Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/10

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Antonio da San Gallo.

GIULIANO ET ANTONIO DA SAN-GALLO,

ARCHITECTES FLORENTINS.

Francesco Giamberti, assez bon architecte, fort employé par Cosme de Médicis, eut deux fils, Giuliano et Antonio, qu’il destina à la sculpture en bois. Il plaça l’aîné chez le Francione, habile artiste de ses amis, avec lequel il avait fait beaucoup de travaux de sculpture et d’architecture pour Laurent de Médicis.

Giuliano profita des leçons de son maître, et les chefs-d’œuvre dont il décora la cathédrale de Pise sont encore aujourd’hui un objet d’admiration. Pendant que Giuliano, avec toute l’ardeur de la jeunesse, se livrait à ses études, le duc de Calabre, ennemi personnel de Laurent, déclara la guerre à la seigneurie de Florence, et vint camper près de la Castellina ; c’était le prélude de projets bien plus importants. Laurent, forcé d’envoyer un ingénieur dans cette place pour la fortifier et prendre la direction de l’artillerie, ce que, dans ce temps, peu d’hommes étaient capables de faire, choisit Giuliano, qu’il savait habile, actif et entreprenant, et dont le père était un serviteur dévoué de la maison des Médicis.

Arrivé à la Castellina, Giuliano fortifia cette place à l’intérieur et à l’extérieur, et la pourvut de tout ce qui était nécessaire à sa défense. Il remarqua que les soldats manœuvraient timidement les canons, plusieurs hommes ayant été tués ou blessés par le recul des pièces, et il sut disposer l’artillerie de telle sorte qu’elle ne causa plus d’accidents. Il la dirigea même avec tant de prudence et d’habileté, que le camp ennemi fut saisi d’épouvante. Aussi le duc de Calabre s’empressa-t-il de faire la paix et de se retirer. Cette action valut à Giuliano un grand crédit à Florence près du duc Laurent, qui le traita toujours avec faveur.

Giuliano s’appliqua ensuite à l’architecture, et commença le cloître de Cestello, qui est d’ordre ionique. Les chapiteaux des colonnes sont ornés de volutes qui descendent jusqu’au colarin, et sous l’ove et la fusarolle il y a une frise dont la hauteur égale le tiers du diamètre de la colonne. Il imita ces ornements d’un chapiteau de marbre antique trouvé à Fiesole par Messer Lionardo Salutati, évêque de cette ville, chez qui on le vit pendant quelque temps avec d’autres objets précieux qu’il conservait dans sa maison de la rue San-Gallo, vis-à-vis Sant’-Agata. Ce chapiteau, d’une beauté rare, appartient aujourd'hui à Messer Gio. Battista de’Ricasoli, évêque de Pistoia. Malheureusement le cloître resta inachevé, parce que les moines ne purent suffire à une aussi grande dépense.

Peu de temps après, Laurent de Médicis demanda des dessins au Francione et à d’autres architectes, pour un palais qu’il voulait construire à Poggio, entre Florence et Pistoia. Giuliano présenta un modèle qui plut tellement à Laurent, qu’il le fit exécuter de suite et donna une pension à son auteur, dont le crédit allait toujours en s’augmentant. La voûte de la grande salle, que l’on devait exécuter dans le mode que nous nommons a botte, avait une portée si considérable, que la réussite paraissait impossible à Laurent. Pour détruire les craintes du duc, Giuliano construisit une voûte semblable dans une maison qu’il se bâtissait à Florence, et mena ensuite également à bonne fin celle du Poggio.

Sa réputation s’en accrut tellement, que le duc de Calabre le pria de faire le modèle d’un palais qu’il se proposait d’élever à Naples. Sur l’ordre du magnifique Laurent, Giuliano le commença et y passa beaucoup de temps. Son travail n’était pas encore terminé lorsque l’évêque della Rovere, qui devint pape sous le nom de Jules II, l’envoya chercher à Florence pour réparer les fortifications d’Ostia, et lui assigna une forte pension. Giuliano demeura deux ans dans cette ville, où il exécuta toutes les améliorations dont son talent le rendait capable.

