Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/8

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RAFFAELLINO DEL GARBO,

PEINTRE FLORENTIN.

Raffaello del Garbo conserva toute sa vie le surnorn de Raffaellino, qu’il avait reçu dans son enfance. Bien jeune encore, il fit concevoir de si grandes espérances, qu’on le plaça dès lors parmi les peintres les plus distingués. Cela est rare, assurément ; mais il est plus rare encore qu’après de si heureux commencements, un artiste redescende au rang le plus infime. Tel fut pourtant le sort de Raffaellino.

Dans l’ordre habituel, chaque chose arrive par degrés à sa perfection ; mais des causes qui nous restent inconnues produisent souvent des effets si contraires à ce que l’on attendait, que l’esprit humain en reste tout étonné. Raffaellino nous offre un exemple de ces bizarreries. Prodigieux à son début, il passa ensuite par la médiocrité, pour tomber dans une nullité presque complète.

Dans sa jeunesse, il travailla autant que les peintres qui s’exercent le plus pour devenir parfaits. On voit encore un grand nombre de ses dessins semés partout à vil prix par l’un de ses fils. Toutes ces

raffaellino del garbo.
études, exécutées au crayon, ou à la plume et à l’aquarelle,

sur du papier de couleur, et rehaussées de blanc, se distinguent par une hardiesse et une pratique admirables. Nous en possédons plusieurs dans notre recueil. Ses premières peintures à la détrempe et à fresque sont rendues avec un soin et une patience incroyables. À la Minerva, il orna la voûte de la sépulture du cardinal Caraffa d’un ciel dont le fini est si surprenant, qu’on le croirait fait par un miniaturiste. Ce travail est fort estimé des artistes. Filippo, maître de Raffaellino, se reconnaissait inférieur en beaucoup de choses à son élève, qui avait si bien imité sa manière, que peu de gens savaient distinguer leurs ouvrages. Et lorsque Raffaellino eut quitté son maître, on remarqua moins de sécheresse dans ses draperies, plus de souplesse dans ses cheveux, et une suavité inaccoutumée dans ses têtes. Aussi était-il alors regardé comme le premier entre les jeunes artistes.

La famille Capponi lui demanda un tableau pour la chapelle du Paradiso, qu’elle venait de construire à Monte-Oliveto, sous l’église de San-Bartolommeo. Raffaellino représenta la Résurrection du Christ. Les têtes de quelques soldats frappés de terreur et presque morts, étendus autour du sépulcre, sont des plus gracieuses qu’on puisse voir, surtout celle qui a été faite d’après le jeune Niccola Capponi. Une autre figure, renversée par le couvercle du sépulcre, est aussi d’une beauté extraordinaire. Les Capponi, ayant vu que l’œuvre de Raffaellino était si précieuse, la firent entourer d’un ornement sculpté, avec des colonnes richement dorées. Peu d’années après, la foudre tomba sur le clocher de l’église, perça la voûte de la chapelle, et passa près du tableau qui, étant peint à l’huile, ne fut nullement endommagé ; mais elle enleva toute la dorure de l’ornement. Je rapporte ce fait, à propos de la peinture à l’huile, afin de montrer combien il importe de se préserver de semblables accidents, qui sont arrivés non seulement à cet ouvrage, mais à beaucoup d’autres encore.

Raffaellino fit ensuite à fresque, sur l’un des côtés d’une maison qui appartient aujourd’hui à Matteo Botti, entre le pont de la Carraia et celui de la Cuculia, un petit tabernacle dans lequel on voit Sainte Catherine et Sainte Barbe agenouillées près de la Vierge, qui tient son fils dans ses bras. À la Villa Marignolle des Girolami, il termina avec soin deux très beaux tableaux représentant une Madone, Saint Zanobe et d’autres Saints. Les gradins sont ornés de petits sujets tirés de la vie de ces bienheureux. Sur la muraille de l’église des religieuses de San-Giorgio, il peignit une Piété, avec les trois Maries à l’entour, et en 1504, il plaça au-dessous de ce tableau une Vierge digne des plus grands éloges. Dans l’église de Santo-Spirito, à Florence, au-dessus du tableau des Nerli peint par Filippo, son maître, il termina une autre Piété qui est très estimée ; mais il ne réussit pas également en répétant le même sujet à San-Bernardo. Il fit d’énormes efforts pour mener à bien deux tableaux, dont l’un représente deux anges qui encensent le Christ, couvert de sang, la croix sur l’épaule, apparaissant au pape saint Grégoire, qui dit la messe assisté d’un diacre et d’un sous-diacre, et l’autre, la Vierge, saint Jérôme et saint Barthélemi. Mais son talent allait toujours en décroissant. Je ne sais à quoi attribuer ce malheur, car le pauvre Raffaellino n’épargnait ni études, ni soins, ni peines : et tout cela ne lui servait guère. Sans fortune, chargé d’une famille nombreuse, obligé, pour fournir à sa subsistance, d’employer chaque jour ce qu’il gagnait, son courage l’abandonna, et il accepta des travaux à vil prix. C’est ainsi qu’il alla de mal en pis ; cependant on trouve toujours quelque chose de bon, même dans ses œuvres les plus médiocres.

