Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/7

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MARIOTTO ALBERTINELLI,
PEINTRE FLORENTIN.



Mariotto Albertinelli, fils de Biagio di Bindo, fut pour ainsi dire un second Fra Bartolommeo, tant ces deux hommes se portèrent une vive affection, tant ils offrirent de similitude dans leur talent, aussitôt que Mariotto voulut se livrer à des études sérieuses.

Mariotto quitta l’état de batteur d’or, qu’il avait exercé jusqu’à l’âge de vingt ans, pour entrer dans l’atelier de Cosimo Rosselli, qui lui enseigna les premiers principes de la peinture. Ce fut là que nos deux amis devinrent tellement inséparables, que Mariotto suivit Baccio, lorsque ce dernier abandonna Cosimo pour pratiquer librement son art.

Ils demeurèrent longtemps à la porte San-Piero-Gattolini, où ils travaillèrent beaucoup ensemble. Mais comme Mariotto n’était pas aussi habile dessinateur que son ami, il se mit à étudier les antiques qui ornaient alors Florence, et dont les plus précieux se trouvaient dans le palais des Médicis. Il dessina souvent quelques petits bas-reliefs, placés sous la terrasse, dans le jardin, vers San-Lorenzo. L’un de ces


Mariotto Albertinelli.
bas-reliefs représente Adonis accompagné d’un très

beau chien ; l’autre, deux figures nues : la première est assise, son chien couché à ses pieds ; la seconde, debout, les jambes croisées, s’appuie sur un bâton. Ces sculptures sont réellement d’une beauté merveilleuse.

Mariotto dessina encore deux bas-reliefs de même grandeur : dans l’un, deux enfants portent la foudre de Jupiter ; dans l’autre, l’Occasion, sous la forme d’un vieillard ayant des ailes aux épaules et aux pieds, tient dans ses mains des balances. Mariotto, de même que tous les peintres et sculpteurs de son temps, étudiait aussi les torses d’hommes et de femmes dont le jardin des Médicis était rempli. Une grande partie de ces sculptures a été, depuis, transportée dans la galerie du duc Cosme ; l’autre est restée dans le même palais, comme les deux torses de Marsyas, les bustes placés au-dessus des fenêtres, et ceux des empereurs que l’on voit au-dessus des portes. Mariotto, en copiant ces antiques, fit d’immenses progrès dans le dessin.

À cette époque, il travailla pour Madonna Alfonsina, mère du duc Lorenzo : son ardeur et son application le firent remarquer par cette dame, qui devint pour lui une protectrice généreuse.

Les nombreuses études de Mariotto, loin de lui avoir fait négliger la peinture, avaient, au contraire, développé son talent, comme le prouvent quelques tableaux que sa protectrice envoya à Rome, à Carlo et Giordano Orsini, des mains desquels ils passèrent ensuite dans le palais de César Borgia. Il fit un très beau portrait de sa bienfaitrice, qui semblait devoir assurer sa fortune. Malheureusement pour lui, l’an 1494, Pierre de Médicis fut exilé. Mariotto, se trouvant ainsi sans appui à Florence, retourna près de son ami Baccio. Mais ce revers, au lieu de diminuer son ardeur, ne servit qu’à l’augmenter : il modela en terre, et plus que jamais étudia la nature, tout en imitant et prenant si bien la manière de son cher Baccio, qu’en peu d’années on confondit leurs ouvrages. Les connaisseurs eux-mêmes attribuaient quelquefois les tableaux de Mariotto à Fra Bartolommeo.

Séparé de son ami par ses travaux, le pauvre Mariotto apprit avec désespoir que Baccio s’était fait moine. Cette nouvelle lui parut si étrange, qu’il en devint presque fou et que rien ne pouvait l’arracher à sa mélancolie. S’il n’eût pas été du parti opposé à la faction de Savonarole, et n’eût pas autant détesté la société des moines, contre lesquels il déblatérait sans cesse, il est probable que son affection l’eût poussé à s’encapuchonner dans le couvent de Baccio. Celui-ci avait laissé inachevé le tableau du Jugement dernier, que Gerozzo Dini lui avait commandé pour l’Ossuaire. Comme il avait reçu sur le prix fixé un fort à-compte, sa conscience lui reprochait de n’avoir pas rempli ses engagements. Mariotto, cédant aux prières de Gerozzo Dini et de son ami, consentit à terminer le tableau, d’autant plus volontiers que Baccio en avait fini le carton et les dessins, et que leur manière de peindre était la même. Il remplit sa tâche avec tant d’habileté et d’amour, que beaucoup de gens, qui ignorent le fait, attribuent cet ouvrage tout entier à Mariotto, qui vit ainsi s’accroître grandement sa réputation.

