Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/4

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Piero di Cosimo.

PIERO DI COSIMO,
PEINTRE FLORENTIN.


Pendant que le Giorgione et le Corrége illustraient la Lombardie, la Toscane avait aussi ses grands maîtres ; et certainement Piero di Cosimo n’est pas le moindre parmi eux. Il était fils d’un orfèvre nommé Lorenzo, et élève de Cosimo Roselli, dont il porta toujours le nom, parce qu’il regardait plutôt comme son véritable père celui qui lui avait procuré l’indépendance et le talent, par ses leçons, que celui dont il n’avait reçu que la vie.

Piero, dont les dispositions brillantes n’avaient pas échappé à l’orfèvre, fut confié à Cosimo, et jouit de bonne heure de l’affection toute paternelle d’un maître qui l’avait vu grandir, en mérite et en âge, au milieu de sa nombreuse école. Au reste, son esprit élevé, ses habitudes et ses goûts le faisaient remarquer entre tous ses camarades. Assidu et pensif de sa nature, il apportait au travail une application si grande qu’il n’écoutait rien autour de lui ; il fallait lui répéter plusieurs fois les choses pour les lui faire entendre. Grand amateur de la solitude, il allait au loin s’abandonner à sa rêverie, la tête pleine de pensées fantastiques, ou de projets imaginaires.

Piero aida beaucoup son maître, qui lui remettait assez ordinairement à exécuter les parties les plus difficiles de ses ouvrages. Roselli aimait tendrement Piero, et se voyait, sans aucun sentiment d’envie, surpasser par son élève en intelligence et en habileté ; aussi l’emmena-t-il à Rome, lorsqu’il y fut appelé par le pape Sixte pour y orner une chapelle. C’est dans une des compositions faites à ce sujet, que Piero exécuta le beau paysage dont nous avons déjà parlé dans la vie de Cosimo. Sa rare facilité à peindre d’après nature lui permit de faire entrer dans les tableaux de son maître les têtes de plusieurs personnages notables, entre autres celles de Verginio Orsino et de Ruberto Sanseverino. Quant au portrait détaché du duc Valentin, fils d’Alexandre VI, qu’il fit également à Rome, on ignore ce qu’il est devenu ; mais le carton en a été conservé, et se voit chez le vertueux et révérend Messer Cosimo Bartoli, prévôt de San-Giovanni.

De retour à Florence, Piero reçut beaucoup de commandes des plus riches particuliers, et fit plusieurs bons tableaux. J’en ai vu le plus grand nombre, ainsi qu’une foule de ses dessins et études, disséminés maintenant chez les amateurs.

On trouve de lui, au noviciat de San-Marco, une Madone debout, et tenant son fils dans ses bras ; et dans l’église de Santo-Spirito, dans la chapelle de Gino Capponi, une Visitation de la Vierge, dans laquelle il a placé un Saint Nicolas et un Saint Antoine. Ce dernier est absorbé dans sa lecture et porte une paire de lunettes sur le nez. Il règne une grande énergie dans cette peinture à l’huile, et quelques-uns des accessoires, comme un vieux livre relié en parchemin, et deux boules qui se renvoient la lumière et les reflets, sont de vrais trompe-l’œil. On peut prendre, en voyant cette œuvre, l’idée de la bizarrerie de son imagination et de son amour pour les choses difficiles et singulières.

C’est surtout après la mort de son maître qu’il déploya tout son caractère, et qu’il s’abandonna complètement à l’étrangeté de ses goûts. Toujours enfermé, et ne permettant à personne de le voir travailler, il vécut dès lors en véritable sauvage. Il ne voulait pas qu’on balayât ses chambres ni qu’on cultivât son jardin. Sa vigne rampait à terre, ses figuiers et ses autres arbres n’étaient jamais élagués. Il lui fallait les choses en cet état pour qu’il les trouvât bien ; les soins de l’homme n’étant bons, suivant lui, qu’à ôter aux productions de la nature leur vigueur et leurs beautés. Rien ne pouvait égaler sa joie quand il rencontrait quelque monstruosité dans une plante ou dans un animal. Il en parlait alors avec une telle abondance à ses amis, que la cause de son contentement devenait bientôt celle de leur ennui. Il n’y avait pas d’objet si repoussant qui ne lui fournît sujet à contemplation. Sur les murailles couvertes de crachats et d’ordure, il lisait les plus belles choses du monde, des chevaux, des batailles, des villes fantastiques, des paysages immenses. Il n’était pas plus embarrassé pour commenter les nuages de la même manière.