Mais pour que le modèle du duc de Calabre ne souffrît pas de retard, Giuliano le confia à son frère Antonio, qui le termina très habilement. Laurent conseilla à Giuliano de porter lui-même ce modèle à Naples, pour mieux faire valoir les difficultés qu’il avait vaincues. Il partit donc, et présenta son travail, qui fut reçu avec autant d’admiration pour la courtoisie qu’avait mise le magnifique Laurent à l’envoyer, que pour l’habileté de l’artiste. On jeta immédiatement les fondements de cet édifice près de Castel-Nuovo.

Après un court séjour à Naples, Giuliano désira retourner à Florence, et alla demander au duc son congé. Le roi lui fit présent de chevaux, de riches vêtements et d’une coupe d’argent remplie de quelques centaines de ducats. Giuliano ne voulut pas les accepter, et s’excusa en disant qu’il était au service de Laurent-le-Magnifique, et qu’il n’avait besoin ni d’or ni d’argent. Il ajouta que, si le roi daignait lui accorder une récompense, il le priait de lui permettre de choisir quelques morceaux parmi ses antiques. Le roi souscrivit libéralement à sa demande, par amitié pour Laurent et aussi à cause du mérite de l’artiste. Giuliano choisit un buste de l’empereur Adrien, que l’on voit aujourd’hui sur la porte du palais Médicis, une statue de femme nue et un Cupidon endormi. Il envoya ces antiquités au magnifique Laurent, qui en montra une joie infinie et ne cessa de louer le désintéressement de son architecte, qui avait donné la préférence aux arts sur l’or et l’argent ; chose dont peu de gens sont capables. Le Cupidon orne maintenant la galerie du duc Cosme.

Giuliano, à son retour à Florence, fut gracieusement accueilli par Laurent, qui voulait faire bâtir un grand couvent hors de la porte San-Gallo, pour les ermites de Sant’-Agostino. Beaucoup d'architectes firent des modèles, mais on adopta celui de Giuliano, que Laurent appela dès lors San-Gallo, du nom du couvent. Giuliano, qui s’entendait donner ce nom par tout le monde, dit un jour en plaisantant au magnifique Laurent : « Votre Seigneurie, en m’appelant San-Gallo, m’enlève le nom d’une ancienne famille ; et loin d’avoir gagné, comme je le croyais, je perds à cet échange. » Laurent lui répondit qu’il valait mieux être le chef d’une maison nouvelle que de tirer sa gloire de ses ancêtres ; ce qui satisfit pleinement l’architecte. Cependant on travaillait activement au couvent de San-Gallo et à tous les autres édifices entrepris par Laurent ; mais aucun ne s’acheva, à cause de la mort de ce grand homme. Peu de temps après, en 1530, le couvent fut détruit de fond en comble, lors du siége de Florence, ainsi que le bourg, où se trouvait un grand nombre de très belles fabriques ; et à présent il ne reste pas le moindre vestige des maisons, de l’église et du monastère.

Giuliano Gondi, très riche marchand florentin, revint à Florence après la mort du roi de Naples, et fit commencer un palais d’ordre rustique, en face de San-Firenze, par Giuliano, avec lequel il s’était intimement lié lors du voyage de ce dernier à Naples. Ce palais devait former une encoignure, et rejoindre le vieux tribunal des consuls ; mais la mort de Giuliano Gondi empêcha de le continuer. On y voit une cheminée d’une admirable composition, et ornée de riches sculptures. Giuliano construisit ensuite, près de la porte Pinti-in-Camerata, un palais pour un Vénitien, et plusieurs maisons pour des particuliers.

Lorsque le magnifique Laurent, dans un but d’utilité publique et pour laisser de grands souvenirs, voulut fortifier le Poggio Imperiale, il réclama les conseils et les dessins de Giuliano, qui fut l’architecte de ce célèbre château.

Ces ouvrages lui acquirent une si grande renommée, que le duc de Milan lui demanda le modèle d’un palais. Laurent conduisit Giuliano à Milan, où il ne fut pas moins honoré par le duc qu’il ne l’avait été jadis par le roi de Naples. Le modèle qu’il présenta à ce prince lui plut tellement, qu’il fit jeter de suite les fondements de cet édifice ; mais les guerres qui survinrent empêchèrent qu’il ne fût continué.

Giuliano rencontra à Milan Léonard de Vinci, qui travaillait pour le duc. Il lui donna d’excellents conseils pour jeter en bronze le cheval colossal qui fut détruit par les Français.

