Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité/Livre II

La bibliothèque libre.
Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité
Livre II
Traduction française de Charles Zévort
◄   Livre I Livre II Livre III   ►


LIVRE II.




CHAPITRE PREMIER.


ANAXIMANDRE.

Anaximandre, fils de Praxiade, était de Milet. Il admettait pour principe et élément des choses l’infini, sans déterminer si par là il entendait l’air, l’eau, ou quelque autre substance. Il disait que les parties de l’infini changent, mais que l’infini lui-même, dans son ensemble, est immuable. La terre, selon lui, est située au milieu de l’univers ; elle en est le centre ; sa forme est sphérique. La lune n’a qu’une lumière d’emprunt et est éclairée par le soleil. Le soleil est aussi grand que la terre ; il a pour substance le feu le plus pur.

C’est lui, suivant Phavorinus, dans les Mémoires divers, qui inventa et établit le premier à Lacédémone un gnomon indiquant les solstices et les équinoxes. Il fit aussi des horloges solaires[1] dessina le premier la circonférence de la terre et de la mer[2], et construisit une sphère. Il avait écrit un exposé sommaire de ses opinions, qu’Apollodore d’Athènes a eu entre les mains. Cet auteur dit, dans les Chroniques, qu’Anaximandre avait soixante-quatre ans la seconde année de la cinquante-huitième olympiade[3], qu’il mourut peu de temps après, et qu’il florissait sous Polycrate, tyran de Samos. On rapporte que des enfants l’ayant entendu chanter, se moquèrent de lui ; il s’en aperçut et se contenta de dire : « Il faudra que je chante mieux pour ces enfants. »

Il y a eu un autre Anaximandre, également de Milet, qui a laissé des ouvrages historiques écrits dans le dialecte ionien.




CHAPITRE II.


ANAXIMÈNE.

Anaximène, de Milet, fils d’Eurystrate, fut disciple d’Anaximandre. Quelques auteurs lui donnent aussi pour maître Parménide. Il admettait deux principes, l’air et l’infini, et croyait que les astres tournent autour de l’horizon au lieu de passer sous la terre. Il a écrit dans le dialecte ionien pur. Il était né, au dire d’Apollodore, dans la soixante-troisième olympiade[4], et mourut à l’époque de la prise de Sardes.

Il y a eu deux autres Anaximène, un rhéteur et un historien, tous deux de Lampsaque. L’historien était neveu du rhéteur et a écrit la vie d’Alexandre. On a du philosophe les lettres suivantes :
ANAXIMÈNE À PYTHAGORE.

Un funeste accident nous a enlevé Thalès au milieu d’une belle vieillesse[5]. Il était sorti la nuit, selon sa coutume, en compagnie d’une servante, pour étudier les astres. Mais, trahi par sa mémoire, il tomba, tout en observant, dans une fosse profonde. Telle fut la fin de l’astronome de Milet. Nous qui l’avons eu pour maître, conservons le souvenir de ce grand homme ; transmettons-le à nos enfants et à nos disciples, et que sa doctrine soit toujours notre règle. Saluons dans Thalès celui qui a inauguré tous nos travaux.

ANAXIMÈNE À PYTHAGORE.

Tu as agi plus sagement que nous en émigrant de Samos à Crotone où tu vis en paix ; car les descendants d’Éacus accablent de maux tes compatriotes. Milet n’est pas non plus délivré de la tyrannie. Joins à cela les menaces que nous adresse le roi des Mèdes pour nous forcer à devenir ses tributaires. Les Ioniens se préparent à déclarer la guerre aux Mèdes pour la liberté commune ; mais, la guerre engagée, nous n’avons plus aucune espérance de salut. Comment donc Anaximène pourrait-il s’appliquer à la contemplation des choses célestes, menacé qu’il est de la mort ou de l’esclavage ? Quant à toi, les Crotoniates t’aiment ; les habitants de la grande Grèce t’estiment ; la Sicile même te fournit des disciples.




CHAPITRE III.


ANAXAGORE.

Anaxagore, de Clazomène, fils d’Hégésibulus, ou d’Eubulus, eut pour maître Anaximène. Il ajouta le premier l’intelligence à la matière. Son livre, écrit avec autant de noblesse que d’élégance, commence ainsi : « Tout était confondu ; l’intelligence vint et établit l’harmonie. » C’est là ce qui lui fit donner le surnom d’Intelligence, Timon, dans les Silles, s’exprime ainsi sur son compte :

On a placé Anaxagore au rang des héros les plus illustres ; on l’a surnommé Intelligence, parce que, selon lui, c’est l’intelligence qui rassembla tout à coup les éléments épars, et au chaos substitua l’harmonie.

Sa naissance et ses richesses lui assignaient un rang élevé ; mais il se distingue surtout par sa grandeur d’âme qui le porta à abandonner à ses proches l’héritage paternel. Comme ils lui reprochaient un jour de négliger ses biens : « Eh quoi ! dit-il, que ne les soignez-vous. » Il finit par les abandonner complétement et se livra tout entier à la contemplation de la nature, sans s’occuper jamais des affaires publiques. Quelqu’un lui ayant dit à ce sujet : « Tu ne t’inquiètes point de ta patrie. — Prends garde, répondit-il, je suis tout entier à ma patrie ; » et en même temps, il montrait le ciel.

On dit qu’il avait vingt ans lorsque Xerxès passa en Grèce, et qu’il vécut soixante-douze ans. Cependant Apollodore assure, dans les Chroniques, qu’il était né dans la soixante-dixième olympiade[6], et qu’il mourut la première année de la soixante-dix-huitième. Il commença à philosopher à Athènes, sous l’archontat de Callias[7], à l’âge de vingt ans, suivant Démétrius de Phalère, dans la Liste des archontes, et il passa trente années dans cette ville.

Il disait que le soleil est une pierre enflammée et qu’il est plus grand que le Péloponèse ; — opinion que l’on attribue aussi à Tantale ; — que la lune est habitée et renferme des montagnes et des vallées. Les principes des choses sont les homéoméries ou particules similaires : de même que l’or est formé de petites paillettes d’or, de même aussi tous les corps sont composés de corpuscules de même nature qu’eux. L’intelligence est le principe du mouvement. Les corps les plus lourds, comme la terre, se portent en bas ; les plus légers, comme le feu, en haut ; l’air et l’eau au milieu. Par suite de cette disposition, la mer s’étendit sur la surface de la terre, lorsque, sous l’influence du soleil, les éléments humides se furent séparés des autres. Les astres, à l’origine, avaient un mouvement circulaire horizontal, l’étoile polaire se trouvant toujours au zénith de la terre ; mais, plus tard, la voûte célestes s’est inclinée tout entière. La voie lactée est produite par la réflexion de la lumière solaire, lorsqu’aucun astre ne vient en éclipser l’éclat. Les comètes sont un assemblage d’étoiles errantes qui jettent des flammes. Les étoiles filantes sont comme des étincelles détachées de l’air. Les vents résultent de la raréfaction de l’air sous l’action du soleil. Le tonnerre est produit par le choc des nuages ; l’éclair par leur frottement. La terre tremble lorsque l’air pénètre dans ses entrailles.

Les animaux ont été produits à l’origine par l’humidité, la chaleur et l’élément terreux ; ils se sont ensuite reproduits eux-mêmes ; le mâle se forme à droite, la femelle à gauche.

On raconte qu’il avait prédit la chute d’une pierre qui tomba à Ægos-Potamos, en annonçant qu’elle tomberait du soleil ; on dit aussi que c’est pour cela que, dans le Phaéton, Euripide, son disciple, appelle le soleil une masse d’or. Un jour il se présenta à Olympie, par un beau temps, couvert d’une peau, comme s’il allait pleuvoir, et il plut en effet. Quelqu’un lui ayant demandé si la mer couvrirait un jour les montagnes de Lampsaque : « Oui, dit-il, si le temps ne manque pas. » On lui demandait un jour pour quelle fin il était né : « Pour contempler, dit-il, le soleil, la lune et le ciel. » Une autre fois on lui disait qu’il était privé de la société des Athéniens : « Non, reprit-il, ce sont eux qui sont privés de la mienne. »

Ayant vu le tombeau de Mausole[8], il s’écria : « Un tombeau élevé à grands frais est une fortune transformée en pierre. » Comme on le plaignait de mourir sur une terre étrangère : « Partout, dit-il, la route est la même pour descendre aux enfers. »

Il paraît être le premier, s’il faut en croire les Histoires diverses de Phavorinus, qui ait vu une pensée morale dans le poème d’Homère et lui ait assigné pour but la vertu et la justice. Cette opinion fut développée par Métrodore de Lampsaque, son ami, qui le premier aussi fit une étude sérieuse des théories physiques d’Homère. Anaxagore est aussi le premier qui ait écrit un ouvrage.[9]

Silénus raconte, au premier livre des Histoires, qu’une pierre tomba du ciel sous l’archontat de Dimylus, et à ce sujet il dit que, suivant Anaxagore, le ciel tout entier est formé de pierres, que cette masse est maintenue par la rapidité du mouvement, et que, le mouvement cessant, elle s’écroulerait aussitôt.

Son procès est diversement rapporté[10] : « Sotion dit, dans la Succession des philosophes, qu’il fut accusé d’impiété par Cléon, pour avoir dit que le soleil était une pierre incandescente, et condamné à une amende de cinq talents et à l’exil, quoique Périclès, son disciple, eût pris sa défense. Satyrus dit au contraire, dans les Vies, que Thucydide, adversaire politique de Périclès, l’accusa tout à la fois d’impiété et de trahison[11], et le fit condamner à mort, en son absence. Comme on lui annonçait en même temps sa condamnation et la mort de ses enfants, il dit sur le premier point : « La nature avait depuis longtemps prononcé cet arrêt contre mes adversaires et contre moi ; » et à l’égard de ses enfants : « Je savais que je les avais engendrés mortels. » D’autres attribuent cette dernière réponse, soit à Solon, soit à Xénophon. Démétrius de Phalère rapporte aussi, dans le traité de la Vieillesse, qu’Anaxagore ensevelit ses enfants de ses propres mains. Hermippe, dans les Vies, rapporte autrement son procès : on l’emprisonna d’abord pour le faire mourir ; mais Périclès, s’étant présenté au peuple, demanda si l’on avait quelque chose à blâmer dans sa propre conduite ; comme on ne répondait rien, il s’écria : « Eh bien ! je suis disciple de cet homme ; gardez-vous de le mettre à mort sur d’injustes calomnies ; mais suivez mes conseils, et renvoyez-le absous. » On le renvoya en effet ; mais il ne put supporter cet affront et se donna la mort. Hiéronymus dit, au second livre des Mémoires divers, que Périclès l’amena devant les juges amaigri et exténué par la maladie, et qu’il obtint son acquittement plutôt de la pitié que de la justice du tribunal. Tels sont les récits accrédités au sujet de sa condamnation.

On croit que son inimitié contre Démocrite avait pour principe le refus qu’avait fait celui-ci de l’admettre à ses entretiens[12]. Il se retira à Lampsaque où il mourut. Les magistrats de la ville l’ayant interrogé sur ce qu’il voulait qu’on fît en sa faveur, il demanda que tous les ans, le mois de sa mort fut un mois de repos et de fête pour l’enfance, coutume qui se conserve encore aujourd’hui. Après sa mort, les habitants de Lampsaque lui rendirent les honneurs funèbres et gravèrent sur son tombeau une inscription ainsi conçue :

Ici repose celui des hommes qui dans l’étude des phénomènes célestes approcha le plus de la vérité, Anaxagore.

Voici la mienne :

Anaxagore avait dit que le soleil est une pierre incandescente ; on le condamna à mort. Périclès son ami le sauva ; mais lui-même s’arracha la vie par une faiblesse peu digne d’un philosophe.

Il y a eu trois autres Anaxagore, qu’il ne faut pas confondre entre eux : un rhéteur de l’école d’Isocrate ; un sculpteur cité par Antigone, et un grammairien de l’école de Zénodote.


CHAPITRE IV.


ARCHÉLAÜS.