Piero s’était appliqué à la peinture à l’huile, après avoir vu plusieurs morceaux du Vinci, dont il sentait tout le mérite. Admirateur passionné de l’exécution exquise et harmonieuse de ce grand maître, il chercha à s’en rapprocher, mais il en resta toujours assez loin, et cela se comprend : il savait trop peu s’astreindre à un procédé habituel, et semblait chercher, à chaque chose qu’il commençait, un nouveau système d’exécution.

Si Piero n’eût pas été d’une humeur aussi excentrique, s’il eût tenu plus compte de lui-même dans sa vie, on aurait mieux apprécié son génie, et aimé davantage sa personne ; tandis qu’on ne le regarda guère que comme un fou, à cause de ses mœurs farouches et cyniques ; quoique, après tout, il n’eût jamais fait de tort qu’à lui-même, et qu’il eût servi réellement au progrès de l’art. Aussi, tout artiste éminent, tout homme d’un beau génie averti par ces exemples, devrait s’observer et faire attention à sa fin.

Cependant, je dois avouer qu’à ses débuts, Piero fut beaucoup recherché par la jeune noblesse de Florence, précisément à cause de l’extravagance et de la singularité de son imagination. Nos jeunes seigneurs l’employaient, au carnaval, à organiser leurs divertissements, qu’il savait enrichir d’une pompe et d’une grandeur inaccoutumées. On assure même que, le premier, il fit parcourir les rues aux mascarades, à l’instar des anciens triomphes. Au moins est-il vrai que, le premier, il sut leur donner plus d’éclat et de popularité, en introduisant une action à la représentation de laquelle il faisait concourir musique, paroles et costumes, avec grand renfort d’acteurs à pied et à cheval. Il y avait bien là, il faut le reconnaître, une donnée large et ingénieuse ; et ce devait être quelque chose de magnifique à voir la nuit, à la lueur de plus de quatre cents torches, qu’un cortége de cavaliers, travestis avec goût et intention, cheminant deux à deux sur leurs chevaux splendidement harnachés, escortés par des valets en livrée uniforme et portant les flambeaux. Le char du triomphe, richement orné, était plein d’objets bizarres : cela enchantait le peuple et ouvrait les esprits.

Parmi toutes ces fêtes, je veux succinctement en signaler une qui fut conduite par Piero, déjà sur le retour de l’âge. La gaieté de celle-ci ne fit pas son succès, elle plut, au contraire, à cause de ce qu’elle avait d’horrible et d’inattendu ; car l’horrible peut nous plaire quand on sait nous le présenter avec art et convenance ; les représentations tragiques en sont la preuve ; et l’on goûte ces choses comme les aliments acides et âcres qu’on recherche quelquefois.

Piero avait donc très secrètement exécuté, dans la salle du pape, un char de la Mort. Rien n’en avait transpiré, et la ville allait en recevoir en même temps le spectacle et la nouvelle. Cet énorme char s’avançait, traîné par des buffles ; sa couleur noire faisait ressortir les ossements et les croix blanches dont il était semé. À son sommet se trouvait la gigantesque représentation de la Mort, tenant sa faux en main, et entourée de tombeaux qu’à chaque station on voyait s’entr’ouvrir, et dont sortaient des personnages couverts d’une draperie sombre, sur laquelle étaient peints les os des bras, du torse et des jambes. Des masques à têtes de mort suivaient à distance ce char fantastique, et renvoyaient à demi, à tous ces pâles squelettes, à toutes ces draperies funéraires, la lueur lointaine de leurs torches. La terreur était à son comble, quand, au son de la musique sourde et lugubre des trompes, les squelettes soulevaient lentement le couvercle de leurs tombes, et, s’asseyant sur le bord, entonnaient d’une voix triste et languissante cette noble complainte :

Dolor, pianto, e penitenza, etc.