Il peignit à fresque, sur une façade du réfectoire des moines de Cestello, Jésus-Christ opérant le miracle de la multiplication des cinq pains et des deux poissons avec lesquels cinq mille personnes furent rassasiées. L’abbé de’ Panichi lui commanda, pour l’église de San-Salvi, un tableau d’autel où l’on voit la Vierge, saint Giovanni-Gualberto, saint Salvi, saint Bernard, cardinal degli Uberti, et saint Benoît, abbé. Sur les côtés, deux niches renferment saint Baptiste et saint Fidèle. Un très riche ornement entoure ce tableau, dont les gradins sont couverts de sujets tirés de la vie de saint Giovanni-Gualberto. Raffaellino fit là un très bon ouvrage, parce qu’il fut soutenu par ce bon abbé qui eut compassion de sa misère ; aussi plaça-t-il sur le gradin du tableau le portrait de son bienfaiteur et celui du général de l’ordre de ces moines. On voit aussi un tableau de lui à San-Pier-Maggiore, à droite en entrant dans l’église, et aux Murate un saint roi Sigismond. À San-Brancazio, il fit à fresque une Trinité pour Girolamo Federighi, qui fut enterré dans cette église. Dans ce tableau qui montre la manière mesquine du peintre, le donataire est représenté à genoux, à côté de sa femme. Ensuite il exécuta à la détrempe, dans la chapelle de San-Bastiano à Cestello, un saint Roch et un saint Ignace, et peignit une Vierge, saint Laurent et un autre saint dans une vieille chapelle au bout du pont de Rubaconte. Enfin l’infortuné Raffaellino en vint à n’avoir plus que de misérables travaux. Il se mit à faire à vil prix des dessins en grisaille et des ornements pour religieuses et d’autres personnes qui brodaient des tapisseries. Malgré cette triste dégradation de son talent, il produisait parfois de très beaux dessins, qui furent recherchés après la mort des brodeuses ; le directeur de l’hôpital en possède plusieurs qui prouvent que Raffaellino était un excellent dessinateur. Ces travaux, si indignes de lui, furent cependant cause qu’on fit beaucoup de tapisseries et d’ornements pour le gouvernement et les églises de Florence, et même à Rome pour les cardinaux et les évêques. Cette manière de broder, dont se servaient Pagolo de Vérone, Galieno de Florence, et beaucoup d’autres, est presque abandonnée, parce qu’on en a trouvé une autre pins expéditive et plus facile, mais qui n’a ni le fini, ni la beauté, ni la solidité de la première. Raffaellino, dont toute la vie fut entravée par la pauvreté et la misère mérite, ne fût-ce que par ce service rendu à l’art, d’obtenir après sa mort l’honneur et la gloire attachés au mérite.

Ce malheureux artiste manqua d'adresse et de savoir-faire. Honteux de son avilissement, il n'avait de relations qu'avec des gens pauvres et de bas étage. Ses derniers ouvrages étaient si loin de la perfection des premiers, qu’on ne pouvait les croire sortis de la même main. Oubliant chaque jour quelque chose de son art, il fut réduit à entreprendre les plus vils travaux, et se découragea tellement que tout lui de- vint à charge, surtout ses nombreux enfants. Infirme et pauvre, il mourut misérablement à l’âge de cinquante-huit ans et il fut enseveli par la confrérie de la Miséricorde, à San-Simone de Florence, en 1524.

