Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/9

La bibliothèque libre.


Torrigiano.

TORRIGIANO,
SCULPTEUR FLORENTIN.



Une violente fureur s’empare des artistes présomptueux et vains qui, au moment où ils se croient arrivés au premier rang, voient s’élever tout à coup un brillant génie qui les écrase. Dans leur rage, ils broieraient le fer et ne reculeraient devant aucune espèce de vengeance ; car la honte d’être égalés en mérite par des enfants qu’ils ont vus naître leur paraît le plus horrible des supplices. C’est qu’ils ignorent les immenses progrès que peuvent faire des jeunes gens soutenus par une volonté forte et des études consciencieuses suivies dès l’enfance ; tandis que les vieillards impuissants, tiraillés par la peur, l’orgueil et l’ambition, deviennent ineptes et stupides, font le pire lorsqu’ils croient faire le mieux, et reculent lorsqu’ils croient avancer. Envieux et obstinés, ils se refusent à reconnaître la perfection des œuvres de leurs heureux rivaux, si évidente qu’elle soit ; et s’ils redoublent d’efforts pour montrer leur science, ils n’enfantent que des œuvres ridicules et dignes de pitié.

Quand les artistes sont arrivés à cette époque de la vie où l’œil n’est plus sûr, où la main n’est plus ferme, ils doivent se borner à donner des conseils à celui qui travaille. Les arts de la peinture et de la sculpture exigent un esprit indépendant, vif et fier, comme on l’a dans l’âge où le sang bouillonne, où, plein d’ardeur et de volonté, on ose se déclarer ennemi capital des plaisirs du monde. Que celui qui n’est point disposé à mettre un frein à ses passions ne se livre à l’étude d’aucune science et d’aucun art ; car les plaisirs ne peuvent s’allier avec le travail. Et comme ces vertus traînent derrière elles des poids énormes, peu de lutteurs remportent la victoire ; et si nombre de gens se donnent force mouvement et dépensent grande chaleur au moment du départ, bien rares sont ceux qui arrivent au but pour recevoir le prix mérité.

Torrigiano, sculpteur florentin, avait beaucoup de talent, mais encore plus de vanité et d’orgueil. Dans sa jeunesse, il fut du nombre des élèves que Laurent de Médicis faisait instruire à ses frais dans le jardin situé sur la place San-Marco, à Florence. Ce magnifique citoyen, tout en ornant son jardin et son palais des chefs-d’œuvre de l’antiquité et des meilleures productions des plus grands maîtres, avait voulu former en même temps une académie de peinture et de sculpture qu’il destinait surtout à la jeune noblesse : Laurent pensait que les hommes d’origine illustre devaient atteindre la perfection plus facilement et plus promptement que les gens de basse extraction, chez qui l’on trouve rarement les hautes conceptions et le merveilleux génie qu’il attribuait au pur sang (chiari di sangue).

En effet, les plébéiens ont trop souvent à lutter contre les obstacles que leur oppose la misère. Forcés de se livrer à de vils travaux, et ne pouvant prendre librement leur essor, il leur est bien difficile d’arriver au premier rang. Le savant Alciato a dit avec raison, en parlant des artistes que la pauvreté rejette d’autant plus bas que les ailes de leur génie les portait plus haut :

Ut me pluma levat, sic grave mergit onus.

Nous ne devons point nous étonner si d’une école protégée par le magnifique Laurent nous avons vu sortir des hommes qui ont fait l’admiration du monde. Ce généreux citoyen ne se contentait pas de subvenir aux besoins des jeunes élèves que la pauvreté aurait arrêtés dans leurs études : il encourageait encore par de riches présents ceux qui se montraient supérieurs aux autres. Aussi ses protégés, pleins d’une noble émulation, devinrent tous des artistes éminents, comme nous le dirons.