Il exécuta à fresque avec une égale perfection un autre tableau dans le chapitre de la Chartreuse de Florence : c’est un Christ sur la croix. Des anges recueillent précieusement son sang ; la Vierge et la Madeleine sont à ses pieds. Mariotto avait quelques jeunes élèves de bon appétit qui, trouvant l’ordinaire du couvent fort peu substantiel, parvinrent à se procurer la clef des tours par où l’on passait aux moines leur pitance, de manière que quelquefois en secret ils la dérobaient tantôt à l’un, tantôt à l’autre. La rumeur fut grande parmi les bons pères, qui ont autant d’appétit qu’homme au monde. On ne soupçonna pas d’abord nos jeunes gens, qui agissaient avec adresse et étaient vus de bon œil. Les frères attribuaient la faute à la haine réciproque de quelques-uns d’entre eux. Enfin tout se découvrit, mais les moines, qui voulaient voir achever leur tableau, doublèrent les portions des élèves et du maître, qui terminèrent gaiement leur tâche, en riant de l’aventure.

Mariotto fit ensuite, dans son atelier, à Gualfonda, un tableau de maître-autel pour les religieuses de San-Giuliano de Florence. Pour la même église, il peignit le Christ sur la croix, entouré d’anges ; puis, sur un fond d’or à l’huile, il figura le Mystère de la trinité. Mariotto était un joyeux compagnon, partisan de la bonne chère et de l’amour. Les médisances, les satires, en grande vigueur parmi les artistes de ce temps, et dont l’usage s’est fidèlement conservé jusqu’à ce jour, tous les tracas enfin de la peinture, lui rendirent cet art si odieux, qu’il résolut de le quitter pour s’adonner à un genre de vie moins pénible et plus agréable. En conséquence, il ouvrit une très belle auberge près de la porte San-Gallo, et près du vieux pont du Dragon une taverne qu’il tint lui-même pendant plusieurs mois, disant gaiement qu’enfin il cultivait un art où il ne rencontrait ni muscles, ni raccourcis, ni perspectives, et surtout point de critiques. Il ajoutait que l’art qu’il avait adopté créait la chair et le sang, tandis que celui qu’il avait abandonné les imitait seulement. Avec son bon vin, il s’entendait louer tous les jours ; jadis il ne recueillait que le blâme. Cependant il se dégoûta bientôt de ce triste métier, et retourna à Florence, où il travailla pour plusieurs habitants de cette ville. Il y fit, entre autres choses, trois petits tableaux pour Giovan Maria Benintendi. Lors de l’élection de Léon X, il peignit à l’huile les armoiries de ce pape, accompagnées de la Foi, l’Espérance et la Charité. Cette peinture resta long-temps au-dessus de la porte du palais des Médicis.

