a dédié à Trajan un de ses ouvrages, n’y dit rien, ni dans sa dédicace ni ailleurs, qui ait trait à une particularité si remarquable. On a prétendu aussi, sur la foi d’une lettre qu’on attribue à Plutarque, et qui est adressée à Trajan, que Plutarque avait été le précepteur de ce prince. Mais d’abord, cette lettre n’existe qu’en latin, et elle n’a par elle-même aucun caractère d’authenticité. Ensuite, Trajan n’avait que trois ou quatre années de moins que celui qui aurait été chargé, dit-on, de l’éducation de son enfance. Tout ce qu’on peut admettre avec quelque vraisemblance, c’est que Trajan compta au nombre des auditeurs de Plutarque, quand Plutarque faisait à Rome des leçons publiques de philosophie.
Plutarque avait eu, de sa femme Timoxène, cinq enfants, quatre fils et une fille. La fille, nommée Timoxène, comme sa mère, mourut en bas âge. L’un des fils se nommait Plutarque, comme son père ; les trois autres étaient Autobule, Charon et Lamprias. Ce dernier ne nous est connu que par cette note de Suidas : « Lamprias, fils de Plutarque de Chéronée, rédigea une table générale de tout ce que son père avait écrit sur l’histoire grecque et romaine. » Les autres fils de Plutarque figurent assez souvent comme interlocuteurs dans ses dialogues, surtout Autobule, qui était l’ainé. Les traditions de science et de vertu se perpétuèrent pendant longtemps, dans cette noble famille. Six générations après Plutarque, un de ses descendants, Sextus Claudius Autobule, était cité comme un homme de bien et un philosophe distingué, à en juger par une inscription qui se lisait jadis à Chéronée, et qu’a transcrite un ancien géographe.
Tout a été dit, sur les mérites de toute sorte qui se rencontrent dans Plutarque, comme aussi sur les défauts qu’on peut lui reprocher, et qui sont nombreux. On a relevé, dans ses écrits, beaucoup d’erreurs matérielles, sur ce qui concerne Rome et ses institutions ; des interprétations de textes latins ou fausses ou hasardées ; des contradictions manifestes. Il est certain, d’ailleurs, que son attachement trop exclusif pour le platonisme l’a rendu injuste envers les stoïciens, comme son amour tout filial pour Chéronée lui a fait voir, dans le livre d’Hérodote, des énormités qu’on n’y soupçonnait guère, et un parti pris de dénigrer quand même la Béotie et les Béotiens. Tout cela est avéré, et bien d’autres péchés encore ; mais ce qui n’est pas moins incontestable, c’est qu’il n’est pas un des écrits de Plutarque, même le plus insignifiant et le plus futile, qui ne se lise avec plaisir et profit ; que quelques-uns sont d’une rare éloquence ; que toujours et partout, on y sent cet amour du bien, cette parfaite sincérité, qui captivent le cœur, et qui font passer sur les plus criantes imperfections. Plutarque est un écrivain sans fard et sans apprêt, heureusement doué par la nature, et qui répand à pleine main tous les trésors de sa science et de son âme. Qu’importe, après cela, ce qu’il peut y avoir de choquant jusque dans la conception de ses ouvrages ? Qu’importe que l’idée même des Parallèles, comme il nomme ses Vies, ne soit, au fond, qu’une subtilité, et qu’elle rappelle les thèses factices des écoles des rhéteurs ? Rien n’est moins sophistique, rien n’est moins d’un rhéteur, que l’exécution de ce plan ; et le lecteur est entraîné, bon gré mal gré, par le charme étrange répandu non pas dans les récits seulement, mais dans les comparaisons mêmes, où deux héros, un Grec et un Romain, sont rapprochés trait pour trait, confrontés en vertu d’un principe uniforme, et pesés au même poids.
Je lis partout ces mots : le bon Plutarque. Mais cette épithète ne convient qu’au Plutarque français d’Amyot ; non point même proprement, mais par l’effet de l’illusion de naïveté et de bonhomie que font sur nous cette langue et ce style, vieux de trois siècles. Plutarque est un homme de bonne foi, mais non pas un bonhomme ; c’est le Montaigne des Grecs, comme le caractérise excellemment Thomas. Il n’est pas même vrai, quoi qu’en dise Thomas dans ses réserves, que Plutarque n’ait rien de cette manière vive et hardie de peindre les idées, de cette imagination de style, qui donnent tant de prix aux Essais. Sans élever, sur ce point, Plutarque à la hauteur de Montaigne, on ne peut s’empêcher de réclamer, avec un critique célèbre, contre une manifeste injustice.