Le vieux Bertoldo, sculpteur florentin et disciple de Donato, était le directeur de l’école. Laurent l’avait en outre chargé de conserver les cartons, les dessins et les statues des Donato, des Pippo[1], des Masaccio, des Paolo Uccello, des Fra Giovanni, des Fra Filippo, et de tant d’autres maîtres. Celui qui n’a pas à a portée de semblables moyens d’étude, si favorisé qu’il soit de la nature, n’arrivera que bien tard à la perfection ; car on ne peut véritablement devenir artiste qu’après avoir long-temps copié et médité les bonnes choses. Mais revenons aux antiques du jardin, qui malheureusement furent tous vendus lorsqu’en 1494 Pierre, fils de Laurent, fut banni de Florence. Néanmoins on en rendit la plus grande partie au magnifique Julien, quand il fut rappelé dans sa patrie avec les autres Médicis. Ces chefs-d’œuvre sont précieusement conservés aujourd’hui dans la galerie du duc Cosme.

Les princes qui imiteront le généreux exemple donné par Laurent seront éternellement honorés et glorifiés ; car ceux qui aident et favorisent les hommes de génie dont les hautes entreprises et les vastes conceptions augmentent le bonheur ou la gloire du monde, méritent que leur nom soit transmis à la postérité la plus reculée.

Parmi les artistes qui se formèrent dans cette académie, on vit briller Michel-Ange, fils de Lodovico Buonarroti ; Giovanni Francesco Granacci, Niccolà, fils de Domenico Soggi ; Lorenzo di Credi, Giuliano Bugiardini, Baccio da Montelupo, Andrea Contucci dal Monte-Sansovino, et autres dont on parlera quand il en sera temps.

Le Torrigiano, dont nous nous occupons maintenant, était le condisciple de tous ces hommes. Orgueilleux et jaloux en même temps que robuste et courageux, il se plaisait à tourmenter ses camarades. Il était habile dans la sculpture et la plastique, mais ne pouvait supporter qu’aucun de ses rivaux l’éclipsât. Il brisait leurs ouvrages lorsqu’ils valaient mieux que les siens ; et s’ils se fâchaient, il passait bientôt des paroles aux voies de fait. Il portait une haine particulière à Michel-Ange, uniquement parce que celui-ci, étudiant avec ardeur et travaillant les jours de fête et une partie des nuits, s’attirait les éloges et les caresses du magnifique Laurent, qui le voyait surpasser tous les autres. Torrigiano, poussé par une jalousie effrénée, cherchait à l’offenser par tous les moyens possibles. Un jour ils en vinrent aux mains, et Torrigiano, d’un effroyable coup de poing, brisa le nez de son adversaire, de telle sorte qu’il en porta la marque toute sa vie. Laurent en conçut un si violent courroux, que l’agresseur aurait reçu un grave châtiment s’il ne se fût enfui de Florence.

Il alla à Rome, où le pape Alexandre VI faisait travailler à la tour Borgia. Torrigiano, en compagnie d’autres maîtres, y exécuta de nombreux travaux de stuc. Peu de temps après, il se laissa entraîner, par quelques jeunes gens florentins, à prendre du service dans les troupes du duc Valentin, qui était en guerre avec les Romagnols. Tout à coup le sculpteur devenu soldat se conduisit valeureusement dans les guerres de la Romagne. Il se montra également brave sous Paolo Vitelli, dans la guerre de Pise, et se trouva avec Pierre de Médicis au fait d’armes du Garigliano, où il enleva un drapeau et reçut le nom de vaillant enseigne. Puis, voyant que malgré sa valeur il n’obtiendrait jamais le grade de capitaine, et que, loin d’avoir retiré quelque profit de la guerre, il avait perdu un temps précieux, il retourna aussitôt à la sculpture.

Des marchands florentins lui commandèrent des statues en bronze et en marbre qui sont encore à Florence. Il laissa aussi des dessins largement rendus, comme l’on peut en juger par ceux que nous possédons dans notre recueil et ceux qu’il fit en concurrence de Michel-Ange.

Les mêmes marchands le conduisirent en Angleterre, où il entreprit pour le roi de nombreux ouvrages en bronze, en marbre et en bois, qui méritèrent d’être préférés à ceux de tous les sculpteurs qui concoururent avec lui. Il obtint de si grandes récompenses, que s’il n’eût pas été inconsidéré, orgueilleux et sans frein, il eût pu mener une vie tranquille et éviter la terrible catastrophe qui termina ses jours.