Il entreprit ensuite pour la confrérie de San-Zanobi, à côté de la maison canonicale de Santa-Maria-del-Fiore, une Annonciation, qu’il termina avec beaucoup de soin et de travail. Cette fois il voulut exécuter son œuvre sur la place même, et fit pratiquer des jours exprès pour pouvoir diminuer, augmenter ou changer à son gré ses lignes de perspective. Il pensait qu’on ne devait attacher aucun prix aux tableaux où la vigueur et le ressort ne se trouvent pas joints à une certaine suavité. Il disait que les ombres seules donnent le relief ; que cependant, si elles sont trop fortes, elles ne produisent aucun effet, et que, si elles sont trop faibles, la peinture reste plate et sans vigueur. Il aurait voulu ajouter à la souplesse du modelé quelque chose que l’art ne lui semblait pas avoir compris ou rendu jusqu’alors. Le tableau de l’Annonciation lui offrait l’occasion de mettre sa pensée à exécution. Il se livra à des travaux extraordinaires, que l’on reconnaît dans les figures de quelques petits anges et de Dieu le Père, auxquelles il donna un puissant ressort, en les plaçant sur le fond obscur d’une voûte sculptée dont la perspective se prolonge avec une étonnante vérité : d’autres anges, dont les ailes paraissent doucement agitées, répandent des fleurs avec une grâce extrême. Mariotto effaça et recommença plusieurs fois cet ouvrage, avant de le terminer : d’un effet lumineux, il passait à un effet sombre et obscur ; d’une gamme vive et animée, il descendait à des tons moins chauds et accentués. Jamais il n’était satisfait ; il se plaignait de sa main inhabile à rendre sa pensée. Il aurait voulu trouver un blanc plus brillant que la céruse ; il essaya de la purifier pour lui donner l’éclat de la lumière sur les parties les plus éclairées. Enfin, forcé de reconnaître que l’art est insuffisant pour rendre ce que conçoit l’intelligence et le génie de l’homme, il s’arrêta et livra son œuvre au public. Les artistes lui donnèrent beaucoup d’éloges ; mais trompé dans l’espoir d'obtenir, en considération de ses travaux, un prix plus élevé qu’on ne lui en offrit, il rompit avec ceux qui lui avaient commandé ce tableau. Alors Pietro Perugino, déjà vieux, Ridolfo Ghirlandaio et Francesco Granacci, qui faisaient grand cas de son talent, se réunirent pour le satisfaire.

À San-Brancazio de Florence, Mariotto représenta la Visitation de Notre-Dame, et peignit avec soin, pour Zanobi del Maestro, à la Santa-Trinità, la Vierge, Saint Jérôme et Saint Zanobi. Il exécuta ensuite, pour la congrégation des prêtres de San-Martino, une autre Visitation également fort estimée. Enfin il fut appelé au couvent de la Quercia, près de Viterbe ; mais, à peine à l’œuvre, il lui prit fantaisie de partir pour Rome. À San-Salvestro-di-Montecavallo, il peignit, dans la chapelle de Fra Mariano Fetti, le Mariage de Sainte Catherine de Sienne avec le Christ, en présence de la Vierge et de Saint Dominique.

De retour à la Quercia où il avait laissé quelques amours, il voulut prouver que son séjour à Rome n’avait en rien ralenti son ardeur. Mais, comme il n’était plus très jeune ni très vigoureux dans ce genre d’exercices, il tomba malade et se fit porter à Florence dans une bannette, sous prétexte que l’air de la Quercia lui était contraire. Les secours, les remèdes furent inefficaces, le mal empira, et au bout de peu de jours il mourut des suites de ces excès, â l’âge de quarante-cinq ans. Il fut inhumé à San-Pier-Maggiore.

Nous possédons dans notre collection de très beaux dessins de ce maître, à la plume et en grisaille. Nous citerons particulièrement un escalier en spirale, dans lequel Mariotto a vaincu les plus grandes difficultés de la perspective, qu’il entendait parfaitement. Ses peintures datent de l’an 1522 ou environ.

Il eut beaucoup d’élèves, entre autres Giuliano Bugiardini, le Franciabigio, Florentins ; et Innocenzio d’Imola. Nous en parlerons plus tard.

