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Vies des hommes illustres/Solon

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (1p. 182-224).


SOLON.


(Né vers l’an 640 environ, et mort au milieu du sixième siècle avant J.-C.)

Didyme le grammairien[1], dans son écrit sur les Tables des lois de Solon, en réponse à Asclépiade[2], cite un passage d’un certain Philoclès[3], où il est dit, contre l’opinion de tous ceux qui ont parlé de Solon, que Solon eut pour père Euphorion. En effet, on s’accorde unanimement à le faire naître d’Exécestide, homme d’une fortune et d’un crédit médiocres parmi ses concitoyens, mais qui était de la plus illustre maison d’Athènes : Exécestide descendait de Codrus. Pour la mère de Solon, elle était, suivant Héraclide de Pont[4], cousine germaine de la mère de Pisistrate. Aussi y eut-il, dans l’origine, un lien d’amitié entre Pisistrate et Solon ; et ce ne fut pas seulement un effet de la parenté : le naturel heureux de Pisistrate et sa beauté avaient inspiré à Solon de l’amour. C’est pour cela sans doute que les dissentiments politiques qui éclatèrent entre eux dans la suite n’aboutirent pas à une haine violente : les droits de leur ancien attachement subsistèrent toujours dans leurs âmes, et y conservèrent un agréable souvenir de cet amour, de même qu’un grand feu laisse toujours après lui de vives étincelles.

Jamais Solon ne sut se défendre des attraits de la beauté : il était sans force contre l’amour ; il ne savait pas lutter en athlète courageux. Il laisse voir, dans ses poésies, toute sa faiblesse, et même dans celle de ses lois qui défendait aux esclaves de se frotter d’huile sur la peau sèche[5], et d’aimer des jeunes gens. C’était bien mettre un tel attachement au nombre des inclinations honnêtes et louables ; et, l’interdire aux indignes, c’était bien y inviter ceux qu’il en croyait dignes. On dit aussi que Pisistrate fut l’amant de Charmus, et qu’il dédia, dans l’Académie, la statue de l’Amour, près de l’endroit où l’on allume le flambeau sacré qui sert aux courses publiques.

Solon, au rapport d’Hermippus, trouva une fortune que la bienfaisance et la générosité de son père avaient considérablement diminuée. Il ne manquait pas d’amis disposés à lui fournir de l’argent ; mais, né d’une famille plus accoutumée à donner qu’à recevoir, il aurait eu honte d’en accepter ; et, comme il était jeune encore, il s’adonna au négoce. Cependant, suivant quelques-uns, ce fut moins dans la vue de trafiquer et de s’enrichir, que dans le dessein de connaître et de s’instruire, que Solon courut par le monde. En effet, il faisait ouvertement profession d’aimer la science ; et c’est lui qui répétait, tout vieux qu’il fût déjà : « J’apprends bien du nouveau chaque jour, en avançant en âge. » Il n’était pas ébloui par l’éclat des richesses ; car il n’y a, suivant lui, nulle différence entre

… celui qui a beaucoup d’argent,
Et de l’or, et des champs qui se couvrent de moissons,
Des chevaux, des mulets, et l’homme qui ne possède

Qu’un bon estomac, des flancs robustes et des pieds alertes.
Si l’on y joint des enfants, une femme,
Dans leur jeunesse et dans leur fleur, c’est là la parfaite harmonie.

Il dit pourtant, dans un autre endroit :

Oui, je désire des richesses ; mais ce n’est point de l’injustice
Que je les veux tenir : la justice finit toujours par arriver.

Mais rien n’empêche l’homme de bien, le citoyen dévoué à son pays, de garder un juste milieu : il peut ne point s’attacher à la poursuite du superflu, sans pour cela mépriser le nécessaire et ce qui suffit à ses besoins.

Dans ce temps-là, pour parler comme Hésiode[6], il n’y avait pas de travail qui fût honteux ; aucun art ne mettait de différence entre les hommes : le négoce surtout était honoré, qui met en possession des avantages dont jouissent les étrangers, gagne l’amitié des rois, et donne une grande expérience. On a même vu des trafiquants fonder de grandes villes : ainsi Protis bâtit Marseille, après s’être concilié l’amitié des Gaulois qui habitent les bords du Rhône. Thalès se livra, dit-on, au négoce, ainsi qu’Hippocrate le mathématicien[7] ; et Platon vendit de l’huile en Égypte, pour fournir aux frais de son voyage. On croit donc que les prodigalités de Solon, sa vie délicate et sensuelle, la licence de ses poésies, où il parle des voluptés d’une manière si peu digne d’un sage, furent des résultats de cette vie de négoce. C’est une profession qui expose à mille dangers formidables, et qui, en revanche, se dédommage par les plaisirs et la bonne chère. Toutefois, voici un passage où l’on voit qu’il se croyait lui-même plutôt au nombre des pauvres que des riches :

Bien des méchants sont riches, bien des bons sont pauvres ;
Pour moi je n’échangerais pas, avec ceux-là,

Ma vertu contre leur richesse : la vertu demeure en nous à jamais ;
La fortune passe sans cesse d’une main à une autre.

Solon ne s’appliqua d’abord à la poésie que par amusement, ce semble, et pour charmer ses loisirs, sans jamais traiter des sujets sérieux. Mais depuis, il mit en vers des maximes philosophiques, et il fit entrer dans ses poëmes plus d’un trait de son administration politique ; non point pour faire de l’histoire et conserver un souvenir, mais pour servir à l’apologie de sa conduite, et quelquefois pour adresser aux Athéniens des exhortations, des conseils, ou de vives censures. Quelques-uns disent aussi qu’il avait entrepris de mettre ses lois en vers, et ils citent le commencement, qui est tel :

Je prie d’abord le roi Jupiter, fils de Saturne,
D’accorder à ces institutions bonne chance et gloire.

Il s’attacha, comme presque tous les sages d’alors, à cette partie de la philosophie morale qui traite de la politique. Pour la philosophie naturelle, il en était aux rudiments, et aux notions du vieux temps sans plus ; voici qui le prouve assez :

De la nue sortent la neige et la grêle ;
La foudre vient de l’éclair étincelant ;
Ce sont les vents qui troublent la mer : qu’aucun souffle
Ne l’agite, et c’est de tous les éléments le plus calme.

Aussi bien n’y eut-il, en somme, que Thalès dont la science dépassât alors les notions d’un usage vulgaire : tous les autres ne durent qu’à leurs connaissances politiques leur réputation de sagesse.

On raconte que les sept sages se réunirent une fois à Delphes, et une autre fois à Corinthe, où Périandre les avait convoqués pour leur offrir un banquet. Rien ne contribua tant à leur réputation et à leur gloire, que le renvoi qu’ils se firent successivement l’un à l’autre du trépied d’or, et l’honorable humilité avec laquelle ils refusèrent le prix tour à tour. Des hommes de Cos venaient, dit-on, de jeter leur filet en mer : des étrangers de Milet achetèrent le coup, avant que les pêcheurs y eussent regardé. Il se trouva, dans le filet, un trépied d’or qu’Hélène, à ce qu’on prétend, pour obéir à un ancien oracle, avait jeté dans la mer à son retour de Troie. Ce fut un sujet de débat, d’abord entre les pêcheurs et les étrangers, ensuite entre les deux villes, qui prirent parti dans la querelle : la guerre allait s’allumer, lorsque la Pythie, que les deux partis avaient consultée, commanda de donner le trépied au plus sage. On l’envoya d’abord à Milet, pour Thalès, et ceux de Cos cédèrent sans peine à un seul particulier ce qu’ils allaient disputer par les armes à tous les Milésiens ensemble. Thalès déclara que Bias était plus sage que lui, et le lui fit passer. Bias, avec la même modestie, le fit passer à un autre ; et le trépied, après avoir été envoyé successivement à tous les sept, revint une seconde fois à Thalès. Enfin, il fut transporté de Milet à Thèbes, et consacré à Apollon Isménien. Cependant Théophraste dit qu’on envoya le trépied d’abord à Bias, dans Priène ; que Bias le fit porter à Thalès ; qu’après avoir passé alternativement chez tous les sages, il revint à Bias, et qu’il finit par être envoyé à Delphes. Telle est la tradition commune : seulement quelques-uns prétendent qu’il s’agissait de décerner non point un trépied, mais un vase que Crésus avait envoyé ; et, suivant d’autres, c’était une coupe, héritage de Bathyclès[8].

Solon connut Anacharsis et Thalès, et l’on cite des mots qui s’étaient dits dans leurs entrevues. Anacharsis, étant venu à Athènes, se rendit chez Solon, frappa à sa porte, et s’annonça comme un étranger qui venait contracter avec lui des liens d’amitié et d’hospitalité. «  Il vaut mieux, répondit Solon, se faire des amis chez soi qu’ailleurs. — Hé bien donc, reprit Anacharsis, puisque tu es chez toi, fais de moi ton ami et ton hôte. » Solon, charmé de cette vivacité spirituelle, lui fit le meilleur accueil, et le retint quelque temps chez lui. Il s’occupait déjà des affaires publiques, et il rédigeait ses lois : il informa Anacharsis de son dessein. Celui-ci se moqua de l’entreprise de Solon, et de ce qu’il comptait réprimer, par des lois écrites, l’injustice et la cupidité de ses concitoyens. De telles lois étaient, suivant lui, de vraies toiles d’araignées : les faibles et les petits s’y prennent et s’y arrêtent ; les puissants et les riches les rompent et passent au travers. « Cependant, lui répondit Solon, les hommes gardent les conventions qu’ils ont faites entre eux, lorsqu’il n’y a aucun intérêt, ni d’un côté ni d’un autre, à les violer. Mes lois seront si conformes aux intérêts des citoyens, qu’il n’y aura personne qui ne trouve plus avantageux d’obéir à la justice, que de manquer à ses prescriptions. » Au reste, l’événement justifia la conjecture d’Anacharsis, et l’espoir de Solon fut déçu. Une autre fois, Anacharsis avait assisté à une assemblée publique : « Je m’étonne, dit-il, que, chez les Grecs, ce soient les sages qui conseillent, et les fous qui décident. »

Solon alla à Milet, pour voir Thalès : là, il lui témoigna sa surprise de ce qu’il n’avait jamais voulu se marier et avoir des enfants. Thalès ne répondit rien sur l’heure ; mais, quelques jours après, il fit paraître un étranger, qui disait arriver d’Athènes, et qu’il n’en était parti que depuis dix jours. Solon demanda à cet homme s’il n’y avait rien de nouveau à Athènes. Celui-ci, à qui Thalès avait fait la leçon, répondit qu’il n’y avait rien de nouveau, sinon la mort d’un jeune homme dont toute la ville menait les funérailles. C’était, en effet, à ce qu’on disait, le fils d’un personnage considérable, d’une vertu éprouvée : le père n’était pas alors à Athènes, et il voyageait depuis longtemps. « L’infortuné père ! s’écria Solon. Mais comment s’appelait-il ? — Je l’ai entendu nommer, répondit l’étranger, mais j’ai oublié son nom ; je me souviens seulement qu’on ne parlait que de sa sagesse et de sa justice. » À chacune de ces réponses, Solon sentait augmenter ses craintes ; enfin, ne se possédant plus, il suggéra le nom à l’étranger, et lui demanda si le mort n’était pas le fils de Solon. « Oui, » répondit l’étranger. À cette parole, Solon se frappa la tête, et il se mit à faire et à dire tout ce qu’inspire une douleur violente. Alors Thalès lui prit la main, et lui dit en riant : « Voilà, Solon, ce qui m’éloigne de me marier et d’avoir des enfants. J’ai redouté le coup sous lequel tu fléchis, toi le plus ferme des hommes. Mais rassure-toi ; car il n’y a rien de vrai dans tout ce qu’on vient de te dire. » Hermippus rapporte cette histoire d’après Patécus[9], celui qui prétendait avoir hérité de l’âme d’Ésope.