À la suite s’avançait encore toute une légion de cavaliers de la mort, sur les chevaux les plus maigres et les plus décharnés qu’on pût voir, au milieu d’un peuple de valets et d’écuyers agitant leurs torches allumées, et leurs enseignes noires déployées. Pendant toute la marche, cette procession chantait, en mesure, et d’une voix tremblante, le Miserere des psaumes.

Quoique ce sinistre spectacle ne convînt guère au temps du carnaval, la perfection de son arrangement et l’intelligence qui y avait présidé remplirent la ville d’étonnement et d’admiration. Piero, le grand metteur en œuvre de cette pompe, fut accablé d’éloges et de remercîments ; et depuis, chaque année fournit son allégorie nouvelle. Au reste, Florence peut se vanter de n’avoir jamais eu de rivales pour ces fêtes ; les vieillards qui ont vu le triomphe de la Mort en gardent un profond souvenir, et en parlent sans cesse. Andrea del Sarto, élève de Piero, et Andrea di Cosimo, qui tous deux aidèrent à ce travail, assurent que Piero voulut, par cette allégorie, annoncer le prochain retour de la famille des Médicis, alors exilée de Florence. Cette noble maison, morte pour ainsi dire, devait ressusciter en reparaissant avec éclat dans sa patrie ; c’est dans ce sens qu’on interprétait les paroles de la complainte :


Morti siam, come vedete,
Così morti vedrem voi :
Fummo già come voi sete,

Voi sarete come noi, etc.

Ce qui donnait à entendre que la résurrection des Médicis serait une sorte de mort pour leurs ennemis. Quoi qu’il en soit de la signification qu’on ait dans le temps attachée à cette invention, il est très certain que, quand les Médicis rentrèrent, on expliqua la chose ainsi. Tant le public aime à retrouver l’annonce des événements qui le frappent dans les faits qui les ont précédés.

Mais revenons à l’art, et continuons la revue des œuvres de Piero. On peut voir de lui un tableau très remarquable dans la chapelle des Tebaldi, dans l’église des frères Servites, où sont conservés la robe et l’oreiller de saint Philippe, frère de cet ordre. Une Madone, debout et élevée sur un piédestal, tient un livre à la main et tourne la tête au ciel ; sainte Catherine et sainte Marguerite l’adorent à genoux, tandis que saint Pierre et saint Jean l’Évangéliste, avec saint Philippe Servite, et saint Antoine, archevêque de Florence, la contemplent debout. Le SaintEsprit plane sur toute la scène et l’illumine. Piero a voulu que l’éclat de la divine colombe fût la seule lumière qui éclairât ses figures. Il y a dans ce tableau des parties très bien dessinées et fort gracieuses ; la localité en est fort soutenue, et le paysage très remarquable par la forme étrange des arbres et des rochers.

Dans le même lieu, Piero exécuta sur des gradins plusieurs petits sujets, entre autres une Sainte Marguerite sortant du ventre du dragon. Le monstre est hideux, ses yeux flamboient, tout son aspect menace du venin et de la mort. Je dois dire ici que Piero porta aussi loin qu’on peut l’imaginer le talent d’exprimer les objets effroyables et terribles. Il offrit au magnifique Julien un monstre marin de sa façon, qui était d’une difformité si extravagante, que la nature dans ses plus étonnants écarts n’a jamais pu rien créer qui s’en approchât. Cette peinture est maintenant dans la galerie du duc Cosme, qui possède en outre un recueil d’animaux fantastiques, dessinés à la plume par Piero avec un soin et une patience inimitables. Ce cahier a été donné au duc Cosme par Messer Cosimo Bartoli, prévôt de San-Giovanni, grand amateur et mon ami intime.