Archélaüs, d’Athènes ou de Milet, fils d’Apollodore, ou, selon d’autres, de Myson, fut disciple d’Anaxagore et maître de Socrate. Le premier il apporta de l’Ionie à Athènes la philosophie physique[13], ce qui lui valut le surnom de Physicien. Une autre raison de ce surnom, c’est que cette branche de la philosophie finit avec lui, Socrate ayant fondé la morale. Archélaüs paraît cependant avoir abordé aussi la morale ; car il a traité des lois, des biens et du juste. Socrate fut en cela son disciple ; mais ayant étendu cette science, il passa pour en être l’inventeur.

Archélaüs assignait deux causes à la production des êtres, le froid et le chaud. Il disait aussi que les animaux ont été formés du limon de la terre ; que le juste et l’injuste résultent non pas de la nature, mais de la loi. Voici, du reste, l’ensemble de son système : l’eau étant soumise à l’action de la chaleur, une partie se dessèche, se condense et forme la terre ; une autre partie s’évapore et produit l’air. C’est pour cela que la terre est embrassée par l’air et soumise à son action. L’air lui-même subit l’action du feu qui l’embrasse dans son mouvement circulaire. La terre, une fois échauffée, a produit les animaux, auxquels elle fournissait d’abord pour nourriture un limon semblable au lait ; les hommes ont été formés de la même manière. Archélaüs est le premier qui ait dit que la voix est produite par la percussion de l’air[14]. Il enseignait aussi que les eaux de la mer se sont infiltrées à travers la terre, en ont rempli les diverses cavités et s’y sont condensées ; que le soleil est le plus grand des astres et que l’univers est infini.

Il y a eu trois autres Archélaüs : un géographe qui a décrit les contrées parcourues par Alexandre ; un poëte qui a écrit sur les objets à double nature, et un rhéteur, auteur de préceptes sur l’éloquence.




CHAPITRE V.


SOCRATE.

Socrate, fils de Sophronisque, tailleur de pierres, et de Phénarète, sage-femme, comme l’atteste Platon dans le Théétète, était Athénien, du dème d’Alopèce. On le disait collaborateur d’Euripide ; Mnésilochus en particulier s’est exprimé dans ce sens :

Les Phrygiens, drame nouveau d’Euripide, auquel Socrate a mis des pièces.

Et ailleurs :

Euripide chevillé par Socrate.

Callias dit aussi, dans les Captifs :

A. Te voilà bien grave et tu nous débites de beaux sentiments !
B. Je le puis, Socrate est mon maître.

Aristophane, dans les Nuées :

Voici cet Euripide, auteur de tragédies bavardes, philosophiques.

Socrate fut disciple d’Anaxagore, suivant quelques-uns, et aussi de Damon, au dire d’Alexandre, dans la Succession des Philosophes. Après la condamnation d’Anaxagore, il s’attacha à Archélaüs le physicien ; il aurait même été son mignon, s’il faut en croire Aristoxène. Duris prétend qu’il fut esclave et exerça le métier de tailleur de pierres ; on assure même que les Grâces qui sont représentées vêtues, à l’Acropole, sont de lui. Timon dit à ce sujet dans les Silles :

C’est d’eux que descend ce tailleur de pierres, ce raisonneur légiste, cet enchanteur de la Grèce, ce subtil discuteur, ce railleur, cet imposteur pédant, cet attique raffiné.

Idoménée atteste en effet qu’il était très-versé dans l’art des rhéteurs, et Xénophon rapporte que les Trente lui défendirent d’enseigner la rhétorique. Aristophane raille aussi son habileté à faire une bonne cause d’une mauvaise. Phavorinus dit également, dans les Histoires diverses, qu’il a le premier enseigné la rhétorique avec son disciple Eschine, témoignage qui est confirmé par celui d’Idoménée, dans l’Histoire des disciples de Socrate. Il est aussi le premier qui ait traité de la morale, le premier qui soit mort condamné. Aristoxène, fils de Spintharus, dit qu’il prêtait à usure, qu’il retirait ensuite l’intérêt et le capital, et que, l’intérêt dépensé, il prêtait de nouveau. Démétrius de Byzance prétend qu’il fut tiré de son atelier et instruit par Criton qu’avait séduit la grâce de son esprit. Plus tard, reconnaissant le peu d’utilité pratique des théories physiques, il se mit à disserter sur la morale dans les boutiques et au milieu de la place publique. Il disait qu’il ne cherchait qu’une seule chose :

En quoi consistent le bien et le mal dans la vie privée[15].

Sa vivacité dans la discussion lui faisait fréquemment de mauvaises affaires : on le frappait, on lui arrachait les cheveux, le plus souvent on se moquait de lui. Il supportait tout cela avec un calme imperturbable ; au point qu’ayant reçu un coup de pied il resta impassible ; quelqu’un s’en étonnant, il lui dit : « Si un âne m’avait donné un coup de pied, irais-je lui faire un procès ? » Tel est du moins le récit de Démétrius.

Il n’eut pas besoin de voyager comme la plupart des philosophes. À part les expéditions dont il fit partie, il resta toujours dans le même lieu, discutant sans relâche avec ses amis, et cherchant moins à combattre leur opinion qu’à découvrir en commun la vérité. On rapporte qu’Euripide lui donna à lire l’ouvrage d’Héraclite et lui demanda son opinion : « Ce que j’en ai compris, dit-il, est fort beau ; il en est de même du reste, je le suppose ; mais pour l’entendre il faudrait un plongeur de Délos. »

Il se livrait aux exercices du corps et avait une constitution vigoureuse. Il fit partie de l’expédition d’Amphipolis. Au combat de Délium, Xénophon étant tombé de cheval il l’emporta sur ses épaules et, quoique autour de lui tous les Athéniens eussent pris la fuite, il se retira lentement, regardant tranquillement derrière lui, pour faire face à ceux qui auraient voulu le surprendre. Il servit aussi dans l’armée envoyée par mer à Potidée, l’ennemi ayant interrompu les communications par terre. On dit que ce fut alors qu’il resta toute une nuit immobile dans le même lieu. Il remporta dans cette expédition le prix de la valeur et le céda à Alcibiade, dont la beauté l’avait séduit, suivant Aristippe, au quatrième livre de la Sensualité antique. Ion de Chio dit que dans sa jeunesse il fit un voyage à Samos avec Archélaüs ; Aristote affirme aussi qu’il alla à Delphes, et Phavorinus dit, au premier livre des Commentaires, qu’il visita l’isthme de Corinthe.

Socrate avait des sentiments fermes et républicains : il en fit preuve lorsqu’il refusa à Critias et à ses collègues de leur amener Léonte de Salamine, homme fort riche, qu’ils voulaient mettre à mort ; il fut aussi le seul à voter pour l’acquittement dans l’affaire des dix généraux. Lui-même, il refusa de s’échapper de prison, quoiqu’on lui en offrît les moyens. Comme ses amis pleuraient sur lui, il les reprit sévèrement et leur adressa, au milieu des fers, ces admirables discours que l’on connaît. Sa frugalité égalait la simplicité de ses mœurs : Pamphila raconte, au septième livre des Commentaires, qu’Alcibiade lui ayant donné un vaste terrain pour y bâtir une maison, il refusa en disant : « Si j’avais besoin de sandales et que tu me donnasses du cuir pour les faire moi-même, ne serait-il pas ridicule à moi de le prendre ? » Souvent il se disait à lui-même, en examinant la multitude des objets mis en vente sur le marché : « Que de choses dont je n’ai pas besoin ! » Il avait continuellement à la bouche ces vers :

L’argent et la pourpre sont utiles pour le théâtre, mais inutiles à la vie[16].

Il repoussa tour à tour les avances d’Archélaüs de Macédoine, de Scopa de Cranon et d’Euryloque de Larisse ; il ne voulut ni accepter leurs présents ni aller les visiter. Sa tempérance était telle que la peste s’étant souvent déclarée à Athènes pendant qu’il y était, il fut seul à l’abri du fléau. Aristote dit qu’il eut deux femmes : la première Xanthippe, dont il eut Lamproclès ; l’autre Myrton, fille d’Aristide le Juste[17], qu’il prit sans dot et de laquelle il eut Sophronisque et Ménéxène. Quelques-uns cependant prétendent que Myrton fut la première. D’un autre côté Satyrus, Hieronymus de Rhodes et plusieurs autres prétendent qu’il les eut toutes les deux à la fois. Ils disent que la disette d’hommes et la nécessité de repeupler la ville engagèrent les Athéniens à rendre un décret qui autorisait chaque citoyen à prendre, indépendamment de son épouse légitime, une autre femme et à avoir d’elle des enfants ; Socrate, suivant eux, aurait profité de ce décret.

Il était indifférent à la raillerie, affectait une excessive frugalité et n’exigeait aucun salaire pour ses leçons. Il disait que ceux qui mangent avec le plus d’appétit sont ceux qui ont le moins besoin de mets recherchés ; et que ceux qui boivent avec le plus d’avidité, sont ceux qui savent le moins supporter la privation de la boisson. « On se rapproche d’autant plus des dieux, disait-il encore, qu’on a moins de besoins. » L’élévation de son caractère est attestée même par les poètes comiques, qui ne voient pas que leurs railleries sont pour lui autant d’éloges. Voici les paroles d’Aristophane :

Ô toi, qui as si sagement embrassé l’étude sublime de la philosophie, que ton sort sera glorieux à Athènes et parmi tous les Grecs ! Tu as de la mémoire, de l’esprit ; tu ne fais consister le mal que dans l’opinion ; tu ne te fatigues point, que tu sois debout ou que tu marches ; tu es insensible au froid, aux plaisirs de la table ; tu n’aimes ni le vin, ni la bonne chère, ni les autres frivolités de ce genre.

Amipsias le représente affublé d’un vieux manteau et l’apostrophe ainsi :

Ô Socrate, le meilleur des hommes si tu étais seul au monde, mais le plus vaniteux entre tous ! Toi aussi tu viens donc parmi nous ; tu as ce courage ? Mais d’où te vient ce manteau ? Ce sont les corroyeurs qui t’ont fait ce mauvais cadeau pour se moquer de toi.

— Pourtant cet homme, dévoré par la faim, n’a jamais flatté[18].

Cette fierté de caractère et cette grandeur d’âme de Socrate résultent également des vers suivants d’Aristophane[19] :

Tu arpentes fièrement nos rues en promenant les yeux de tous côtés ; tu vas nu-pieds, sans t’inquiéter de la douleur et étalant majestueusement ton visage.

Cependant il savait aussi s’accommoder aux circonstances : on le vit quelquefois élégamment vêtu, par exemple lorsqu’il alla trouver Agathon, comme le rapporte Platon dans le Banquet. Il possédait au même degré le talent de convaincre et celui de dissuader ; c’est ainsi qu’au dire de Platon un discours qu’il prononça sur la science fit de Théétète un homme presque divin. Eutyphron ayant intenté un procès à son père pour le meurtre d’un étranger, quelques paroles de Socrate sur la piété filiale suffirent pour le détourner de son dessein. Il inculqua aussi à Lysis une grande pureté de mœurs ; en un mot il savait parfaitement accommoder ses discours à la situation. Xénophon rapporte qu’il calma, par ses conseils, son fils Lamproclès, irrité contre sa mère, et qu’il détourna Glaucon, frère de Platon, des affaires publiques auxquelles il n’était pas propre ; il porta au contraire à s’y livrer Charmide qui avait l’aptitude nécessaire. Il enflamma le courage d’Iphicrate, général athénien, en lui montrant les coqs du barbier Midas qui ne craignaient pas d’attaquer ceux de Callias. Glauconide disait de lui qu’il fallait que la ville le conservât précieusement, comme un faisan ou un paon.

Socrate s’étonnait de ce que chacun sût parfaitement le compte de ses biens, et ne sût pas le nombre de ses amis, tant on s’en inquiète peu ! Voyant Euclide se livrer avec ardeur à la dialectique, il lui dit : « Mon cher Euclide, tu pourras faire des sophistes, mais non des hommes ; » car il méprisait comme inutile tout ce vain parlage, ainsi que le remarque Platon dans l’Euthydème. Charmide lui ayant donné des esclaves pour en tirer profit, il les refusa. Quelques auteurs ont aussi prétendu qu’il ne faisait aucun cas de la beauté d’Alcibiade. Il disait, suivant Xénophon dans le Banquet, que le loisir est le plus grand des biens.