D’Angleterre il passa en Espagne, où il embellit plusieurs villes par ses travaux. Il modela en terre un Christ qui e le plus admirable chef-d’œuvre de toute l’Espagne. Dans un monastère des Hiéronymites, près de Séville, il laissa un autre Christ et un saint Jérôme avec son lion ; il prit pour modèle de la figure du saint un vieux pourvoyeur des Botti, marchands florentins fixés en Espagne. Enfin il exécuta pour le même couvent une Vierge avec son fils, d’une telle beauté, que le duc d’Arcos lui en demanda une pareille, et pour l’obtenir ce seigneur fit tant de promesses, que Torrigiano crut sa fortune faite. Quand son travail fut terminé, le duc le paya avec une si grande quantité de maravédis (monnaie qui vaut peu ou rien), qu’il fut obligé de charger deux hommes pour les porter chez lui. Aussi était-il bien convaincu qu’il allait se trouyer tèrs riche. Mais ayant prié un de ses compatriotes de compter cette somme et de l’évaluer à la mode italienne, le Florentin lui prouva que le tout ne montait pas à trente ducats. Torrigiano, outré de colère en se voyant joué de la sorte, courut vers sa statue et la brisa à coups de marteau.

L’Espagnol, irrité, accusa d’hérésie le pauvre artiste. Jeté en prison, interrogé chaque jour, et ballotté d’un inquisiteur à un autre, Torrigiano fut enfin jugé digne d’un très grave châtiment ; ce qui ne put être mis à exécution, car le malheureux, désespéré, resta plusieurs jours sans manger, et se laissa peu à peu mourir de faim. Il évita ainsi la honte du supplice : on croit qu’il avait été condamné à mort. Ses œuvres datent de l’an 1515 ou environ. Il mourut en 1522.