Pourtant il y a faute de sens et de cœur à refuser d’acquérir les choses nécessaires, par la crainte de les perdre. À ce compte, on devra n’aimer ni la richesse, ni la gloire, ni la sagesse, quand on les possède, de peur d’en être privé. En effet, la vertu, le plus grand des biens et le plus doux, nous quitte quelquefois par l’action de certaines maladies ou de certains breuvages. Thalès lui-même, en ne se mariant point, n’était pas pour cela à l’abri de la crainte, à moins qu’il n’eût renoncé aussi à ses parents, à ses amis, à sa patrie. Mais il n’en était rien : il avait adopté, dit-on, Cybisthus, le fils de sa sœur. C’est que l’âme porte en elle un principe d’affection, et qu’elle n’est pas moins faite pour aimer que pour sentir, pour penser et se souvenir : aussi remplace-t-elle les objets naturels d’attachement qui lui manquent par ceux qu’elle va chercher au dehors ; et, semblable à une maison, à une terre qui n’a point d’héritiers légitimes, elle donne entrée dans son amour à des étrangers, à des bâtards, qui s’insinuent par leurs caresses, se mettent en possession, et, une fois établis, font naître, avec l’attachement qu’ils inspirent, le désir de les conserver et la crainte de les perdre.

On voit tous les jours des hommes s’exprimer avec une extrême insensibilité, à propos de mariage et d’enfants, et qui ensuite, s’ils viennent à perdre les enfants qu’ils ont eus de leurs esclaves, ou les nourrissons de leurs concubines, ou seulement s’ils les voient malades, se consument en regrets, et s’abandonnent à des plaintes peu viriles. Il en est même pour qui la mort d’un chien ou d’un cheval a été le sujet d’un deuil honteux et d’une affliction mortelle ; tandis que d’autres, après avoir perdu des enfants vertueux, n’ont point fléchi sous le coup, ne se sont point avilis, et ont passé le reste de leur vie dans une sage modération. Car c’est faiblesse, et non point affection, de se laisser aller à des regrets, à des craintes excessives : c’est que la raison ne nous a pas prémunis contre la Fortune. Nous ne savons pas jouir du présent ; et l’avenir nous jette dans des douleurs, des agitations, des angoisses continuelles, par l’idée que nous pouvons tout perdre un jour. Ne recourons ni à la pauvreté, ni à l’indifférence, ni au célibat, afin de n’avoir pas à redouter la perte de notre fortune, de nos amis, de nos enfants : à tous les accidents, ce qu’il faut opposer, c’est la raison. Mais en voilà, pour le présent, plus qu’assez sur ce point.

Les Athéniens, fatigués de la longue guerre qu’ils avaient faite sans succès contre les Mégariens, pour leur reprendre l’île de Salamine, avaient défendu par un décret, sous peine de mort, de jamais rien proposer, ni par écrit ni de vive voix, pour en revendiquer la possession. Solon s’indigna d’une telle honte. Il voyait d’ailleurs que les jeunes gens, pour la plupart, ne demandaient qu’un prétexte de recommencer la guerre, mais qu’ils n’osaient s’avancer, retenus par la crainte de la loi. Il imagina donc de contrefaire le fou, et il fit répandre dans la ville, par les gens mêmes de sa maison, qu’il avait perdu l’esprit. Cependant il avait composé en secret une élégie, et il l’avait apprise par cœur ; et un jour il sortit brusquement de chez lui, un chapeau sur la tête[10], et il courut à la place publique. Le peuple l’y suivit en foule ; et là, Solon, monté sur la pierre des proclamations publiques, chanta son élégie, qui commence ainsi :

Je viens moi-même, en héraut, de la belle Salamine.
Au lieu d’un discours, j’ai composé pour vous des vers.


Ce poëme est appelé Salamine, et il contient cent vers, qui sont d’une grande beauté.

Quand Solon eut fini, ses amis applaudirent : Pisistrate surtout encouragea si bien les Athéniens à suivre son avis, que le décret fut révoqué, la guerre déclarée, et Solon nommé général.

Voici, sur cette expédition, la tradition vulgaire.

Solon fit voile, avec Pisistrate, vers Coliade[11], où il trouva toutes les femmes athéniennes rassemblées pour faire à Cérès un sacrifice solennel. De là il envoie à Salamine un homme de confiance, qui se donne pour un transfuge, et qui propose aux Mégariens, s’ils veulent s’emparer des premières femmes d’Athènes, de partir avec lui pour Coliade. Les Mégariens, sur sa parole, dépêchent à l’heure même un vaisseau rempli de soldats. Solon, ayant vu le vaisseau sortir de Salamine, fait retirer les femmes, et il accoutre de leurs vêtements, de leurs coiffures, de leurs chaussures, les jeunes gens qui n’avaient point encore de barbe. Ceux-ci cachèrent des poignards sous leurs robes, et ils allèrent, d’après son ordre, jouer et danser sur le rivage, jusqu’à ce que les ennemis fussent descendus à terre, et que le vaisseau ne pût échapper. Cependant les Mégariens, abusés par ce spectacle, débarquent, et ils se précipitent à l’envi pour enlever les prétendues femmes ; mais ils furent tous tués, sans qu’il en réchappât un seul, et les Athéniens firent voile à l’instant vers l’ile et s’en emparèrent.

D’autres prétendent que ce fut un autre moyen de surprise qu’employa Solon. D’abord, l’oracle de Delphes lui aurait dit :

Rends-toi propices, par tes offrandes, les héros indigènes, patrons du pays,
Ceux que les champs de l’Asopus enferment dans leur sein,
Et dont les tombeaux regardent le couchant.


Solon passa donc de nuit à Salamine, et il immola des victimes aux héros Périphémus et Cychrée[12]). Ensuite les Athéniens lui donnèrent trois cents volontaires, à qui ils avaient assuré, par un décret, le gouvernement de l’île, s’ils s’en rendaient les maîtres. Solon les embarqua sur un certain nombre de bateaux de pêcheurs, escortés par une galère à trente rames, et il alla jeter l’ancre vers une pointe de terre qui regarde l’Eubée. Les Mégariens qui étaient à Salamine n’avaient eu, sur sa marche, que des avis vagues et incertains : ils coururent aux armes en tumulte, et ils envoyèrent un vaisseau à la découverte. Le vaisseau s’approcha de la flotte des Athéniens, et fut pris. Solon mit sous bonne garde les Mégariens qui le montaient, et il les remplaça par les plus braves de sa troupe. Il enjoint à ceux-ci de cingler vers Salamine, en se tenant le plus couverts qu’ils pourraient ; lui-même il prend le reste de ses soldats, et il va par terre attaquer les Mégariens. Pendant qu’il en était aux mains avec eux, les Athéniens du vaisseau surprirent Salamine et s’en emparèrent.

Il y a des usages qui semblent confirmer ce récit. Tous les ans un navire partait d’Athènes, et se rendait sans bruit à Salamine. Des habitants de l’île venaient au-devant du navire, tumultueusement, en désordre ; et un Athénien, s’élançant sur le rivage, les armes à la main, courait, en jetant de grands cris, du côté de ceux qui venaient de la terre. C’était au promontoire de Sciradium[13] et l’on voit encore, non loin de là, un temple de Mars, que Solon fit bâtir après avoir vaincu les Mégariens.

Tous ceux qui n’avaient pas péri dans le combat restèrent libres, par le bénéfice du traité. Cependant les Mégariens s’obstinaient à vouloir reprendre Salamine. Les deux peuples se firent réciproquement tous les maux qu’ils purent ; mais, à la fin, ils prirent les Lacédémoniens pour arbitres, et ils s’en rapportèrent à leur décision. On dit généralement que Solon allégua, dans la dispute, l’autorité d’Homère ; qu’il interpola un vers, dans le dénombrement des vaisseaux ; et qu’il lut ainsi devant les juges :

Ajax amena de Salamine douze vaisseaux,
Et il les rangea au lieu où étaient les phalanges athéniennes[14].


Mais les Athéniens traitent ce récit de conte puéril : ils assurent que Solon prouva clairement aux juges que Phyléus et Eurysacès, fils d’Ajax, ayant reçu le droit de cité dans Athènes, avaient abandonné leur île aux Athéniens, et qu’ils s’étaient établis en Attique, l’un à Brauron, l’autre à Mélite, et que Philéus avait donné son nom au dème des Philaïdes, d’où était Pisistrate.

Solon, pour détruire plus sûrement la prétention des Mégariens, se fit un argument de la manière dont les Salaminiens enterraient les morts, manière conforme à l’usage d’Athènes, et différente de celui de Mégare. Les Mégariens tournent les morts du côté du levant, et les Athéniens vers le couchant. Il est vrai qu’Héréas le Mégarien[15] soutient qu’on tournait, à Mégare, les corps des morts du côté du couchant. Une preuve plus concluante encore, alléguée par Solon, c’est qu’à Athènes, chaque mort avait un cercueil séparé, et qu’à Mégare, on en mettait trois ou quatre dans un même cercueil. Mais on prétend que Solon eut pour lui des oracles de la Pythie, dans lesquels le dieu donnait à Salamine le nom d’Ionienne. Ce procès fut jugé par cinq Spartiates : Critolaïdas, Amompharétus, Hypséchidas, Anaxilas et Cléomène.