« Quels plus grands tableaux, dit M. Villemain, quelles peintures plus animées… que les adieux de Brutus et de Porcie, que le triomphe de Paul-Émile, que la navigation de Cléopâtre sur le Cydnus, que le spectacle si vivement décrit de cette même Cléopâtre, penchée sur la fenêtre de la tour inaccessible où elle s’est réfugiée, et s’efforçant de hisser et d’attirer vers elle Antoine, vaincu et blessé, qu’elle attend pour mourir ! Combien d’autres descriptions d’une admirable énergie ! Et à côté de ces brillantes images, quelle naïveté de détails vrais, intimes, qui prennent l’homme sur le fait, et le peignent dans toute sa profondeur, en le montrant avec toutes ses petitesses ! Peut-être ce dernier mérite, universellement reconnu dans Plutarque, a-t-il fait oublier en lui l’éclat du style et le génie pittoresque ; mais c’est ce double caractère d’éloquence et de vérité qui l’a rendu si puissant sur toutes les imaginations vives. En faut-il un autre exemple que Shakespeare, dont le génie fier et libre n’a jamais été mieux inspiré que par Plutarque, et qui lui doit les scènes les plus sublimes et les plus naturelles de son Coriolan et de son Jules César ? Montaigne, Montesquieu, Rousseau, sont encore trois grands génies, sur lesquels on retrouve l’empreinte de Plutarque, et qui ont été frappés et colorés par sa lumière. Cette immortelle vivacité du style de Plutarque, s’unissant à l’heureux choix des plus grands sujets qui puissent occuper l’imagination et la pensée, explique assez le prodigieux intérêt de ses ouvrages historiques. Il a peint l’homme ; et il a dignement retracé les plus grands caractères et les plus belles actions de l’espèce humaine. »
Il y aurait toutefois un aveuglement véritable à nier la justesse d’autres reproches qu’on a aussi adressés à Plutarque. Plutarque écrivait dans un siècle de décadence ; et il a subi, autant et plus que personne, la fatale influence de son époque. Sa langue n’est plus celle de Platon, de Xénophon, de Thucydide ; cette langue si belle et si riche, souple et forte tout à la fois ; capable de tout expliquer et de tout peindre ; immense en un mot comme le génie ; une pourtant et homogène, et dont la libre allure ne perd rien de sa grâce, pour se soumettre aux impérieuses exigences de la logique et de l’analogie. Plutarque n’a pas même essayé, comme ceux qu’on appelle atticistes, d’en retrouver le secret perdu depuis tant d’années. Il prend ses termes de toute main ; il se teint des couleurs de tous les écrivains dont il reproduit les pensées : peu soucieux d’effacer les disparates, et d’adoucir les tons criards. De l’imagination, du pittoresque, voilà tout, ou presque tout ; rien de fondu, rien d’achevé : nulle conformité, nulle règle, nulle mesure. Sa façon d’écrire est plus aiguë, dit Amyot dans son expressif langage, plus docte et pressée, que claire, polie ou aisée. Dacier compare ce style à ces anciens bâtiments dont les pierres ne sont ni polies ni bien arrangées, mais bien assises, et ont plus de solidité que de grâce et ressentent plus la nature que l’art.
