Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/3

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ANTONIO DA CORREGGIO,
PEINTRE PARMESAN.



Je ne veux pas sortir du pays que la nature, pour ne pas être accusée de partialité, dota d’hommes aussi rares et aussi précieux que ceux dont elle avait orné la Toscane pendant de longues années. Parmi ces hommes brille Antonio da Correggio, peintre éminent, doué d’un beau et grand génie. Il arriva à une telle perfection dans le style moderne, qu’en peu d’années, à l’aide de ses qualités naturelles et de ses puissants efforts, il devint un merveilleux et sublime artiste (1).

Il était d’un caractère très timide ; et pour soutenir sa nombreuse famille, il exerçait son art, aux dépens de sa santé, au milieu de fatigues continuelles. Sa bonté d’âme le faisait agir ainsi ; cependant il s’affectait outre mesure des maux qui pèsent sur notre pauvre humanité. Il était très mélancolique et se rendait esclave de ses travaux. Aucune difficulté ne put jamais l’arrêter, comme le prouve une multitude de figures qu’il peignit et termina avec soin, dans la grande tribune de la cathédrale de Parme. Dans cette peinture, les raccourcis et les perspectives de bas en haut tiennent vraiment du prodige (2).

Il fut le premier qui introduisit en Lombardie le style moderne ; aussi pense-t-on que s’il eût quitté sa patrie pour visiter Rome, il eût enfanté des miracles et se fût montré un dangereux rival pour les grands hommes de son époque. Sans avoir vu les antiques et les bonnes productions modernes, il créa des chefs-d’œuvre : s’il les eût connus, n’est-il pas certain qu’il se serait encore perfectionné, et que de progrès en progrès il aurait atteint les dernières limites de l’art ? Aucun peintre ne surpassa ce divin artiste et ne put comme lui réunir la morbidesse et le relief, tant ses carnations étaient pleines de souplesse et de suavité, tant il savait donner de grâce et d’élégance à tous ses ouvrages.

Antonio fit pour la même cathédrale deux grands tableaux à l’huile, dans l’un desquels on voit un Christ mort, qui fut couvert d’éloges. À San-Giovanni de Parme, il peignit à fresque une tribune, où il représenta la Vierge montant au ciel, entourée d’une quantité immense d’anges et de bienheureux. On a peine à comprendre qu’il ait pu exécuter et même inventer cette admirable composition. Nous ne saurions décrire la beauté des draperies et le caractère des figures. Nous possédons dans notre recueil quelques études faites pour ce tableau et dessinées au crayon rouge par Antonio lui-même, ainsi que plusieurs croquis de sacrifices antiques, et divers ornements dans lesquels se jouent des enfants d’une beauté ravissante. Si Antonio n’avait pas donné à ses peintures la perfection que nous leur voyons, ses dessins, quoique bons, remplis de charme et faits de main de maître, ne lui auraient pas acquis la réputation dont il jouit parmi les artistes. Notre art est si difficile, et demande tant de genres de perfection, que rarement un homme peut les posséder tous. Les uns, habiles dessinateurs, pèchent par le coloris ; d’autres au contraire, merveilleux coloristes, sont de pauvres dessinateurs. Ceci provient du sentiment et de la pratique qu’on adopte dès l’enfance : pour atteindre la perfection, il faut joindre le coloris au dessin. C’est pourquoi une haute distinction est due au Corrége, qui réunit toutes ces qualités dans ses tableaux à l’huile et ses fresques. L’Annonciation qu’il peignit à Parme, dans l’église des Franciscains, vient à l’appui de ce que nous disons. Cette fresque est si admirable, que les frères voulant faire réparer le bâtiment, et craignant que la peinture n’éprouvât quelque dommage, entourèrent de charpentes armées de ferrements la muraille qu’ils coupèrent peu à peu, et ils réussirent à sauver ainsi un chef-d’œuvre qu’ils placèrent ensuite dans un lieu plus sûr du même couvent.

Le Corrége peignit aussi sur une porte de la ville une Vierge tenant l’enfant Jésus dans ses bras. Les étrangers, qui ne connaissent pas les autres ouvrages d’Antonio, admirent avec étonnement le ravissant coloris de cette fresque. À Sant’ Antonio il représenta la Vierge, sainte Marie-Madeleine, et auprès d’elles un petit enfant qui tient un livre et sourit si naturellement qu’il égaie et oblige en quelque sorte à sourire avec lui ceux qui le regardent. Il fit encore un Saint-Jérôme, d’une couleur si étonnante, que les peintres dans leur admiration s’accordent à dire qu’il est presque impossible d’aller plus loin.

Antonio fit également, pour différents seigneurs de Lombardie, plusieurs tableaux, deux entre autres qu’il acheva à Mantoue pour le duc Frédéric II, qui voulait les offrir à l’empereur. Jules Romain, en les voyant, dit qu’il ne connaissait personne dont le coloris pût se comparer à celui du Corrége.