Solon avait acquis, par cet exploit, gloire et crédit ; mais l’admiration s’accrut encore, et on ne parla plus que de lui dans la Grèce, après le discours qu’il prononça pour le temple de Delphes. Il montra qu’on devait en prendre la défense, et ne pas souffrir que les Cirrhéens profanassent l’oracle ; qu’il fallait, pour l’honneur du dieu même, porter secours à Delphes. Les Amphictyons accueillirent ses remontrances, et ils déclarèrent la guerre aux Cirrhéens. C’est un fait attesté par plusieurs écrivains, entre autres par Aristote, dans son livre des Pythioniques[16] où il attribue le décret à Solon. Cependant Solon ne fut pas nommé général pour conduire cette guerre, nonobstant l’assertion d’Évanthe de Samos[17], cité par Hermippus. L’orateur Eschine lui-même n’en dit rien ; et on lit, dans les registres de Delphes, que ce fut Alcméon, et non pas Solon, qui commanda les Athéniens dans cette guerre.

Le sacrilège cylonien causait depuis longtemps de grands troubles dans Athènes. Les complices de Cylon s’étaient réfugiés dans le temple de Minerve ; l’archonte Mégaclès leur persuada de se présenter en jugement. Ils attachèrent un fil à la statue de la déesse, et, le tenant à la main, ils se mirent à descendre. Ils étaient arrivés près du temple des déesses vénérables[18], quand le fil se rompit de lui-même. Alors Mégaclès et ses collègues se saisirent d’eux, sous prétexte que la déesse leur refusait sa protection. On lapida ceux qui furent pris hors du temple ; et ceux qui s’y étaient sauvés furent massacrés au pied des autels : il n’échappa que ceux qui s’étaient jetés en suppliants devant les femmes des archontes. Depuis ce jour, les archontes furent appelés sacrilèges, et ils devinrent l’objet de la haine publique. Les partisans de Cylon qui avaient survécu reprirent du crédit, et ils se maintinrent dans un perpétuel état d’hostilité avec les descendants de Mégaclès. La sédition était alors dans toute sa force, et le peuple était partagé entre les deux factions. Solon, dont le crédit était déjà grand, s’entremit dans cette affaire ; et, secondé par les principaux Athéniens, il parvint, à force de prières et de remontrances, à déterminer ceux qu’on nommait sacrilèges à se soumettre au jugement de trois cents des plus honnêtes citoyens. Les sacrilèges furent condamnés, sur l’accusation de Myron de Phlye : ceux qui vivaient encore furent bannis ; on déterra les ossements de ceux qui étaient morts, et on les alla jeter hors du territoire de l’Attique.

Les Mégariens, à la faveur de ces troubles, attaquèrent les Athéniens, les chassèrent de Nisée[19], et reprirent Salamine. À ces maux vinrent se joindre des craintes superstitieuses : Athènes était remplie d’apparitions de fantômes. Les devins déclarèrent aussi, d’après l’examen des victimes, qu’il y avait des sacrilèges, des profanations à expier. On fit donc venir de Crète Épiménide le Phestien[20] le septième des sages, au compte de quelques-uns de ceux qui ne mettent point Périandre dans ce nombre. Il passait pour un homme chéri des dieux, savant dans les choses divines, et qui possédait à fond la science des inspirations et des mystères ; et on l’appelait, même de son vivant, le fils de la nymphe Balté, le nouveau Curète. Dès qu’il fut arrivé à Athènes, il s’y lia d’amitié avec Solon, l’aida à rédiger ses lois, et prépara devant lui le chemin, en accoutumant les Athéniens à moins de dépense dans le culte religieux, et à plus de modération dans le deuil.

Il commença par prescrire, pour les funérailles, certains sacrifices qu’il substitua aux pratiques dures et barbares que la plupart des femmes observaient jusque-là. Mais le plus important, c’est que ses expiations, ses sacrifices, ses dédicaces de temples, purifièrent entièrement la ville, en bannirent l’impiété et l’injustice, et la rendirent plus soumise, plus disposée à l’union et à la paix.

On conte aussi que, lorsqu’il eut vu Munychie[21], et qu’il l’eut considérée longtemps, il dit à ceux qui l’accompagnaient : « Que l’homme est aveugle sur l’avenir ! Si les Athéniens pouvaient prévoir tous les maux que ce lieu doit un jour causer à leur ville, ils l’emportaient à belles dents. » Thalès eut aussi, dit-on, un pressentiment à peu près semblable. Il ordonna qu’on l’enterrât dans un lieu stérile et désert de la Milésie, prédisant que cet endroit serait un jour la place publique de Milet[22]. Les Athéniens, dans leur admiration pour Épiménide, voulurent le combler d’honneurs et de présents ; mais il ne demanda qu’une branche de l’olivier sacré : on la lui accorda, et il repartit pour la Crète.

Le bannissement des sacrilèges avait mis fin à la sédition cylonienne ; mais Athènes vit bientôt se ranimer les anciennes dissensions politiques, et il se forma dans la ville autant de factions qu’il y avait dans l’Attique de différents territoires. Les habitants de la montagne voulaient un gouvernement populaire ; ceux de la plaine préféraient une oligarchie ; et ceux de la côte, partisans d’un État mixte, balançaient les deux autres partis, et empêchaient que ni l’un ni l’autre ne prévalût. D’ailleurs, la division que met entre les pauvres et les riches l’inégalité de fortune était en ce temps-là plus animée que jamais ; et la cité, dans cette situation critique, semblait n’avoir d’autre moyen de pacifier les troubles et d’échapper à sa ruine, que de se donner un tyran. Le peuple tout entier était endetté auprès des riches. Là, le débiteur labourait pour son créancier, et lui rendait le sixième du produit ; c’étaient ceux qu’on appelait hectémores et thètes[23] ; d’autres empruntaient sur le gage de leurs personnes, et, adjugés à leurs créanciers, ils restaient esclaves à Athènes, ou étaient vendus en pays étranger ; plusieurs même étaient forcés de vendre leurs propres enfants, ce qu’aucune loi ne défendait, ou de fuir loin de la ville pour se dérober à la cruauté des usuriers. Le plus grand nombre d’entre eux et les plus déterminés se rassemblent : ils protestent contre de telles indignités, et ils prennent la résolution de se donner pour chef un homme digne de leur confiance ; d’aller, sous sa conduite, délivrer les débiteurs qui n’avaient pu payer au terme convenu ; de faire un nouveau partage des terres, et de changer toute la forme du gouvernement.

Dans cette conjoncture, les Athéniens les plus sensés jetèrent les yeux sur Solon : c’était le seul qui ne fût suspect à personne, parce qu’il n’avait point partagé l’injustice des riches, et parce qu’il ne connaissait point pour son compte propre la nécessité des pauvres. Ils le prièrent donc de prendre en main les affaires, et de mettre fin au différend. Phanias de Lesbos[24] rapporte que Solon, pour sauver la cité, trompa également les deux factions ; qu’il promit secrètement aux pauvres le partage des terres, et aux riches la confirmation de leurs créances. Toutefois, ajoute-t-il, Solon avait balancé longtemps s’il accepterait cette charge, craignant l’avarice des uns et l’insolence des autres.

Quoi qu’il en soit, Solon fut élu archonte après Philombrotus[25], et, en même temps, arbitre de la concorde et réformateur des lois. Ce choix fut agréable à tous les partis : aux riches, parce que Solon l’était lui-même ; aux pauvres, parce qu’ils le savaient homme de bien. Il courut même alors ce mot de lui, que l’égalité ne produit pas la guerre, mot qui plut et aux riches et aux pauvres : les premiers comptaient que l’égalité aurait pour fondement le mérite et la vertu ; les autres l’attendaient d’un nivellement, et du classement par tête. Les deux partis, sur ce mot, avaient conçu les plus grandes espérances ; et les chefs offraient à Solon la tyrannie, et le sollicitaient de prendre le gouvernement d’une cité où il avait déjà tout le pouvoir. Bon nombre même de ceux qui ne tenaient ni pour l’un ni pour l’autre parti, n’espérant pas de la raison et des lois un changement favorable, et qui se fit sans danger, n’étaient pas éloignés de remettre toute l’autorité entre les mains de l’homme le plus juste et le plus sage. On dit même que Solon reçut de Pytho l’oracle suivant :

Assieds-toi au milieu du vaisseau ; pilote,
Dirige sa course ; plus d’un, dans Athènes, te montrera son dévouement.


Ses amis surtout lui reprochaient de se laisser effrayer par le nom de monarchie, comme si la tyrannie conquise par la vertu ne devenait pas une royauté légitime. N’en avait-on pas vu un exemple en Eubée, dans la personne de Tynnondas[26] ; et Mitylène ne venait-elle pas de donner à Pittacus[27] le pouvoir suprême ? Mais Solon ne put être ébranlé par toutes ces raisons. Il répondit à ses amis que la tyrannie était un beau pays, mais qui n’avait point d’issue. Dans ses poésies, il dit à Phocus :

… Si j’ai épargné
Ma patrie (car la violence impitoyable de la tyrannie
N’a pas souillé mes mains) ; si je n’ai point terni ni déshonoré ma gloire,
Je ne m’en repens point. C’est par là que j’ai vaincu, ce me semble,
Tous les hommes…


On voit, à ce trait, que, dès avant d’avoir publié ses lois, il jouissait déjà d’une grande considération.

Au reste, il rapporte lui-même en ces termes les railleries que bien des gens faisaient de lui, quand il eut refusé la tyrannie :

Solon n’a été ni un sage, ni un homme de sens :
Les biens que lui offraient les dieux, il les a refusés.
Le poisson pris, il a regardé, tout ébahi, et il n’a point tiré le grand filet.
Il a perdu sa raison ; il ne se connaît plus :
Autrement, pour posséder en maître tant de trésors,
Et pour régner sur Athènes un seul jour,
Il eût voulu être écorché vif, et que sa race périt tout entière.


Voilà comment il fait parler sur son compte les hommes du vulgaire et les méchants.