Visino, peintre florentin, fut aussi son élève, et se montra supérieur aux autres disciples de Mariotto. Bon dessinateur et coloriste, il apportait un soin extrême à tous ses ouvrages, qui sont très rares à Florence. Cependant on trouve aujourd’hui, chez Gio. Battista Doni, un tableau peint à l’huile, dans le genre de la miniature, figurant une sphère sur laquelle on voit Adam et Ève mangeant la fatale pomme. Battista Doni possède encore une Descente de Croix, où Visino a représenté plusieurs personnages qui aident à déposer le Christ, tandis que l’on porte un des larrons au tombeau. La variété et la bizarrerie des attitudes et des figures prouvent l’habileté du peintre. Des marchands florentins le conduisirent en Hongrie, où il fit beaucoup de tableaux et fut très estimé. Cependant le caractère franc et jovial de ce pauvre homme manqua de lui coûter la vie. Certains Hongrois, grossiers et stupides, lui rompaient la tête en vantant sans cesse leur pays et le bonheur de boire et de manger, et de vivre dans leurs étuves ; pour eux, il n’existait point d’autres plaisirs. À les entendre, il n’y avait de noblesse et de gloire qu’à la cour de leur roi ; le reste du monde n’était rien à leurs yeux. Visino, qui portait dans le cœur l’amour de son beau ciel d’Italie, et qui connaissait un antre genre de bonté, de beauté et de noblesse, ennuyé, fatigué de tant de sottises, et se trouvant par hasard un peu en gaieté, ne put s’empêcher de leur dire qu’un flacon de vin blanc de Trebbiano et un gâteau de Toscane valaient mieux que tous leurs illustres monarques. Peu s’en fallut que notre héros n’apprît ce qu’il en coûte de badiner avec de lourdes bêtes, car ces butors de Hongrois n’entendirent pas la plaisanterie, et trouvèrent dans son dire autant d’énormité que s’il eût conspiré contre le gouvernement ou la vie de leur roi. Dans leur fureur, ils ne parlaient de rien moins que de le crucifier. Heureusement pour Visino, un évêque, homme bon et éclairé, sut tourner la chose en plaisanterie et le tirer de ce mauvais pas. Il fit même davantage pour cet artiste distingué dont il appréciait tout le mérite : il le mit en faveur auprès du roi de Hongrie, qui se divertit beaucoup de l’aventure. Enfin, Visino vit son talent estimé et honoré dans ce pays. Mais son bonheur ne fut pas de longue durée, car il mourut bientôt, ne pouvant supporter la chaleur étouffante des étuves et les froids rigoureux de ces contrées. Il laissa un vif souvenir de la considération et de la renommée qu’il s’était acquises à ceux qui le connurent, et qui virent ses ouvrages.


Nous avons essayé de dire pourquoi la postérité avait fait descendre Piero di Cosimo du rang que le Vasari et ses contemporains avaient cru devoir lui marquer. À l’exception de cet artiste, la marche de notre publication ne nous a présenté jusqu’ici que les hommes de la plus grande valeur, Vinci, Giorgione, Corrége, Bramante et Baccio. Maintenant, voici l’Albertinelli, peintre sans doute admirable, quand on le considère isolément et au point de vue de la pratique, mais d’un rang moins élevé quand on l’envisage relativement et au point de vue de l’histoire. Mariotto est un peintre du second ordre, comme on l’a dit. La postérité l’a ainsi voulu. On doit admettre qu’elle se trompe peu, si l’on veut garder le droit de réclamer quelquefois contre elle. — Mais qu’est-ce que le second ordre ? Ce terme a-t-il toujours la même valeur, indépendamment du temps et du pays ? Un artiste du second ordre au quinzième siècle et en Italie, est-ce un homme de même étoffe qu’un artiste du second ordre en France, sous le règne de Louis XIV, de Louis XV ou de nos jours ? — Ceci est une question sérieuse et très importante à remuer si l’on veut fournir quelques matériaux indispensables à une future histoire de nos arts.

Mais que de choses intéressantes comme celle-ci se soulèvent d’elles-mêmes à la lecture du Vasari, et que la forme biographique de son livre nous interdit de développer dans ces notes. Il faut donc nous contenter de les indiquer pour mémoire en nous en remettant au lecteur pour apprécier ce qui appartient à notre insuffisance, et ce qui dépend de nos étroites limites.

Pour en revenir à l’Albertinelli, et à tous ceux qui nous laissèrent, comme lui, de si beaux ouvrages, et dont nous connaissons à peine les noms aujourd’hui, nous dirons que, pour les bien apprécier, il faut voir d’où l’on procède. Il faut se souvenir que, malgré nous, tout se ramène au centre. Or, au centre de l’art italien, entre le treizième et le seizième siècle, entre la naissance de Cimabué et la mort des Carraches, il y a deux énormes sommets élevés par la main de Dieu et celle des hommes, hauteur sublime d’où nous regardons ceux qui viennent et ceux qui s’en vont. Il faut se souvenir que l’on part de deux génies prédestinés, qui ne reçurent point au baptême des noms de la terre, mais des noms du ciel, Raphaël et Michel-Ange, pour remonter jusqu’à ces artistes naïfs et pieux qui fondèrent l’art catholique, ou pour descendre jusqu’à ces manœuvres prétentieux et sans croyance qui le détruisirent à tout jamais. Raphaeël et Michel-Ange ont donné la mesure à laquelle tout artiste sera d’autant plus sévèrement apprécié, qu’il aura été plus réellement éminent. Cependant, quoiqu’une longue suite de circonstances ait été en aide à notre art, quoiqu’une longue suite d’hommes forts l’ait exercé avec amour, nulle autre gloire n’a surgi qui se puisse égaler à celles-là.