Il enseignait aussi qu’il n’y a qu’un seul bien, la science ; qu’un seul mal, l’ignorance ; que la richesse et la naissance n’ont rien qu’on doive ambitionner ; que bien loin de là elles sont une source de maux. On lui disait un jour qu’Antisthène avait pour mère une Thrace : « Pensez-vous donc, répliqua-t-il, qu’un si grand homme eût pu naître d’une mère et d’un père athéniens ? »

Phédon était réduit par sa condition d’esclave à un métier infâme ; ce fut Socrate qui détermina Criton à le racheter et en fit un grand philosophe.

Pendant ses loisirs il apprenait à jouer de la lyre, disant qu’il n’y a pas de honte à apprendre ce qu’on ne sait pas. Xénophon dit aussi, dans le Banquet, qu’il s’exerçait souvent à la danse et qu’il la croyait utile à l’entretien de la santé.

Il prétendait qu’un génie familier lui faisait connaître l’avenir. « Bien commencer, disait-il, ce n’est pas peu de chose, mais ce n’est pas beaucoup. » Il disait encore qu’il ne savait rien, une seule chose exceptée, à savoir qu’il ne savait rien ; qu’acheter des fruits précoces, c’est désespérer de vivre jusqu’au temps de la maturité. Quelqu’un lui ayant demandé quelle était la première des vertus pour le jeune homme : « Rien de trop, » dit-il. Il conseillait d’étudier la géométrie, mais seulement ce qu’il en faut pour mesurer un champ, quand on le prend ou qu’on le donne à ferme. Euripide ayant dit de la vertu, dans la pièce intitulée Augé :

Le mieux est de laisser cela de côté ;

il se leva et sortit en s’écriant : « Quel ridicule ! On cherche un esclave quand il ne se retrouve pas, et on laisserait ainsi la vertu se perdre ! » Quelqu’un lui demandait s’il devait ou non se marier : « Quoi que tu fasses, répondit-il, tu t’en repentiras. » Il s’étonnait, disait-il, de ce que les statuaires fissent tous leurs efforts pour façonner la pierre à l’image de la nature, et se donnassent si peu de peine pour ne pas ressembler eux-mêmes à la pierre. Il engageait les jeunes gens à se regarder souvent dans le miroir, afin que, s’ils étaient beaux, ils se rendissent dignes de leur beauté, et que, dans le cas contraire, ils fissent oublier leur laideur par la science et la vertu. Un jour qu’il avait invité à dîner des gens riches, Xanthippe rougissait de la modicité du repas : « Ne t’inquiète pas, lui dit-il : s’ils sont sobres et discrets, ils seront indulgents ; s’ils ne le sont pas, laissons-les pour ce qu’ils valent. »

Il disait que les autres hommes vivaient pour manger, et que lui mangeait pour vivre ; que faire cas de la multitude ignorante, c’est imiter celui qui refuserait une pièce de quatre drachmes, comme mauvaise, et qui accepterait un monceau de pièces semblables. Eschine lui ayant dit : « Je suis pauvre, je n’ai rien à t’offrir que ma personne ; je me donne à toi. — Ne vois-tu pas, répondit Socrate, que tu me fais le plus magnifique présent ? » Un homme s’affligeait du mépris où il était tombé depuis l’usurpation des trente : « En aurais-tu du regret ? » lui dit Socrate. Un autre lui ayant dit : « Les Athéniens t’ont condamné à mort, » il reprit : « La nature a prononcé contre eux le même arrêt ; » réponse que l’on attribue aussi à Anaxagore.

« Tu meurs injustement, lui disait sa femme. — Aimerais-tu mieux, reprit-il, que ce fût justement ? »

Ayant rêvé qu’une voix lui disait :

Dans trois jours tu aborderas aux champs fertiles de la Phthie[20],
il déclara à Eschine qu’il mourrait dans trois jours. Lorsqu’il fut sur le point de boire la ciguë, Apollodore lui offrit un riche manteau, afin qu’il s’en couvrît pour mourir. « Eh quoi ! dit Socrate, mon manteau m’a suffi pour vivre ; il ne me suffirait pas pour mourir ! »

« Un tel, lui dit-on, parle mal de toi. — Je le crois, reprit-il ; il n’a jamais rien su dire de bien. »

Voyant Antisthène tourner son manteau de manière à mettre les trous en évidence, il lui cria : « J’aperçois ta vanité à travers les trous de ton manteau. »

« Un tel ne vous injurie-t-il pas ? lui dit-on. — Non, répondit-il, cela ne s’applique pas à moi. »

Il disait qu’il est bon de se livrer volontairement aux critiques des poëtes comiques ; car si elles sont fondées on en profite pour se corriger ; si elles ne le sont pas, que nous importe.

Une fois, Xanthippe, après l’avoir abreuvé d’injures, lui jeta de l’eau au visage : « Je savais bien, dit-il, qu’un si grand orage ne se passerait pas sans pluie. »

Alcibiade lui dit un jour que les criailleries de Xanthippe étaient insupportables : « J’y suis habitué, répondit-il, comme on se fait à entendre constamment le bruit d’une poulie. Toi-même ne supportes-tu pas les cris de tes oies ? — Oui, reprit Alcibiade, mais elles me donnent des œufs et des petits. — Et moi, Xanthippe me donne des enfants. »

Un jour elle vint jusque sur la place publique lui arracher son manteau. Ses amis lui conseillaient de lui administrer sur-le-champ une correction : « Oui, sans doute, dit Socrate, afin que, quand nous serons aux prises, chacun de vous crie : « Tiens bon ! Socrate ; « Tiens bon ! Xanthippe. »

Il comparait une femme acariâtre aux chevaux vicieux que montent les écuyers : « Lorsqu’une fois ils ont dompté ceux-là, disait-il, ils maîtrisent aisément les autres ; et moi de même, habitué à l’humeur de Xanthippe, je m’accommoderai facilement avec tout le monde. »

Ces maximes et ces exemples lui valurent de la part de la Pythie ce témoignage si flatteur que tout le monde connaît. Interrogée par Chéréphon, elle répondit :

De tous les hommes, Socrate est le plus sage.

Cet oracle excita contre lui de nombreuses jalousies, d’autant plus qu’il s’était souvent moqué de la stupidité de ceux qui avaient une haute opinion d’eux-mêmes. C’est ainsi qu’il avait critiqué Anytus, comme Platon nous l’apprend dans le Ménon. Anytus, irrité des railleries de Socrate, excita d’abord contre lui la verve d’Aristophane ; puis il engagea Mélitus à l’accuser comme impie et corrupteur de la jeunesse. L’accusation fut portée par Mélitus et soutenue par Polyeucte, au dire de Phavorinus, dans les Histoires diverses. Hermippe prétend que la harangue fut rédigée par le sophiste Polycrate, — d’autres disent Anytus, — et que l’orateur Lycon conduisit toute l’affaire. Antisthène, dans la Succession des Philosophes, et Platon dans l’Apologie, nomment trois accusateurs : Anytus, Lycon et Mélitus : Anytus au nom des politiques et des magistrats, Lycon pour les orateurs et Mélitus pour les poëtes, tous gens que Socrate avait peu ménagés. Phavorinus prétend avec raison, au premier livre des Commentaires, que la harangue de Polycrate est supposée ; car, dit-il, il y est question des murs rebâtis par Conon, fait postérieur de six ans à la mort de Socrate.

Voici quels furent les chefs d’accusation confirmés par serment ; Phavorinus dit qu’on les conserve encore dans le temple de la mère des dieux

Mélitus de Lampsaque, fils de Mélitus, accuse, sous la foi du serment, Socrate d’Alopèce, fils de Sophronisque, des crimes suivants : Socrate est coupable de ne pas croire aux dieux reconnus par la ville et d’en introduire de nouveaux ; il est également coupable de corrompre la jeunesse. Pour ces crimes, la mort.

Lysias avait composé pour lui une apologie ; mais Socrate lui dit après l’avoir lue : « Quoique le discours soit fort beau, mon cher Lysias, il ne me convient point. (En effet c’était un morceau beaucoup plus oratoire que philosophique.) — Pourquoi donc, reprit Lysias, s’il est beau, ne te convient-il pas ? — Ne peut-il pas se faire, dit Socrate, que de beaux habits et de beaux souliers ne m’aillent pas ? »

Justus de Tibériade raconte, dans l’Histoire des Rois, que pendant qu’on plaidait la cause de Socrate, Platon se présenta à la tribune et dit : « Athéniens, je suis le plus jeune de ceux qui sont montés à cette tribune… ; » mais que les juges lui crièrent : « Dis plutôt : descendus. » C’était lui dire : Descends.

Lorsqu’on alla aux voix, il y eut pour la condamnation une majorité de deux cent quatre-vingt-un suffrages. Comme les juges délibéraient sur la peine ou l’amende à lui infliger, il se taxa lui-même à vingt-cinq drachmes, ou à cent suivant Eubulide. Les juges s’étant récriés, Socrate dit alors : « Je déclare que le châtiment que j’ai mérité pour ma conduite, c’est d’être nourri au Prytanée. « Aussitôt quatre-vingts voix nouvelles se prononcèrent pour la mort ; en conséquence il fut condamné. On le conduisit en prison et quelques jours après il but la ciguë. Platon nous a conservé, dans le Phédon, les sublimes entretiens qui occupèrent ses derniers moments, Quelques personnes croient qu’il avait composé un hymne dont le commencement était :

Salut, dieu de Délos, Apollon, et toi aussi, Diane, enfants illustres…

Mais Dionysodore prétend que cet hymne n’est pas de lui. Il fit aussi une fable, à l’imitation de celles d’Ésope, mais assez mal conçue ; elle commence par ces mots :

Ésope conseilla un jour aux magistrats de Corinthe de ne point confier le jugement de la vertu à la sagesse populaire…

Ainsi mourut Socrate. Le repentir suivit de près chez les Athéniens : on ferma les jeux et les gymnases ; les ennemis de Socrate furent exilés, et Mélitus en particulier condamné à mort. On éleva à la mémoire de Socrate une statue d’airain, œuvre de Lysippe, qui fut placée dans le Pompéium. Quant à Anytus, les habitants d’Héraclée le proscrivirent le jour même où il était entré dans leur ville. Au reste, Socrate n’est pas le seul qui ait éprouvé ainsi l’inconstance des Athéniens ; on en cite beaucoup d’autres : Héraclide rapporte qu’ils traitèrent Homère d’insensé et le condamnèrent à une amende de cinquante drachmes ; ils accusèrent Tyrtée de folie ; ils avaient commencé par élever une statue d’airain à Astydamas, imitateur d’Eschyle[21]. Euripide, dans le Palamède, leur reproche en ces termes la mort de Socrate :

Vous avez tué, vous avez tué le plus sage des mortels, l’innocent, l’éloquent ami des Muses.

Philochorus prétend cependant qu’Euripide était mort avant Socrate. Ce dernier était né, suivant les Chroniques d’Apollodore, sous l’archontat d’Apséphion, la quatrième année de la soixante-dix-septième olympiade[22], le 6 de thargélion, jour où les Athéniens purifient leur ville, et où ceux de Délos prétendent que naquit Diane. Il mourut, suivant Démétrius de Phalère, la première année de la quatre-vingt-quinzième olympiade, à l’âge de soixante-dix ans. Il avait été disciple d’Anaxagore, aussi bien qu’Euripide, qui naquit sous Calliade, la première année de la soixante-quinzième olympiade.

Socrate ne me paraît pas être resté étranger aux spéculations sur la nature ; car il a traité souvent de la Providence, de l’aveu même de Xénophon qui prétend cependant qu’il ne s’est occupé que de morale. Mais, d’un autre côté, lorsque Platon, dans l’Apologie, discute les doctrines d’Anaxagore et de quelques autres physiciens, dont Socrate ne faisait aucun cas, ce sont ses propres opinions qu’il expose, quoiqu’il mette le dialogue sous le nom de Socrate.