De tous les écrivains de l’antiquité classique, Plutarque est, sans contredit, le plus populaire parmi nous. Il doit certainement cette popularité à la nature de son génie, au choix des sujets qu’il a traités, à l’éternel intérêt qui s’attache aux noms des grands hommes dont il a peint les images ; mais il la doit surtout à son premier traducteur. Amyot n’était pas un écrivain vulgaire. Son Plutarque est vivant ; et il n’est pas d’auteur, dans notre langue, qui soit plus français que ce vieux Grec, mort en Béotie il y a dix-huit siècles. Rien de plus coulant, de plus facile, de plus naturel, que la diction d’Amyot : l’expression propre lui vient à souhait ; les tours heureux, l’épithète élégante, le nombre et l’harmonie, tout ce qui fait la grâce et le charme du discours, tout ce que d’autres suent à chercher en vain, afflue aux mains de cet homme fortuné, avec une merveilleuse abondance. Qu’on ne s’étonne donc point qu’Amyot se soit placé au premier rang des écrivains, dans l’estime de nos pères, et que Montaigne ait donné la palme, selon son mot, à un simple traducteur. Ce traducteur est un des fondateurs du style français ; ce traducteur n’est un traducteur que de nom : il a écrit Plutarque à sa manière ; il a fait, non pas le Plutarque de Chéronée, mais le Plutarque d’Amyot. À considérer son ouvrage comme une copie, comme la reproduction d’un monument de l’antiquité, on s’exposerait à diffamer, ainsi que l’a fait Méziriac au dix-septième siècle, une de nos gloires nationales. Il est certain qu’Amyot, qui a tant traduit de grec dans sa vie, n’a jamais su à fond la langue grecque. Il serait infini d’énumérer tous les passages où il a substitué, sans le vouloir et sans le savoir, sa propre pensée à celle de l’original. Méziriac énumérait, dans les seules Vies d’Amyot, deux mille erreurs : ce n’était pas trop dire. Ces vers quelquefois si jolis, et qui ont laissé un souvenir dans toutes les mémoires, par lesquels Amyot traduit les passages de poëtes dont Plutarque a semé ses écrits, sont notamment de perpétuels faux sens, et ne peuvent donner aucune idée de ce qu’ils sont censés reproduire. Mais c’est surtout dans le style, c’est dans la physionomie, si je puis ainsi parler, que l’infidélité est complète et flagrante. Les qualités du style d’Amyot qu’on prise le plus sont précisément celles dont les lecteurs du vrai Plutarque regrettent le plus sinon l’absence, du moins la trop fréquente éclipse, dans l’original d’Amyot ; tandis que cette énergie pittoresque, cette puissance d’imagination, que M. Villemain admirait dans Plutarque, a disparu au sein de la fluide et infinie diffusion du traducteur. Je n’ai pas besoin de faire observer, quant au costume, qu’Amyot habille tout le monde, Grecs et Romains, à la mode de son temps, et qu’il ne faut pas chercher, dans son Plutarque, ce qu’on appelle, je crois, la couleur locale. Au reste, ne demandons point à Amyot ce qu’il n’a pu nous donner. Songeons au siècle où il vivait ; ne le jugeons point du haut de nos théories. L’antiquité était mal connue, au seizième siècle, sinon peu étudiée. D’ailleurs, la langue française était, en ce temps-là, plus latine que grecque, quoi qu’en dise Courier, et plus gauloise encore que latine. C’est aux traducteurs contemporains d’Amyot qu’il faut comparer Amyot, et non pas à ceux de notre siècle. Il est plus antique cent fois que Bourgoing, que Régius, que tous les traducteurs de grec qui ont écrit au seizième siècle ; et il ne pâlit même pas, pour la vérité, devant d’Ablancourt et Tourreil, qui ont écrit au dix-septième.
Pourquoi faut-il que le Plutarque d’Amyot ne soit plus guère aujourd’hui qu’une curiosité littéraire ? Le vulgaire ne l’entend pas ; et les gens vraiment lettrés savent trop qu’ils ont à se mettre en garde contre les choses, pour se figurer qu’en lisant Amyot, ils lisent Plutarque. Ce qu’ils cherchent dans Amyot, c’est Amyot lui-même ; c’est le charmant écrivain français, ce sont les grâces naïves de ce vieux style et de ce vieux langage. J’admire sincèrement Amyot ; je voudrais pouvoir lui rendre ses lecteurs d’autrefois. Que dis-je ? Je voudrais avoir le talent de corriger sa grande œuvre, et d’en effacer les innombrables taches qui la déparent à nos yeux trop clairvoyants et trop sévères. Je me contenterais de cette gloire ; et je ne publierais pas une nouvelle traduction des Vies de Plutarque. Mais, pour remplacer par d’autres phrases, par d’autres mots, ces mots et ces phrases où s’est trompé le vieil interprète ; pour tailler d’une main sûre dans ce tissu trop souvent lâche et traînant, il faudrait être Amyot lui-même, ou tout au moins le correcteur de Longus.