Toutefois, pour avoir repoussé la tyrannie, il n’en devint ni lâche ni mou dans l’administration des affaires. Il ne céda rien par faiblesse aux puissants, et il ne chercha pas à flatter, dans ses lois, ceux qui l’avaient élu. Il n’appliqua pas le remède aux parties saines ; et il ne voulut pas trancher dans le vif, de peur qu’après avoir changé et bouleversé tout l’État, il n’eût pas assez de force pour le rétablir et le réformer. Il ne se permit que les changements qu’il crut pouvoir faire adopter par persuasion ou imposer d’autorité, en unissant, comme il le disait lui-même, la force à la justice. On lui demandait, quelque temps après, s’il avait donné aux Athéniens les lois les meilleures : « Oui, dit-il, les meilleures qu’ils pussent recevoir. »

Les Athéniens, comme le remarquent certains modernes, adoucissent l’odieux de certaines choses, en leur donnant des noms honnêtes et innocents : ainsi, ils appellent les prostituées des amies, les impôts des contributions, les soldats de garnison des gardiens, la prison une maison. Ce fut là, dans l’origine, suivant toute apparence, une invention de Solon. Il avait donné le nom de décharge à l’abolition des dettes, la première de ses réformes politiques. Par le décret, toutes les dettes antérieures furent abolies, et les engagements pécuniaires affranchis, pour l’avenir, de la contrainte par corps. Cependant quelques-uns ont écrit, entre autres Androtion[28], que Solon n’abolit pas les dettes ; qu’il en réduisit seulement les intérêts, et que les pauvres, ainsi soulagés, donnèrent eux-mêmes à ce bienfait le nom de décharge. Ce qui compléta la loi, suivant eux, ce fut l’augmentation des mesures, et celle de la valeur des monnaies. La mine ne valait que soixante-treize drachmes[29] : elle fut portée à cent ; de façon que les débiteurs, en donnant une valeur numériquement égale, mais moindre en effet, gagnèrent beaucoup, sans rien faire perdre à leurs créanciers.

Cependant on convient généralement que la décharge fut une véritable abolition des dettes ; et ce sentiment est confirmé par ce que Solon lui-même en a dit dans ses poésies, où il se glorifie d’avoir fait disparaître de l’Attique les écriteaux qui désignaient les terres hypothéquées. « La terre, serve auparavant, dit-il, est libre maintenant ; les citoyens qu’on avait adjugés à leurs créanciers, je les ai ramenés de la terre étrangère, où ils avaient si longtemps erré qu’ils ne parlaient plus la langue attique ; et j’ai remis les autres en liberté, qui subissaient dans leur patrie un honteux esclavage[30]. » Cette action, toutefois, lui attira le plus fâcheux déplaisir qu’il pût éprouver. Pendant qu’il s’occupait de l’abolition des dettes, et qu’il cherchait les termes les plus insinuants pour la rédaction du décret, et un préambule convenable, il communiqua son projet à trois de ses meilleurs amis, Conon, Clinias et Hipponicus, qui avaient toute sa confiance. Il leur dit qu’il ne toucherait pas aux terres, mais qu’il abolirait les dettes. Ceux-ci saisissent l’occasion, préviennent la publication de la loi, empruntent à des riches des sommes considérables, et achètent de grands fonds de terres ; puis, le décret porté, ils gardèrent les biens, et ils ne rendirent pas l’argent qu’ils avaient emprunté. Leur mauvaise foi excita des plaintes amères contre Solon, et elle le fit accuser d’avoir été, non la dupe de ses amis, mais le complice de leur fraude. Ce soupçon injurieux fut bientôt détruit, quand il eut, tout le premier, aux termes de sa loi, fait la remise des cinq talents qui lui étaient dus. La somme montait même à quinze, selon quelques-uns, entre autres Polyzélus le Rhodien[31]. Cependant ses trois amis n’en furent pas moins appelés les Chréocopides[32].

L’ordonnance de Solon déplut également aux deux partis : elle offensa les riches, qui perdaient leurs créances, et elle mécontenta encore plus les pauvres, frustrés du nouveau partage des terres qu’ils avaient espéré, et qui avaient compté sur une parfaite égalité de biens, dans le genre de celle qu’avait établie Lycurgue. Mais Lycurgue était le onzième descendant d’Hercule ; il avait régné plusieurs années à Lacédémone ; il y jouissait d’un grand crédit ; il avait beaucoup d’amis, et un pouvoir considérable : tous avantages qui lui furent d’un grand secours, pour opérer sa réforme politique ; et, avec tout cela, il fut obligé d’employer la force, plus encore que la persuasion, et il lui en coûta un œil pour faire passer la plus importante de ses institutions, la plus propre à rendre Sparte heureuse, et à y maintenir la concorde : à savoir, la suppression de toute pauvreté et de toute richesse. Solon ne pouvait aspirer jusque-là, lui né d’une famille plébéienne, et dans une condition médiocre[33] ; mais du moins ne resta-t-il pas au-dessous des moyens qu’il avait en main, sa sagesse, et la confiance qu’il inspirait. Aussi bien, il témoigne lui-même que sa loi offensa la plupart des Athéniens, qui s’attendaient à autre chose :

Alors ils disaient de moi merveilles ; maintenant, irrités contre moi,
Tous ils me regardent d’un œil d’ennemi.


Et pourtant, ajoute-t-il, tout autre qui eût eu, comme moi, ce pouvoir,

N’eût point eu d’arrêt, point de fin,
Qu’il n’eût mis le désordre, et qu’il n’eût écrémé le lait.

Toutefois les Athéniens ne tardèrent pas à reconnaître l’utilité de sa loi : ils cessèrent donc de murmurer, et ils firent en commun un sacrifice, qu’ils appelèrent le sacrifice de la décharge ; puis ils conférèrent à Solon les fonctions de réformateur politique et de législateur, lui abandonnant, à cet effet, un pouvoir illimité. Il se trouva maître des magistratures, des assemblées, des délibérations et des jugements ; et il réglait le revenu des officiers publics, leur nombre, la durée de leur administration, abrogeant ou confirmant à son gré les institutions et les coutumes. Il commença par abolir toutes les lois de Dracon, à cause de la sévérité et de la disproportion des peines : il n’excepta que celles qui regardaient le meurtre.

Les lois de Dracon ne prononçaient qu’une même punition pour toutes les fautes : la mort. Ceux qui étaient convaincus d’oisiveté subissaient le dernier supplice ; et ceux qui avaient volé des légumes ou des fruits étaient punis avec la même rigueur que les sacrilèges et les homicides. Aussi Démade[34] dans la suite, a-t-il eu raison de dire que Dracon avait écrit ses lois avec du sang, non avec de l’encre. Quand on demandait à Dracon pourquoi il avait ordonné la peine de mort pour toutes les fautes, il répondait : « J’ai cru que les moindres fautes méritaient cette peine, et je n’en ai pas de plus grave pour les grandes. »

En second lieu, Solon, voulant laisser, comme auparavant, toutes les magistratures aux mains des riches, et donner aux pauvres quelque part au gouvernement, dont ils étaient exclus, fit faire le recensement des fortunes. Il forma une première classe des citoyens qui avaient cinq cents médimnes[35] de revenu, tant en grains qu’en liquides, et il les appela Pentacosiomédimnes[36]. La seconde classe comprit ceux qui pouvaient nourrir un cheval, ou qui avaient trois cents médimnes : on les nommait les Chevaliers. Ceux qui possédaient deux cents médimnes en grains et en liquides composèrent la troisième classe, sous le nom de Zeugites[37]. Tous les autres, dont le revenu était au-dessous de deux cents, furent appelés Thètes[38].

Solon interdit aux Thètes l’entrée des magistratures, et il ne leur donna d’autre part aux affaires que le droit de voter dans les assemblées, et dans les jugements, droit qui ne parut rien d’abord, mais qui, dans la suite, devint très-considérable ; car la plupart des procès finissaient par retomber sous la juridiction populaire. Si c’étaient généralement les magistrats qui commençaient par en connaître, on pouvait toujours en appeler au peuple, de la sentence des magistrats. D’ailleurs, l’obscurité des lois de Solon, et les sens contradictoires qu’elles présentaient souvent, servirent beaucoup, dit-on, à accroître l’autorité des tribunaux. Comme on ne pouvait pas décider les différends par le texte même des lois, on avait toujours besoin de juges, à qui l’on portât en dernier ressort la décision des procès. Les juges se trouvaient, par là, les maîtres des lois, pour ainsi dire. Solon caractérise ainsi lui-même cette compensation qu’il avait établie entre les riches et les pauvres :

J’ai donné au peuple le pouvoir qui suffisait,
Sans rien retrancher à ses honneurs, sans y rien mettre de trop.
Quant aux puissants, aux hommes fiers de leur opulence,
Je ne leur ai point permis l’injustice.
J’ai armé chaque parti d’un invincible bouclier :
Ni l’un ni l’autre ne peuvent plus s’opprimer jamais.

Afin de donner un nouveau soutien à la faiblesse du peuple, il permit au premier venu de prendre la défense d’un citoyen insulté. Si quelqu’un avait été blessé, battu, outragé, chacun avait le droit, s’il l’osait ou le voulait, d’appeler et de poursuivre l’agresseur en justice : sage disposition du législateur pour accoutumer les citoyens à se regarder comme membres d’un même corps, et à ressentir, à partager les maux les uns des autres On cite un mot de Solon, qui montre bien l’esprit de cette loi. On lui demandait un jour quelle était la cité la mieux policée : « Celle, dit-il, où tous les citoyens poursuivent la réparation d’une injure aussi vivement que celui qui l’a reçue. »

C’est Solon qui institua le sénat de l’Aréopage. Il le composa de ceux qui avaient rempli les fonctions d’archonte : ayant été archonte lui-même, il fut un des membres de ce sénat. Mais, comme il eut observé que l’abolition des dettes avait rendu le peuple arrogant et fier, il créa un second conseil, composé de quatre cents membres, cent de chacune des quatre tribus, dans lequel on discutait les affaires avant de les proposer au peuple ; et il fut interdit à l’assemblée générale de connaître d’aucune affaire, qu’elle n’eût été examinée dans ce conseil. Quant au conseil suprême, Solon lui attribua une surintendance universelle, et la garde des lois. Athènes, pensait-il, affermie par les deux conseils comme par deux ancres, éprouverait moins d’hésitation, et le peuple serait plus tranquille. On attribue généralement, comme je viens de le dire, l’établissement de l’Aréopage à Solon[39] ; et ce qui paraît donner surtout du poids à ce sentiment, c’est que Dracon ne parle jamais des Aréopagites, qu’il ne les nomme seulement pas, et que toujours, dans les dispositions relatives aux crimes capitaux, il adresse la parole aux Éphètes[40]. Cependant la huitième loi de la treizième table de Solon porte expressément : « Tous les citoyens qui ont été notés d’infamie avant l’archontat de Solon seront réhabilités, hormis ceux qui ont été condamnés par l’Aréopage, par les Éphètes, ou par les rois[41] dans le Prytanée, pour meurtre, pour brigandage, ou pour avoir aspiré à la tyrannie, et qui étaient contumaces lors de la promulgation de cette loi. » Ces paroles prouveraient que l’Aréopage existait avant l’archontat de Solon et la publication de ses lois. En effet, l’Aréopage eût-il condamné personne avant la magistrature de Solon, si c’était Solon qui eût le premier attribué à l’Aréopage le droit de juger ? Peut-être aussi y a-t-il quelque obscurité dans le texte, quelque chose de défectueux, et faut-il entendre que ceux qui auraient été convaincus, avant la publication de la loi, de crimes dont le jugement était réservé à l’Aréopage, aux Éphètes et aux Prytanes, demeureraient infâmes, tandis que les autres seraient réhabilités. Telle était, au reste, l’intention du législateur.