Aristote raconte qu’un mage, étant venu de Syrie à Athènes, reprit Socrate sur différents points et lui prédit qu’il aurait une fin tragique. Voici l’épigramme que je lui ai consacrée :

Bois maintenant à la coupe des dieux, ô Socrate ; la divinité elle-même a proclamé ta sagesse, et toute sagesse est en Dieu. Les Athéniens t’ont donné la ciguë ; mais ce sont eux qui l’ont bue par ta bouche.

Aristote rapporte, au troisième livre de la Poétique, que Socrate eut à subir les attaques jalouses d’Anthiochus de Lemnos, et d’Antiphon, interprète des prodiges, de même que Pythagore fut poursuivi par Cylon de Crotone ; Homère et Hésiode pendant leur vie, l’un par Sagaris, l’autre par Cécrops, et tous deux, après leur mort, par Xénophane ; Pindare par Amphimène de Cos ; Thalès par Phérécyde ; Bias par Salarus de Priène ; Pittacus par Antiménide et Alcée ; Anaxagore par Sosibius, et Simonide par Timocréon.

Les plus illustres successeurs de Socrate, surnommés socratiques, sont : Platon, Xénophon et Antisthène. Parmi ceux qui composent ce qu’on appelle la décade il y en a quatre principaux : Eschine, Phédon, Euclide et Aristippe. Nous parlerons d’abord de Xénophon, réservant Antisthène pour le placer avec les cyniques ; nous traiterons ensuite des autres philosophes socratiques, puis de Platon, chef de la première des dix écoles morales et fondateur de l’ancienne Académie. Tel est l’ordre que nous suivrons dans notre exposition.

Il y a eu plusieurs autres Socrate : un historien, auteur d’une description d’Argos ; un philosophe péripatéticien, de Bithynie ; un poëte, auteur d’épigrammes ; enfin Socrate de Cos qui a écrit sur les surnoms des dieux.




CHAPITRE VI.


XÉNOPHON.

Xénophon, fils de Gryllus, était Athénien, du dème d’Erchia. Sa modestie était égale à sa beauté. Un jour, dit-on, Socrate l’ayant rencontré dans une rue étroite lui barra le passage avec son bâton et lui demanda où était le marché aux vivres ; lorsqu’il eut satisfait à cette première question, il lui demanda où les hommes se formaient à la vertu ; Xénophon hésita : « Suis-moi donc, lui dit-il, je te l’apprendrai ; » et depuis ce temps il le compta au nombre de ses disciples. Il est le premier qui ait recueilli les entretiens de Socrate et les ait publiés sous forme de mémoires ; il est aussi le premier des philosophes qui ait écrit une histoire.

Aristippe prétend, au quatrième livre de la Sensualité antique, qu’il était épris de Clinias et qu’il le lui dit en ces termes : « La vue de Clinias est plus douce pour moi que tout ce que les hommes ont de plus rare ; puissé-je être aveugle pour tout le reste et n’avoir d’yeux que pour Clinias ; la nuit, pendant mon sommeil, je gémis de son absence ; je rends grâce au jour et au soleil, parce qu’ils me ramènent Clinias. »

Voici ce qu’on raconte de ses liaisons avec Cyrus : Il avait lui-même pour ami un Béotien, nommé Proxène, disciple de Gorgias de Léontium, et fort avant dans les bonnes grâces de Cyrus. Proxène qui vivait à la cour de Sardes lui écrivit à Athènes pour l’inviter à venir partager avec lui l’amitié du roi. Xénophon montra la lettre à Socrate et lui demanda son avis. Celui-ci l’ayant engagé à aller consulter l’oracle de Delphes, il s’y rendit en effet ; mais au lieu de demander s’il devait, ou non, se rendre auprès de Cyrus, il ne consulta que sur les moyens d’accomplir le voyage. Socrate, tout en blâmant cette supercherie, lui conseilla de partir. Il se rendit donc auprès de Cyrus et bientôt il fut tout aussi avant que Proxène dans son amitié.

Il nous a conservé une relation fidèle de l’expédition de Cyrus en Perse et de la retraite des Grecs. Il avait pour ennemi Ménon de Pharsale, chef d’un corps d’étrangers à l’époque de cette expédition ; il lui reproche, entre autres choses, ses relations amoureuses avec des jeunes gens d’un rang supérieur à lui. Il accuse aussi un certain Apollonide d’avoir les oreilles percées. Après l’expédition de Perse, la déroute de Pont et la violation des traités par Seuthus, roi des Odryses, Xénophon revint en Asie[23] auprès d’Agésilas, roi de Lacédémone. Il mit à sa solde les troupes qui avaient servi Cyrus et contracta avec lui l’amitié la plus étroite. C’est à cette époque que les Athéniens le condamnèrent à l’exil, comme traître et allié des Lacédémoniens. Étant allé ensuite à Éphèse, il fit deux parts de l’or qu’il possédait et en confia la moitié à Mégabyse, prêtre de Diane, pour le garder jusqu’à son retour, lui permettant, dans le cas où il ne reviendrait pas, de le consacrer à élever une statue de Diane. L’autre moitié fut employée en offrandes au temple de Delphes.

Il accompagna ensuite Agésilas, que la guerre contre les Thébains avait rappelé en Grèce, et reçut des Lacédémoniens une honorable hospitalité. Plus tard il quitta Agésilas pour se retirer à Scillonte, ville peu éloignée d’Élis. Il avait avec lui, au rapport de Démétrius de Magnésie, une femme nommée Philésia, et deux fils que Dinarque appelle Gryllus et Diodore, dans le discours pour un des affranchis de Xénophon contre son maître. On les avait aussi surnommés Dioscures.

Mégabyse étant venu dans le pays, à l’occasion d’une réjouissance publique, Xénophon retira de ses mains l’argent qu’il lui avait confié, en acheta une terre à travers laquelle coulait le fleuve Sélinus, du même nom que celui d’Éphèse, et la consacra à Diane. À partir de ce moment il passa tout son temps à chasser, à recevoir ses amis et à écrire ses ouvrages historiques. Dinarque prétend toutefois que la maison et les terres qui en dépendaient lui avaient été données par les Lacédémoniens. On dit aussi que Pélopidas de Sparte y envoya les prisonniers faits en Dardanie, pour qu’il en disposât à son gré. Mais plus tard ceux d’Élis étant venus attaquer Scillonte, la ville tomba en leur pouvoir faute d’avoir été secourue à temps par les Lacédémoniens. Les enfants de Xénophon se sauvèrent alors à Lèpres avec un petit nombre de serviteurs ; quant à lui, obligé de se cacher d’abord en Élide, il alla ensuite prendre ses enfants à Lèpres et se mit en sûreté avec eux à Corinthe. Sur ces entrefaites, les Athéniens ayant décrété de secourir Lacédémone, il envoya ses fils à Athènes, combattre pour les Lacédémoniens, chez qui ils avaient été élevés, à ce que rapporte Dioclès dans les Vies des Philosophes. L’un d’eux, Diodore, revint de cette expédition sans avoir rien fait de remarquable, et eut un fils du même nom que son frère. Gryllus, au contraire, qui servait dans la cavalerie à la bataille de Mantinée, mourut glorieusement en combattant, ainsi que l’atteste Éphorus au vingt-cinquième livre. Dans cette journée Céphisodore était à la tête de la cavalerie et Agésilas commandait en chef. On dit qu’au moment où l’on vint annoncer à Xénophon la mort de son fils, il faisait un sacrifice, une couronne sur la tête ; qu’à cette nouvelle il ôta sa couronne, mais qu’il la reprit lorsqu’on lui eut dit que Gryllus était mort avec gloire. On prétend aussi qu’il ne versa pas une larme et se contenta de dire : « Je savais que mon fils était mortel. »

Nous savons par Aristote qu’une foule de personnes firent des panégyriques et des épitaphes pour Gryllus, la plupart par déférence pour son père. Hermippe dit, dans le traité sur Théophraste, qu’Isocrate lui-même avait composé un éloge de Gryllus.

Timon s’est moqué de Xénophon dans ces vers :

Deux ou trois discours sans vigueur, ou même un plus grand nombre,
Semblables aux écrits de Xénophon et aux froides harangues d’Eschine.

Telle est la vie de Xénophon. Il florissait la quatrième année de la cent quatrième olympiade, et prit part à l’expédition de Cyrus, sous l’archontat de Xénénète, un an avant la mort de Socrate. Il mourut, suivant Stésiclide d’Athènes dans la Liste des archontes et des vainqueurs à Olympie, la première année de la cent cinquième olympiade, sous l’archontat de Callidémide, l’année même où Philippe, fils d’Amyntas, monta sur le trône de Macédoine. Démétrius de Magnésie dit qu’il mourut à Corinthe dans un âge fort avancé. C’était un homme remarquable à tous égards : grand amateur de chevaux, passionné pour la chasse, habile tacticien, comme le prouvent ses ouvrages. Il était également pieux, sacrificateur zélé, versé dans la connaissance des choses saintes, scrupuleux imitateur de Socrate.

Il a laissé plus de quarante livres, que l’on classe de différentes manières : l’Expédition des dix mille, sans préface générale, mais avec des sommaires pour chaque livre ; la Cyropédie ; les Helléniques ; les Mémoires ; le Banquet ; l’Économique ; des traités sur l’Équitation, sur le Commandement de la cavalerie, sur la Chasse ; l’Apologie de Socrate ; un livre sur les Impôts ; Hiéron, ou de la Tyrannie ; Agésilas ; enfin, un traité du Gouvernement d’Athènes et de Lacédémone. Ce dernier ouvrage lui est contesté par Démétrius de Magnésie.

On dit que, pouvant faire disparaître les œuvres de Thucydide, ignorées jusqu’à lui, il les publia lui-même à la gloire de cet historien. On l’avait surnommé Muse attique, à cause de la douceur de son éloquence, et c’était là un sujet de rivalité entre lui et Platon, comme je le dirai dans la vie de ce dernier.

Voici des vers que j’ai composés à sa louange :

Ce n’est pas seulement l’amitié de Cyrus qui conduisit Xénophon chez les Perses ; il y cherchait la route qui devait le mener aux cieux : car il a montré, en écrivant l’histoire des Grecs, qu’il avait mis à profit la sublime sagesse de Socrate.

J’ai fait aussi cette épigramme sur sa mort :

Les descendants de Cranaüs et de Cécrops t’ont exilé, ô Xénophon, à cause de l’amitié de Cyrus. Mais l’hospitalière Corinthe t’a reçu, et, charmé du bonheur dont tu y jouissais, tu as voulu y rester à jamais.

J’ai trouvé quelque part qu’il florissait, ainsi que les autres disciples de Socrate, vers la quatre-vingt-neuvième olympiade. Istrus dit que ce fut Eubulus qui fit décréter son exil, et plus tard son rappel.

Il y a eu sept Xénophon : celui dont nous parlons ; un Xénophon d’Athènes, frère de Pythostrate, l’auteur de la Théséide, de la Vie d’Épaminondas et de Pélopidas, et de plusieurs autres ouvrages ; un médecin de Cos ; un historien d’Annibal ; un écrivain qui a traité des prodiges fabuleux ; un sculpteur de Paros ; un poëte de l’ancienne comédie.


CHAPITRE VII.

ESCHINE.

Eschine, fils du charcutier Charinus, ou de Lysanius, suivant d’autres, naquit à Athènes. Extrêmement laborieux dès sa jeunesse, il s’attacha si étroitement à Socrate que celui-ci disait de lui : « Il n’y a que le fils du charcutier qui sache m’apprécier. » Idoménée affirme que ce fut Eschine, et non Criton, qui offrit à Socrate de favoriser son évasion ; mais que Platon, jaloux de ce qu’Eschine lui préférait Aristippe, mit cette offre sur le compte de Criton.