Il laissa plusieurs élèves habiles. Le Bronzino, peintre florentin, alla dans sa jeunesse apprendre près de lui les premiers principes de l'art; et ensuite il profita si bien sous la direction de Jacopo de Pontormo, qu’il égala ce dernier maître.

Nous avons tiré le portrait de Raffaellino d’un dessin qui était entre les mains d’un autre de ses élèves, Bastiano de Montecarlo, qui fut aussi un maître habile, quoique médiocre dessinateur.



Sans doute, le génie aussi bien que la vertu, lors- qu'on les voit aux prises avec la misère et le mal- heur, offrent un spectacle poignant et qui serre l’âme. Cependant, ce spectacle a sa grandeur, et, par conséquent, sa beauté. Ce n’est pas peu de chose, pour la moralité du monde, que de voir un homme plus fort que le malheur. La jeunesse, qui a tant besoin de courage, et qui est si facilement découragée, s’arrête à ces grands exemples et s’y fortifie. C’est, en effet, un enseignement inappréciable pour les jeunes gens, dont l’ambition naissante n’a pas choisi un métier vulgaire, que de rencontrer un de ces hommes solides que rien n’abat et que rien ne lasse. Les tempéraments les plus mous sentent, à cette vue, leur énergie s’accroître et leur voie s’aplanir. La conviction les gagne, et leur marche s’en assure. — Ils sont si entraînants ces rudes travailleurs qui ne concluent pas à la paresse parce que leur travail reste infructueux, qui ne renient pas leur cause parce qu’elle est lourde à porter, qui ne désertent pas l’espérance parce qu’elle est longue à réaliser, et qui, à l’heure de leur mort, reprendraient la vie par le même sentier ! Si ces hommes ont une existence cruelle et partagée, ils font une œuvre double, et la postérité leur en tient compte. Il s’attache à leur mémoire une vénération à laquelle aucune autre vénération ne ressemble. Les résultats qu’ils laissent, toujours grands, s’agrandissent encore des efforts qu’ils ont coûtés. Eh ! comment leur vie serait-elle moins belle que leurs œuvres ! Avoir montré l’homme dans toute sa dignité, c’est encore avoir fait une œuvre d’art, et perfectionné l’œuvre de Dieu, si ce n’est pas un blasphème. Tels ont été Corrége, qui écrivait la sérénité de son âme sur ses toiles immortelles et qui mourait, haletant comme une bête de somme épuisée, sur le chemin de Parme ; et le Camoëns, ce spartiate portugais, qui n’avait pas de larmes pour lui, mais qui savait pleurer encore la patrie sur le grabat de l’hôpital. Les arts ont fourni beaucoup de ces hommes-là ; et c’est quelque chose qui témoigne, plus qu’on ne le croit, de leur valeur.

Mais si cette misère est sublime et sainte, et si parfois on ne peut se défendre, à son insu, d’une sorte de satisfaction à la voir si noblement souffrir pour l’honneur de l’espèce ; il y en a une autre qui ne fait que mal, mal et pitié. C’est cette abjection odieuse et ce stérile renoncement à soi-même où sont tombés des organisations heureuses, des mérites intéressants, tordus par le sort. Que tirer de là, si ce n’est un chagrin profond et oiseux dont rien ne console, et auquel rien ne remédie ? — Voir mentir les plus belles promesses, s’avilir les plus nobles intelligences, se pourrir avant leur maturité les plus beaux fruits ; c’est un spectacle dont on se détourne parce qu’il offense et répugne. Cependant, les arts l’offrent souvent, et on peut en tirer encore quelques indices utiles pour montrer l’estime qu’on en doit faire, car cela prouve que les plus brillantes aptitudes ont besoin, pour marquer leur place, du plus ferme caractère.