Parmi les autres lois de Solon, il en est une qu’on ne trouve que là, et fort étrange, qui note d’infamie quiconque, dans une sédition, ne se déclare pour aucun parti. Apparemment il voulait que nul ne se pût montrer indifférent ou insensible aux calamités publiques, content de mettre en sûreté sa personne et ses biens, pour se vanter ensuite de n’avoir rien perdu, et de n’avoir pas souffert au milieu des maux de la patrie. Il voulait que, dès le commencement de la sédition, on s’associât à la cause la plus juste ; et qu’au lieu d’attendre de quel côté se déclarerait la victoire, on secourût les honnêtes gens, et on partageât avec eux le danger.

Mais il y a une loi de Solon qui me paraît absurde et ridicule, c’est celle qui permet, dans le cas de l’impuissance du mari, possesseur légitime, que l’épouse, si c’est une riche héritière, se livre à celui des parents de son mari qu’elle préférera. Quelques-uns cependant approuvent qu’on punisse de cette façon ceux qui, inhabiles au mariage, épousent de riches héritières par cupidité, et usent du bénéfice de la loi pour outrager la nature. Instruits que leurs femmes auront le droit de se donner à qui bon leur semblera, ou ils renonceront au mariage, ou ils ne se marieront que pour leur honte, et pour subir la juste peine de leur avarice et de leur crime. Ce n’est pas non plus sans raison, ajoutent-ils, que le choix de la femme est restreint, et qu’elle ne peut s’adresser qu’à l’un des parents du mari : le législateur a voulu que les enfants qui naîtraient fussent du sang du mari et de sa race. C’est par un semblable motif qu’il ordonna que les nouveaux mariés fussent enfermés ensemble et mordissent à un même coing[42], et que l’époux de la riche héritière lui rendît le devoir conjugal, au moins trois fois par mois. Quoiqu’il n’en vienne point d’enfants, c’est toujours un honneur qu’il fait à la vertu de sa femme ; et puis ces marques de tendresse dissipent les sujets de mécontentement qui naissent si souvent entre les époux, et les empêchent de dégénérer en querelles ouvertes.

Quant aux autres mariages, Solon proscrivit toute dot, et il régla que la femme apporterait avec elle trois robes, quelques meubles de peu de valeur, et rien autre chose. C’est que, selon lui, le mariage ne devait pas être un objet de trafic et de lucre, mais une société intime entre le mari et la femme, la condition de la procréation des enfants, un lien de douceur et d’amour. La mère de Denys demandait un jour à son fils qu’il la mariât à un certain jeune homme de Syracuse : « J’ai bien pu, répondit-il, violer les lois de mon pays, en saisissant la tyrannie ; mais il n’est pas en mon pouvoir de forcer les lois de la nature, en faisant des mariages hors d’âge compétent. » Aussi ne faut-il pas autoriser, dans l’État, un pareil désordre, ni tolérer des unions disproportionnées, qui ne sauraient avoir aucune douceur, et qui ne peuvent ni accomplir l’œuvre du mariage, ni atteindre son but. À un vieillard qui épouse une jeune femme, le magistrat sensé, le législateur, appliquera ce qu’on dit à Philoctète :

Te marier, malheureux ! te voilà bien en état[43] !


Trouve-t-il un jeune homme dans la chambre de quelque vieille opulente, s’engraissant à la caresser, comme les perdrix s’engraissent près de leurs femelles, il l’en arrachera, pour le faire passer aux bras de la jeune vierge qui a besoin d’un mari. Mais en voilà assez quant à ce point.

La loi de Solon est vantée aussi, qui défend de dire du mal des morts. En effet, la piété commande de regarder les morts comme sacrés ; la justice, de respecter la mémoire de ceux qui ne sont plus ; et la politique ne veut pas que les haines soient immortelles. Pour les vivants, Solon défendit d’injurier personne dans les temples, dans les tribunaux, dans les assemblées et dans les jeux, sous peine d’une amende de cinq drachmes, dont trois applicables à la personne offensée, et les deux autres au trésor public. Se laisser aller, dans toutes les occasions, aux excès de sa colère, c’est la marque d’une mauvaise éducation et d’un naturel violent ; se maîtriser partout est difficile, impossible même à certaines personnes. La loi donc doit prescrire ce qui est communément praticable, si elle veut faire de la punition d’un petit nombre un exemple salutaire, et non multiplier sans fruit les châtiments et les peines.

On célèbre aussi la loi sur les testaments. Le pouvoir de tester n’était point reconnu avant Solon : tous les biens du mort restaient dans sa famille. Solon permit à ceux qui n’avaient pas d’enfants de disposer à leur gré de ce qu’ils possédaient. Il préféra l’amitié à la parenté, la liberté du choix à la contrainte, et il voulut que chacun fût véritablement maître de ses biens. Mais il posa des limites : il ne ratifia pas indistinctement toute espèce de donation, mais celles-là seules qu’on aurait faites librement, et non sous l’influence des maladies, des breuvages, des maléfices, ou arrachées par la violence, ou captées par les séductions d’une femme. Il pensait, non sans cause, qu’il n’y a nulle différence entre les transgressions de la loi qui sont l’œuvre de la force et celles qui sont l’effet de la séduction, et il mettait au même rang la surprise et la violence, la douleur et la volupté, comme également capables de fourvoyer l’homme loin de la droite raison.

Une autre loi régla les voyages des femmes, leur deuil, leurs sacrifices, et réprima leur licence et leurs désordres. Solon leur défendit d’aller hors de la ville avec plus de trois robes ; de porter des provisions pour plus d’une obole[44] ; d’avoir une corbeille de plus d’une coudée de grandeur ; de marcher la nuit autrement qu’en chariot et précédées d’un flambeau. Il ne leur fut plus permis de se meurtrir le visage, de chanter des lamentations composées d’avance, de pousser des cris déchirants en suivant un convoi, lorsque le mort n’était pas leur parent. Il ne voulut pas qu’on sacrifiât un bœuf sur le tombeau ; qu’on enterrât avec le mort plus de trois habits ; qu’on allât aux sépultures des autres familles, excepté le jour de l’enterrement : toutes défenses qui, pour la plupart, subsistent encore dans nos lois. On y a même ajouté, depuis, que les contrevenants seraient condamnés à l’amende par les magistrats qui exercent la censure sur les femmes, comme gens efféminés, et qui se laissent aller, dans le deuil, à toutes les faiblesses du sexe.

La population d’Athènes s’augmentait chaque jour : il y affluait de toutes parts nombre d’étrangers, attirés par la liberté dont jouissait l’Attique. Mais la plus grande partie du territoire n’offrait qu’un sol ingrat et stérile ; et les marchands qui font le commerce maritime n’apportent rien, d’ordinaire, à qui n’a rien à leur donner en échange. Solon tourna donc vers les arts l’industrie des citoyens, et il fit une loi qui dispensait un fils de l’obligation de nourrir son père, si son père ne lui avait pas fait apprendre un métier. Lycurgue, qui habitait une ville que n’encombrait point une tourbe d’étrangers ; qui disposait d’un grand territoire, et suffisant non-seulement aux besoins d’un grand peuple, mais qui en eût nourri plus de deux fois autant, comme s’exprime Euripide[45] ; Lycurgue, environné surtout, comme il l’était, d’une multitude d’Hilotes, qu’il fallait non laisser dans l’oisiveté, mais fatiguer et comprimer par un travail continuel, eut raison d’interdire aux Spartiates toutes les professions abjectes et mercenaires ; de tenir les citoyens sans cesse sous les armes, et de ne les exercer qu’au métier de la guerre. Mais Solon, qui accommodait les lois aux choses, bien plutôt que les choses aux lois, et qui voyait que le pays, naturellement pauvre, et suffisant à peine à la subsistance des laboureurs, ne pourrait, à plus forte raison, nourrir une populace oisive, mit les arts en honneur, et il chargea l’Aréopage de s’enquérir des ressources de chaque citoyen, et de punir ceux qui vivaient dans l’oisiveté.

Une loi encore plus rigoureuse, c’est celle qui dispensait, au rapport d’Héraclide de Pont, les enfants nés d’une courtisane de l’obligation de nourrir leur père. En effet, celui qui, en fait d’union, ne tient pas compte du devoir, montre sensiblement qu’il s’attache à une femme non pour avoir des enfants, mais pour le seul attrait de la volupté : il reçoit donc le salaire qu’il a mérité ; et il s’est ôté à lui-même toute autorité sur des enfants pour qui c’est un opprobre même d’être nés.

En général, les lois de Solon sur les femmes renferment, ce semble, bien des inconséquences. Par exemple, il permet de tuer celui qu’on surprend en adultère ; tandis que celui qui a ravi une femme libre et lui a fait violence, il ne le condamne qu’à une amende de cent drachmes[46]. Si le ravisseur la prostitue, il payera vingt drachmes[47], à moins qu’elle ne soit de ces femmes qui se vendent publiquement, autrement dit des courtisanes, des femmes qui s’abandonnent sans honte au premier qui les paye. Solon défend de vendre sa fille ou sa sœur, à moins qu’on ne l’ait surprise en faute avant d’être mariée. Or, il est déraisonnable de punir le même crime, tantôt avec la plus grande rigueur, tantôt avec une douceur extrême, comme si c’était un jeu, en ne condamnant qu’à une légère amende.

Au reste, on peut dire que la rareté de l’argent à Athènes, et la difficulté de s’en procurer, rendaient vraiment onéreuses les amendes pécuniaires ; car, dans l’estimation des frais des sacrifices, Solon évalue au même taux un mouton, une drachme, et un médimne de blé[48]. Le vainqueur des jeux Isthmiques recevait, d’après sa loi, cent drachmes ; celui des jeux Olympiques, cinq cents. Il donne cinq drachmes, à celui qui apportera un loup, et une drachme si c’est une louve. Cinq drachmes étaient, suivant Démétrius de Phalère[49], la valeur d’un bœuf, et une drachme celle d’un mouton. Dans la seizième table des lois de Solon, le prix des victimes d’élite est plus fort ; mais ce n’est rien en comparaison de ce qu’elles coûtent aujourd’hui.