Eschine fut en butte aux traits de la calomnie ; Ménédème d’Érétrie, en particulier, prétendit que la plupart de ses dialogues étaient des vols faits à Socrate, qu’il les avait reçus de Xanthippe et se les était appropriés. Ceux qu’on appelle dialogues acéphales sont fort négligés et n’ont rien de la manière vigoureuse de Socrate ; Pisistrate d’Éphèse assure aussi qu’ils ne sont pas d’Eschine. Quant aux sept autres, Persée dit qu’ils sont pour la plupart de Pasiphon d’Érétrie, qui les a insérés lui-même dans les œuvres d’Eschine. Il ajoute que Pasiphon a usé de la même supercherie à l’égard d’autres auteurs, particulièrement d’Antisthène, auquel il a attribué le Petit Cyrus, le Petit Hercule et l’Alcibiade. Les dialogues d’Eschine, dans lesquels on reconnaît la manière de Socrate, sont au nombre de sept : Miltiade, le premier de tous et aussi le plus faible ; Callias, Axiochus, Aspasie, Alcibiade, Télauge, Rhinon.

La pauvreté le contraignit, dit-on, à aller en Sicile, auprès de Denys. Platon refusa de le servir ; mais, recommandé par Aristippe, il put lire au tyran quelques-uns de ses dialogues, et eut part à ses libéralités. De retour à Athènes, il n’osa pas ouvrir une école publique, à cause de la réputation de Platon et d’Aristippe ; il lui fallut se contenter de donner quelques leçons, moyennant salaire. Plus tard, il se mit à composer des discours judiciaires. Timon en parle en ces termes :

Les harangues d’Eschine, qui ne persuadent personne.

On prétend que Socrate, le voyant dans la misère, lui conseilla de prendre à usure sur lui-même en se retranchant une partie de sa nourriture. Aristippe lui-même a tenu ses dialogues pour suspects ; car on raconte que lorsque Eschine les lui lut, à Mégare, il lui dit d’un ton railleur : « Plagiaire, où as-tu pris cela ? » Polycritus de Mendes[24] dit, au premier livre de la Vie de Denys, qu’il vécut avec Carcinus le comique[25] à la cour du tyran, jusqu’à sa chute et au retour de Dion à Syracuse. On a encore une lettre d’Eschine à Denys. Son discours pour le père de Phéacus le général, et l’habileté avec laquelle il imite Gorgias de Léontium prouvent un grand talent oratoire. Lysias avait composé contre lui une diatribe intitulée de la Calomnie ; preuve nouvelle qu’il était versé dans l’art oratoire. On dit qu’il avait pour ami un certain Aristote surnommé Mythus.

Au reste, de tous les dialogues communément appelés socratiques, Panétius ne reconnaît pour authentiques que ceux de Platon, de Xénophon, d’Antisthène et d’Eschine ; il reste dans le doute pour ceux de Phédon et d’Euclide, et rejette tous, les autres.

On compte huit Eschine : celui dont nous venons de parler ; un écrivain qui a traité de l’art oratoire ; un orateur, rival de Démosthène ; un Arcadien, disciple d’Isocrate ; un Mitylénien, surnommé le fléau des orateurs ; un Napolitain, disciple de l’académicien Mélanthius de Rhodes et aimé de lui[26] ; un écrivain de Milet, qui a traité de la politique ; enfin un sculpteur.




CHAPITRE VIII.


ARISTIPPE.

Aristippe était de Cyrène. Eschine dit qu’il fut attiré à Athènes par la réputation de Socrate. Une fois à Athènes, il se mit à enseigner et se fit payer ses leçons, ce qu’aucun des disciples de Socrate n’avait fait avant lui, suivant le péripatéticien Phanias d’Érèse. Il voulut aussi faire accepter un salaire à son maître, et lui envoya un jour vingt mines ; mais celui-ci les refusa en disant que le démon de Socrate ne lui permettait pas de les accepter. En effet, il condamnait cet usage. Xénophon n’aimait pas Aristippe, et c’est par suite de cet éloignement qu’il publia un dialogue sur la Volupté, dans lequel Aristippe est réfuté par Socrate. Théodore le maltraite aussi dans le traité des Sectes, et Platon le combat dans le traité de l’Âme[27], ainsi que je l’ai remarqué ailleurs.

Aristippe savait se faire aux temps, aux lieux et aux personnes ; il était l’homme de toutes les situations. Aussi Denys avait-il pour lui une affection toute particulière, parce qu’il s’accommodait de tout, prenant le plaisir quand il se présentait, sans se donner jamais la peine de le poursuivre. Diogène l’appelle pour cette raison le chien royal. Timon le déchire de son côté, à l’endroit de la gourmandise :

Semblable à l’efféminé Aristippe, qui au toucher distinguait les bonnes choses des mauvaises.

On dit qu’il fit un jour acheter une perdrix cinquante drachmes. Quelqu’un lui ayant reproché cette prodigalité, il lui dit : « Et toi, ne l’aurais-tu pas payée une obole ? — Oui, sans doute. — Eh bien, cinquante drachmes ne sont pas plus pour moi. »

Une autre fois Denys lui fit amener trois courtisanes et lui permit d’en choisir une. Il les prit toutes les trois en disant : « Pâris ne s’est pas bien trouvé d’avoir fait un choix. » Mais aussi prompt à dédaigner le plaisir qu’ardent à jouir, il les congédia dès qu’il fut à la porte.

On rapporte que Straton (Platon selon d’autres) lui disait, à propos de cette mobilité de caractère : « Il n’y a que toi pour porter également bien la pourpre et les haillons. »

Denys lui ayant craché au visage, il ne s’en émut aucunement ; on lui en fit un reproche : « Comment ! dit-il, les pêcheurs s’exposent volontairement à être inondés d’eau de mer pour prendre un goujon, et moi, pour prendre une flèche[28], je ne me laisserais pas mouiller d’un peu d’eau et de vin ! »

Il passait un jour auprès de Diogène qui lavait des légumes : « Si tu savais, lui dit celui-ci, te contenter de légumes, tu ne ramperais pas à la cour des tyrans. — Et toi, dit Aristippe, si tu savais converser avec les hommes, tu ne laverais pas des légumes. »

On lui demandait quel avantage il avait retiré de la philosophie : « Celui, dit-il, de pouvoir converser librement avec tout le monde. »

Quelqu’un le blâmait de s’adonner à la bonne chère : « Si cela était mal, répondit-il, on ne le ferait pas dans les fêtes des dieux. »

« En quoi êtes-vous donc supérieurs au reste des hommes, lui disait-on, vous autres philosophes ? — En ce sens, répondit-il, que si toutes les lois étaient supprimées, notre conduite n’en serait pas moins régulière. »

« Pourquoi, lui dit un jour Denys, les philosophes vont-ils frapper à la porte des riches, tandis que les riches ne vont pas à celle des philosophes ? — C’est, dit-il, que ceux-ci savent ce dont ils ont besoin, et que les riches ne le savent pas. »

Platon lui ayant reproché d’aimer la bonne chère, il répliqua : « Que penses-tu de Denys ; est-il homme de bien ? — Oui, sans doute. — Eh bien, il vit encore plus splendidement que moi ; on peut donc tout à la fois vivre honnêtement et bien vivre, »

On lui demandait quelle différence il y a entre les savants et les ignorants : « La même, répliqua-t-il, qu’entre les chevaux domptés et ceux qui ne le sont pas. »

Étant entré chez une courtisane et voyant rougir un des jeunes gens qui l’accompagnaient, il lui dit : « Le mal n’est pas d’y entrer, mais de n’en pouvoir sortir. »

Quelqu’un lui proposa une énigme, en lui disant : « Devine. — Tu te moques, reprit Aristippe ; elle m’ennuie déjà assez sans être devinée. »

Il disait qu’il vaut mieux être mendiant qu’ignorant, parce que, dans le premier cas, on ne manque que d’argent, et que dans le second cas on manque de ce qui fait l’homme.

Injurié par quelqu’un, il doubla le pas. « Pourquoi fuis-tu ? lui dit l’autre. — Parce que tu as le droit de me dire des injures, répondit-il, et moi celui de ne pas les entendre. »

On lui disait une autre fois qu’on voyait toujours les philosophes assiéger la porte des riches. « Les médecins aussi, reprit-il, sont assidus auprès des malades ; et pourtant il n’y a personne qui aime mieux rester malade que de recourir à la médecine. »

S’étant embarqué pour Corinthe, il fut surpris par une tempête et éprouva un moment de crainte. Quelqu’un s’en aperçut et lui dit : « Nous autres ignorants nous n’avons pas peur, et vous, philosophes, vous tremblez. — Je le conçois, dit-il, nous n’avons pas la même vie à conserver. »

Quelqu’un se vantant devant lui de l’étendue de ses connaissances, il lui dit : « Ceux qui mangent avec excès et qui prennent un exercice forcé ne se portent pas mieux que ceux qui se contentent du nécessaire  ; de même aussi, on doit regarder comme savants, non pas ceux qui ont beaucoup lu, mais ceux qui se sont attachés à des choses utiles. »

Un orateur, qui avait plaidé une cause pour lui, lui dit après l’avoir gagnée : « À quoi t’ont servi pour ta défense les leçons de Socrate ? — Le voici, reprit-il : elles ont fait que ce que tu as dit de moi fût vrai. »

Il inspirait de nobles sentiments à sa fille Arété, et lui enseignait surtout à éviter tout excès.

Un père lui ayant demandé ce que son fils gagnerait à s’instruire : « Quand il n’y gagnerait pas autre chose, dit-il, du moins, s’il va au théâtre, il n’y sera pas pierre sur pierre. »

Un autre lui présentant son fils, il lui demanda cinq cents drachmes. « Comment ! dit le père, à ce prix j’aurais un esclave. — Achète-le donc, dit-il, et tu en auras deux. »

Il disait qu’il recevait de l’argent de ses amis, non pas par intérêt, mais pour leur apprendre quel usage ils en devaient faire.

Quelqu’un lui reprochait d’avoir pris un avocat pour défendre sa cause : « Quand je donne un dîner, reprit-il, je paye bien un cuisinier. »

Denys ayant voulu un jour le forcer à parler philosophie, il lui dit : « Ceci est vraiment plaisant  ; c’est toi qui m’interroges, et tu veux m’apprendre quand je dois parler. » Denys, choqué de la réponse, lui donna la dernière place à table : « Sans doute, lui dit Aristippe, tu as voulu honorer cette place. »

Un homme se vantait de son habileté à nager : « Tu te vantes de ressembler aux dauphins, lui dit Aristippe, et tu ne rougis pas ! »

Un autre lui demandait quelle différence il y a entre le sage et celui qui ne l’est pas : « Envoie-les tous deux nus, répondit-il, chez des gens qui ne les connaissent pas, et tu le sauras. »

Quelqu’un se faisait gloire de boire beaucoup sans s’enivrer ; il lui dit : « Tu as cela de commun avec le mulet. »

Une autre fois on lui reprochait de vivre avec une courtisane : « Quand on va habiter une maison, dit-il, n’est-il pas indifférent qu’elle ait été déjà occupée ou qu’elle ne l’ait pas été ? — D’accord, reprit le censeur. — Quand on s’embarque, s’inquiète-t-on de savoir si le vaisseau a reçu déjà des passagers, ou s’il n’a jamais été monté ? — Non, sans doute. — Eh bien, dit Aristippe, il est tout aussi indifférent de vivre avec une femme qui ait déjà servi à d’autres, ou qui en soit à ses débuts. »

Quelqu’un lui disait qu’il était honteux à lui, disciple de Socrate, de recevoir de l’argent : « Je conviens, répondit-il, que lorsqu’on donnait à Socrate du blé et du vin, il n’en acceptait qu’une petite portion et renvoyait le reste ; mais il avait pour fournisseurs les principaux citoyens d’Athènes : moi, je n’ai d’autre pourvoyeur que mon esclave Eutychidès, et encore je l’ai acheté. »

Sotion rapporte au second livre de la Succession des philosophes, qu’il entretenait la courtisane Laïs. Quand on lui en faisait un reproche, il répondait : « Je possède Laïs, mais elle ne me possède point ; du reste, le bien consiste à être maître de ses passions et à ne pas se laisser dominer par elles, mais non à s’abstenir du plaisir. »

Quelqu’un lui reprochait le prix qu’il mettait à un plat : « Et toi, dit-il, l’aurais-tu bien payé trois oboles ? — Oui, sans doute. — Ce n’est donc pas moi, reprit-il, qui suis gourmand, mais toi qui es avare. »