Méziriac entreprit, vers le milieu du dix-septième siècle, une traduction des Vies de Plutarque. Mais il mourut presque au début de son travail, dont on ne connaît que ce qu’en a publié Dacier ; et c’est assez peu de chose. L’abbé François Tallemant, son contemporain, fut plus heureux, ou, si l’on veut, plus malheureux : il traduisit toutes les Vies ; et l’ouvrage fut imprimé. Mais le public y jeta à peine les yeux ; et Tallemant ne gagna guère, à cette tentative, que l’honneur de figurer, en compagnie des noms les plus honnis de la littérature du temps, dans les vers les plus méprisants qu’ait inspirés à Boileau sa juste indignation contre les détracteurs de Racine.
Et qu’importe à nos vers que Perrin les admire.
Que l’auteur du Jonas s’empresse pour les lire,
Qu’ils charment de Senlis le poëte idiot,
Ou le sec traducteur du français d’Amyot ?
Je n’ai point essayé de vérifier s’il n’y avait pas quelque exagération dans cette critique, et si François Tallemant ne serait pas une de ces infortunées victimes littéraires, sur lesquelles on aime à s’apitoyer de nos jours, par une sorte de sympathie fraternelle. En fait de grec et en fait de langue française, Boileau s’y connaissait ; et je crois fort peu aux injustices de Boileau. Je tiens donc, avec le public, Tallemant et son Plutarque dignes de la réputation que Boileau leur a faite.
Dacier était un autre homme que l’abbé Tallemant. C’était la mode, il y a soixante ans plus ou moins, de se moquer de Dacier et de ses travaux ; et La Harpe lui-même n’a pas manqué de lui décocher, en passant, quelques-uns des traits de cette bienveillance qu’il portait aux érudits et à toute espèce d’érudition. Notre savoir, dont nous sommes si vains, n’est guère moins irrévérent, à l’égard de Dacier, que la légèreté prétendue philosophique des singes de Voltaire. Nous admirons, dans une béate extase, les plus indigestes élucubrations des compilateurs d’outre-Rhin, sans daigner seulement honorer d’un coup d’œil les trésors qui gisent, chez nous, dans la poussière et dans l’oubli. Nous ornons à grands frais nos bibliothèques du Plutarque de Reiske, où Reiske n’a peut-être pas mis la main, et nous ignorons que la moitié de ce qu’il y a de bon dans cette édition trop vantée, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de bon dans les Vies, Reiske, ou plutôt ses ayants droit, l’ont pris dans Dacier, qui se vend à la livre, peu s’en faut, comme le papier hors d’usage. On risque de se faire tort, dans l’opinion de nos dédaigneux, en disant que Dacier était un homme d’un grand talent, et qui en a donné des preuves ; et que personne au monde n’a jamais mieux que lui, ni plus à fond, connu l’antiquité. Mais le respect de la vérité me force de braver ce ridicule. J’ai trouvé, dans la préface de sa traduction des Vies de Plutarque, telle page que n’eussent pas désavouée les plus illustres contemporains de Dacier. J’ai reconnu que si l’on avait un texte à peu près pur du grand ouvrage historique de Plutarque, c’est Dacier qui en avait fourni les matériaux, en établissant, d’après les manuscrits, les véritables leçons à la place des leçons défectueuses. Enfin il m’est resté démontré que Dacier n’avait laissé, pour l’interprétation du sens, que peu de chose à faire à ceux qui viendraient après lui, traducteurs ou commentateurs. Il ne s’ensuit pas que le travail de Dacier soit, sous tous les rapports, un chef-d’œuvre. Je ne parle ici que du monument philologique, qui est admirable en son genre, tout dénué qu’il soit de cet appareil soi-disant critique, dont on fait aujourd’hui la condition de ce qu’on nomme les travaux de science : haillons prétentieux qu’on traîne du bas des pages d’un livre au bas des pages d’un autre livre, sans même y coudre un seul point ; monnaie de mauvais aloi qu’on se passe de main en main sans y regarder, sans rien peser, sans rien compter : il suffit que la somme fasse un monceau. Les défauts de l’œuvre de Dacier sont tous dans sa manière de traduire. Cet écrivain, qui rencontre quelquefois si bien quand il exprime ses propres pensées, semble mal à son aise dès qu’il s’agit de la pensée d’autrui ; et, de toutes les qualités dont nous l’avions vu doué, il ne conserve, la plupart du temps, que sa clarté, et sa correction grammaticale. Il faut bien avouer que cette traduction n’est guère agréable à lire. Le style en est lourd, monotone et triste : nulle variété, nulle hardiesse, nulle couleur. Ce n’est plus Amyot ; mais ce n’est pas davantage, c’est peut-être encore moins Plutarque. Souvent la diffusion de Dacier est extrême ; mais c’est une diffusion fatigante, ennuyeuse, insipide, tandis qu’il y a, jusque dans le bavardage du vieil interprète, je ne sais quelle grâce et quelle séduction qui vous entraînent.