De retour à Florence, Giuliano y trouva son frère. Antonio était devenu si habile, que personne ne sculptait mieux que lui, surtout les grands crucifix en bois ; on peut en juger par celui qui décore le maître-autel de la Nunziata, et ceux que possèdent les moines de San-Gallo à S.-Jacopo et la confrérie dello Scalzo. Mais Giuliano détermina son frère à abandonner cet art, et l’associa à ses nombreux travaux d’architecture.

Malheureusement la fortune, ennemie du génie, ne tarda pas à leur enlever un puissant appui dans la personne de Laurent de Médicis, que la mort vint frapper. Cette perte fut ressentie, non-seulement par les artistes et la ville de Florence, mais encore par toute l’Italie. Giuliano, vivement affecté, se retira à Prato, où il bâtit l’église de Nostra-Donna-delle-Carceri. Toutes les constructions publiques et particulières étant suspendues à Florence, notre architecte demeura trois années consécutives à Prato, en supportant le mieux qu’il put la gêne, l’ennui et la douleur.

Giuliano da Maiano avait commencé, mais non achevé, la coupole de l’église de la Madonna-di-Loreto ; et comme il était à craindre que les pilastres ne fussent pas assez forts pour supporter l’énorme poids de la voûte et de la coupole, on écrivit à Giuliano pour l’engager à venir examiner ce travail. Il se rendit à cette invitation. Aussi ardent qu’habile, il démontra qu’on pouvait facilement voûter cet édifice. On lui confia alors le soin de cet ouvrage. Il retourna à Prato terminer ce qu’il avait commencé, et revint à Loreto accompagné de ses maîtres maçons et de ses tailleurs de pierre. Pour donner une grande solidité à ses constructions, il envoya chercher à Rome de la pouzzolane, qu’il mêla à tout le mortier qu’il employa. Trois ans après, son travail était entièrement achevé.

Il partit ensuite pour Rome, où, par l’ordre du pape Alexandre VI, il répara la toiture de Santa-Maria-Maggiore, qui tombait en ruines. Il y fit le beau plafond que l’on voit à présent.

L’évêque della Rovere, ayant été créé cardinal de San-Pietro-in-Vincola, se souvint de l’amitié qu’il portait à Giuliano lorsqu’il était châtelain d’Ostia. Il lui demanda le modèle du palais de San-Pietro-in-Vincola, et peu de temps après, voulant faire construire un autre palais à Savona, sa patrie, il rappela près de lui notre architecte. Il était difficile à Giuliano d’obéir au cardinal, car son plafond de Santa-Maria-Maggiore n’était pas achevé, et le pape Alexandre VI refusait de le laisser partir. Mais heureusement le pape consentit à agréer à sa place son frère Antonio, dont le talent lui plaisait. Il lui témoigna même une grande affection, et le chargea de transformer en une espèce de forteresse le môle d’Adrien, que l’on nomme aujourd’hui le château Saint-Ange. Antonio exécuta habilement toutes les fortifications qui existent aujourd’hui. Son crédit près du pape et de son fils le duc Valentin s’en augmenta beaucoup, et bientôt après on lui confia la construction de la forteresse de Cività-Castellana. Les travaux ne lui manquèrent pas tant que vécut Alexandre VI, qui l’estimait, et le récompensait largement.

Giuliano avait déjà avancé la construction du palais de Savona, lorsque le cardinal fut appelé à Rome par ses affaires. Celui-ci emmena Giuliano avec lui, pensant que les ouvriers formés par notre architecte pourraient achever la fabrique d’après ses dessins. Ce voyage fit plaisir à Giuliano, qui désirait voir son frère Antonio et les ouvrages qu’il avait exécutés. Son séjour à Rome fut de courte durée ; il repartit avec le cardinal, qui, tombé de nouveau dans la disgrâce du pape, s’enfuit dans la crainte d’être emprisonné. Arrivés à Savona, ils augmentèrent encore le nombre des ouvriers et des maîtres maçons. Mais les griefs du pape s’exprimant chaque jour plus violemment contre le cardinal, ce prélat crut prudent de se retirer à Avignon. Il fit présent au roi de France du modèle que Giuliano avait fait d’un vaste palais, merveilleux pour la beauté et la richesse des ornements. Giuliano alla à Lyon pour l’offrir au roi, qui récompensa largement l’artiste, après avoir témoigné sa reconnaissance au cardinal qui était resté à Avignon.