L’un de ces tableaux représente une Léda nue, et l’autre une Vénus. Les carnations ont une morbidesse et un modelé dans les ombres qui les rendent semblables à la nature même. Dans un magnifique paysage, on voyait une de ces figures dont les cheveux sont d’une inimitable finesse de tons et de travail. Quelques gracieux amours essaient contre une pierre leurs flèches d’or et de plomb. Une eau claire et limpide, qui coule entre des rochers et vient baigner les pieds de Vénus, donne à cette déesse une grâce indéfinissable. Personne ne pouvait se défendre d’une certaine émotion en découvrant tous les charmes répandus dans cette composition. Aussi Antonio était digne pendant sa vie de tous les honneurs, et méritait après sa mort toute la gloire que la renommée et les écrits peuvent donner aux grands génies.

À Modène, il peignit une Vierge que tous les connaisseurs regardent comme la meilleure peinture de cette ville. À Bologne, les Ercolani, gentilshommes bolonais, possèdent un Christ qui apparaît à Marie-Madeleine dans le jardin.

Il y a peu de temps, Messer Luciano Pallavicino, passant à Reggio, vit un très beau tableau du Corrége, qu’il acheta sans se laisser arrêter par le prix, et qu’il envoya à Gènes, comme une pierre précieuse.

On trouve encore à Reggio un tableau qui représente la Nativité du Christ. La lumière qui s’échappe de la personne de l’enfant Jésus éclaire les pasteurs qui l’entourent. On remarque une femme qui, voulant contempler le Christ, est obligée de voiler ses yeux avec la main, ne pouvant supporter l’éclat qui l’éblouit. Ce mouvement si bien exprimé est un miracle de l’art. Au-dessus de la cabane un chœur d’anges chante les louanges de l’enfant divin. Ce groupe semble plutôt descendre du ciel que créé par la main d’un homme.

Il y a dans la même ville un petit tableau de la grandeur d’un pied, qui est la chose la plus précieuse et la plus belle qu’ait produite le Corrége. C’est un Christ au Jardin-des-Oliviers par un effet de nuit. Jésus est éclairé par les flots de lumière qui environnent l’ange qui lui apparaît. La montagne au pied de laquelle prie le Sauveur jette sur trois apôtres endormis une ombre qui leur donne une force et une vigueur inexprimables. Dans le lointain, l’aurore commence à paraître ; on aperçoit plusieurs soldats accompagnés de Judas. Ce sujet, exécuté dans une petite proportion, est si bien entendu, qu’il serait impossible de rien faire qu’on pût lui comparer. Je pourrais m’étendre longuement sur les travaux de ce grand peintre ; mais je m’arrête ici, car toutes les productions de son génie sont admirées comme quelque chose de divin par tous les artistes.

Je n’ai épargné aucune recherche pour me procurer le portrait du Corrége ; mais comme il ne le fit point lui-même, et que sa vie retirée et laborieuse a empêché les autres peintres de nous le transmettre, mes efforts sont restés infructueux. Modeste et simple, il ignorait son talent, et ne croyait jamais être arrivé à la perfection qu’il désirait dans l’art dont il connaissait toutes les difficultés. Il se contentait de peu, et vivait en très bon chrétien.

Antonio, chargé d’une nombreuse famille et continuellement tourmenté du désir d’épargner, était devenu si misérable dans sa manière de vivre, qu’il ne pouvait l’être davantage. On raconte qu’après avoir reçu à Parme un payement de soixante écus en quadrins, il voulut porter à Correggio cet argent dont il avait besoin, et partit à pied avec cette charge par un soleil brûlant. À son arrivée, harassé de fatigue et de chaleur, il but de l’eau fraîche, et se mit au lit avec une fièvre très violente qui termina ses jours. Il avait environ quarante ans. Ses ouvrages datent à peu près de 1512. Antonio enrichit la peinture de toute la magie des couleurs, et ouvrit les yeux aux peintres lombards, qui sont venus après lui enfanter tant d’œuvres remarquables. Il nous a montré comment on doit peindre les cheveux dont il savait vaincre si facilement les difficultés. Les peintres lui doivent une reconnaissance éternelle (3).

Messer Fabio Segni, gentilhomme florentin, fit en

son honneur l’épigraphe suivante :

Hujus cùm regeret mortales spiritus artus
Pictoris, Charites supplicuere Jovi :
Non alia pingi dextra, Pater alme, rogamus ;
Hunc præter, nulli pingere nos liceat.
Annuit his votis summi regnator olympi,
Et juvenem subito sidera ad alta tulit,
Ut posset melius Charitum simulacra referre
Præsens, et nudas cerneret indè Deas.