C’est de toute antiquité que les Athéniens font la guerre aux loups ; car l’Attique est plus propre à la nourriture des troupeaux qu’à la culture du blé. Même les tribus d’Athènes, suivant quelques-uns, n’ont pas pris leurs noms des fils d’Ion, mais des différents genres de vie qui avaient d’abord partagé les habitants en autant de classes. Les gens de guerre furent des Hoplites, les artisans des Èrgades ; et il y avait encore deux autres classes : les Gédéontes, ou laboureurs, et les Egicores, ou bergers[50].

L’Attique n’a pas de ces fleuves qui ne tarissent jamais ; on y trouve très-peu de lacs ou de fontaines, et presque partout on n’y a d’autre eau que celle des puits creusés à la main. Solon fit donc une loi qui permettait à ceux qui ne seraient éloignés d’un puits public que d’une course de cheval, c’est-à-dire de quatre stades[51], d’y aller puiser de l’eau. S’ils en étaient à une plus grande distance, il leur fallait chercher de l’eau dans leur propre fonds ; mais si, après avoir creusé jusqu’à dix brasses, ils n’en trouvaient pas, alors ils pouvaient aller au puits le plus prochain, et y puiser, deux fois par jour, une cruche de six conges[52]. Solon croyait juste de fournir au besoin, mais non d’entretenir la paresse.

Il régla aussi, en homme qui s’y entendait, les distances à observer dans les plantations. Les arbres ordinaires devaient être à cinq pieds[53] du champ voisin, et à neuf, si c’était un figuier ou un olivier, arbres qui poussent très-loin de leurs racines, et dont le voisinage ne convient pas à toutes les plantes : il y en a dont ils absorbent la nourriture, et d’autres auxquelles ils nuisent par leurs émanations. Si l’on voulait creuser une fosse ou un fossé, la distance jusqu’au fonds voisin devait, d’après sa loi, être égale à la profondeur de l’excavation ; et l’on ne pouvait établir de nouvelles ruches qu’à trois cents pieds de celles qu’un autre aurait déjà placées.

De toutes les productions indigènes, Solon ne permit de vendre aux étrangers que l’huile, et il défendit l’exportation des autres. Il chargea l’archonte de prononcer les imprécations contre ceux qui contreviendraient à la loi, sous peine de payer lui-même au trésor public une amende de cent drachmes. Cette loi est dans la première de ses tables. Ce n’est donc pas tout à fait sans fondement qu’on a dit qu’il était défendu autrefois d’exporter des figues de l’Attique, et que les délateurs de ceux qui en avaient exporté étaient appelés sycophantes[54]

Il fixa pareillement la réparation du dommage causé par les animaux. Tout chien qui avait mordu quelqu’un, le maître était tenu de le lui livrer avec un billot au cou, de quatre coudées de long ; moyen assez bien imaginé pour prévenir les accidents.

J’ai des doutes sur le vrai sens de la loi relative à la concession du droit de cité. Les seuls qui pouvaient devenir citoyens, c’étaient des gens bannis à perpétuité de leur pays, ou qui seraient venus s’établir à Athènes avec toute leur famille, pour y exercer un métier. Voici toutefois l’explication qu’on donne à cette loi. Solon voulait, non pas éloigner les étrangers, mais, au contraire, les attirer à Athènes, par la certitude où ils seraient de devenir citoyens. Ceux qu’il appelait étaient les gens à qui l’on pouvait le plus se fier : les uns, parce qu’ils avaient été forcés de quitter leur patrie, sans espoir d’y retourner ; les autres, parce qu’ils y avaient renoncé volontairement. Une loi particulière à Solon, c’est l’institution des repas aux frais du public, ce qu’il nomme parasiter[55]. Il défend que le même y aille souvent, et il établit une peine contre qui n’y va pas à son tour. L’un, à ses yeux, était pure avidité, et l’autre, mépris des coutumes publiques.

Solon fixa cent ans de durée à l’autorité de ses lois, et on les écrivit sur des pièces de bois en forme d’essieux, qui tournaient dans les cadres où elles étaient enchâssées. On en conserve encore quelques petits fragments, dans le Prytanée ; et, suivant Aristote, ces essieux portaient le nom de cyrbes. Le poète Cratinus[56] a dit aussi quelque part :

Par Solon et Dracon, dont aujourd’hui
Les cyrbes nous font déjà frire les grains d’orge.


Quelques-uns prétendent qu’on ne donnait le nom de cyrbes qu’aux tables où se trouvaient les règlements des cérémonies de la religion et des sacrifices : les autres étaient simplement appelées tables. Le conseil s’engagea, par un serment commun, à maintenir les lois de Solon ; et chacun des Thesmothètes[57] fit en particulier le même serment sur la place publique, près de la pierre des proclamations, s’obligeant, s’il venait à transgresser une seule de leurs dispositions, de consacrer, dans le temple de Delphes, une statue d’or de son poids.

Solon avait remarqué l’inégalité des mois ; il avait vu que jamais le mouvement de la lune ne s’accorde ni avec le lever du soleil, ni avec son coucher, et que souvent, en un même jour, elle atteint et devance le soleil. Il régla que ce jour serait appelé vieille et nouvelle lune[58] ; et il attribua au mois qui finissait la partie du jour antérieure à la conjonction, et la partie qui suivait au mois commençant. Solon est le premier, à mon avis, qui ait bien compris le sens de ce vers d’Homère :

Lorsqu’un mois finit, lorsqu’un mois commence[59].


Il appela le jour suivant néoménie[60] ; mais, à partir du 20, il compte les jours, non plus par addition, mais par soustraction, en suivant toujours le décours de la lune, jusqu’au trentième jour du mois.

Dès que les lois eurent été publiées, Solon se vit assailli à chaque instant de gens qui louaient son œuvre, ou qui la critiquaient, ou qui le priaient d’y ajouter ou d’en retrancher telle ou telle chose à leur gré. Un plus grand nombre encore venaient lui demander des explications, et voulaient qu’il leur développât le sens de chaque loi, et la manière dont il les fallait entendre : il eût été déraisonnable de refuser ; consentir, c’était s’exposer à l’envie. Pour éviter ces difficultés, et pour se dérober aux importunités et aux plaintes ; car, comme il le disait lui-même :

Dans les grandes affaires, il n’est pas aisé de plaire à tout le monde ;


il demanda aux Athéniens un congé de dix ans, et il s’embarqua, sous prétexte qu’il voulait commercer sur mer. Il espérait que ce temps suffirait, pour qu’on s’accoutumât à ses lois. Il alla d’abord en Égypte, où, comme il le dit, il demeura quelque temps

Sur un bras du Nil, près des rives de Canope.


Là, il eut de fréquents entretiens sur la philosophie avec Psénophis l’Héliopolitain et Sonchis le Saïte, les plus savants d’entre les prêtres. C’est d’eux qu’il entendit, suivant Platon, le récit sur l’Atlantide[61], qu’il se proposa de mettre en vers, pour le faire connaître aux Grecs.

De là il passa en Cypre, où il se lia d’amitié avec Philocyprus, un des rois de l’Île, qui habitait une petite ville bâtie par Démophon, fils de Thésée, près du fleuve Clarius. C’était un endroit fort d’assiette, mais, du reste, un terrain stérile et ingrat. Solon persuada au roi de transporter la ville dans une belle plaine située plus bas, et de l’agrandir en la rendant plus agréable. Il aida même à la construire, et à la pourvoir de tout ce qui pouvait y faire régner l’abondance et contribuer à sa sûreté. Philocyprus eut bientôt un si grand nombre de sujets, qu’il encourut la jalousie des rois voisins. Aussi, par une juste reconnaissance pour Solon, donna-t-il à sa ville, qui s’appelait d’abord Épia[62], le nom de Soli. Solon parle lui-même de cette fondation. Voici comment il s’adresse à Philocyprus, dans ses Élégies :

Puisses-tu régner ici, à Soli, de longues années,
Paisible dans ta ville, toi et tes descendants !
Pour moi, que mon rapide vaisseau, loin de cette île célèbre,
M’emporte sain et sauf, protégé par Cypris à la couronne de violettes.
Puisse cette fondation me valoir, par la déesse, reconnaissance, gloire
Illustre, et un heureux retour dans ma patrie !

Quelques-uns regardent comme controuvée son entrevue avec Crésus, et ils prétendent en prouver l’anachronisme. Pour moi, je suis d’avis qu’un trait aussi fameux, et que confirment un si grand nombre de témoignages, si analogue d’ailleurs aux mœurs de Solon, et si digne de sa grandeur d’âme et de sa sagesse, ne doit pas être rejeté par la seule raison qu’il ne s’accorde point avec telles ou telles tables chronologiques, comme on les nomme, quand mille savants, jusqu’à nos jours, ont entrepris de réformer la chronologie, sans en avoir pu concilier les contradictions[63]. Voici l’histoire. Solon s’était rendu à Sardes, sur l’invitation de Crésus. Là, il fit à peu près comme cet homme du continent, qui, la première fois qu’il alla voir la mer, prenait pour la mer chaque rivière qu’il rencontrait sur sa route. Solon aussi, quand il vit, en traversant les appartements du palais, tous ces gens du roi, magnifiquement vêtus, et marchant avec faste entourés de serviteurs et de gardes, prenait chacun d’eux pour Crésus. Enfin il arriva jusqu’au roi, qui s’était paré, ce jour-là, de ce qu’il avait de plus précieux, de plus recherché, en pierreries, en étoffes de riche couleur, en bijoux d’or artistement façonnés, afin de se montrer à Solon dans un imposant et magnifique appareil. Mais Solon, en paraissant devant Crésus, ne marqua, contre l’attente du roi, ni surprise ni admiration ; et ceux qui avaient quelque sens virent bien qu’il méprisait toutes ces vanités et ces petitesses d’esprit. Alors Crésus commanda qu’on lui montrât ses trésors, et qu’on étalât à ses yeux toute la richesse et la magnificence de ses meubles ; mais il suffisait à Solon, pour juger Crésus, de voir Crésus lui-même. On ramena Solon vers Crésus, après qu’il eut bien tout contemplé ; et Crésus lui demanda s’il avait connu quelqu’un de plus heureux que lui : « Oui, lui répondit Solon, l’Athénien Tellus. Tellus, ajouta-t-il, vécut en homme de bien, et il laissa des enfants estimés de tous ; et, après avoir été toute sa vie au-dessus du besoin, il mourut avec gloire, en combattant pour sa patrie. » Déjà Crésus prenait pour un stupide et un grossier cet homme qui, au lieu de mesurer le bonheur à la quantité de l’or et de l’argent, préférait la vie et la mort d’un simple particulier à une si grande puissance et à un tel empire. Cependant il lui demanda encore s’il avait vu, après ce Tellus, un autre homme plus heureux que lui. Solon répliqua : « J’ai vu Cléobis et Biton. C’étaient deux frères, qui s’aimaient tendrement, et qui avaient pour leur mère une affection non moins profonde. Un jour de fête, comme les bœufs tardaient à venir, ils s’attelèrent eux-mêmes au joug, et ils traînèrent le char de leur mère au temple de Junon. La mère était ravie ; et tout le monde la félicitait d’avoir de tels enfants. Les deux frères, après le sacrifice et le banquet, allèrent se coucher ; mais, le lendemain, ils ne se levèrent pas : on les trouva qui avaient expiré, après une si glorieuse journée, d’une mort paisible et sans douleur. » Alors Crésus perdit patience : « Hé quoi ! dit-il, tu ne me comptes donc pas au nombre des hommes heureux ? » Solon, qui ne voulait ni le flatter ni l’irriter davantage, lui répondit : « Ô roi des Lydiens ! nous avons reçu de Dieu en partage, nous autres Grecs, toutes choses en une moyenne mesure ; surtout notre sagesse est ferme, simple, et pour ainsi dire populaire ; elle n’a rien de royal ni de splendide : son caractère, c’est cette médiocrité même. En nous faisant, voir la vie humaine agitée par des vicissitudes continuelles, cette sagesse ne nous permet ni de nous enorgueillir des biens que nous possédons nous-mêmes, ni d’admirer, dans les autres, une félicité que le temps peut détruire. Il n’est pas d’homme à qui l’avenir n’amène mille événements imprévus. Celui donc à qui les dieux ont accordé jusqu’à sa fin de la vie une constante prospérité, voilà le seul que nous estimions heureux. Mais l’homme qui vit encore, et qui est exposé à tous les périls de la vie, son bonheur est aussi incertain, aussi peu en son pouvoir, que le sont, pour l’athlète qui combat encore, la proclamation du héraut et la couronne. » Ces paroles affligèrent Crésus, mais ne le corrigèrent point ; et Solon se retira.