Sur ces entrefaites, le cardinal apprit que son palais était près d’être achevé. Il envoya Giuliano revoir cet ouvrage, qui, peu de temps après son arrivée, se trouva complètement terminé.

Le roi de France venait de rendre la liberté à la ville de Pise ; mais la guerre continuait encore entre les Florentins et les Pisans. Giuliano devait traverser leur territoire pour se rendre à Florence avec les ouvriers qu’il avait employés à Savona. Il demanda un sauf-conduit à Lucques, pour lui et ses compagnons ; car ils se méfiaient fort des soldats pisans, et ils avaient raison : près d’Altopascio, les Pisans les firent prisonniers, sans tenir aucun compte du sauf-conduit. Notre pauvre architecte fut retenu six mois à Pise, et ne put partir qu’après avoir payé une rançon de trois cents ducats.

Aussitôt qu’Antonio connut ces événements, il prit congé du pape pour aller trouver son frère à Florence. Dans son voyage, il donna le dessin de la forteresse de Montefiascone au duc Valentin. Alexandre VI mourut alors. Son successeur, Pie III, vécut peu de temps, et enfin le cardinal de San-Pietro-in-Vincola fut élu pape sous le nom de Jules II. Giuliano, qui avait été si long-temps attaché à sa personne, courut tout joyeux, à Rome, baiser les pieds de Sa Sainteté. Il fut gracieusement accueilli, et chargé, avant l’arrivée du Bramante, de la direction des édifices que le pape avait projetés. Pendant ce temps, le gonfalonier de Florence, Piero Soderini, faisait continuer par Antonio le Poggio Imperiale, auquel on envoyait travailler tous les prisonniers pisans, afin de hâter l’achèvement de cette construction.

La vieille forteresse ayant été détruite par suite des événements d’Arezzo, Antonio donna les dessins de la nouvelle, avec le consentement de son frère, qui vint tout exprès de Rome, où il retourna presque aussitôt. Les Florentins nommèrent alors Antonio architecte de toutes les fortifications de leur ville. On délibérait à Rome pour savoir si le divin Michel-Ange devait être chargé de l’exécution du tombeau de Jules II. Giuliano encouragea fort le pape dans cette entreprise, ajoutant même qu’il fallait construire une chapelle tout exprès pour cette sépulture, parce qu’il n’y aurait pas assez de place dans l’ancien Saint-Pierre, et que du reste le travail en serait plus parfait. Plusieurs architectes firent des dessins ; mais on arriva peu à peu à laisser de côté l’idée de la chapelle, pour commencer l’immense fabrique du nouveau Saint-Pierre.

Vers ce temps, Bramante, ayant quitté la Lombardie pour venir à Rome, se remua si bien que, protégé par Baldassare Peruzzi, Raphaël d’Urbin et d’autres architectes, il mit tout en confusion et fit perdre beaucoup de temps en conférences. Enfin il sut si bien s’arranger, que la direction de Saint-Pierre lui fut confiée comme à l’homme du meilleur jugement, de la plus grande capacité et du plus vaste génie.

Giuliano, ainsi dédaigné, se crut offensé par le pape, auquel il avait montré tant de dévouement lorsque celui-ci n’était encore que cardinal, et qui, du reste, lui avait promis de le charger de cette entreprise. Il demanda donc son congé, quoiqu’il eût été associé à Bramante pour les autres édifices qui s’élevaient à Rome. Mais le pape ne le laissa pas partir pour Florence sans le combler de riches présents. Piero Soderini, qui l’aimait beaucoup, fut très content de le revoir, et l’occupa aussitôt. Mais à peine six mois s’étaient-ils écoulés que Messer Bartolommeo della Rovere, neveu du pape et grand ami de Giuliano, écrivit à celui-ci que, même pour ses intérêts, il devait retourner à Rome. Mais l’architecte, dont le ressentiment n’était pas apaisé, résistait à toutes les sollicitations et à toutes les promesses. Enfin on pria Soderini de ne rien épargner pour séduire Giuliano, parce que Sa Sainteté voulait terminer les fortifications de la Tour-Ronde, commencées par Nicolas V, et celles du Borgo et du Belvédère. Giuliano se laissa entraîner par le gonfalonier, et se présenta de nouveau au pape, qui l’accueillit paifaitement et l’emmena avec lui à Bologne quand les Bentivogli en furent chassés. Ce fut alors que le pape, suivant le conseil de notre architecte, chargea Michel-Ange de faire sa statue en bronze, comme nous le dirons à la vie de ce grand artiste.