L’abbé Ricard a traduit Plutarque tout entier, d’abord les Morales, puis après les Vies. Ce dernier ouvrage a été imprimé un grand nombre de fois ; et on le réimprime encore tous les deux ou trois ans, en l’émaillant, à chaque édition nouvelle, de nouvelles fautes d’impression, comme si l’on travaillait, de dessein prémédité, à lui faire perdre insensiblement toute ressemblance avec l’original. C’est à travers Ricard qu’aujourd’hui l’on juge Plutarque historien. Le succès de cette traduction ne prouve qu’une chose, c’est que la possession d’un Plutarque est un besoin assez universel, ou, si l’on veut, qu’il est impossible de dépouiller complètement ces intéressants tableaux de tous leurs attraits. Ricard est fort inférieur à Dacier, et par la science, et par l’exactitude, et par le style même. Il y a, dans ses "Vies", des fautes contre le sens que n’avait point faites Dacier ; et ses remarques mêmes prouvent qu’il n’avait qu’une connaissance assez superficielle de la langue et de la littérature grecques. On ne peut pas dire qu’il soit diffus ; et il y a des passages où son expression ne manque ni de pittoresque ni d’énergie. Mais les impropriétés de termes, les répétitions, les tours vicieux ou obscurs, la roideur, la sécheresse, accusent à chaque instant, ou la précipitation du traducteur, ou sa lassitude, ou son impuissance. Quant à ses vers, car il avait la manie de rimer les citations, ce qu’on en peut dire de mieux, c’est qu’ils sont ridicules : aussi bien, il est difficile de ne se pas jeter hors du sens commun, dès qu’on essaye, poëte ou non, de traduire des vers grecs en vers français, et avec la prétention de dire exactement ce qu’ils disent. Enfin, Ricard est à Dacier ce que Tallemant, suivant le satirique, était au vieil interprète. C’est Dacier qu’il a traduit, bien plus encore que Plutarque même : heureux s’il lui avait été constamment fidèle, et s’il n’avait pas entrepris trop souvent de marcher seul et sans guide !
Telle est ma pensée et sur les mérites et sur les défauts de mes devanciers. Je l’ai dite tout entière, librement et sans détour, parce qu’il y avait, à mon avis, dans les opinions courantes, quelques préjugés à combattre, quelques erreurs à rectifier. Quoi qu’il en soit, il m’a paru qu’une traduction nouvelle du grand ouvrage historique de Plutarque pouvait n’être pas de trop, même après quatre autres, et surtout après celle que le vulgaire estime le plus aujourd’hui. Mon travail n’a, du reste, nulle prétention scientifique. Mon dessein n’était pas d’inventer Plutarque, mais de le reproduire. Mes découvertes, si j’en ai fait, ne valent pas la peine d’être notées. Dacier, je le répète, avait retourné à fond, et dans tous les sens, le texte de Plutarque. Je me suis trouvé, en face de mon auteur, à peu près dans la position d’un humaniste faisant, comme nous disons, son Tite-Live ou son Suétone. C’est sur la traduction proprement dite qu’a porté principalement, presque uniquement, tout mon effort. Je n’ai rien négligé pour retracer aux yeux, autant qu’il était en moi, une image complète et fidèle, et qui pût, non point tenir lieu de l’original, mais le rappeler suffisamment à ceux qui le connaissent, et donner à ceux qui ne l’ont point vu une idée vraie de son port et de sa physionomie. Puissent ceux qui voudront bien me lire, ne pas juger que j’aie perdu mon temps ; et puissé-je avoir restitué à Plutarque quelque chose de ce lustre et de ces charmes dont les successeurs d’Amyot avaient dépouillé, comme à plaisir, le noble vieillard de Chéronée !