Toutefois le Vasari, dans la vie de Raffaellino del Garbo, nous a paru en parler bien à son aise. Un grand seigneur n’eût pas mieux fait. S’il avait été lui-même un de ces âpres lutteurs dont nous parlions au commencement de cette note, il n’y aurait pas grand’chose à dire. Ces hommes-là ont le droit de ne pas être tendres pour ceux qui ploient. Mais lui, dont la carrière fut si facile, et le succès si éclatant que la postérité a dû en rabattre un peu, il aurait pu être moins exigeant. Heureux faiseur, qui ne comprend pas et qui s’étonne ! « Il est rare qu’un jeune artiste fasse concevoir de grandes espérances, il est plus rare encore qu’il ne les tienne pas ». Eh ! mon Dieu, non ; la chose n’est pas rare. Combien sont nés hommes de talents et sont morts hommes vulgaires ! S’il y avait bien regardé, il en aurait vu davantage, même dans sa belle Florence, même sous ses magnifiques Médicis. N’est-ce pas le cours des choses ? Tous les germes que la nature sème sont-ils toujours fécondés ? Le monde n’y suffirait pas. — Mais il a bien voulu voir celui-là et y compatir un peu. Il est vrai aussi qu’il était un peu sorti de terre, et que sa croissance quoique interrompue appelait puissamment le regard. Ce maladif adolescent qui peignit le beau tableau du Christ mort aux mains des Maries, que l’on voit encore à Florence, n’était pas, en effet, un homme à dédaigner même à côté des plus grands. Dans sa languissante virilité, ne traçait-il pas ces nombreux dessins, que ses enfants vendaient à vil prix ? dessins rares maintenant en Italie, non pas qu’ils soient perdus, mais parce qu’on les conserve ailleurs.

« Ce malheureux artiste manquait d’adresse et de savoir-faire. » Voilà l’observation essentielle qu’il fallait commenter et expliquer davantage pour s’étonner moins. Il fallait la coudre plus méthodiquement à cette observation rapportée dans un autre passage, à savoir que Raffaellino, malgré la mystérieuse décadence de son talent, exécuta dans ses plus mauvais jours un très bel ouvrage pour le bon prêtre qui compatissait à son indigence.

Au reste, il paraît que le malheureux donna aux brodeuses de beaux dessins dont les marchands florentins s’enrichirent. La chose n’est pas mal en soi, et cela vaut mieux que de faire de mauvaise peinture pour vivre. C’est vendre son âme, et on ne le doit pas pour un morceau de pain. Il y a des métiers qui nourrissent leur homme et qui sont faits pour cela. Mais c’est une erreur commune dans laquelle tombe notre jeunesse quand la faim l’éprouve ! On avilit son art, qui devient ainsi une chose à argent ; de jour en jour le terrain se rétrécit, et le talent se perd avec la fierté. Sans doute toute œuvre mérite salaire, mais toute œuvre ne doit pas l’obtenir. L’œuvre doit d’abord être faite pour elle-même, et le reste lui vient en surcroît, quand il vient. Exercé par des faméliques sans conscience, où va notre art ? et à quoi peut-il répondre ? Aux instincts sales ou aux fantaisies épaisses d’une bourgeoisie hébétée, qui se sert de notre main pour accomplir l’œuvre qui lui plaît, et qui ne comprend que celle-là. Il vaudrait mieux que l’art pérît que d’être ainsi à la remorque, quoi qu’en disent les habiles gens. — Mais l’on prend pour point de mire quelques hommes d’un talent heureux, et l’on croit étourdiment rester toujours dans sa propre voie. Pourtant ce genre de talent n’est donné qu’à un bien petit nombre qu’il faut laisser faire et ne pas envier.

Certes, il est affligeant que le talent recrute ordinairement ses élus au sein de la pauvreté. Cela engendre de grandes souffrances ; mais qu’y faire ? Dieu l’a peut-être voulu ainsi pour ôter un peu de prestige à la richesse ; il lui en a tant donné, d’ailleurs, que cela n’est pas un grand mal. — Mais sous un autre point de vue, quand on se laisse aller à dire qu’il faut de la misère au génie, et de la faim aux travailleurs ; on se permet une turpitude, et une turpitude banale, dont l’avarice ne néglige pas la conséquence infâme.

Michel-Ange et le vieux Cosme comprenaient mieux la chose. Leurs paroles sont dures, mais les préjugés de leur temps en pallient l’apparente cruauté, et l’intérêt de l’art en sanctionne la réelle justesse. — Quand ils ne voulaient que des enfants de sang noble et de fortune aisée pour entrer dans les ateliers, ils ne raillaient pas la misère, mais ils entendaient honorer l’art et l’élever à toute sa virtualité, en prenant des gages certains, suivant eux, de désintéressement et d’indépendance.

Voir Lanzi, I, 137.