Giuliano suivit aussi le pontife à la Mirandole, où il endura beaucoup de fatigues et d’incommodités. Lorsque cette ville fut prise, il revint à Rome avec la cour.

Jules II, toujours violemment dominé par l’envie de chasser les Français d’Italie, résolut d’enlever le gouvernement de Florence à Piero Soderini, qui était un grand obstacle à ses desseins. Tout occupé de ses guerres, il avait suspendu ses constructions, à l’exception de celle de Saint-Pierre ; encore y travaillait-on lentement. Giuliano, déjà dégoûté, demanda son congé. Le pape, irrité, lui répondit : « Crois-tu que je ne pourrai pas trouver des Giuliano da San-Gallo ? » L’architecte riposta que du moins il n’en trouverait jamais un semblable pour la fidélité et le dévouement, tandis que lui saurait bien trouver des princes plus fidèles à leurs promesses que le pape ne l’avait été. Enfin Jules, sans lui accorder son congé, lui dit seulement de lui en reparler une autre fois.

Pendant ce temps, Bramante avait amené à Rome Raphaël d’Urbin, et lui avait fait confier les peintures du palais pontifical. San-Gallo, voyant le pape, enchanté de ces travaux, désirer qu’on peignît la voûte de la chapelle Sixtine, lui conseilla d’en charger le Buonarroti, qui avait déjà réussi dans la statue de bronze à Bologne. Cet avis plut au pape : il envoya aussitôt chercher Michel-Ange, et lui alloua les fresques de la Sixtine dès qu’il fut arrivé.

Peu après, Giuliano insista de nouveau pour se retirer. Jules II vit que sa résolution était inébranlable, et lui permit de partir, mais en lui conservant ses bonnes grâces et en lui accordant sa bénédiction. Il lui donna cinq cents écus dans une belle bourse de satin rouge, et dit qu’il lui souhaitait bonheur et repos dans sa patrie, et qu’en tout temps il pouvait compter sur son affection. San-Gallo baisa les pieds du saint pontife, et se dirigea vers Florence dans le temps même où Pise était environnée et assiégée par l’armée florentine.

Il ne fut pas plus tôt arrivé, que Piero Soderini, après l’avoir gracieusement accueilli, l’envoya au camp pour aider les commissaires, qui ne pouvaient empêcher les Pisans de ravitailler leur place au moyen de l’Arno. Giuliano, après avoir examiné les lieux, décida que l’on ferait un pont de bateaux dans une saison plus favorable. Il partit alors pour Florence ; mais quand le printemps fut arrivé, il revint devant Pise avec son frère Antonio. Ils construisirent un pont très ingénieux qui, solidement enchaîné et capable de résister à la crue des eaux du fleuve, remplit le but que se proposaient les commissaires, en coupant les vivres aux Pisans, qui furent forcés de se rendre aux Florentins.

Peu de temps après, le gonfalonier Piero Soderini envoya de nouveau Giuliano à Pise, avec un très grand nombre d’ouvriers, pour construire la forteresse et la porte San-Marco, qui est d’ordre dorique. Pendant que Giuliano exécutait ce travail, qui dura jusqu’en 1512, Antonio alla inspecter et restaurer les forteresses et les autres édifices publics de l’État de Florence.