Ce n’est pas sans doute le lieu de rechercher maintenant intimement quelles ont été les deux grandes figures que nous évoquons ici, mais ce n’est pas non plus le cas de les abstraire entièrement si l’on veut éclairer la question. Il nous semble, sauf rectification si notre ignorance nous fait commettre erreur, que, dans aucune autre direction du travail humain, il n’y a eu de supériorités aussi exorbitantes, ou au moins qui aient été consacrées autant par l’accord unanime des gens le mieux faits pour en juger sainement. — À bien dire donc, ces deux immenses génies, ces deux immenses talents, ces deux hommes heureux, font un ordre à part. Quand on ne pense point à eux, la mémoire présente d’autres noms trop éclatants et des œuvres trop belles pour que l’admiration soudainement éveillée ne les classe pas en première ligne ; mais la réflexion les en fait vite descendre. Ce n’est pas qu’on ne puisse éprouver une sympathie plus intime et plus habituelle pour des talents inférieurs, qui nous charment davantage parce qu’ils correspondent mieux à nos dispositions personnelles et à notre goût particulier. Mais tel peintre, qui, s’il avait à choisir entre les maîtres, s’adjugerait le talent de Rembrandt, de Velasquez ou du Tintoret, comme lui étant plus agréable ou plus compréhensible, ne prendrait pas, cependant, sur lui de les comparer sérieusement à Raphaël ou à Michel-Ange. Nous allons plus loin, et nous ne craignons pas d’affirmer qu’il n’est entré dans la tête d’aucun maître venu après ceux-là, nous ne dirons pas de les surpasser, mais de les atteindre. Cependant, ils ont dû avoir des moments de bien sublime ambition dans leur art, les Corrége, les Titien, les Rubens, les Poussin. Mais ils ont tous, à différents degrés, déposé de leur respect et de leur découragement. Ils ont senti leurs entraves, et pour n’être point subalternisés d’une manière trop évidente et trop cruelle, ils ont localisé la lutte, si l’on peut dire ainsi. Les uns se sont efforcés à dépasser Michel-Ange en souplesse et en animation, en variété et en lumière ; les autres Raphaël en grâce même, ou en réflexion et en moralité. Ces efforts de gens, qui comprenaient la difficulté et savaient les moyens, ont produit des choses précieuses, égales, supérieures, si l’on veut ; mais pour l’unité et l’harmonie, ces deux choses les plus grandes chez les hommes les plus grands, qui, depuis Michel-Ange et Raphaël, les a possédées à un degré pareil ? C’est ce qui mènerait assez à croire que notre art est appelé à subir dans l’avenir quelque profonde transformation, si l’on veut que la loi du progrès le gouverne, comme on dit qu’elle gouverne les autres parties de l’activité humaine. Car, assurément, malgré les protestations remarquables de tant de grands maîtres, qu’il ne convient pas d’oublier ici, notre art s’est incessamment acheminé vers sa décadence ; et rien, sans l’aide de quelque circonstance, ou plutôt de quelque idée extraordinaire qui le transforme, ne peut faire imaginer qu’il doive un jour se replacer à la hauteur qu’il a perdue. Cela est tellement vrai, et tellement compris, qu’il n’y a guère que des gens superficiels et étrangers à l’intimité de l’art, qui puissent admettre qu’il suffirait qu’il nous naisse aujourd’hui des hommes organisés comme Raphaël et Michel-Ange, pour que nous dussions revoir encore des résultats semblables aux leurs. Cela, certes, n’est pas ; et on le sent si bien, que ce n’est pas la peine de s’y arrêter. Mais c’est mettre évidemment le doigt sur la raison d’être de ces deux énormes individualités. Raphaël et Michel-Ange sont enfants des circonstances qui ne se sont plus retrouvées et qui étaient les plus fécondes. Ils se sont accrus de tous les efforts et de tous les résultats fournis depuis les temps de Cimabué et des premiers peintres pisans. Ils se sont accrus de toutes les inspirations de l’art traditionnel du moyen-âge et de toutes les ressources de l’art antique si spontanément restauré dans leur siècle. C’est là, pour eux, la part que la fatalité ou la providence réclame dans toutes les manifestations extraordinaires de l’homme ou de l’humanité. Ainsi, nous expliquons la supériorité anormale de ces deux hommes par ce qu’ils ont emprunté, pour aider à leur force native, de la date de leur naissance, et du milieu dans lequel ils ont vécu et opéré. Giotto, Orcagna, Masaccio, Fiesole, Ghiberti, le Verocchio et le Pérugin, pour égaler Raphaël et Michel-Ange, sont venus trop tôt. Mais il y a plus encore, c’est que d’autres aussi sont venus trop tard.