Le fabuliste Ésope était alors à Sardes, où Crésus l’avait attiré et le traitait avec honneur. Fâché du mauvais accueil fait à Solon, il lui dit, en forme d’avis : « Solon, il faut ou ne jamais approcher des rois, ou ne leur dire que des choses agréables. — Dis plutôt, répondit Solon, qu’il faut ou ne pas les approcher, ou ne leur dire que des choses utiles. »

Crésus, en ce temps-là, montra donc un grand mépris pour Solon. Mais lorsque, dans la suite, vaincu par Cyrus, il eut vu l’ennemi maître de Sardes ; lorsque lui-même, prisonnier et condamné à être brûlé vif, il montait déjà, les mains liées, sur le bûcher, en présence de Cyrus et de tous les Perses, alors il éleva la voix, aussi haut que ses forces le lui permettaient, et il s’écria trois fois : « Ô Solon ! » Cyrus, étonné, lui envoya demander quel homme ou quel dieu c’était que ce Solon, le seul qu’il implorât dans la dernière extrémité. Crésus, sans rien déguiser, répondit : « C’était un des sages de la Grèce. Je le fis venir, non pour l’écouter et pour apprendre de lui ce que j’avais besoin de savoir, mais afin qu’il contemplât ma puissance, et qu’il allât ensuite vanter dans la Grèce cette félicité, dont la perte me cause aujourd’hui plus de mal que sa jouissance ne m’a jamais fait de bien : je ne goûtais alors qu’un bonheur imaginaire ; tandis que le revers de la fortune m’a plongé dans un malheur aussi réel qu’irrémédiable. Cet homme augurant, d’après la manière dont je vivais alors, ce qui m’arrive aujourd’hui, m’avertissait d’envisager la fin de ma vie, de ne me pas laisser aller aux élans de l’orgueil, et de me défier de ce bonheur incertain. » On rapporta cette réponse à Cyrus ; et celui-ci, plus sage que Crésus, et qui voyait la parole de Solon confirmée par un si frappant exemple, ne se contenta pas de rendre à Crésus sa liberté : il le traita d’une manière honorable tout le reste de sa vie ; et Solon eut, par un seul mot, la gloire de sauver la vie à un roi, et de donner à un autre une sage leçon.

Cependant l’absence de Solon laissait Athènes en proie aux séditions d’autrefois. Les habitants de la plaine avaient Lycurgue à leur tête ; Mégaclès, fils d’Alcméon, était chef des habitants de la côte, et Pisistrate de ceux de la montagne. À ces derniers s’était jointe la tourbe des Thètes, les plus âpres ennemis des riches. La ville observait encore, il est vrai, les lois de Solon ; mais tous les citoyens comptaient sur une révolution, et désiraient une autre forme de gouvernement : non qu’aucun parti voulût faire régner la justice ; mais chacun d’eux espérait gagner au changement, et dominer sans rival les partis contraires. Voilà où en étaient les choses, quand Solon revint à Athènes. Il fut reçu de tout le monde avec honneur et respect. Comme il ne pouvait plus, à cause de son grand âge, ni parler ni agir comme auparavant en public, et qu’il ne l’essayait même plus, il eut, avec les chefs des factions, des conférences particulières, et il s’efforça de terminer leurs différends et de les réconcilier ensemble. Pisistrate surtout paraissait entrer dans les vues de Solon. Il y avait, dans la parole de Pisistrate, quelque chose d’insinuant et d’affectueux ; il était secourable aux pauvres, doux et modéré envers ses ennemis. Les qualités que la nature lui avait refusées, il les imitait, et si parfaitement, qu’on y croyait, en lui, bien plus qu’en ceux qui les avaient réellement : aussi passait-il pour un homme modeste, réservé, zélé partisan de la justice et de l’égalité, ennemi déclaré de ceux qui voulaient quelque réforme, ou qui aspiraient à une révolution. Cette dissimulation en imposait au peuple ; mais Solon eut bientôt pénétré le caractère de Pisistrate, et deviné son dessein. Il ne rompit pourtant point avec lui : il essaya de l’adoucir, de le ramener par ses conseils. Il lui disait souvent, à lui-même et à d’autres, que, si l’on pouvait déraciner de son âme cette ambition démesurée, et le guérir de cette passion de la tyrannie, il n’y aurait pas, dans Athènes, un homme mieux fait pour la vertu, ni un meilleur citoyen.

Thespis, dans ce temps-là, commençait à changer la tragédie[64] ; et la nouveauté du spectacle attirait la foule, n’y ayant point encore de concours, où les poëtes vinssent se disputer le prix. Solon, naturellement curieux, et qui, dans sa vieillesse, se livrait davantage aux passe-temps et aux jeux, et même à la bonne chère et à la musique, alla entendre Thespis, lequel, suivant l’usage des anciens poëtes, jouait lui-même ses pièces. Après le spectacle, il appela Thespis, et lui demanda s’il n’avait pas honte de faire si publiquement de si énormes mensonges. Thespis répondit qu’il n’y avait point de mal à ses paroles ni à sa conduite, puisque ce n’était qu’un jeu. « Oui, dit Solon en frappant avec force la terre de son bâton ; mais, si nous souffrons, si nous approuvons le jeu, nous trouverons la réalité dans nos contrats. »

Cependant Pisistrate s’était blessé lui-même, et il s’était fait porter sur la place dans un chariot : il souleva la multitude, en faisant entendre que c’étaient ses ennemis qui l’avaient traîtreusement frappé, pour le punir des services qu’il rendait à la république. Mais, au moment où la foule commençait à faire éclater son indignation par des cris, Solon s’approcha de Pisistrate, et lui dit : « Fils d’Hippocratès, tu copies mal l’Ulysse d’Homère ; car il se blessa pour tromper les ennemis ; et toi, tu l’as fait pour tromper tes concitoyens. » La populace, pour soutenir Pisistrate, était près d’en venir aux mains ; et il y eut une assemblée générale du peuple, où Ariston proposa qu’on accordât à Pisistrate cinquante hommes armés de bâtons, pour la sûreté de sa personne. Solon se leva, et il combattit avec force la proposition. On retrouve quelque chose de ce discours dans ses poésies :

Vous ne regardez qu’à la langue, qu’aux paroles d’un homme artificieux ;

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

[65]

Chacun de vous a, pour ses intérêts, la marche du renard ;
Mais, réunis, vous n’êtes qu’une troupe imbécile.

Mais, quand il vit que les pauvres se déclaraient pour Pisistrate et s’agitaient en tumulte, et que les riches s’enfuyaient saisis d’effroi, il se retira lui-même, et il dit tout haut : « Je suis plus prudent que les pauvres, qui n’ont pas vu les intrigues de Pisistrate ; et plus courageux que les riches, qui les ont vues, et qui n’ont pas osé s’opposer à la tyrannie. » Le peuple ayant confirmé le décret, Solon ne chercha point à chicaner Pisistrate sur le nombre des gardes qu’on lui donnerait : il lui en laissa ramasser tant qu’il lui plut d’en payer ; et Pisistrate finit par se rendre maître de l’Acropole.

Pendant le trouble que cette entreprise excita dans la ville, Mégaclès s’enfuit précipitamment, avec les autres Alcméonides. Pour Solon, malgré son extrême vieillesse, malgré cet universel abandon, il se rendit sur la place ; et là, il reprocha aux Athéniens leur imprudence et leur lâcheté, et il les exhorta, il les pressa vivement de ne pas trahir la cause de la liberté. C’est à ce moment qu’il dit ce mot si célèbre : « C’eut été chose facile naguère de réprimer la tyrannie naissante ; maintenant, qu’elle est établie et qu’elle a poussé, il sera plus grand et plus glorieux de la détruire. » Mais, comme il eut vu que tous avaient peur, et que personne ne l’écoutait, il rentra chez lui, prit ses armes, et les posa dans la rue devant sa porte, en disant ; « J’ai défendu, autant qu’il était en mon pouvoir, la patrie et les lois ; » et depuis il vécut en repos. Ses amis lui conseillaient de fuir ; mais il n’écouta pas leurs avis, et il se mit à faire des vers, dans lesquels il reprochait aux Athéniens toutes leurs fautes :

Si vous avez enduré ces maux par votre lâcheté,

N’accusez pas les dieux de votre malheur.
Ces hommes, c’est vous qui les ayez faits si grands, en leur donnant ces appuis ;
Et voilà pourquoi vous êtes dans ce honteux esclavage.