À la même époque, vivait Andrea del Gobbo, Milanais, coloriste agréable, qui a laissé beaucoup de peintures, à Milan, sa patrie. On voit à la Chartreuse de Pavie un grand tableau de l’Assomption de la Vierge, que la mort l’a empêché d’achever, et qui montre combien ce peintre était habile et aimait son art.

Le Corrége est un de ces hommes rares qui, préparant tant de choses glorieuses pour la postérité, n’en vivent pas moins ignorés et méconnus de leurs contemporains. Tristes et solitaires existences que rien ne soutient ni ne console au milieu des angoisses du doute et de la faim, si ce n’est une vague espérance de gloire après la mort, et le généreux dépit de leur conscience ! Le Corrége s’écriant devant un tableau de Raphaël : « Et moi aussi, je suis peintre ! » a exprimé dans sa sublime exclamation toute la profondeur de ses souffrances et toute l’intimité de ses joies. Comme le grand et malheureux Galilée, il nous a laissé dans ce cri de sa conviction le secret de son courage et de sa constance ; car si Dieu veut parfois que de telles supériorités restent inaperçues et incomprises, il sait cependant les défendre des injustices et des distractions contemporaines, assez pour que leur mémoire ne s’annihile pas ; et c’est en leur donnant cette conviction du talent qu’il les pousse à l’avenir, à travers leur siècle ingrat.

Mais ces génies dont le présent enregistre à peine l’existence, et dont l’avenir doit proclamer si haut la gloire, sont les écueils où l’historien échoue. Ils demeurent pour nous, comme ces créations spontanées, comme ces apparitions phénoménales, dont la filiation et la loi sont inconnues, et qu’on ne peut rattacher à rien. Car si leurs résultats, que nous admirons, racontent leurs succès et leur force, ils ne peuvent nous dire rien de plus ; et nous devons renoncer aux utiles enseignements que le temps ne nous a pas gardés en anéantissant tous les souvenirs de leur vie et toutes les confidences de leur travail. Quelle a été positivement la marche du Corrége ? quels ont été ses aides et ses obstacles immédiats ? quels ont été ses principes et ses procédés ? nous n’en savons rien, et n’en pouvons rien savoir[1]. Ses ouvrages pourraient seuls nous l’apprendre, mais ils sont trop savants et trop accomplis, pour nous fournir les traces de la main et les jalons de l’ouvrier. Ainsi, par la perfection même de ses œuvres autant que par sa vie oubliée, le Corrége nous échappe entièrement. On dirait qu’il a voulu lui-même aider, par la plus inexplicable exécution, à l’obscurité de son histoire, comme s’il eût prévu que son génie nous paraîtrait plus étonnant par le mystère. La grande figure du Corrége conservera donc ici sa vague et prestigieuse auréole ; il serait par trop hardi d’essayer à lui enlever ce double voile du silence de son histoire et de la discrétion de son talent.

De plus, il faut ajouter, pour mieux faire comprendre toutes les difficultés d’une biographie du Corrége, que l’histoire de la peinture lombarde proprement dite a été jusqu’ici peu connue, ainsi qu’en témoigne dans ces derniers temps le savant Lanzi lui-même. Rome, Florence, Venise et Bologne plus tard, ont moins laissé s’oblitérer les traditions de leurs écoles, et mieux recueilli les faits et la succession de leurs grands maîtres. Au temps du Corrége., dans l’époque la plus brillante de l’art italien, le territoire lombard, divisé en une foule de petites souverainetés, offrait peu d’intérêt à la curiosité étrangère, et appelait peu sur lui les regards du voyageur, de l’étudiant, et de l’historien. Mantoue, Padoue, Reggio, Crémone, Parme, Modène, chaque ville enfin, avait son école distincte. Les travaux et les renommées ne pouvaient s’étendre dans un cercle aussi étroit ; et le Vasari, appelé ailleurs par de plus importantes réalisations et de plus grandes popularités, a dû passer rapidement en revue cet art morcelé et sans chef ; et par conséquent a pu fort peu en connaître la génération, l’ordre et les embranchements. Il n’assigne aucun maître au Corrége, et ne lui trouve aucun élève.

Nous savons bien qu’on a accusé le Vasari d’un sentiment jaloux et du parti pris de dire peu de chose de ce grand homme, toujours, assure-t-on, pour le plus grand honneur de l’école florentine. Mais c’est ici un lieu commun gratuit ; les auteurs les plus sages ont reconnu qu’on avait singulièrement abusé de ce reproche adressé quelquefois avec justice au Vasari. Assurément, s’il eût eu des renseignements plus complets sur le Corrége, et qu’il les eût cachés, il serait impardonnable ; mais il a dû peu le connaître. En effet, où est le contemporain mieux instruit que lui qui l’ait rectifié ? La polémique engagée à l’égard du Corrége ne remonte pas à beaucoup près aussi loin. D’ailleurs, si le Vasari manque d’ampleur et de portée dans son récit, il n’y montre nulle part le cachet de l’injustice et du mauvais vouloir. Le Corrége est pour lui, comme pour nous, un artiste divin. Il ne faut pas oublier non plus qu’ayant acquis plus tard de meilleures données et de nouvelles notions, il répara autant qu’il put ses lacunes et ses erreurs, dans le cours de son ouvrage, et notamment dans la vie de Girolamo Carpi.