L’intendant de Denys, Simus, Phrygien de naissance et homme fort décrié, lui faisant un jour admirer la beauté de sa maison et la richesse des parvis, il lui cracha au visage. Simus se mit en colère ; mais Aristippe se contenta de lui dire : « Je n’ai pas trouvé de place plus sale. »

Charondas, ou, selon d’autres, Phédon, lui ayant dit : « Quels sont les gens qu’on appelle musqués ? — Moi, répondit-il, ce misérable Aristippe, et le roi de Perse qui est plus misérable encore ; au reste, songe qu’il en est des hommes comme des animaux : ils ne sont pas plus mauvais pour avoir été parfumés ; mais maudits soient les efféminés qui ont décrié l’usage des parfums. »

Quelqu’un lui ayant demandé comment était mort Socrate, il répondit : « Comme je voudrais mourir. »

Un jour le sophiste Polyxène étant entré chez lui, le trouva assis à une table somptueuse avec des femmes ; il se mit aussitôt à déclamer contre le luxe. Aristippe le laissa parler, puis au bout de quelque temps il lui dit : « Veux-tu être des nôtres aujourd’hui ? — Soit, dit Polyxène. — Pourquoi donc déclamais-tu tout à l’heure ? reprit Aristippe ; il me semble que tu blâmes bien moins la bonne chère que la dépense. »

Bion rapporte, dans les Dissertations, qu’étant en voyage avec un esclave chargé d’argent, et le voyant fatigué, il lui dit : « Jette ce que tu as de trop, et garde seulement ce que tu pourras porter. »

Une autre fois, il s’aperçut qu’une barque qu’il montait appartenait à des pirates. Il prit alors son argent et se mit à le compter ; puis il le laissa tomber à la mer, comme par hasard, et déplora amèrement son infortune. D’autres lui font dire dans cette circonstance : « Il vaut mieux qu’Aristippe perde son argent que de périr pour lui. »

Denys lui ayant demandé ce qu’il venait faire auprès de lui : « J’y viens, dit-il, pour te faire part de ce que j’ai, et recevoir de toi ce que je n’ai pas. » Suivant d’autres, il aurait répondu : « Quand j’avais besoin de sagesse j’allais trouver Socrate ; maintenant que j’ai besoin d’argent, je viens à toi. »

Il trouvait fort étrange, disait-il, qu’on éprouvât soigneusement un vase avant de l’acheter, et qu’on prît un homme à tout hasard. D’autres attribuent cette réflexion à Diogène.

Un jour Denys, échauffé par le vin, ordonna à tous ses convives de danser en robe de pourpre. Platon s’en excusa en citant ce vers :

Je ne pourrais prendre un vêtement de femme[29].

Aristippe, au contraire, prit la robe, et, au moment de danser, il cita avec beaucoup d’à-propos cet autre vers :

Celle qui est chaste ne se corrompra point dans les fêtes de Bacchus[30].

Denys ayant repoussé une prière qu’il lui adressait en faveur d’un ami, il se jeta à ses pieds. On lui reprocha plus tard cette bassesse : « La faute n’en est pas à moi, dit-il, mais à Denys qui a les oreilles aux pieds. »

Pendant un séjour qu’il fit en Asie, il fut pris par le satrape Artapherne. Quelqu’un voyant sa tranquillité d’âme, lui dit : « Comment ! tu es calme ? — Eh ! quand donc le serai-je, répliqua-t-il, si ce n’est au moment de paraître devant Artapherne ? »

Il comparait ceux qui négligent de joindre la philosophie à la connaissance des arts libéraux aux amants de Pénélope : ils avaient bien pu séduire Mélantho, Polydora et les autres servantes ; mais il leur était plus facile de les avoir toutes que leur maîtresse seule. Ariston disait dans le même sens, qu’Ulysse étant descendu aux enfers y avait vu et entretenu presque tous les morts, mais qu’il n’avait pas pu voir leur reine.

On demandait à Aristippe ce que doit apprendre un enfant bien élevé : « Ce qui doit lui servir, dit-il, quand il sera homme. »

Quelqu’un lui ayant reproché d’avoir quitté Socrate pour Denys, il répondit : « J’ai fréquenté Socrate quand j’avais besoin de leçons, et Denys quand j’ai eu besoin de délassements. »

Son enseignement l’ayant enrichi, Socrate lui disait : « Qu’est-ce qui t’a procuré tant d’argent ? — Ce qui t’en a valu si peu, » répliqua-t-il.

Une courtisane lui dit un jour : « Je suis enceinte par ton fait. — Autant vaudrait, répondit-il, après avoir traversé un buisson, dire quelle épine t’a piquée. »

Quelqu’un lui reprochait de délaisser son fils, comme s’il ne lui était rien : « Nous savons aussi, dit-il, que la salive et la vermine viennent de nous, et cependant nous les rejetons le plus loin possible, comme choses importunes. »

Un jour Denys envoya un livre à Platon, et à lui de l’argent. Quelqu’un lui faisant remarquer cette différence, il dit : « C’est que j’avais besoin d’argent, et Platon de livres. »

Un autre lui ayant demandé ce que Denys avait à lui reprocher : « Ce que tout le monde me reproche, » répondit-il.

Comme il demandait de l’argent à Denys, celui-ci lui dit : « Ne m’as-tu pas déclaré que le sage ne manquait jamais de rien ? — Donne toujours, reprit-il, et nous verrons cela ensuite. » Puis, lorsqu’il eut obtenu, il ajouta : « Tu vois bien que je ne manque de rien. »

Denys lui ayant dit une autre fois :

Celui qui va trouver un tyran
Devient son esclave, fût-il venu libre ;

il reprit :

… N’est pas son esclave, s’il est venu libre.

Du moins Dioclès lui attribue cette réponse, dans les Vies des Philosophes ; d’autres la mettent sur le compte de Platon.

S’étant brouillé avec Eschine, il lui dit peu de temps après : « Ne nous réconcilierons-nous pas, ne cesserons-nous pas cette sotte querelle ? Veux-tu attendre qu’on nous réconcilie, le verre en main, avec les balivernes ordinaires ? — Soyons amis, dit Eschine ; j’y consens. — Souviens-toi donc, reprit Aristippe, que j’ai fait les premières avances, quoique ton aîné. — En vérité, tu as raison, lui dit Eschine ; tu vaux beaucoup mieux que moi ; car c’est de moi qu’est venue la querelle, et tu es l’auteur de la réconciliation. »

Tels sont les principaux traits de sa vie. Il y a eu quatre Aristippe : celui dont il est ici question ; un autre, qui a écrit une histoire d’Arcadie ; un troisième, surnommé Métrodidacte, petit-fils du premier par sa mère ; enfin un philosophe de la nouvelle Académie.

On attribue à Aristippe de Cyrène une histoire de Libye, en trois livres, dédiée à Denys, et vingt-cinq dialogues écrits partie dans le dialecte attique, partie dans le dialecte dorien. En voici les titres : Artabaze ; aux Naufragés ; les Fugitifs ; le Mendiant ; Laïs ; Porus ; à Laïs, sur son Miroir ; Hermias ; le Songe ; l’Échanson ; Philomélus ; les Serviteurs ; à Ceux qui le blâmaient d’aimer le vin vieux et les femmes ; à Ceux qui l’accusaient de faire bonne chère ; une lettre à sa Fille Arété ; à un Athlète qui s’exerçait pour les jeux olympiques ; deux livres de Questions ; trois livres d’Apophthegmes : un à Denys, un autre intitulé la Statue, le dernier à la fille de Denys ; à un Homme qui se croyait méprisé ; le Conseiller. Quelques auteurs lui attribuent aussi six livres de Dissertations ; mais d’autres, Sosicrate de Rhodes en particulier, soutiennent qu’il n’a rien écrit. Sotion, dans son second livre, et Panétius lui attribuent les ouvrages suivants ; de l’Éducation ; de la Vertu ; Exhortations ; Artabaze ; les Naufragés ; six livres de Dissertations ; trois de Sentences ; à Laïs ; à Porus ; à Socrate ; de la Fortune. Il assignait à l’homme la volupté pour fin et la définissait : « Un mouvement doux accompagné de sensation. »

Après avoir raconté la vie d’Aristippe, parlons maintenant des cyrénaïques ses disciples, qui se sont donné eux-mêmes les surnoms d’hégésiaques, d’annicériens et de théodoriens. Nous passerons ensuite aux sectateurs de Phédon et en particulier aux érétriens, les plus illustres d’entre eux.

Aristippe eut pour disciples : sa fille Arété, Éthiops de Ptolémaïs et Antipater de Cyrène. Arété forma Aristippe surnommé Métrodidacte, qui fut lui-même maître de Théodore appelé d’abord l’Athée, et plus tard le Dieu. Antipater fut maître d’Épitimède de Cyrène ; celui-ci de Parébate, qui le fut à son tour d’Hégésias, surnommé l’Apôtre de la Mort ; Annicéris, celui qui racheta Platon, suivit les leçons de ce dernier philosophe.

Quant à ceux qui restèrent fidèles à la pensée d’Aristippe et qui prirent le nom de cyrénaïques, voici quelles étaient leurs doctrines : Ils distinguent deux modes de la sensibilité, la douleur et le plaisir : mouvement doux, plaisir ; mouvement violent, douleur. Ils ajoutent que tous les plaisirs sont de même nature et qu’il n’y a pas entre eux de plus et de moins ; que tous les animaux recherchent le plaisir et fuient la douleur. Du reste, ils n’entendent parler que du plaisir corporel ; car c’est celui-là qu’ils assignent pour fin à l’homme, ainsi que l’atteste Panétius, dans le traité des Sectes. Ils n’accordent même pas, comme Épicure, le caractère de fin à ce plaisir calme qui résulte de la suppression de la douleur et qui est comme l’absence de tout trouble. Ils disent encore que la fin de l’homme n’est pas, à proprement parler, le bonheur ; car la fin pour eux est le plaisir particulier ; tandis que le bonheur est la somme des plaisirs particuliers, en y comprenant ceux du passé et ceux de l’avenir. Le plaisir particulier, disent-ils, est désirable pour lui-même ; le bonheur ne l’est pas pour lui-même, mais à cause des plaisirs particuliers qu’il comprend. Ce qui prouve, suivant eux, que le plaisir est la fin de l’homme, c’est que dès l’enfance nous nous y portons sans réflexion ; que du moment où nous le possédons, nous ne désirons rien autre chose, et que nous ne craignons rien tant que son contraire, la douleur. Ils prétendent, au dire d’Hippobotus, dans le traité des Sectes, que le plaisir est un bien lors même qu’il résulte d’actes déshonnêtes ; car si l’action est mauvaise, le plaisir pris en lui-même n’en est pas moins un bien, et à ce titre il est désirable. Quant à la privation de la douleur, ils n’admettent pas, comme Épicure, qu’elle constitue une jouissance, ni que la privation du plaisir soit un mal ; car le plaisir et la douleur résultent du mouvement, et l’absence de tout sentiment agréable ou désagréable n’est pas un mouvement, mais bien plutôt une sorte d’engourdissement et de sommeil. Ils disent aussi qu’il peut se faire que, par un vice de l’esprit, on ne se sente, pas attiré vers le plaisir.

Ils admettent pourtant que les joies, les douleurs de l’âme ne résultent pas toutes des plaisirs et des souffrances du corps ; car ils reconnaissent que la félicité de notre patrie peut par elle-même être une source de joie, tout aussi bien qu’un avantage personnel. Toutefois ils croient, contrairement à Épicure, que, le temps affaiblissant les mouvements de l’âme, le souvenir d’un bien passé ou l’espérance d’un bien à venir ne peuvent pas produire le plaisir parfait. Ils prétendent aussi que la vue et l’ouïe ne peuvent pas à elles seules procurer le plaisir ; car nous aimons à entendre des gémissements simulés, tandis que ceux qui sont vrais nous affectent péniblement. Ils donnent le nom d’état intermédiaire à l’absence du plaisir et de la douleur. Les jouissances corporelles sont, pour eux, supérieures à celles de l’âme ; les souffrances du corps leur semblent plus insupportables, et ils disent que c’est pour cela qu’on les inflige de préférence aux criminels. Ils pensent que pour le corps la douleur est plus poignante, la jouissance plus intime, et par suite presque tous leurs préceptes ont surtout pour objet les affections corporelles. Quoique le plaisir soit désirable pour lui-même, ils reconnaissent que les causes qui le produisent sont souvent douloureuses, d’où ils concluent que l’assemblage de tous les plaisirs, ou le bonheur parfait, est chose presque impossible. Le sage, disent-ils, n’est pas toujours heureux, ni l’insensé toujours malheureux ; mais il en est ainsi ordinairement.