Il faut donc consentir à laisser dans une région à part ces deux privilégiés du génie et de l’opportunité, ne point les juger d’après les conditions ordinaires, mais les envisager plutôt comme une double personnification de l’art. Au reste, c’est ainsi que leur siècle l’a compris : la peinture lui a semblé s’être incarnée en eux. Rien de ce qui s’est produit depuis n’a pu infirmer ce jugement. Maintenant, est-ce rabaisser les grands maîtres que d’y souscrire ? Loin de là, ce nous semble, c’est s’interdire seulement une comparaison où l’équité ne présiderait pas ; c’est mieux faire sentir ce qu’ils ont été réellement et par eux-mêmes, malgré les circonstances qui les ont moins efficacement servis ou davantage entravés. C’est vouloir, en un mot, dans l’appréciation des hommes les plus intéressants, s’appuyer sur une base plus large et moins partiale que celle des faits accomplis. Michel-Ange et Raphaël, que nous mettons hors ligne à cause de la somme de leurs résultats, s’ils ont dépassé dans leur développement Giotto, Léonard, Giorgione, Titien, André del Sarte, Rubens, Murillo, les ont-ils dépassés par l’intelligence et le génie ? Doit-on le croire ? peut-on le démontrer ? Qui peut affirmer que chacun de ces derniers, s’il fût venu dans des circonstances identiques, et s’il eût été fortifié par des secours égaux, n’eût pas rempli la même carrière ? Si chacun de ces artistes, qui n’ont point atteint le premier rang, a cependant prouvé, ne serait-ce que par une seule œuvre, qu’il était taillé comme ceux que la nature y destine, devons-nous nous contenter d’enregistrer qu’il n’y est pas parvenu ? est-il défendu de reprendre en leur nom la lutte qu’ils ont soutenue, pendant leur vie, contre la fatalité qui les enchaînait ? n’est-ce pas une brutale indifférence pour le génie que de ne pas essayer d’abstraire les difficultés qui ont limité son élan ? n’est-ce pas lui rendre l’hommage qu’on lui doit que de chercher à deviner l’éclat dont le sort seul l’a privé ? On peut donc se demander ce que serait devenu ce jeune pâtre rencontré dans la campagne par Cimabué aux premiers jours de la peinture, si le ciel l’eût fait naître deux cents ans plus tard et l’eût placé sur le chemin du Pérugin ou du Vinci. On peut se demander ce que serait devenu le précoce Léonard, s’il fût né au même jour que Michel-Ange, et s’il n’eût pas dépensé trente ans de sa vie à préparer la voie à son heureux rival. Et le Corrége qu’eût-il été sans sa pauvreté, s’il fût né à Rome ou à Florence, si, au lieu des brutes de Parme qui l’exténuèrent, il eût trouvé pour le soutenir les Médicis ou Jules II ? Le Giorgione, cet ardent jeune homme, sans sa mort prématurée, n’eût.il pas fait pâlir l’étoile du Titien qui vécut cent ans ? Et Rubens, cet homme fort, et tant d’autres avec lui, que n’eussent-ils pas été, si, au lieu de surgir dans des temps de décadence, quand la peinture était lasse déjà, et déjà loin de sa noble simplicité, ils eussent apparu dans le beau siècle ? Tous ceux donc qui peuvent prêter à ces magnifiques hypothèses, et se soutenir dans notre imagination à côté des plus grands maîtres, sont pour nous des artistes du premier ordre.