Piero, ayant eu à décorer une salle dans la maison de Francesco Pugliese, donna l’essor à tout ce que son imagination fantasque avait de ressources pour créer et agencer les animaux, les accessoires avec l’architecture la plus fabuleuse. J’ignore ce que sont devenues toutes ces petites peintures enlevées de la muraille après la mort de Pugliese et de ses fils, ainsi qu’une très jolie composition représentant Mars, Vulcain, Vénus et les Amours.

Il fit pour le vieux Filippo Strozzi un petit tableau : Persée délivrant Andromède. Messer Giovan Battista Strozzi, connaissant le vif amour des arts et le goût éclairé du Signor Sforza Almeni, premier cameriere du duc Cosme, lui en a fait présent ; on le voit donc maintenant chez ce dernier, qui en connait tout le prix. C’est une des plus charmantes peintures de Piero. Le monstre marin est merveilleux. L’attitude héroïque de Persée, qui s’apprête dans les airs à le frapper de son épée, ainsi que l’expression touchante de la belle Andromède, qui attend en tremblant sa délivrance, sont parfaitement rendues. Sur le devant de la composition, se groupent des personnages nombreux, dont quelques-uns font de la musique, chantent et se réjouissent à l’avance de l’issue du combat. Rien n’est plus ravissant que plusieurs têtes de ce premier plan. Le paysage est d’une beauté rare, et le fini et la suavité de l’ensemble sont très remarquables.

Piero peignit une seconde fois les Amours de Mars et de Vénus. Le dieu de la guerre a dépouillé son armure, et dort nu sur un gazon émaillé de fleurs. Autour de lui une foule d’enfants folâtrent et jouent avec son casque, sa cuirasse et ses brassarts. Piero n’a pas oublié les colombes et les attributs de l’Amour ; et suivant ses ordinaires caprices, il nous fait voir, dans un bosquet de myrtes, Cupidon tout effrayé à l’approche d’un lapin. — Ce tableau se voit à Florence, chez Giorgio Vasari : c’est pour lui un précieux souvenir d’un peintre dont il aima toujours la singularité et le talent.

Le directeur de l’hôpital degl’ Innocenti, intime ami de Piero, le chargea de peindre un tableau à l’entrée de son église, à gauche de la chapelle del Pugliese. Piero l’acheva à son aise après avoir fait le désespoir du pauvre directeur, auquel il ne voulut jamais ouvrir sa porte tout le temps que son travail dura. Le directeur ne pouvait comprendre de tels procédés, à cause d’abord de leur mutuelle amitié, et ensuite à cause de l’argent qu’il déboursait chaque jour. Il finit donc par se fâcher sérieusement, et par déclarer à Piero qu’il n’acquitterait pas le dernier payement s’il ne voyait où en était sa peinture. Piero répondit par une menace de crever la toile et de tout détruire. Le pauvre directeur céda et paya, et fut obligé d’attendre la fin de l’ouvrage avec autant de résignation qu’il avait d’abord montré d’impatience. En somme, Piero n’eut pas tort, car il y a de bonnes choses dans ce tableau.

Après cette aventure, il se mit à peindre dans l’église de San-Piero-Gattolini une Vierge entourée de quatre figures, et couronnée par deux anges. Il s’en tira avec beaucoup d’honneur. Cette composition se voit maintenant à San-Friano, où elle a été transportée après la destruction de la première église. On trouve encore, à San-Francesco de Fiesole, une Conception, peinte par lui sur une cloison. Les figures y sont d’une moyenne dimension. C’est une fort bonne petite chose.

Disons enfin, pour clore la revue de ses travaux, qu’il exécuta, à sa grande satisfaction, plusieurs bacchanales dans la maison de Giovan Vespucci, vis-à-vis San-Michele della via de’ Servi, aujourd’hui di Pier Salviati. On peut se figurer facilement quel beau champ de tels sujets ouvraient à l’imagination de Piero. En effet, il y a de quoi rester émerveillé devant la grâce de tous ces enfants, et de toutes ces bacchantes, et devant l’étrangeté de toutes ces figures à physionomies de boucs, satyres, faunes et sylvains. Rien n’est spirituel comme le Silène, qui s’y rencontre, rayonnant d’une joie bachique, et monté sur un âne auquel il donne à boire en marchant.