Si les auteurs contemporains, ou presque contemporains, comme le Vasari, Ortensio Landi et d’autres, ont été tellement en défaut, il est bien difficile qu’on ait suppléé plus tard à leur insuffisance. On a trouvé cependant à écrire immensément sur le Corrège. Au lieu de se borner à admirer ce grand artiste, on a voulu reconstruire son histoire de toutes pièces. On dirait que, précisément parce qu’on en savait peu de choses, on pouvait se permettre d’en parler davantage. Quant à nous qui désirions compléter notre texte sur un point si important, nous n’avons pas épargné les lectures et les confrontations ; mais nous avons dû voir qu’il n’y avait presque rien à tirer de tous ces échafaudages. Pourtant, si nous ne pouvons rien ajouter à la vie que le Vasari nous a laissée du Corrége, nous devons réduire à leur véritable valeur toutes les inventions et toutes les hypothèses auxquelles la manie des commentateurs a donné cours, et qui ont gagné un certain air d’autorité, à force d’être répétées avec d’autant plus d’assurance qu’elles s’éloignaient de leur source.

Ce sera aussi une occasion de prémunir contre ces arguties niaises et embrouillées, dont tant de compilateurs ont hérissé la chronique de l’art, et de montrer le peu de valeur de tant de pauvres ouvrages sur une si intéressante matière.