Les Médicis, qui avaient été chassés de Florence à la venue de Charles VIII, roi de France, furent ramenés au pouvoir par la protection du pape Jules II. Ils n’oublièrent pas les services que les San-Gallo avaient rendus jadis à leur illustre maison. Giuliano fut appelé à Rome, après la mort de Bramante, par le cardinal Jean de Médicis, qui venait de succéder à Jules II sous le nom de Léon X. Ce pape voulut le charger de la conduite des travaux de l’église de Saint-Pierre ; mais Giuliano, accablé de fatigues, de vieillesse, et tourmenté cruellement par la pierre, obtint de Sa Sainteté la permission de se retirer à Florence. Sa place fut donnée au très gracieux Raphaël d’Urbin. Deux ans après, Giuliano succomba à sa douloureuse maladie, en 1517, à l’âge de soixante-quatorze ans, laissant son corps à la terre, son nom au monde et son âme à Dieu. Sa mort affligea profondément son frère Antonio et son fils Francesco, qui, quoique fort jeune, cultivait déjà la sculpture. Francesco conserve précieusement et avec vénération les œuvres de ses vieux parents. Cet artiste, outre plusieurs ouvrages importants de sculpture et d’architecture qui se voient à Florence et ailleurs, a fait de sa main, à Orsanmichele, une Vierge tenant son fils dans ses bras ; à côté d’elle se trouve sainte Anne. Ce groupe, qui est en ronde bosse et tiré d’un seul bloc, a été et est encore regardé comme un très beau morceau. Il a fait aussi à Monte-Cassino, par l’ordre du pape Clément, le tombeau de Pierre de Médicis, et d’autres travaux dont nous ne parlerons pas, parce que nous devons nous taire sur les vivants.

Antonio, après la mort de son frère, fit deux grands Crucifix de bois, dont l’un fut envoyé en Espagne, et l’autre porté en France par Domenico Buoninsegni, sur l’ordre du cardinal de Médicis, vice-chancelier, qui demanda à Antonio le dessin de la forteresse de Livourne. San-Gallo le donna ; mais on ne le suivit pas exactement.

Les habitants de Monte-Pulciano résolurent de bâtir une magnifique église en l’honneur d’une image de la Vierge qui avait opéré des miracles. Antonio donna le modèle de cet édifice, dont il dirigeait les travaux qu’il visitait deux fois par an. Cette église, ornée avec beaucoup d’art et de goût, et construite en pierres assez semblables à celles de travertin, est située hors de la porte de San-Biagio, à droite et au milieu de la montée du Poggio. À la même époque, San-Gallo commença, à Monte-San-Savino, le palais d’Antonio di Monte, cardinal de San-Prassede, pour lequel il en fit encore un autre très beau à Monte-Pulciano.

L’ordre du couvent des frères Servites fut dessiné par Antonio, qui se borna, il est vrai, à imiter dans ses proportions celles de l’ordre degl’Innocenti. Il donna le modèle des nefs de Nostra-Donna-delle-Lagrime, à Arezzo, et celui de la Madonna de Cortone, qui, je pense, ne fut jamais mis à exécution. Antonio fut employé, pendant le siége de Florence, aux fortifications intérieures de la ville. Il eut pour collègue son neveu Francesco. On le chargea ensuite du soin de conduire à bon port la statue colossale exécutée par Bandinelli, qui devait être placée en face de celle que le grand Michel-Ange avait déjà terminée. Notre artiste, aidé de Baccio d’Agnolo, la posa sans accident sur le piédestal qui avait été préparé à cet effet.

Enfin, comme il ne pouvait plus, à cause de son grand âge, supporter les fatigues et le bruit du monde, il s’adonna entièrement à l’agriculture, qu’il entendait fort bien.

Il rendit son âme à Dieu l’an 1534, et fut enseveli à côté de son frère Giuliano, dans la sépulture des Giamberti, à Santa-Maria-Novella.

Les travaux merveilleux de ces deux frères montreront quelle fut la grandeur de leur admirable génie, et feront connaître leur vie, leur union et l’estime dont ils furent entourés.

Le goût des San-Gallo pour l’architecture devint héréditaire dans leur maison.

Ils perfectionnèrent beaucoup l’ordre dorique. Ils firent une collection considérable de morceaux antiques du plus haut prix. Enfin ils enrichirent et illustrèrent Florence autant qu’ils s’illustrèrent eux-mêmes. Giuliano apporta de Rome l’art de former les voûtes d’un seul jet, comme on le voit dans une des pièces de sa maison de Florence et dans la salle du Poggio. Leurs compatriotes leur doivent une grande reconnaissance : car ils ont fortifié l’État florentin, orné la ville et répandu la gloire de Florence et du génie toscan dans tous les lieux où ils travaillèrent. Aussi fit-on en leur honneur les vers suivants :

Cedite Romani structores, cedite Graii,
Artis, Vitruvi, tu quoque cede parens.
Etruscos celebrare viros testudinis arcus,
Urna, tholus, statuæ, templa, domusque petunt.