Ce n’est pas nous, certes, qui nous récrierons contre la chaude diatribe et la grande colère auxquelles le Vasari s’abandonne en commençant la vie de Torrigiano. Il nous semble, au contraire, qu’en nqus bornant à parler comme il convient à des hommes de notre âge et de notre temps, nous pourrions encore à bon droit ajouter à son indignation. En effet, les griefs qu’il expose, dans sa légitime passion pour les vrais intérêts de l’art, ont grandi depuis lui, loin de décroître. On peut même dire qu’il a vu seulement les prémices du mal que nous sentons maintenant dans toute son intensité ; et il faut croire que le Vasari fut bien sagace, ou que la plaie qu’il signale fut bien menaçante quand elle commença à s’ouvrir. Il eût été trop hardi sans cela, et en quelque sorte impudent, de s’élever si fort pour proclamer les droits de la jeunesse dans l’art, et pour réprimer l’influence que la vieillesse s’y arroge. En interdire l’exercice aux mains de ceux qui tremblent ou que l’âge appesantit, les pousser à la retraite, leur concéder à peine le droit des avis, et appeler en leur lieu les adolescents et les hommes chez qui le sang bouillonne, c’était alors une thèse anticipée. Le centenaire Michel-Ange se promenait encore dans les rues de Florence, et le Vasari, son pieux élève, n’avait pas encore conquis le triste honneur de porter son cercueil. L’Italie était remplie encore de la présence active ou de la mémoire fraîche de ces vieux athlètes qui avaient porté l’art si haut, et dont les muscles contractés, jusqu’à la dernière heure, en soutenaient majestueusement le poids. Léonard, à soixante ans, laissait la question indécise entre lui et son jeune rival ; à soixante ans, le Bramante apportait plus d’audace que de réflexion à la construction de Saint-Pierre ; Michel-Ange, à soixante-quatorze ans, achevait la Sixtine, et le Tintoret, à quatre-vingts ans, s’ébattait intrépidement encore au milieu de ses immenses machines. Sur les limites d’un si beau temps, après de tels travaux, de telles fatigues et de telles œuvres, si quelque chose était saint au monde, c’était assurément la vieillesse. Cette race était trop forte pour qu’on pût se permettre de compter avec elle ; la jeunesse pouvait sans y regarder céder le pas à tous ces travailleurs à barbe blanche, et laisser respectueusement finir ces vieux lions. Mais, malgré ce magnifique spectacle offert par la fin du quinzième siècle et le commencement du seizième, il se préparait en dessous un mal immense, et pour les bons esprits le péril était imminent. Ce mal avait sa racine dans des causes invincibles et profondes, que nous analyserons plus tard, et dans ce livre même, lorsque son cours nous aura fourni les matériaux et les preuves nécessaires à cet examen. Nous dirons seulement ici que les académies commençaient à envelopper l’Italie de leurs inextricables réseaux, et que l’art condamné déjà, peut-être pour avoir marché trop fort et trop vite, allait expier dans les lenteurs de la routine les rapides triomphes de la liberté. C’est que le pouvoir et le génie, qui est aussi un pouvoir, moissonnent vite et usent beaucoup. Leur fait, quoi qu’on dise pour les flatter, n’est pas d’assurer la continuité des choses, mais, au contraire, de les précipiter toutes. Qui excelle résume, qui résume abrège ; et c’est ainsi que les institutions fortes et les hommes puissants dévorent souvent en un jour ce qui pouvait sustenter des siècles. La paternelle institution de Laurent était imprudente, d’autant plus imprudente qu’elle était forte, et qu’elle pouvait facilement se consacrer dans l’opinion. Dieu, pour soutenir l’art, et le conduire de Giotto à Raphaël, de l’Orcagna à Michel-Ange, de Jean de Venise au Titien, de Mantègne au Corrége, d’Arnolfo di Lapo au Bramante, de Finiguerra à Marc-Antoine et à Cellini, n’avait pas eu besoin de cette intervention princière. Toutefois, ce serait une lourde erreur d’attribuer à l’institution de Laurent de Médicis toute la rigueur dont on l’a gratifiée. Les écrivains qui lui ont prêté les vues systématiques de Louis XIV, ou des autres grands fondateurs d’instituts et d’académies, se sont manifestement trompés, comme nous nous réservons de le prouver complètement. L’art italien avait su par lui-même se créer une trop belle existence pour qu’on lui tendît impertinemment la main, et qu’on imaginât de le féconder dans une serre-chaude. Florence avant ses princes pouvait compter, dans