Il y a une tradition très populaire sur le Corrége. Le sommaire de sa vie est dans toutes les mémoires, son nom rappelle universellement sa solitude, sa misère, sa mort prématurée et touchante. Cette tradition remonte à sa contemporanéité. C’est seulement un siècle après qu’on commence à la discuter et à la nier. Cependant, comme les critiques n’ont apporté dans la question rien qui ait un certain corps, on s’aperçoit, après avoir beaucoup étudié, qu’il faut en revenir à la tradition. Le Corrége, ainsi que les autres chefs éminents de l’art, appartient entièrement, par sa première manière, au style ancien. Son Saint Antoine de la galerie de Dresde en est une preuve. On y trouve tout entières la sèche régularité et la dévote raideur de l’art catholique du moyen-âge, tandis que dans ses derniers ouvrages il est parvenu aux limites extrêmes de l’art réformé. Comment, voué d’abord à une pratique patiente, minutieuse et arbitraire, a-t-il pu arriver à l’exécution la plus hardie, la plus large, la plus vraie ? Question grave qui a beaucoup tourmenté les critiques italiens[2], et qu’on pouvait plus facilement résoudre en quelques mots que par les gros volumes qu’il leur a convenu d’écrire ; parce que les généralités de l’art, bien comprises, peuvent seules rendre compte de ces étonnantes transitions, et que tant de détails rassemblés çà et là ne peuvent qu’embrouiller et obscurcir cette difficulté. Mais les érudits aiment les grands mystères, afin de pouvoir révéler de grands secrets. Ils ont à toute force voulu établir qu’il y avait un arcane tout-à-fait incompréhensible dans la transformation du talent du Corrége. Ils l’ont fait dépendre d’une sorte de recette merveilleuse qu’il avait dû emprunter à quelqu’un. Ils ont fait du Corrége, de cet obscur et sédentaire paysan, une espèce d’Argonaute allant par monts et par vaux chercher ce précieux talisman, qui devait plus tard lui faire délicieusement peindre les chairs, et même les cheveux, comme l’a remarqué si puérilement le Vasari, dans sa grande admiration. Cependant les premiers commentateurs, plus rapprochés de la tradition, avaient compris qu’il ne fallait pas envoyer le Corrége trop loin. Ils avaient assez près de là le Mantègne ; ils supposèrent donc que le Corrége avait été son élève, parce qu’il était son voisin. C’était déjà entreprendre beaucoup d’affirmer cela en l’absence d’aucune preuve plus immédiate. S’ils se fussent bornés à dire que le Corrége avait profité de quelques tableaux du Mantègne qu’il avait pu voir à Parme ou à Modène, nous n’aurions pas à les réfuter. De reste, il est entendu que les grands hommes ne voient rien dont ils ne sachent tirer un parti quelconque ; mais que le talent du Corrége devienne plus accessible, parce que nous le ferions découler des leçons du Mantègne, nous ne pouvons vraiment pas nous y prêter, et nous savons de plus que le Corrége n’avait incontestablement que douze ans à la mort du Mantègne. Cette objection toute positive, tirée de l’âge du Corrége, a été faite avant nous, et il a bien fallu que les commentateurs s’y rendissent ; mais ils se sont alors rabattus sur le fils du même Mantègne, Francesco Mantègne dont ils ont voulu à toute force faire l’émule, le camarade, et le conseiller en beaucoup de choses du Corrége. Le parti était pris de ne pas laisser cet homme seul, ainsi que le présentait l’histoire. D’autres auteurs vinrent qui, trouvant Léonard installé, comme nous l’avons vu à Milan et à la tête d’une école, imaginèrent de décider que le Corrége avait étudié sous lui. Sans doute, si le Corrége avait quelque chose à apprendre il tombait bien. Mais il a dû apprendre vite sous les leçons d’un tel maître, et le Vinci a dû lui-même bien rapidement remarquer le jeune étranger, et deviner son avenir. Comment alors Léonard, cet homme splendide et royal qui venait en aide à tout artiste de mérite pauvre ou riche, comme dit le Vasari, n’a-t-il pas vu celui-là ? comment ce père chéri de la jeunesse milanaise n’a-t-il pas aidé et poussé le Corrége autant que Salaì et tous les autres ? Assurément quelqu’un eût noté ce coupable oubli. Milan n’était pas Correggio ; un tel talent ne pouvait s’y perdre ainsi. D’ailleurs, au service de cette hypothèse, on n’apporte aucun fait positif, aucune preuve concluante. Quelques écrivains en ont été frappés comme nous, et ont vigoureusement combattu cette invention. Mais ce n’était pas pour s’arrêter là ; c’eût été trop simple, et cela eût fourni trop peu de matière. C’était pour emmener plus facilement le Corrége à Florence, et le présenter à Michel-Ange dont il pouvait seulement recevoir, disent-ils, la science profonde des raccourcis, et son entente de la perspective et des grandes lignes. Ce qui pourrait le plus ressembler à une preuve à l’appui de cette nouvelle supposition, c’est la prétendue ressemblance de quelques mouvements de l’Ascension du Corrége avec certaines figures du Jugement dernier de Michel-Ange. Mais le malheur est que ce malencontreux rapprochement tendrait plutôt à conduire l’illustre Buonarroti à Correggio, que l’obscur Allegri à Florence, puisque la coupole de Parme est de beaucoup antérieure à la fresque de la Sixtine. Mais, en fait de voyages et de merveilleux récits, nous ne sommes pas au bout. En effet, si le Corrége a brillé tout autant par une grâce exquise et une parfaite convenance que par un grand goût de dessin et une fierté de raccourcis, comme disent les commentateurs, il faut bien qu’il ait été l’élève de Raphaël. Il est donc allé à Rome. Et comme il n’en coûte pas davantage d’en faire le plus sensible et le plus dévoué des élèves, on raconte son assiduité dans l’atelier de son maître bien-aimé, la participation qu’il a prise à ses travaux fameux ; et l’on ne pense à le ramener dans son village que long-temps après, ayant renoncé pour toujours au séjour de Rome qui lui rappelait trop vivement la perte cruelle du divin Raphaël. Mais l’inconvénient devant lequel tombent ces belles histoires est que personne n’a vu le Corrége ni à Florence, ni à Rome ; que le Vasari, Ortensio Landi, et d’autres qui auraient pu l’y rencontrer, ou savoir qu’il y avait été, n’en parlent pas, et regrettent au contraire qu’il n’y soit jamais venu ; qu’on n’y a rien recueilli qui puisse s’attribuer à sa main ; que Michel-Ange était peu communicatif, ses élèves rares et très connus ; que l’atelier de l’affable Raphaël n’a pas laissé perdre ses souvenirs et sa légende, que tous ses élèves formaient une espèce de corps, et étaient réunis comme une famille ; que quand Jules Romain vint à Mantoue appelé par l’entremise de Baldassare da Castiglione, l’ami de Raphaël, il ne connaissait point encore le Corrége, lui qui devait avoir gardé si bonne liste des élèves de son maître, surtout de ceux qui avaient été assidus et particulièrement remarqués. Non ! rien ne prouve que le Corrége ait visité Milan, Florence, Rome. Il faut mieux renoncer à expliquer la prétendue ressemblance qui existe entre quelques-uns de ses morceaux avec je ne sais quelle peinture retrouvée dans les catacombes de Rome, que de le faire gratuitement et sans preuve élève intime de Raphaël dont toutes les actions et dont les rapports sont si parfaitement connus.

Ainsi, malgré tous ces frais d’imagination, le talent du Corrége, si l’on veut continuer à le faire exclusivement dériver d’une école et d’un maître, reste tout aussi inexplicable.