Le Vasari, en nous donnant ici la double biographie des frères Giuliano et Antonio, nous introduit dans une des plus remarquables familles de Florence, non qu’elle appartînt à la noblesse, ni même à l’une des sept grandes confréries bourgeoises qui dans leur richesse s’égalaient à l’aristocratie ; c’était, au contraire, une vieille race d’obscurs et pauvres ouvriers menuisiers, charpentiers, tailleurs de pierre, couvreurs et maçons ; on retrouve en effet leurs traces jusque dans le treizième siècle. Mais cette famille, de génération en génération, s’élevait dans le travail et les bonnes mœurs ; chacun y acceptant avec confiance et cultivant avec amour et courage l’héritage paternel. Elle grandissait avec la république, marchant, comme elle, à pas lents, mais sûrs. Aussi lorsque Florence, forte et riche depuis long-temps déjà, voulut enfin le paraître et se faire belle, et qu’elle appela ses artisans, la famille des Giamberti, comme si elle eût attendu ce signal, lança tous ses enfants. Ils étaient bien nombreux ; cependant, autant il s’en trouva dans la maison, autant il y eut pour Florence d’artistes éminents. C’est que cette famille de travailleurs était forte de sa tradition et de son union, l’association et la division du travail y étant sagement combinées depuis longtemps. Elle était tout entière vouée à l’art de bâtir. Elle pouvait se passer de mains étrangères pour achever ses entreprises, car toutes les notions et les ressources de l’art étaient heureusement rassemblées dans le chantier héréditaire. Aussitôt que les magistrats, les princes et les cardinaux lui demandèrent des citadelles, des palais, des églises, elle se mit à l’œuvre, sans crainte, certaine de s’en tirer avec honneur. Ces fils d’ouvriers, ouvriers eux-mêmes, étaient tous devenus, sans qu’on sache trop comment, de grands artistes. Ces menuisiers et ces tailleurs de pierre surent sculpter le bois et le marbre, ces charpentiers devinrent des ingénieurs, et ces maçons des architectes. Ils fonctionnèrent tous admirablement dans leur sphère élargie. Habiles dès l’enfance à manier les outils et à façonner la matière, ils comprirent rapidement la forme et la théorie. Initiés de bonne heure à tous les secrets de la construction, ils entendirent vite les harmonies et les lois de l’ornement : admirable éducation, admirable activité, où toutes les convenances et les analogies de chaque chose viennent se fondre et se satisfaire ; où toutes les notions et toutes les expériences viennent s’unir et s’aider ; où chacun profite de la science de tous, y participe et voit la sienne s’augmenter ! C’est surtout dans ce sens que la somme des travaux accomplis par les Giamberti est précieuse à examiner ; elle offre quelque chose d’homogène et de bien entendu, qui se lit tout aussi bien dans les détails les plus infimes que dans les plus larges dispositions de leurs édifices. Tout ce qu’ils ont fait est plein de sagesse et d’art. L’économie et la solidité dont ils se piquaient ne nuisent nulle part à la majesté et à la richesse. Toutes leurs constructions sont simples, harmonieuses, et belles par conséquent. On retrouvera la même physionomie de haute raison, de simplicité et de noblesse, que nous attribuons à leurs ouvrages, dans leurs mœurs et leurs allures personnelles, au fur et à mesure que le Vasari nous fournira leurs biographies particulières. En effet, depuis Francesco, l’architecte de Cosme l’Ancien, jusqu’à cet autre Antonio qui répara sous Léon X les erreurs du Bramante, et consolida Saint-Pierre de Rome, tous ces Giamberti furent des hommes pareils : génies tranquilles, talents ingénieux, nobles caractères. Nourris dans la pratique et le métier, mais consommés aussi dans l’art et la théorie, ils furent constamment retenus dans une région moyenne où se développèrent pleinement les doubles tendances de leur tempérament et de leur éducation. Trop artistes pour se rétrécir dans les misères du métier, trop ouvriers pour se perdre dans les caprices de