Ils enseignent encore qu’un seul plaisir suffit, s’il est souvent répété ; que la sagesse est un bien non pas par elle-même, mais à cause des avantages qu’elle procure ; que l’amitié n’a de valeur qu’en vue de l’utilité qui en résulte, à peu près comme les membres aussi longtemps qu’ils sont unis au corps ; qu’il y a des vertus communes aux sages et à ceux qui ne le sont pas ; que l’exercice du corps est utile à la vertu ; que le sage n’est ni envieux, ni enclin aux mauvaises passions, ni superstitieux, parce que tous ces vices ne tiennent qu’à de vains préjugés ; que cependant il est accessible au chagrin et à la crainte, ces maux étant inhérents à notre nature ; enfin que la richesse doit être recherchée, non pour elle-même, mais comme moyen de plaisir.

Ils admettent aussi que les sensations sont accompagnées d’une connaissance claire et certaine, mais seulement les sensations, leurs causes ne pouvant être perçues. Aussi négligent-ils la recherche des causes physiques, sous prétexte que cette étude ne peut donner aucune certitude. Quant à la logique ils la cultivent à cause de son utilité. Cependant Méléagre, au second livre des Opinions philosophiques, et Clitomaque, dans le premier livre des Sectes, affirment qu’ils méprisent également la physique et la dialectique, persuadés que la seule connaissance des vrais biens et des vrais maux suffit pour raisonner juste, pour s’affranchir de la superstition et se délivrer des craintes de la mort.

Ils disent que rien n’est en soi juste, honnête ou honteux, et que ces distinctions ne viennent que des lois et de la coutume ; que cependant le sage doit les respecter, par égard pour l’opinion et dans la crainte des châtiments. Quant à ces questions : le sage existe-t-il ; le progrès est-il possible dans la philosophie et dans les autres sciences ? ils leur donnent une solution affirmative. Enfin ils admettent que les hommes ne sont pas tous également sensibles à la douleur, et que les sensations ne sont pas toujours vraies.

Pour les hégésiaques, comme pour les cyrénaïques, il n’y a que deux principes d’action, le plaisir et la douleur. La reconnaissance, l’amitié, la bienveillance, n’ont aucune valeur propre ; nous ne recherchons pas ces sentiments pour eux-mêmes, mais en vue de l’utilité, et, l’utilité cessant, ils s’évanouissent. Le bonheur parfait est impossible ; car le corps est sujet à mille maux, l’âme ressent toutes les douleurs du corps, indépendamment de ses propres agitations ; la fortune trompe souvent nos espérances ; autant de causes qui nous empêchent d’arriver au bonheur. La mort n’est pas moins désirable que la vie. Rien n’est agréable ni désagréable en soi ; car la rareté des choses, leur nouveauté, la satiété, les rendent agréables aux uns, désagréables aux autres. La pauvreté n’a rien à envier à la richesse sous le rapport du plaisir ; car le riche ne le ressent pas autrement que le pauvre ; la liberté ou l’esclavage, une naissance illustre ou vulgaire, la gloire ou l’obscurité sont également indifférentes. Pour la multitude ignorante la vie est un bien ; le sage n’y attache aucun prix. Le sage, en toutes choses, n’a en vue que lui-même ; car il se regarde comme supérieur à tous les autres hommes, et les biens qu’il peut en recevoir, quelque grands qu’ils soient, ne valent pas ce qu’il donne en retour. Les sens ne donnent pas la certitude.

Ils disent encore que si un homme paraît agir en toutes choses contre la raison, il faut être indulgent pour ses fautes ; car sa volonté n’y est pour rien ; il cède à l’entraînement aveugle de quelque passion ; au lieu de le haïr il faut l’éclairer. Le sage doit s’appliquer moins à rechercher le bien qu’à éviter le mal ; il doit se proposer pour but de vivre exempt d’inquiétude et de douleur, et pour atteindre ce but il lui faut regarder comme indifférents les moyens qui procurent le plaisir.

Les annicériens admettent la plupart de ces principes. Ils s’en écartent cependant en ce qu’ils laissent subsister l’amitié, la reconnaissance, le respect dû aux parents et l’obligation de servir sa patrie. Ils disent que ces sentiments peuvent faire le bonheur du sage, alors même qu’il souffre personnellement et qu’il est peu avantagé des plaisirs de la vie ; que cependant le bonheur de nos amis, pris en lui-même, est chose indifférente pour nous, puisque nous ne pouvons pas le ressentir  ; qu’on ne doit pas avoir trop de confiance dans sa propre raison et dédaigner les opinions reçues, mais qu’il faut de longs efforts pour arriver à cette défiance de soi-même et triompher d’une mauvaise habitude longtemps invétérée. Ils ne veulent pas que l’on considère seulement dans l’amitié les avantages qu’elle procure, pour y renoncer quand elle cesse d’être utile ; bien loin de là ils recommandent d’avoir en vue l’affection elle-même, et veulent que pour elle on accepte au besoin la douleur ; en un mot, tout en reconnaissant que le plaisir est le but de la vie et que sa privation est un mal, ils veulent qu’on se résigne à ce mal par affection pour un ami.

Les théodoriens doivent leur nom à Théodore, dont nous avons précédemment parlé, et ont suivi ses doctrines. Théodore prétendait que nous devons renoncer à avoir jamais aucune idée de la nature des dieux. J’ai lu un ouvrage de lui intitulé des Dieux, ouvrage remarquable et duquel on prétend qu’Épicure a tiré tout ce qu’il a dit sur ce sujet. Antisthène dit, dans la Succession des Philosophes, qu’il avait eu pour maîtres Annicéris et Denys le Logicien. Il admet pour principes d’action la joie et la tristesse, qu’il fait consister l’une dans la science, l’autre dans l’ignorance. Les véritables biens, selon lui, sont la prudence et la justice ; les maux sont les dispositions contraires ; quant au plaisir et à la douleur, ce sont des états intermédiaires entre le bien et le mal. Il supprime l’amitié, sous prétexte qu’on ne la rencontre ni chez les sages ni chez ceux qui ne le sont pas ; chez les derniers elle ne dure pas au delà de l’intérêt qui l’a fait naître ; d’un autre côté le sage se suffit à lui-même et n’a pas besoin d’amis. Il ne trouve pas raisonnable que le sage expose sa vie pour sa patrie, parce que ce serait là sacrifier la sagesse aux intérêts des insensés et que d’ailleurs la véritable patrie est le monde. Dans l’occasion le sage peut se permettre le vol, l’adultère, le sacrilége ; car aucune de ces actions n’est criminelle de sa nature, et c’est seulement pour contenir le vulgaire qu’on l’a habitué à les regarder comme telles. Le sage peut sans honte se livrer en public aux plaisirs de l’amour. Il faisait à ce sujet le raisonnement suivant : « Peut-on se servir d’une femme savante en tant qu’elle est savante ? — Oui. — Ne peut-on pas se servir aussi d’un enfant et d’un jeune homme en tant qu’ils sont savants ? — Oui. — On peut se servir également d’une belle femme en tant que belle, d’un bel enfant, d’un beau jeune homme en tant que beaux ? — Sans doute. — On peut s’en servir pour la fin en vue de laquelle ils sont beaux ? — Oui. — Or, ils peuvent servir aux plaisirs de l’amour. » Ce dernier point accordé, il ajoutait : « Si l’on a recours aux plaisirs de l’amour en tant qu’ils sont utiles, on ne commet aucune faute ; il en est de même si l’on se sert de la beauté en tant qu’elle est utile. »

C’est par de pareils arguments qu’il surprenait l’assentiment de ses auditeurs. Voici, dit-on, à quelle occasion il fut surnommé Théos, ou Dieu. Stilpon lui dit un jour : « Théodore, es-tu ce que signifie ton nom ? — Oui. — Ton nom veut dire Dieu ? — Sans doute. — Tu es donc un Dieu ? » Théodore prit la chose assez gaiement, et lui dit en riant : « Mon cher, tu démontrerais par le même raisonnement que tu es un geai ou tout autre animal du même genre. »

Un jour, étant assis auprès de l’hiérophante Euryclide, il lui dit : « Apprends-moi, Euryclide, quels sont ceux qu’on appelle impies relativement aux mystères. — Ce sont, dit-il, ceux qui les révèlent aux profanes. — Tu es donc un impie, répliqua Théodore, car c’est par toi que les profanes y sont initiés. »

Peu s’en fallut qu’il ne fût cité devant l’Aréopage ; mais Démétrius de Phalère le tira d’embarras. Amphicrate dit cependant, dans les Vies des Hommes illustres, qu’il fut condamné à boire la ciguë. Pendant qu’il était à la cour de Ptolémée fils de Lagus, ce prince l’envoya en ambassade auprès de Lysimaque. Comme il parlait fort librement, Lysimaque lui dit de son côté : « Est-il vrai, Théodore, que tu aies été chassé d’Athènes ? — Oui, répondit-il, on ne t’a pas trompé ; Athènes m’a chassé, semblable à Sémélé qui fut trop faible pour porter Bacchus. »

Lysimaque lui dit en le congédiant : « Que je ne te revoie jamais ici. — Non, répliqua-t-il, à moins que Ptolémée ne me renvoie. » Mythrus, intendant de Lysimaque était présent ; il lui dit : « Il me semble que non content de méconnaître les dieux tu manques aussi aux rois. — Comment méconnaîtrais-je l’existence des dieux, reprit Théodore, moi qui te regarde comme leur ennemi ? »

Un jour qu’il était venu à Corinthe, accompagné d’un grand nombre de disciples, Métroclès le cynique lui dit tout en lavant son cerfeuil : « Tu n’aurais pas besoin de tant de disciples, si tu nettoyais des légumes. — Et toi, reprit Théodore, si tu savais converser avec les hommes, tu ne te nourrirais pas de légumes. » (Nous avons rapporté quelque chose de semblable entre Diogène et Aristippe.)

Telles furent les doctrines et la vie de Théodore. À la fin, il se retira à Cyrène, où il vécut dans l’intimité de Magas, entouré d’honneurs. On rapporte que lorsqu’il en fut chassé, il dit ce bon mot : « Vous n’y songez pas ! vous m’exilez de Libye en Grèce. »

Il y a eu vingt Théodore : le premier, fils de Rhœcus, était de Samos. C’est lui qui conseilla de mettre des charbons sous les fondations du temple d’Éphèse, parce que l’emplacement était humide, et que l’eau ne pouvait, selon lui, avoir aucune action sur le bois réduit à l’état de charbon. Le second, natif de Cyrène, était un géomètre, maître de Platon. Le troisième est le philosophe dont nous avons parlé. On doit au quatrième un ouvrage remarquable sur l’art d’exercer la voix. Le cinquième a écrit sur les musiciens célèbres, en commençant par Terpandre. Le sixième est un stoïcien. Le septième a composé une histoire romaine. Le huitième était de Syracuse et a écrit sur la tactique militaire. Le neuvième, né à Byzance, était un orateur politique, ainsi que le dixième ; ce dernier est cité par Aristote, dans l’Histoire abrégée des Orateurs. Le onzième était un sculpteur de Thèbes ; le douzième, un peintre cité par Philémon ; le treizième, un peintre d’Athènes, mentionné par Ménodote. Le quatorzième, également peintre, et originaire d’Éphèse, est cité par Théophane, dans le traité de la Peinture. Le quinzième est un épigrammatiste. Le seizième a écrit sur les poëtes. Le dix-septième est un médecin, disciple d’Athénée. Le dix-huitième est un philosophe stoïcien, de Chio. Le dix-neuvième, stoïcien aussi, était de Milet. Le vingtième était un poëte tragique.