Mais pourquoi ne pas accorder que le Corrége ait pu se former seul en voyant et en travaillant ? Est-ce à dire pour cela qu’on le ferait tomber du ciel ? Sans doute sa patrie n’était pas en première ligne, et n’abondait pas autant que les grandes métropoles en utiles documents et en beaux exemples. Mais ce n’était pas non plus un pays barbare, et en dehors du mouvement de ces arts si chers à toute l’Italie. Parme et Modène étaient des villes savantes. Il avait bien dû y pénétrer quelques œuvres retrouvées de l’art antique, et quelques beaux ouvrages des modernes, que le Corrége a certainement vus. La tradition elle-même, à laquelle nons tenons à nous référer, ne nous le montre-t-elle pas en présence d’un tableau de Raphaël ? De plus, nous voyons la plastique en grand honneur dans son pays. Cet art qui précède la sculpture, et qui mieux qu’elle peut aider et développer les peintres, était justement le spécial apanage de la Lombardie. Modène surtout avait compté de très habiles ouvriers en ce genre de travail. Le Vasari vante beaucoup ce Paganini, qui vint en France attiré par Charles VIII, et qui, dès 1484, s’était déjà fait connaître par des chefs-d’œuvre de modelage. Le chroniqueur Lancillotto[3] donne de grandes louanges à Giovanni Abatti, dont les saintes images en plâtre étaient répandues et célèbres dans toute l’Italie. Le grand Michel-Ange, suivant le Vasari, admirait le talent du Begarelli, et disait, en voyant les terres du modeleur modénois : « Si elles pouvaient devenir marbre, malheur aux statues antiques ! » Cette pratique de la plastique, à laquelle la tradition nous montre le Corrége livré de bonne heure, suffirait pour rendre compte de la solidité et de la souplesse à laquelle sa peinture est arrivée. Enfin il nous semblerait, si nous voulions pousser cette analyse plus loin, qu’il faudrait ne pas chercher les racines de ce grand talent autre part que sur l’étroit terrain où l’histoire le fait naître, croître et mourir. D’ailleurs, le Corrége n’est-il pas venu au jour précis où le génie de l’homme se transformait partout, où la vie nouvelle, long-temps comprimée, devait éclore enfin ? Le germe et la promesse des accroissements et des progrès étaient dans l’air, et excitaient toutes les intelligences. Avaient-ils donc tant besoin, ces hommes forts, que la Providence tenait en réserve, pour agrandir l’esprit humain par la plus étonnante rénovation, de s’avertir les uns les autres ? ils surgissaient à la fois, et, marchant ensemble, arrivaient au même point par différents sentiers. Le Corrége fut un de ces transformateurs nécessaires et attendus ; et si, dans ce grand mouvement de la renaissance, il a gagné beaucoup plus vite le large que bien d’autres, c’est qu’il avait apporté une âme plus avide de gloire, et un tempérament mieux disposé au travail. Il n’y a pas dans sa vie d’autre secret, ni de quoi écrire des volumes.

Et puis, ce qui est plus mal encore, dans les points douteux, que d’inventer des faits, c’est de fermer les yeux sur des vérités acquises, sur des détails bien et dûment constatés, parce qu’ils s’ajusteraient mal dans le cadre qu’on veut orner par la pure fantaisie. Ceux qui ont enrichi de leurs romans et de leurs fables l’histoire austère et laconienne du divin Corrége, n’ont pas ignoré, à moins qu’ils ne l’aient voulu, l’unanime témoignage que les hommes les plus compétents ont rendu au courage résigné et à l’éducation indépendante et solitaire, par lesquels on a généralement interprété et expliqué les qualités distinctives de ce talent. Fallait-il donc prendre maladroitement le peintre le plus entier et le moins éclectique de son temps, pour le faire ainsi frapper à toutes les portes, voyager et courir ? N’avaient-ils pas, entre autres indications précieuses, ces belles et naïves paroles conservées du grand Carrache : « Je dis toujours qu’à mon goût le Parmesan n’a rien de commun avec le Corrége, parce que les tableaux de ce grand peintre sont sortis de sa pensée et de son entendement. On voit qu’il a tout tiré de sa tête et inventé par lui. Il s’appartient tout entier, il est seul original, tandis que les autres s’appuient tous sur quelque chose qui ne leur appartient pas, celui-là sur le modèle, celui-là sur les statues, les autres sur les estampes. Enfin, tous les ouvrages des autres sont représentés comme ils peuvent être, et ceux du Corrége comme ils sont réellernent. Je ne sais pas bien m’expliquer et me faire comprendre, mais certes je m’entends bien[4] »

C’est encore à piaisir et pour pousser à l’effet que les commentateurs italiens ont exagéré la révolution opérée dans le talent du Corrége. Nous apprécions comme d’autres la distance qui sépare ses derniers ouvrages de ceux de sa jeunesse. Cependant, la transition ne nous paraît pas à beaucoup près aussi merveilleuse. Nous n’avons pas besoin qu’on nous habille ainsi les hommes que nous aimons, pour nous les faire plus beaux. Le Corrége s’acheminant à son dernier terme, par des progrès successifs, ne nous paraît perdre rien de son importance. Et le culte que nous rendons à ses œuvres n’en est pas moins vif et profond, sans l’éclat de ce miracle.