ses temples, autant, si ce n’est plus, de figures peintes, gravées, sculptées ou ciselées que de citoyens dans ses murs. Cette masse énorme de travail, qui faisait partie intégrante de sa riche activité, fondait de soi-même autant d’écoles particulières de pratique qu’il se trouvait d’habiles ouvriers. Les écoles de la théorie seraient donc restées à peu près désertes. Les maîtres trouvaient des apprentis ; les professeurs n’eussent pas encore trouvé d’élèves. Mais, comme nous le disions, ce beau mouvement devait bientôt s’arrêter ; sa durée allait être fatalement mesurée à sa vitesse. Les temps d’enthousiasme passaient. On devait bientôt appeler inutilement la jeunesse. Les progrès accomplis commençaient à se changer en obstacles. L’abondance tournait à l’étouffement, l’émulation à la violence, et la concurrence à l’intrigue. Le terrain n’était plus tenable. Florence avait beau faire, elle avait beau déverser sur l’Europe son trop plein, pour se donner chez elle un peu d’air et de jeu, son époque critique était arrivée. Les migrations aventureuses de ses artistes déclassés l’avaient un moment soulagée ; mais elles devenaient de jour en jour impossibles, parce que la magique influence du génie italien avait fait surgir partout des écoles nationales. La caravane du commerce et de l’art florentins revenait à vide de la France, de l’Espagne, de l’Angleterre et de l’Allemagne. Ces pays étaient épuisés et fournis, ou d’ailleurs s’exerçaient eux-mêmes à la production. Le temps était décidément passé où Léonard, André del Sarte, le Rosso, le Primatice, Benvenuto et tant d’autres recrutaient pour la France ; où le Visino, cet élève de l’Albertinelli, florissait en Hongrie, et Michel-Ange de Sienne jusqu’en Esclavonie ; où l’intrépide Torrigiano rompait son ban pour embaucher ses jeunes compatriotes au service de son roi Henri VIII d’Angleterre. C’est dans ces circonstances et par un fatal concours qu’on reprit l’institution de Laurent de Médicis ; car il faut dire qu’elle avait été abandonnée après sa mort, sous l’administration insensée de son fils Pierre et sous la magistrature républicaine de Soderini. Pierre avait même dispersé ou vendu tous les chefs-d’œuvre accumulés par sa famille depuis Salvestro et le vieux Cosme. C’est après, et sous les mauvais règnes qui suivirent, que l’école ducale fut définitivement fondée, et que son influence put l’emporter sur les ateliers des maîtres. L’art en fut subitement appauvri ; c’est là un fait qu’on ne peut nier. Tous les grands mobiles de l’émulation vinrent s’amortir à ce centre étroit. La démonstration scolastique du professeur remplaça désormais les leçons intimes du maître et la participation précoce de l’apprenti à ses œuvres. La parole remplaça l’action dans l’étude des arts de l’œil et de la main, et, chose étonnante ! il y eut des chaires de dessin et d’architecture comme il y avait des chaires de rhétorique et de philosophie ; des thèses de peinture et des diplômes de peintres, comme il y avait des thèses de théologie et des diplômes de docteurs. Cette influence de l’enseignement uniforme courba tous les esprits. Il fallut renoncer à choisir son maître, à interroger son propre génie ; il fallut se résigner à ignorer à jamais sa propre force et son propre développement, et à les échanger contre une force d’emprunt et un développement assigné à l’avance. Tout fut réglé, et la règle devint immuable : fatale organisation, que les besoins et les tendances de la jeunesse repoussent, et qui, certes, n’a pu découler que de l’esprit conservateur des vieillards. — Mais heureusement les grands maîtres étaient formés, et ils avaient pu achever leurs chefs-d’œuvre avant ces jours de servitude ; comme si la Providence avait voulu marquer ce que peut le génie de l’homme quand il est libre et que sa dignité n’a pas encore souffert d’atteinte. Quoi qu’il en soit, la jeunesse surprise passa donc comme une troupe vaincue sous ces fourches caudines du professorat, et l’art s’arrêta ; il s’arrêta pour rétrograder. Les jeunes artistes perdirent même dans cette retraite leur courage et leur moralité première ; ils y perdirent la persistance dans le travail qui est l’élément du progrès, et l’élévation du caractère qui est l’âme du génie. Aussi le Vasari, sur le penchant du seizième siècle, fait-il appel déjà aux mœurs anciennes et à ces habitudes chastes et studieuses qui avaient rendu les vieux maîtres si grands.