Piero, dans ses ouvrages, savait allier à l’esprit le plus fantasque et le plus original une grande finesse d’observation et une connaissance approfondie de la nature ; il travaillait pour lui-même, et la satisfaction intime que lui procurait son art le rendait insensible aux fatigues et à la longueur du temps qu’exigeaient ses productions. Il ne pouvait en être autrement chez un homme passionné, qui, ne tenant aucun compte de son bien-être, en était venu à se soucier si peu des jouissances matérielles, qu’il vivait continuellement d’œufs durs, cuits non pas pour chacun de ses repas, mais par cinquantaines à la fois, afin d’épargner le temps ou le feu, lorsqu’il faisait chauffer sa colle. Alors le bon Piero ne s’inquiétait plus de sa nourriture, jusqu’à ce qu’il ne trouvât plus un seul œuf au fond de sa corbeille. Toute autre manière de s’arranger dans la vie lui paraissait une servitude, en comparaison de la sienne. Il ne pouvait supporter l’ennui mortel, suivant lui, d’entendre crier les enfants, tousser les hommes, sonner les cloches, chanter les moines ; mais si la pluie tombait à torrents, il éprouvait un vif plaisir à la voir frapper à-plomb les toits, et rejaillir sur le pavé. Cependant l’orage lui faisait peur, il fermait ses fenêtres et sa porte, et s’il tonnait fort, il se cachait dans son manteau, et allait se blottir dans un coin de son atelier. Il avait une telle mobilité et une telle incohérence dans sa conversation, il lui venait à l’esprit de si belles choses à dire, qu’il y avait de quoi mourir de rire en l’écoutant.

Dans sa vieillesse, quand il eut atteint environ l’âge de quatre-vingts ans, ses manies, poussées au-delà de toutes les bornes, inspiraient un sentiment de pitié. Ne souffrant aucun domestique autour de lui, toute aide manquait à ce malheureux et farouche vieillard. Devenu paralytique, le pauvre Piero voulait encore peindre. Il faisait d’inutiles efforts pour affermir sa main ; comme il ne pouvait y réussir, il entrait en fureur, et laissait tomber son appuie-main et sa brosse ; son désespoir faisait peine ; ne sachant alors à quoi s’en prendre, il se fâchait contre les mouches, et se mettait en colère contre son ombre.

Néanmoins, dans sa languissante vieillesse, il fut encore visité par quelques amis qui l’engageaient à se réconcilier avec Dieu ; toujours il les remettait au lendemain. Ce n’est pas qu’il manquât de foi, car, malgré son étrange manière de vivre, il n’avait cessé de se montrer fort religieux ; mais il ne pouvait se persuader qu’il fût si près de sa fin. Dans ces circonstances il aimait à s’entretenir des maladies qui tourmentent et épuisent le corps, et des souffrances bien plus vives du malheureux qui sent son esprit s’affaiblir peu à peu avant de mourir tout entier. C’était à ses yeux la plus grande des misères. Puis il déblatérait contre les médecins, les apothicaires, les garde-malades qui font mourir leur patient d’inanition, tout en le violentant pour lui faire avaler les sirops et les potions. Il énumérait longuement tous les supplices et tous les martyres qui précèdent la dernière heure : subir les médecines et les clystères, être empêché de dormir quand on a sommeil, être forcé de faire son testament, entendre pleurer ses parents, être laissé dans une chambre sans lumière. Mais en revanche sa tête s’exaltait à la pensée de la mort sur un échafaud. C’était une belle chose, à son gré, que de marcher à l’éternité en plein air, entouré des flots du peuple, transporté par les saintes exhortations du prêtre et les prières de la foule, et de se sentir emporté au paradis sur l’aile des anges. C’est ainsi que cet homme bizarre amenait toutes ses pensées et tous ses discours aux conclusions les plus extrêmes.