Le fait est qu’entre le gothique Saint Antoine de Dresde, où l’art a tant à gagner encore, et l’Assomption de la Vierge de Parme, où l’art n’a plus qu’à décroître, le Corrége nous a laissé une série d’œuvres qui toutes annoncent ses derniers résultats par une progression qu’on peut étudier, et devant laquelle l’esprit n’a pas à s’abîmer.

Si nous ne nous prêtons pas à cet éclat d’emprunt qu’on veut jeter au Corrége, nous n’avons rien non plus qui doive nous le faire dépouiller de cette majesté de la misère et de la souffrance, qui le fait maintenant resplendir entre ses égaux d’une gloire qui lui est propre. Sur ce point nous nous attachons encore à la tradition, parce que, consacrée qu’elle est par d’éminents témoignages, nous n’avons vu au milieu de tant de lectures que les plus pitoyables inventions pour la combattre. Il a fallu toutes les ruses et toutes les ressources des annotateurs pour arriver à ébranler ainsi cette vérité laissée en repos pendant deux siècles, sous la foi des plus sincères récits et des plus évidents indices. La vanité patriotique et l’esprit de localité, qui, dans les beaux temps, imprimaient à l’Italien un mouvement plus nerveux peut-être vers les grandes choses, sont remplacés maintenant par on ne sait quelle étroite manie de tout défigurer et de tout ramener aux préjugés mesquins du jour. Que le Vasari déclare imperturbablement que, si le Corrége fût venu à Florence, il y eût beaucoup gagné, nous ne voyons rien là que de franc et de sincère, quoique cette saillie florentine puisse fortement se contester ; mais qu’un abbé parmesan ou modénois vienne attaquer maintenant le Vasari comme un calomniateur, pour avoir méchamment écrit que le Corrége avait vécu et était mort misérablement ; qu’il nous donne maintenant la solidité de ses panneaux ou de ses châssis et la finesse ou la quantité des couleurs qu’il employait à ses chefs-d’œuvre, pour preuve que le Corrége avait été tenu dans l’abondance de toutes choses, c’est par trop pitoyable. Cependant les hommes les plus graves, Français, Italiens et autres, l’ont répété étourdiment et sans dégoût. Il faut que l’intimité de notre art soit bien peu connue pour que les gens qui écrivent se payent d’une telle monnaie. Le Vasari, sans la prévoir, renverse cette objection : ne dit-il pas que si pauvre que fût Corrége, il sacrifiait tout à son art, et que sa misère s’augmentait ? Ne vient-il pas de mourir presque aujourd’hui un peintre de ceux dont le nom seul honorerait une école, le malheureux Sigalon, qui, dans sa vie laborieuse et productive, a presque toujours manqué de pain, et dont les châssis et les toiles pourraient un jour déposer de la munificence des singuliers Mécènes qui ne l’ont connu que pour le dédaigner et l’abreuver ?

Mais si nous ne voulons pas nous rendre à un argument de cette force, si nous ne voulons pas donner accès dans notre livre à cette plate analyse, nous ne reculons point devant l’examen consciencieux des faits. Si le Corrége n’a pas été l’artiste malheureux que le Vasari nous présente, qu’aurions-nous besoin de le retenir à toute force dans cette série, assez longue sans lui, des hommes qui ont expié le génie par la douleur, et la gloire par la pauvreté ?

On doit laisser les hommes sous l’aspect qui leur appartient.

Comparez les encouragements flatteurs que recevaient Raphaël, Léonard, Michel-Ange, Titien, avec quelques-unes des humiliations subies par le Corrége, et dont le temps a gardé le souvenir.

Dégoûté par les exigences des moines qui l’occupaient, il n’achève pas la tribune de la cathédrale de Parme, et se retire chez lui. Comme si ces gens avaient voulu laisser une preuve du peu de cas qu’ils faisaient de son travail commencé, ils chargèrent de le finir un peintre obscur comme le Corrége, mais resté tel, le Sojaro. On voit celui-ci, dans une lettre conservée, prendre mieux ses précautions que le timide Antonio : « Je ne veux pas, dit-il, être à la discrétion de tant de cervelles. Vous savez bien ce qui a été dit au Corrége dans la cathédrale. »

Il paraît qu’en examinant les dessins que le Corrége présentait, un marguillier lui avait dit : « Est-ce un plat de grenouilles que vous voulez peindre ? » Cherchant à pallier cet outrage, le judicieux Lanzi fait observer qu’un marguillier n’est pas une ville entière. Cela est vrai ; mais il est vrai aussi que l’insolence subalterne d’un commis ou d’un marguillier a pu souvent ruiner l’avenir d’un artiste modeste et sans appui. Il est encore très vrai qu’il serait peu embarrassant d’en trouver des exemples jusque dans notre temps.