Cependant, nous ne voudrions pas être accusés ici d’ouvrir une trop large porte aux admirations et aux apothéoses de l’arbitraire ou du caprice. Toute véritable gloire doit pouvoir se motiver. Et puis encore, il faut reconnaître que le génie est rare. La providence l’a voulu ainsi, probablement pour en mieux marquer le prix. Il faut donc bien se garder de contrarier ses fins, en prodiguant indiscrètement ce titre d’homme de génie, même à tous ces grands talents qui suscitent notre sympathie et nos applaudissements, surtout, si l’on veut réfléchir que cette sympathie est une sorte de confiance qui souvent est indignement surprise et trompée. Combien d’œuvres, dans le présent comme dans le passé, avons-nous mal appréciées, et sur le jugement desquelles il nous a fallu tristement revenir. Mais, pourtant, quelle autre base plus exacte et plus intelligente, s’il en fallait une, pourrions-nous trouver ? Le génie s’apprécierait-il mieux par le compas de l’analyse et la statistique des produits ? L’esprit le plus pénétrant a déjà bien de la peine à distinguer le point précis où l’aptitude et le talent peuvent commencer à s’appeler le génie, pour qu’on en puisse mesurer régulièrement l’étendue, quand il est une fois constaté par les œuvres. Force est de croire que c’est plutôt au sentiment qu’au calcul à établir cette coordination entre les maîtres.