Cependant on ne cessait de l’avertir que le tyran pourrait bien le faire mourir ; et, comme on lui demandait sur quoi il se fondait, pour parler avec tant d’audace : « Sur ma vieillesse, » répondit-il. Mais on se trompait. Pisistrate, devenu maître absolu dans Athènes, ne donna à Solon que des marques de considération et de bienveillance ; et il l’appela si souvent auprès de sa personne, qu’enfin Solon devint un de ses conseillers, et approuva la plupart des choses qu’il fit. Il est vrai que Pisistrate maintenait presque toutes les lois de Solon ; qu’il était le premier à s’y conformer lui-même, et à y faire se conformer, bon gré mal gré, ses amis. Accusé de meurtre devant l’Aréopage, tout tyran qu’il fût déjà, il comparut modestement pour se justifier ; mais l’accusateur se désista. Il fit lui-même quelques lois, entre autres celle qui ordonnait que les citoyens estropiés à la guerre fussent nourris aux frais de l’État. Cependant Solon, au rapport d’Héraclide, aurait fait rendre, dès avant, un pareil décret en faveur de Thersippe blessé, et Pisistrate n’aurait été que l’imitateur. Théophraste[66] attribue à Pisistrate, et non point à Solon, la loi contre les gens oisifs, qui contribua à faire mieux cultiver la campagne, et à rendre Athènes plus tranquille.

Solon avait entrepris de mettre en vers cette grande histoire ou cette fable de l’Atlantide, que lui avaient contée les sages de Saïs, et qui intéressait les Athéniens. Mais il y renonça bientôt, non point, comme le prétend Platon, qu’il eût autre chose à faire, mais bien à cause de sa vieillesse, et effrayé de la longueur du travail ; car il vivait alors dans un grand loisir, comme il le fait entendre lui-même :

Je vieillis en apprenant toujours davantage ;


et ailleurs :

Ce que j’aime aujourd’hui, ce sont les dons de Cypris, de Bacchus
Et des Muses : c’est là ce qui fait le bonheur des hommes.

Platon s’empara du sujet de l’Atlantide, comme d’une belle terre abandonnée, qui lui revenait par droit de parenté[67], et il se piqua d’honneur de l’achever et de l’embellir. Il y mit un vestibule superbe, l’entoura d’une enceinte, de vastes cours, tels que jamais histoire, fable ou poëme n’en eut de semblables. Mais il avait commencé trop tard : prévenu par la mort, il n’eut pas le temps d’achever son ouvrage ; et, plus il y a de plaisir à lire ce qui en est écrit, plus ce qui manque laisse de regrets au lecteur. De tous les temples d’Athènes, celui de Jupiter Olympien est le seul qui ne soit pas fini ; de même, entre tant de belles œuvres de la sagesse de Platon, il n’y a que son Atlantide qui soit restée imparfaite[68].

Héraclide de Pont dit que Solon survécut longtemps à l’usurpation de Pisistrate ; mais, si l’on en croit Phanias d’Érèse[69], ce fut moins de deux ans ; car la tyrannie de Pisistrate avait commencé sous l’archonte Comias, et Solon, suivant Phanias, mourut sous l’archonte Hégestrate, successeur de Comias[70]. Mais, que le corps de Solon ait été brûlé, et ses cendres jetées au vent, dans l’île de Salamine, c’est le conte le plus absurde et le plus destitué de vraisemblance[71]. On le trouve pourtant dans les écrits d’auteurs dignes de foi, et même chez le philosophe Aristote.



  1. Didyme, critique de l’école d’Aristarque, était né à Alexandrie, et vivait du temps de l’empereur Auguste.
  2. Grammairien de l’école d’Apollonius : il était de Myrrhée en Bithynie, et il florissait du temps de Jules César.
  3. On ne sait pas de quel Philoclès Plutarque veut parler. Il y a eu deux poëtes tragiques et un poëte comique de ce nom ; tous trois vivaient dans le siècle de Périclès ; et l’un d’eux, le poëte tragique Philoclès Philopeïthis, était le neveu d’Eschyle.
  4. Philosophe grec du quatrième siècle avant J.-C, né à Héraclée dans le Pont. Il fut successivement disciple de Platon, de Speusippe et d’Aristote. On a, sous son nom, un traité des Allégories d’Homère, qui ne paraît pas authentique, et des fragments d’un livre sur les Constitutions des États.
  5. Cette défense impliquait l’interdiction des exercices du gymnase.
  6. Œuvres et Jours, vers 309.
  7. Cet Hippocrate n’est point connu d’ailleurs.
  8. Célèbre sculpteur et ciseleur, né à Magnésie.
  9. C’est probablement quelque pythagoricien ; mais on ignore d’ailleurs ce qui le concerne.
  10. C’était le costume des malades ; et le chapeau est une des prescriptions médicales que recommande Platon dans le troisième livre de la République.
  11. Promontoire de l’Attique, près de Phalère.
  12. Cychrée avait été jadis roi de Salamine ; Périphémus est inconnu.
  13. L’île tout entière portait aussi le nom de Scirade.
  14. Le vers soi-disant interpolé, où Ajax compte parmi les chefs athéniens, est dans le deuxième chant de l’Iliade, le 558e.
  15. Cet auteur n’est connu que de nom.
  16. Cet écrit d’Aristote n’est point parvenu jusqu’à nous. Le titre signifie les vainqueurs des jeux Pythiques.
  17. Écrivain inconnu d’ailleurs.
  18. C’était le surnom des Euménides.
  19. Ville située sur le golfe de Corinthe.
  20. Ou plutôt le fils de Phestius, comme d’autres nomment Épiménide.
  21. Un des ports voisins d’Athènes.
  22. La ville, en effet, changea de place depuis.
  23. C’est-à-dire hommes de la sixième part et mercenaires.
  24. Disciple d’Aristote ; il est cité comme auteur de plusieurs ouvrages d’histoire et de physique.
  25. C’était en l’an 594 avant J.-C.
  26. Ce Tynnondas n’est pas autrement connu.
  27. Celui qui est compté parmi les sept sages.
  28. Auteur de Mémoires sur l’Attique cités par Pausanias. On ignore le temps où il a vécu.
  29. La drachme ancienne équivalait à 93 de nos centimes.
  30. On possède encore les beaux vers de Solon, dont Plutarque ne donne guère ici que le sens général. Voyez le chapitre où j’ai parlé de Solon, dans mon Histoire de la Littérature grecque.
  31. Tout ce qu’on sait de Polyzélus, c’est qu’il avait écrit sur les choses mémorables de l’île de Rhodes. 5 talents font plus de 27,000 francs, et 15 talents plus de 80,000 francs.
  32. C’est-à-dire les retrancheurs de dettes. Il y a, dans ce nom, un jeu de mots, les Athéniens se disant fils de Cécrops ou Cécropides.
  33. Il descendait de Codrus, suivant la tradition reçue, mais sa famille n’occupait pas un rang très-élevé dans Athènes.
  34. Orateur athénien, contemporain de Démosthène.
  35. Le médimne équivaut à un peu plus d’un demi-hectolitre.
  36. C’est-à-dire ayant cinq cents médimnes.
  37. On fait venir ce nom de ζυγός, joug. C’est comme qui dirait des hommes en état d’avoir des bêtes de somme.
  38. Nous avons déjà dit que ce mot signifie mercenaires.
  39. La tradition populaire faisait remonter cette institution jusqu’aux temps héroïques ; et la première cause jugée par ce tribunal avait été, disait-on, le procès des Furies contre Oreste parricide. Voyez les Euménides d’Eschyle.
  40. Les Éphètes étaient les juges des causes criminelles.
  41. Le deuxième archonte se nommait archonte-roi.
  42. Plutarque cite ailleurs cette coutume, qui signifie, selon lui, qu’une femme doit mettre, dans ses paroles, beaucoup de charme et d’agrément. Le coing était un fruit très-estimé chez les anciens.
  43. Vers tiré d’un Philoctète aujourd’hui perdu, peut-être de celui d’Eschyle.
  44. L’obole était la sixième partie de la drachme, et valait à peu près 13 de nos centimes.
  45. Probablement dans quelque pièce aujourd’hui perdue.
  46. À peu près 93 francs.
  47. 18 francs 60 centimes.
  48. Ainsi l’hectolitre de blé valait alors moins de 2 francs d’aujourd’hui, c’est-à-dire le dixième de ce que nous le payons en moyenne.
  49. Le fameux orateur qui gouverna Athènes pour les Macédoniens.
  50. i Des mots ὅπλον, arme, ἔργον, ouvrage, γῆ, terre, αἴξ, chèvre.
  51. Environ 750 mètres.
  52. Vingt litres à peu près chaque fois.
  53. Le pied grec équivalait à peu près à 250 millimètres.
  54. C’est-à-dire révélateurs de figues, mot qui est devenu depuis synonyme de délateur et de calomniateur.
  55. Le mot grec est détourné ici de son acception ordinaire : il signifie proprement dîner chez quelqu’un, et il se prend presque toujours en mauvaise part.
  56. Poëte de l’ancienne comédie, contemporain d’Aristophane.
  57. Ce mot signifie législateurs ; c’est le titre qu’on donnait aux six derniers archontes.
  58. En grec, ἕνη καὶ νὲα.
  59. Odyssée, chant XIV, vers 162.
  60. C’est-à-dire lune nouvelle ou mois nouveau.
  61. Voyez le Timée et le Critias.
  62. C’est-à-dire Élevée.
  63. Les dates, en effet, ne s’accordent guère, et Solon était déjà octogénaire à l’époque de l’avènement de Crésus. Pourtant ce récit est dans Hérodote.
  64. Ce qu’on nommait tragédie, avant Thespis, était le dithyrambe, ou chant en l’honneur de Bacchus. Voyez mon Histoire de la Littérature grecque et mon Introduction au théâtre d’Eschyle.
  65. Plutarque omet ici un vers, qu’on lit encore dans Diogène de Laërte : Mais vous ne faites pas attention à sa conduite.
  66. C’est le fameux philosophe, disciple d’Aristote et auteur des Caractères.
  67. Platon descendait d’un frère de Solon.
  68. C’est le dialogue autrement intitulé Critias.
  69. Le même que Plutarque a nommé plus haut Phanias de Lesbos. Érèse était dans cette ile.
  70. Environ l’an 550 avant J.-C.
  71. On l’aurait fait, non pas comme une punition ou une vengeance, mais pour que celui par qui Salamine avait été reconquise, ou du moins ce qui restait de lui sur la terre, habitât l’île à jamais, et ne pût être transporté dans une autre contrée.