Ce n’est pas que nous prétendions que le Vasari ait eu la conscience entière des dangers qui menaçaient l’art dans son temps, ni de leur cause. C’est surtout quand les événements ont achevé de se produire qu’on en comprend bien l’ensemble et la valeur ; c’est quand le mal est fait qu’on en voit distinctement la source, et souvent même le remède. Mais l’ouvrage du Vasari est plein de ces saillies éloquentes qui peignent l’impression générale sous laquelle se trouvaient placées alors les têtes les plus intelligentes : réflexions plus brillantes qu’efficaces, aperçus plus instinctifs que raisonnés, et qui ne mènent à rien, mais qui ont un grand prix pour les travaux postérieurs. Ce qui manque au Vasari, comme à tant d’autres écrivains de ce temps, qui se sont montrés si bons observateurs, c’est de ne pas avoir rattaché convenablement leurs observations, d’avoir négligé d’en tirer des conclusions, ou d’en avoir conclu de travers ; de façon que parfois ils conseillent de remédier aux abus qu’ils signalent par la chose même qui les a produits. Aussi voyons-nous le Vasari exalter l’académie de Laurent de Médicis, et s’en promettre les meilleurs fruits.

À propos du Torrigiano, le Vasari soulève une déclamation qui ne peut l’atteindre, quand on y regarde. Le Torrigiano n’était pas un vieillard envieux et impuissant à côté du Buonarroti encore enfant ; car ils étaient tous deux pleins de talent, d’avenir et de jeunesse. Ce n’était point non plus un jeune homme adonné aux plaisirs et négligeant le travail : sa vie interrompue, mais féconde en œuvres fortes et graves, en dépose suffisamment. Qu’il ait eu un caractère farouche et tendant même à l’envie, cela est possible ; mais Michel-Ange ne lui cédait guère à cet égard : sa brigue contre Léonard et beaucoup d’autres faits le prouvent. D’ailleurs il est notoire maintenant que Michel-Ange fut l’agresseur dans cette querelle fâcheuse qui exerça une si fatale influence sur la vie entière du Torrigiano, et qui lui acquit à Florence une si triste célébrité. Condamné par elle à une existence précaire et aventureuse, le Torrigiano laissa cependant des chefs-d’œuvre partout où il passa. La statue de saint Jérôme, dans le monastère de Buenavista, a été regardée jusqu’à ce jour comme la plus belle sculpture qui soit en Espagne, et Francisco Goya entre autres n’a pas hésité, après un long examen, à la mettre au-dessus des sculptures de Michel-Ange lui-même ; il lui trouve un caractère plus grand et une affectation moindre. On conserve encore, dit-on, à Séville un fragment de la Vierge qu’il brisa dans le mouvement d’indignation qui lui devint si funeste ; c’est une main d’une beauté inouïe, et qu’on connaît dans l’école espagnole, où elle a été souvent copiée et reproduite, sous le nom de la mano de la teta. Au reste, il est croyable, quoique la chose ne soit pas entièrement constatée, que le Torrigiano ait pu être un de ces caractères qui nous sembleraient maintenant si singuliers, et qui cependant n’étaient pas très rares à son époque : gens dont la violence égalait le génie, et qui menaient de front un crime et un chef-d’œuvre, comme Cellini, qui plaçait toujours une escopette sur son établi d’orfévre, et un poignard parmi ses burins, et qui, tantôt poète et tantôt bandit, trouvait encore, dans ses naïves confessions, sa manière de vivre assez méritoire. (1)

Voir Carducci Vincenzio, Dialogo sobre la pintura, sua definicion, origen e essencia, Madrid, 1633. — Palomino Velasco D. Antonio, Las Vidas de los pintores y statuarios eminentes españoles. Londres, 1742, in-8o. — Orlandi (P. Pellegrino), Abeced. pitt. Venezia, 1753. — Cellini Benvenuto, Vita scritta da lui stesso. Napoli, 1708.

NOTES.

(1) Pietro Torrigiano naquit en 1470 et mourut en 1522.

Voici le portrait qu’en donne Benvenuto Cellini, dans ses Mémoires.

« Vers ce temps (1500) vint à Florence un sculpteur nommé Pierre Torrigiani. Il arrivait d’Angleterre, où il avait passé de longues années. C’était un ami de mon maître (Marcone, orfévre), il venait tous les jours chez lui ; ayant vu mes dessins et mon ouvrage, il me dit : « Je suis venu à Florence pour emmener le plus de jeunes gens que je pourrai, car j’ai un travail important à faire pour mon roi, et je veux avoir des Florentins pour m’aider. Comme les dessins sont plutôt d’un sculpteur que d’un orfévre, et que je dois exécuter un grand ouvrage en bronze, si tu viens avec moi, je t’instruirai et je t’enrichirai en même temps. » C’était un fort bel homme, très brave, qui avait plutôt l’air d’un vieux soldat que d’un sculpteur, surtout par ses gestes étonnants, sa voix sonore, et un froncement de sourcils capable d’épouvanter même un homme courageux ; il contait sans cesse ses hauts faits avec ces bêtes d’anglais. Un jour il vint à parler de Michel-Ange Buonarroti, à propos d’un dessin que j’avais fait d’après un carton de cet homme divin. « Buonarroti et moi, nous dit-il, nous allions ensemble, étant enfants, étudier à la chapelle de Masaccio, dans l’église du Mont-Carmel. Il avait l’habitude de se moquer de tous ceux qui dessinaient. Un jour entre autres qu’il me taquinait, il me poussa à bout, et je lui donnai un si violent soufflet à poing fermé, que je sentis les cartilages se briser sous le coup, comme si c’eût été une oublie. Je suis sûr qu’il portera toute sa vie la marque que je lui ai faite. » Ces paroles excitèrent tant de haine en moi qui voyais tous les jours les œuvres du divin Michel-Ange, que non-seulement je n’eus pas envie d’aller avec Torrigiani en Angleterre, mais que je ne voulais plus le voir. » (Mémoires de Cellini, traduction de Fargeasse.)

  1. Filippo Brunelleschi.