Avec de si étranges idées, il devait vivre et mourir étrangement. Il fit si bien qu’un jour de l’année 1521 il fut trouvé mort, au bas de son escalier. On l’enterra à San-Pier-Maggiore.

Ses élèves furent nombreux. Je citerai entre autres Andrea del Sarto, artiste du plus grand mérite.

Francesco da San-Gallo nous a laissé le portrait de Piero dans sa vieillesse. Il était son ami intime, et je ne dois pas oublier de dire qu’il possède de la main de Piero, une magnifique tête de Cléopâtre, et deux portraits frappants, l’un de Giuliano son père, l’autre de son oncle Francesco Giamberti.

Le Vasari s’est évidemment complu dans la biographie de Piero di Cosimo, et nous comprenons fort bien que les annotateurs de l’édition de Milan, en 1809, en aient fait la remarque. « N’en déplaise, disent-ils, à maître Georges, c’est trop, malgré tout le mérite de Piero di Cosimo, de le comparer au Corrége et au Giorgione. » Comment, en effet, ne pas trouver de l’exagération dans ce rapprochement établi entre un bomme parfaitement oublié maintenant, et les deux peintres illustres qui ont fondé les écoles vénitienne et lombarde ?

Cependant, en y réfléchissant, il y a moins de légèreté qu’on ne le croirait d’abord dans la haute estime que le Vasari professe pour son compatriote. C’est que, dans les arts surtout, beaucoup de réputations, même éclatantes et incontestées, sont destinées à décroître avec le temps et à se perdre ; c’est que beaucoup de résultats, qui paraissent tenir du prodige, sont destinés à subir l’indifférence et le dédain de la postérité, tandis que des noms et des œuvres à peine remarqués vont au contraire s’anoblissant de plus en plus. Il paraît qu’il n’est guère facile au critique de faire cette distinction parmi ses contemporains  ; car, assurément, beaucoup plus de gens auraient devancé la postérité dans ses jugements. Aussi faut-il accepter avec moins d’aigreur et de blâme ces comparaisons étranges dont les critiques anciens abondent, et qui nous choquent tant aujourd’hui. On le doit d’abord, parce qu’il faut reconnaître qu’il est difficile de ne pas broncher dans l’appréciation des choses de l’art, même en y apportant beaucoup de tact et de bonne foi ; ensuite, parce qu’il ne faut pas perdre de vue que, si les opinions passées sont facilement attaquées par nous, nos opinions présentes se défendront peut-être plus mal un jour. Comment croire, en effet, que nos critiques les plus sûrs, nos juges les mieux accrédités, soient à l’abri de faire des sottises, et, chose grave, de reproduire ces dénis de justice et ce despotisme affreux de l’ignorance ou de la distraction qui sacrifièrent le Dominiquin à Lanfranc, le Poussin et le Puget à Lebrun et à Girardon, Lesueur à Mignard, Géricault et Prud’hon à d’autres ? Comment ne pas craindre que nos écrivains les plus éminents ne tombent dans des hérésies aussi grossières, même avec l’assentiment des artistes, quand on se rappelle que Molière, Voltaire et Diderot, ont rapproché, avec l’assentiment de leur siècle, Mignard et les Vanloo, de Raphaël et d’Appelle.