Après avoir dit à quels signes et en vertu de quelles idées on pouvait, suivant nous, reconnaître les hommes du premier ordre dans notre art, il reste à envisager ceux qui les suivent immédiatement dans la hiérarchie. — Ce sont, il nous semble, ceux qui n’ont point montré dans leurs œuvres, si belles qu’elles soient, une spontanéité telle, que nous puissions en inférer qu’ils auraient pu efficacement remplacer les grands promoteurs des progrès de l’art, si les circonstances les eussent appelés à le faire. Voici, à proprement parler, les artistes du second ordre. Les talents qui peuvent se soutenir à ce rang sont éminents, et certes bien loin encore de ce qu’on peut appeler justement la médiocrité. Souvent même ils rayonnent d’un éclat qui impose et d’une majesté qui désarme. Ils doivent alors ce prestige à l’abondance et à la solide complexité de leurs productions. Ils conservent précieusement l’héritage de toutes les utiles traditions, et souvent paraissent les accroître même par un plus judicieux emploi. Ce sont, en général, ces organisations plus robustes qu’actives, ces têtes moins inspirées que réfléchies, ces tempéraments tranquilles et obstinés, ces travailleurs sérieux et constants, qu’on appelle bœufs dans les écoles, mais qui laissent un grand souvenir dans l’histoire de l’art. Tels ont été Annibal Carrache, le Dominiquin, et tant d’autres à toutes les époques et qu’on pourrait citer avec eux, mais qu’il vaut mieux taire pour ne pas nous embarrasser dans d’inutiles controverses. Ajoutons seulement que si ces puissances de volonté, de travail et de raison, sont parfois capables de tout emprunter à leur siècle, elles sont ordinairement peu propres à lui rien rendre. Mais si elles font peu de chose au fond pour l’avancement de l’art, elles en savent au moins assurer la continuité. — Ce sont encore quelquefois des hommes d’un génie évidemment incomplet et d’un talent moins consommé, des artistes souvent au-dessous du médiocre dans leurs lacunes et par leurs défauts, et souvent aussi supérieurs à tout autre dans leurs élans et par leurs qualités ; organisations sublimes, mais tronquées, et qui nous paraîtraient peut-être hors de toute proportion connue, si la nature avait su les achever ; artistes qui, de coutume, soulèvent dans le public et dans les ateliers des querelles aussi puériles qu’acharnées ; objets d’admiration et de doute pour les uns, de scandale et de triomphe pour les autres, suivant qu’ils sont envisagés ; talens sur lesquels on tombe difficilement d’accord quand on veut les classer, parce qu’on s’obstine étourdiment de part et d’autre à faire abstraction tantôt de leur faiblesse et de leurs vices, tantôt de leur force et de leurs beautés, tantôt de leur bonne influence, tantôt de leurs dangereux exemples. Les esprits modérés et impartiaux peuvent seuls apprécier ces hommes à leur véritable valeur ; et, du reste, ils leur accordent ordinairement la somme de suffrage et d’estime que la postérité leur conserve. En effet, ces sortes de talents pleins de sève, mais sujets aux fantasques écarts, s’ils ne font pas rigoureusement progresser l’art et s’ils ne le conservent pas positivement, le réveillent au moins dans ses langueurs et le rappellent brusquement à la question ne serait-ce que par la clameur qu’ils soulèvent. Ce sont eux qui savent en finir avec les routines académiques et les misères professorales. Fonction essentielle ! L’excentrique et fougueux Michel-Ange de Caravage en est un bon type, et l’on peut en trouver d’aussi frappants de nos jours. — Il y a encore des talents doués d’un incroyable tact et d’une rare souplesse dans leurs œuvres, genres d’esprits pleins de sagacité et d’aptitude, mais moins fermes et volontaires que les premiers, moins brillants et moins élevés que les seconds : ceux qui se donnent à tout, et montrent dans chaque chose une merveilleuse entente du but et des moyens. Ces artistes se vouent ordinairement plus à la superficie qu’à la profondeur, parce que leur curiosité sollicite sans cesse leur inconstance. Mais ce sont les praticiens par excellence, les ouvriers ingénieux par qui tous les procédés de l’art s’agrandissent, qui savent toujours interpréter les choses d’une manière heureuse et frappante, et qui, enfin, s’ils n’égalent pas les plus grands maîtres, savent s’en faire regarder et les aident puissamment ; gens habiles et précieux, dont probablement tout le mérite ne peut être compris que par ceux-là seuls qui les surpassent dans leur art, ou savent tirer un meilleur parti d’eux-mêmes. En effet, on voit rarement ce témoignage leur manquer. Tels ont été entre autres Sébastien del Piombo, Daniel de Volterre, Benvenuto Cellini, Jules Romain, le Fattore, Lorenzo di Credi, les San Gallo, et, pour sortir de l’Italie, Jordaens, Vandyck et Valentin, sur lesquels Michel-Ange, Raphaël, Léonard, Bramante, Rubens et le Poussin, se sont suffisamment expliqués. — L’Albertinelli a été un de ceux-là, et le Vasari nous en montrera beaucoup d’autres après lui, que nous connaissons à peine, et pour lesquels il a épuisé, cependant, avec l’assentiment de ses contemporains, toutes les formules admiratives dont sa langue est si bien pourvue. Mais l’Italie a gardé jusqu’à nos jours cette admiration, et se passionne encore pour ces gloires qu’on ne soupçonne pas chez nous. Le bruit des grandes renommées a tout absorbé ; c’était bien un peu leur droit, et nous leur faisons cette part. Mais il y a aussi la part à faire de la distraction des voyageurs, de l’ignorance des écrivains et du trafic odieux des marchands d’œuvres d’art, qui, d’ordinaire, prêtent aux plus riches et empruntent aux plus pauvres. C’est là, comme on le voit, plus qu’il n’en faut pour altérer prématurément l’histoire de l’art, que nous travaillons à réhabiliter. — Ainsi, l’Albertinelli, pour parler de lui spécialement, qui à peine a été trouvé par quelques écrivains digne d’être compté parmi les élèves de Baccio, s’il lui a été inférieur, comme nous l’avons accordé, ce n’est pas certes par le talent, ni par l’intelligence, ni par l’originalité. Son tableau de Sainte Élisabeth, à l’académie de Florence, en dépose assez. Raphaël, pendant son séjour à Florence, l’a mis à profit tout autant qu’aucun autre, et on en trouve des traces nombreuses et évidentes dans ses ouvrages. Mais, surtout, Mariotto fut dans son école, avec Sébastien de Venise, l’introducteur des vraies données du coloris, la seule partie essentielle de l’art que le Vinci ait mal comprise, et à laquelle Michel-Ange chercha moins à demeurer étranger qu’on a imaginé de le dire. Il fallait donc prévenir nos lecteurs, et faire pressentir, malgré les bornes étroites où nous sommes obligés de nous renfermer, pourquoi les maîtres du second ordre sont encore de grands maîtres, et souvent les plus profitables à examiner. Il fallait ébaucher les distinctions que nous avons cherché à établir et qui domineront dans tout le cours du livre que nous traduisons. Il fallait dire que le Vasari, qui n’est pas l’historien de la décadence, mais des progrès de l’art, ne nous y présentera jamais que de grands artistes ou de grands ouvriers, et qu’aucun homme médiocre, obscur avec raison, ou célèbre à tort, n’y aura trouvé place.

Voir Lanzi, I, 240. — Baldinucci, sect. IV, p. 235.