l’art, ils savaient descendre facilement de l’idée à l’exécution, et remonter de l’exécution à l’idée. Concevoir et réaliser n’était pas pour eux une chose distincte ; le sentiment et la réflexion chez eux se confondaient. Moins hardis et excentriques que beaucoup d’autres, ils furent supérieurement sagaces et profonds. Cette tournure particulière d’esprit leur était propre et commune ; c’était en quelque sorte un bien de famille. L’un d’eux, neveu des deux frères Antonio et Giuliano, Antonio-Battista Gobbo, traduisit et commenta Vitruve. Un autre, leur petit-neveu, Bastiano, peintre, machiniste et décorateur, ami de Raphaël et de Michel-Ange, fut surnommé Aristote, parce qu’il avait professé à Florence avec un grand éclat l’anatomie, la géométrie et la perspective. Ce surnom d’Aristote donné à l’un d’eux, quoique nous soyons assurément loin de le prendre au sérieux, exprime assez bien ce qu’il y avait de distinctif chez les Giamberti. C’étaient des esprits étendus, mais souverainement analytiques et minutieux, des caractères pleins de franchise et d’activité, mais exacts et susceptibles. Aussi Giuliano, déjà anobli du nom d’un de ses chefs-d’œuvre, par le magnifique Laurent, déjà employé depuis long-temps par le cardinal de la Rovere, ne sut-il pas se créer assez d’ascendant et montrer assez d’intrépidité pour convenir désormais au pape Jules II. Il fallait sous ce grand homme, arrivé enfin à la suprême puissance, se porter fort d’un génie plus hardi et d’un art plus élevé. Le cardinal de la Rovere aimait son vieux et digne serviteur ; mais il ne s’agissait plus de son palais de Savona, il s’agissait de Saint-Pierre ; et San-Gallo, froissé jusqu’à l’âme, se retira devant le Bramante. Celui-ci, comme nous l’avons déjà dit, était en quête, depuis son enfance, de quelque chose de grand qui immortalisât sa mémoire. Il le trouva, quoique son impatience surannée ait manqué le lui faire perdre. Mais Giuliano, qui languissait à Florence, ne mourut pas sans avoir su qu’un des siens avait été chargé de sauver de la ruine l’œuvre combinée de Bramante et de Jules II. Le jeune Giamberti, arrivé en sous-œuvre, et qui se trouvait monté si haut, avait ramassé à son début le nom de son oncle, et s’engageait à le porter noblement. Faut-il clore cette briève appréciation du caractère général des œuvres des San-Gallo, sans en avoir tiré au moins quelques conséquences utiles ? Il s’en présente cependant à l’esprit beaucoup et de très graves. Mais elles pourront se reproduire aussi naturellement ailleurs, et nous craindrions ici, à cause de l’espace, de nous engager dans d’épineuses généralités. Nous nous bornerons seulement à dire qu’on doit vivement regretter, lorsqu’on y songe, que la partie abstraite de l’architecture se soit, de nos jours, autant désunie de sa partie matérielle. N’en est-on pas arrivé à ce point d’aveuglement, qu’on se croit architecte quand on se doute à peine des éléments de la construction, et qu’on se croit ingénieur quand on ignore les plus simples principes du goût ? Quel plus déplorable abus d’avoir spécialisé les choses à ce point qu’on épuise sans pudeur les ressources d’une grande nation, tantôt à des œuvres qui peuvent être utiles, mais qui blessent grossièrement l’œil, tantôt à des œuvres qui peuvent être belles, mais qui ne répondent à aucune convenance ! Le beau est-il une chose vaine de sa nature, et l’utile une chose brutale ? S’il n’en est rien, pourquoi donc concevoir les monuments tantôt en dehors du goût, tantôt en dehors du besoin ? Tout n’implique-t-il pas dans la nature son usage ? tout ne comporte-t-il pas sa beauté ?

Mais chaque artiste ignore aujourd’hui la moitié de son art, et chaque école néglige la moitié de son objet. Fatale division, où tant de notions, si péniblement acquises par l’esprit humain, et si glorieusement appliquées par nos pères, viennent se dissoudre ; où l’artiste se ravale, où l’art s’amoindrit, où le goût méprise la science, et où le calcul insulte au génie !