Comparez le prix que retirait le Corrége de ses ouvrages à celui dont on payait ceux de ses illustres contemporains. Le Corrége recevait, pour son gigantesque travail de la coupole de Parme, le prix qu’on donnait à Raphaël pour une seule figure de ses stances. Le Corrége donnait son tableau du Christ au Jardin-des-Oliviers en payement d’une dette de quatre écus. On le voit par des documents certains recevoir des moines qui l’occupaient des payements en denrées indispensables, un peu d’argent, quelques sacs de blé, et quelques charges de bois. Et l’on ne veut pas accorder que ce soit là le même homme qui mourut de fatigue en rapportant en toute hâte à sa pauvre famille, qui depuis long-temps l’attendait, la somme qu’il sollicitait des mauvais payeurs de Parme, et qu’on lui avait comptée enfin en monnaie de cuivre !

Quant à nous, nous adoptons cette version, et laissons le révérend père Orlandi affirmer que le Corrége n’était pas un plébéien, mais bien un homme de noble sang ; que Correggio n’est pas un bourg, mais bien une grande ville ; qu’Antonio, qui appartenait à la plus haute noblesse de cette cité, y a joui des plus grands honneurs, possédé les plus grands domaines, légué enfin une immense fortune à son fils Pomponio.

Nous laissons encore Manni prétendre qu’il a retrouvé l’écusson et les armoiries des Corrége[5].

Quoi qu’il en soit, quand le Corrége fut mort, et que le bruit de ses œuvres se fut un peu répandu, la maison d’Est les accapara, et un grand nombre de jeunes gens de tous les points accoururent à Parme et à Modène pour étudier le grand maître dont on parlait si soudainement. Annibal Carrache écrivait à ses frères : « Approprions-nous la manière du Corrége, c’est la grande affaire ! » C’est que les œuvres du Corrége étaient trop belles pour ne pas devoir, un jour ou l’autre, exciter cet enthousiasme ; c’est, il faut le dire aussi, que l’art italien avait été poussé trop loin par l’effort de ses premiers maîtres, pour n’être pas arrivé brusquement à sa décadence, et pour laisser à l’homme le plus fort qui lui restât autre chose à faire que de s’approprier la manière d’un autre.

NOTES.

(1) Le Vasari ne donne la date ni de la naissance ni de la mort du Corrége. Suivant Lanzi, le Corrége est né en 1494, mort en 1534. — Suivant de Piles, il serait né en 1472, et mort en 1513 ; mais cette dernière indication est assurément erronée : on peut s’en assurer par la date bien précise de plusieurs travaux du Corrége. — Son nom patronymique que le Vasari passe sous silence était Allegri. Il signait quelquefois Lieti ou Lieto.

(2) Des deux belles coupoles du Corrége à Parme, l’une est gâtée à ce point qu’on ne peut plus en juger que par les estampes ; l’autre a été entièrement détruite pour agrandir le chœur de l’église, mais César Aretusi en a fait une bonne copie.

(3) Il y a trois tableaux du Corrége au Musée : le Mariage mystique de sainte Catherine d’Alexandrie, le Christ couronné d’épines, Jupiter et Antiope.

« Nous avions au Musée un tableau de ce grand peintre, qui a disparu vers 1816. Où est-il » (Mons. de Stendhal.)

  1. Voir surtout : Lanzi, Hist. de la Peint., t. III, p. 400-436, et suiv. — Mengs, Mém. sur le Corr., t. II. — Ratti, Not. storich. sinc. intorno la vita e le opere del celeb. pitt. Ant. Allegri da Correggio. Finale, 1781. — Tiraboschi, Not. degl artefici modenesi. Modène, 1786. — P. Affò, Il parmig. servitor di piazza. Parme, 1794. Ragion. sop. una stanza dipinta, etc. Parme, 1794.
  2. Retta. — Benedetto Lusti. — Ratti. — Della Valle. — De Piles. — Mengs. — Winkelmann. — La Biogr. univ., etc.
  3. Lancillotto, Cronaca modenese, ms.
  4. Annibal Carrache. – Voir les lettres rapp. par Malvasia, Felsina pittrice. Bolog., t. II.
  5. P. Orlandi, Abeced. pittorico. — Mengs. — Manni, Vite di alcuni artefici ins. nella raccolta del Calogerà, t. XXXVIII et XLV.