Mais en opposant, pour l’honneur de la Toscane, le nom de Piero di Cosimo aux grands noms de Giorgione et de Corrége, le Vasari a moins manqué de goût en matière d’art, que de raison dans l’appréciation philosophique des choses. Cela doit facilement se comprendre. Le Vasari, grand artiste lui-même et Florentin, était trop soumis aux exigences intimes de l’art, aux conditions matérielles de la forme et de l’arrangement, pour être exposé à tomber dans des erreurs grossières de goût. D’ailleurs, Florence, au temps du Vasari, était comme un atelier ; les arts y étaient trop populaires et les yeux trop bien exercés, pour qu’un homme y obtînt une grande réputation sans avoir préalablement atteint aux limites extrêmes de son métier. C’était un temps de forte éducation et d’excitans concours, où tous ces grands ouvriers, que Florence idolâtrait et occupait, nourris aux mêmes écoles, conduits par les mêmes principes, arrivaient à un talent pareil, on oserait même dire égal. Leur génie seul différait, et c’est plus qu’il n’en faut pour varier et espacer suffisamment les œuvres et les hommes. Aussi, bien que nous ayons été un peu émus nous-mêmes de la comparaison hardie de notre auteur, nous n’admettons pas que l’élève de Cosimo Roselli ait été, comme on l’a dit en retour, un homme médiocre, un artiste incorrect par ignorance. Les hommes médiocres sont difficiles à trouver parmi ceux qui ont semblé au Vasari et au quinzième siècle être des hommes d’élite. Piero n’a-t-il pas fait son apprentissage à côté de Bartolommeo et de l’Albertinelli ? ne s’est-il pas mis en œuvre comme eux sous la grande impulsion de Léonard ? Le Pontorme, déjà admiré et encouragé par Michel-Ange et Raphaêl, ne vint-il pas travailler dans l’atelier de Piero ? Piero n’est-il pas, enfin, le maître d’un des plus grands maîtres que l’art ait comptés du divin Andrea del Sarto ? Tous ces hommes se tenaient par de nombreux rapports, par leurs études, leurs progrès, leur direction. On pouvait, en les comparant, manquer plutôt de mesure que de goût ; et c’est là ce qu’il fallait dire.

Maintenant, reste à apprécier le peu de mesure apporté par notre auteur dans la question dont il s’agit.

Sans vouloir, dieu merci, nous montrer trop commodes aux théories égoïstes et folles de certains artistes et littérateurs modernes qui prétendent enfermer l’art pour le mieux garder ; qui croient s’avancer davantage vers la perfection en se refusant à servir ou à subir les sympathies et les besoins de leur temps ; qui font, enfin, comme ils s’en flattent, et suivant leur langue, de l’art pour l’art ; il faut bien, cependant, se préserver de l’excès contraire. Il faut convenir que l’art doit être jusqu’à un certain point désintéressé comme toute chose véritablement grande. Il faut convenir que si l’art s’allanguit et meurt quand il se refuse aux embrassements féconds de la conviction humaine, il se dénature également, et s’amoindrit quand il se laisse violer par les passions étroites et inintelligentes du caprice, de la mode et des partis. La place normale de l’art est près de tout ce qu’il y a d’éternel et de durable. Quelle chose a pu être adoptée comme belle et forte dans le passé, si l’artiste n’a pas su s’inspirer aux sympathies de son temps ? Mais quelle chose aussi a pu continuer à paraître telle jusqu’à ce jour, si l’artiste n’a pas su se distraire des préoccupations contemporaines assez pour réveiller des cordes encore sensibles chez nous. C’est là le secret intime de ces grandes œuvres que chaque génération recommande à l’admiration de celle qui la suit, et qu’aucune n’oublie.

Le Corrége et le Giorgione, pour ne parler que d’eux ici, se sont bien montrés hommes de leur temps. Leurs œuvres sont-elles d’un moindre intérêt pour nous à cause de cela ? Non, assurément. — Mais les peintures de Piero di Cosimo ne sont plus que de muets emblèmes, d’indifférents hiéroglyphes. C’est que le Corrége et le Giorgione, pour s’être mieux tenus à part, pour s’être moins immiscés dans les petites particularités de leur siècle, pour s’être moins compromis aux prédilections et aux antipathies passagères de leur époque, en ont reçu une inspiration plus réelle et plus large, et en ont mieux reproduit l’expression générale. En effet, ils se lient admirablement tous les deux, par la simplicité et la magnificence de leurs peintures, à cette belle transition de l’art humain, qu’on appelle une renaissance, et qui n’est qu’un accroissement. Le Corrége surtout, ce mélancolique introducteur de la volupté païenne et de la grâce antique, représente à un degré très élevé cette tendance du moyen-âge à s’agrandir et à se compléter par un retour confiant vers les traditions qu’il avait si longtemps repoussées. — Tandis que Piero, s’amusant à ses caprices personnels, se vouant à la mode, s’aheurtant aux allusions piquantes fournies par les rancunes et les discordes civiles, est resté engagé dans tous ces détails que la postérité, qui ne voit que la masse, oublie. Mais Piero a fait un grand bruit de son temps. La singularité de ses conceptions et le cynisme de ses mœurs avaient causé une profonde sensation sur les esprits ; il était si bien placé pour produire tout son effet, cet homme bizarre ! À la fin des temps de dévotion sincère, et au commencement de cette époque railleuse de doute et d’irréligion qui s’ouvrait, période où il est si difficile aux hommes d’action de se bien tenir et se garder, où la folie se conserve mieux que la sagesse, et où l’extravagance influe autant que la raison. Piero était fou, mais de cette folie intelligente dont les analogues ne se retrouvent nulle part que dans ces circonstances précises de l’histoire. Délire problématique qui cache peut-être le plus adroit compromis qu’un homme puisse faire entre la turbulence du tempérament et le calme de la tête ; car ces génies bouffons sont aussi rares que les génies les plus graves. Avant de produire leurs œuvres, ils les ont mûries dans l’observation et le travail ; et au milieu de leurs écarts, on voit percer partout le calcul des meilleurs esprits et la tenue des plus fermes caractères. Ajoutez que, choisissant le rôle en apparence le plus hardi, ils savent se créer une vie facile, et s’assurer une fin tranquille. Piero, dans son genre et dans son lieu, en est un aussi bon exemple que Rabelais. Cependant, pauvre peintre, il avait remué avec une incroyable témérité, selon le témoignage de ses contemporains, la question politique et la question religieuse ; mêlant les choses saintes aux choses profanes, les chants solennels de l’église aux cris du carnaval, introduisant les psaumes de la pénitence au milieu des orgies ; jetant, enfin, les vêtements sacrés du prêtre aux mascarades des rues : désordre et confusion plutôt apparents que réels, et dont son siècle avait la clé. Il n’était qu’à moitié fou, et à moitié naïf comme son temps, cet homme du peuple, qui travaillait en-dessous la jeune noblesse en s’emparant de ses plaisirs, et qui poussait son art à une haute virtualité en donnant à ses fêtes la pompe et la signification des représentations scéniques. — Mais rien ne demeure pour la postérité de toute cette réalisation transitoire. Les vieillards qui racontaient, sans tarir, au temps du Vasari, les grands triomphes et les imaginations merveilleuses de Piero, ont passé avec les derniers échos des fêtes florentines et des acclamations qui accueillirent les Médicis revenant de l’exil. L’épigramme, la satire, la caricature, toute cette verve populaire s’est éteinte avec les dernières étincelles du bûcher de Savonarole. — Le public perd si vite la mémoire des hommes qui le servent au jour le jour ! et Piero était essentiellement de ceux-là. Il faut davantage dédaigner le présent, mieux envisager l’avenir, et s’y placer de soi-même en quelque sorte, si l’on veut que l’avenir vous adopte. Il n’y a plus maintenant de Guelfes ou de Gibelins pour s’émouvoir aux colères du Dante, il y a encore tout un peuple pour s’abreuver à son immortelle poésie. Il n’y a plus personne pour comprendre ce qui a pu survivre des allusions de Piero ; il y a tout un peuple pour admirer les peintures du Corrége.

Mais toujours est-il que Piero di Cosimo fut une brillante et utile actualité, et qu’en l’opposant au peintre lombard, le Vasari a cru peut-être montrer une grande impartialité ou même une hâtive bienveillance pour ce dernier ; car, si, d’un côté, les jeunes gens avaient déjà commencé une réaction en faveur du Corrége, il faut se souvenir, de l’autre, que les vieillards déposaient encore du génie de Piero[1] !

  1. Voir Lanzi, I, 140-264. — Baldinucci. decenn. VII, part. 2 sect. 3. — Etrus. pittrice.