CHAPITRE IX.


PHÉDON.

Phédon d’Élis, issu d’une famille noble, fut réduit en esclavage lors de la prise de sa patrie et forcé de se prostituer dans un mauvais lieu. Il fermait quelquefois sa porte et allait écouter Socrate, jusqu’à ce qu’enfin celui-ci le fît racheter par Alcibiade ou par Criton ; à partir de ce moment, il se livra avec une noble ardeur à l’étude de la philosophie. Hiéronymus dit, dans le traité de la Suspension du Jugement, qu’il avait été esclave.

Il a laissé des dialogues : le Zopyre et le Simon ne lui sont contestés par personne ; il y a doute pour le Nicias ; quant à celui intitulé le Mède, on l’attribue aussi soit à Eschine, soit à Polyène. L’Antimaque, ou les Vieillards, est également contesté. Quelques auteurs attribuent à Eschine les dialogues des Corroyeurs.

À Phédon succéda Plistanus d’Élis. Il eut lui-même pour successeurs Ménédème d’Érétrie et Asclépiade de Phlionte, qui avaient quitté les leçons de Stilpon pour les siennes. Jusqu’à Ménédème, les philosophes de cette école portèrent le nom d’éliaques ; mais après lui on les appela érétriaques. Ménédème ayant été chef d’école, nous en parlerons par la suite.




CHAPITRE X.


EUCLIDE.

Euclide naquit à Mégare, ville voisine de l’isthme, ou à Gela, ainsi que l’atteste entre autres Alexandre dans les Successions. Il s’attacha surtout aux ouvrages de Parménide. Ses disciples furent appelés d’abord mégariques, puis éristiques et enfin dialecticiens. C’est Denys de Carthage qui leur donna ce dernier nom, parce qu’ils composaient leurs ouvrages par demandes et par réponses. Hermodore raconte qu’après la mort de Socrate, Platon et ses autres disciples se retirèrent auprès d’Euclide, pour échapper à la cruauté des tyrans.

Il disait que le bien est un, mais qu’on le désigne par différents noms ; qu’on l’appelle sagesse, dieu, esprit, etc.[31]. Quant à l’opposé du bien, il le supprimait et niait qu’il eût aucune réalité. Dans l’argumentation, au lieu d’attaquer directement les principes de ses adversaires, il les réfutait par les conséquences qu’il en tirait. Il rejetait tout raisonnement fondé sur une comparaison ; la raison qu’il en donnait, c’est que si la comparaison convient au sujet, il vaut mieux raisonner sur l’objet lui-même que sur un analogue, et que dans le cas contraire elle n’a aucune valeur. Cette manie de la dispute a inspiré à Timon les vers suivants contre lui et les autres socratiques :

Peu m’importent tous ces raisonneurs, et Phédon, quel qu’il soit, et le pointilleux Euclide qui a inculqué aux mégariques la rage de la dispute.

Euclide a laissé six dialogues : Lamprias, Eschine, Phœnix, Criton, Alcibiade, l’Amoureux.

À Euclide succéda Eubulide de Milet, inventeur d’un grand nombre d’arguments sophistiques, tels que le menteur, le caché, l’Électre, le voilé, le sorite, le cornu, le chauve[32]. Un comique a dit de lui :

Le raisonneur Eubulide, ce moulin à paroles, ce rival du caquetage de Démosthène, est parti emportant avec lui ses arguments cornus et la faconde sophistique par laquelle il éblouit les rhéteurs.

Il fut, dit-on, maître de Démosthène et le corrigea d’un défaut de prononciation, relativement à la lettre r. Eubulide était ennemi d’Aristote et l’a souvent attaqué. Parmi ses successeurs, on cite Alexinus d’Élis, violent disputeur, et surnommé pour cela Élenxinus, ou le querelleur. Zénon n’eut pas de plus ardent adversaire. Hermippe rapporte qu’il alla s’établir d’Élis à Olympie pour y enseigner la philosophie. Ses disciples lui ayant demandé pourquoi il avait fait choix de cet endroit, il répondit qu’il voulait y fonder une école qui prît le nom d’olympique. Mais bientôt la rareté des vivres et l’insalubrité du climat chassèrent tous les auditeurs, et il resta seul avec un domestique. Plus tard, il fut piqué par un roseau en se baignant dans l’Alphée, et mourut de cette blessure. J’ai composé à ce sujet l’épigramme suivante :

Il est donc vrai qu’un malheureux nageur est mort pour s’être percé le pied avec un roseau. Un homme illustre, Alexinus, voulant traverser l’Alphée est blessé par un roseau et s’ensevelit dans les eaux.

Indépendamment de ses écrits contre Zénon, il a laissé d’autres ouvrages, un en particulier contre l’historien Éphorus.

Un autre sectateur d’Eubulide est Euphantus d’Olynthe, qui a laissé une histoire de son temps, ainsi qu’un grand nombre de tragédies très-applaudies dans les concours. Il fut précepteur du roi Antigone à qui il a dédié un livre fort estimé, sur la Royauté. Euphantus mourut de vieillesse.

Parmi les disciples d’Eubulide, il faut encore ranger Apollonius Cronus, auquel succéda Diodore d’Iasos, fils d’Aminias, et surnommé aussi Cronus. C’est de ce dernier que Callimaque a dit dans ses Épigrammes :

Momus lui-même a écrit sur les murailles : « Cronus est un sage. »

Il était versé dans la dialectique, et quelques auteurs lui attribuent les arguments appelés le voilé et le cornu. Pendant qu’il était à la cour de Ptolémée Soter, Stilpon lui proposa quelques difficultés dialectiques dont il ne put donner la solution sur-le-champ. Le roi lui adressa à ce sujet quelques sarcasmes et l’appela par dérision Cronos[33]. Diodore, irrité, quitta la table, se mit à écrire sur la proposition de Stilpon, et mourut de dépit. J’ai fait sur lui cette épigramme :

Diodore Cronos, quel esprit malin t’a inspiré ce misérable dépit ? Tu le précipites toi-même dans le Tartare, pour n’avoir pu deviner une énigme de Stilpon. Cronos, tu es bien ce que signifie ton nom, si l’on en retranche les lettres c et r[34].

De l’école d’Euclide sortirent encore : Ichthyas, fils de Métallus, et homme de mérite, à qui Diogène le cynique adressa un dialogue ; Clinomaque de Thurium, qui a écrit le premier sur les propositions, les catégorèmes et d’autres parties de la logique ; enfin Stilpon de Mégare, célèbre philosophe dont nous allons parler.


CHAPITRE XI.


STILPON.

Stilpon de Mégare, en Grèce[35], eut pour maîtres quelques-uns des disciples d’Euclide ; on prétend même qu’il entendit Euclide. Héraclide dit qu’il suivit aussi les leçons de Thrasymaque de Corinthe, l’ami d’Ichthyas. Les ressources infinies de son esprit et sa brillante éloquence l’élevèrent tellement au-dessus des autres philosophes, que peu s’en fallut que la Grèce tout entière, attentive à ses leçons, ne mégarisât avec lui. Philippe de Mégare parle de lui en ces termes : « Il enleva à Théophraste, Métrodore le Théorématique et Timagoras de Géla ; à Aristote de Cyrène, Clitarchus et Simias. Les dialecticiens lui payèrent également tribut : à Aristide, il enleva Péonius ; à Euphante, Diphile de Bosphore et Myrmex, fils d’Exénète ; ces derniers étaient venus disputer contre lui et devinrent ses disciples. » Il attira encore à lui Phrasidémus, péripatéticien et physicien habile ; Alcimus, le plus illustre des orateurs grecs de son temps ; Cratès, Zénon de Phénicie et beaucoup d’autres. Il avait une grande expérience du maniement des affaires. Onétor rapporte que, quoique marié, il entretenait une concubine nommée Nicorète. Il eut une fille, de médiocre vertu, qu’il maria à l’un de ses disciples, Simias de Syracuse. Comme elle menait une conduite fort irrégulière, quelqu’un dit à Stilpon qu’elle le déshonorait. « Je l’honore encore plus, » répondit-il.

Ptolémée Soter lui témoigna, dit-on, beaucoup d’estime : lorsqu’il se fut emparé de Mégare, il lui donna de l’argent et l’engagea à l’accompagner en Égypte ; mais Stilpon n’accepta qu’une faible somme et, pour échapper à la nécessité de s’embarquer avec Ptolémée, il se retira à Égine jusqu’au départ de ce prince. Lorsque Démétrius, fils d’Antigone, s’empara de Mégare, il ordonna de respecter la maison de Stilpon et voulut qu’on lui restituât tout ce qu’on lui avait enlevé ; dans ce but, il lui demanda une liste de ce qu’il avait perdu : « Je n’ai rien perdu, dit-il, car personne n’a touché à ce qui m’appartient en propre, mon éloquence et ma science ; » et à cette occasion il l’exhorta avec tant de chaleur à se montrer clément et généreux, que le roi céda à ses conseils.

On dit qu’il fit un jour cette question au sujet de la Minerve de Phidias : « Minerve, fille de Jupiter, est-elle un dieu ? — Oui, sans doute. — Celle-ci n’est pas la Minerve de Jupiter : c’est celle de Phidias ? — D’accord. — Elle n’est donc pas un dieu. » Il fut cité à ce propos devant l’Aréopage ; mais, bien loin de se rétracter, il soutint qu’il avait raisonné juste, puisque Minerve n’est pas un dieu, mais une déesse. Il n’en fut pas moins condamné par l’Aréopage à quitter immédiatement la ville. Théodore Théos dit plaisamment à ce sujet : « Comment Stilpon savait-il que Minerve est une déesse ? Est-ce qu’il avait relevé son manteau ? » Théodore affectait une grande licence de langage ; Stilpon au contraire était plein de réserve. Cratès lui ayant demandé si les prières et les supplications étaient agréables aux dieux : « Imprudent, lui dit-il, ne me demande pas cela en public ; attends que nous soyons seuls. » On attribue à Bion une réponse analogue : quelqu’un lui ayant demandé s’il y a des dieux, il dit : « Écarte de moi la foule, malheureux vieillard. »

Stilpon était simple, ouvert, affable pour tout le monde. Un jour qu’il parlait à Cratès le cynique, celui-ci, au lieu de lui répondre, lâcha un vent : « Je savais bien, lui dit Stilpon, que tu ferais une tout autre réponse que celle qu’il fallait faire. »

Une autre fois Cratès lui présenta une figue en lui faisant une question ; il la prit et la mangea. « J’ai perdu ma figue, s’écria Cratès. — Non-seulement ta figue, reprit Stilpon, mais aussi ta question dont elle était le gage. »

L’ayant un jour rencontré grelottant de froid, il lui dit : « Cratès, tu aurais besoin d’être remis à neuf. » Il lui donnait à entendre par là qu’il avait autant besoin d’esprit que d’habit. Cratès, piqué au vif, lui répondit en parodiant un passage d’Homère :

J’ai vu Stilpon accablé de mille maux, à Mégare, là où habite le vaporeux Typhon[36]. Il suait à discuter, entouré de nombreux compagnons de misère ; tous s’épuisaient à l’envi à poursuivre un mot, celui de vertu.

On dit que, pendant son séjour à Athènes, il excita un si vif intérêt qu’on désertait les ateliers pour courir le voir. Quelqu’un lui dit alors : « Stilpon, on t’admire comme une bête curieuse. — Non, reprit-il, mais comme un homme véritable. »

Il portait la subtilité à l’excès, au point qu’il supprimait les notions générales : « Celui qui parle de l’homme en général, disait-il, ne désigne personne ; il n’a en vue ni celui-ci, ni celui-là ; car pourquoi désignerait-il l’un plutôt que l’autre ? Il ne désigne donc personne en particulier. » Ou bien encore : « Le légume en général n’est pas celui qu’on me montre, car le légume existait il y a dix mille ans ; ceci n’est donc pas le légume proprement dit. »

On rapporte qu’étant à converser avec Cratès, il coupa court à l’entretien pour aller acheter du poisson : « Tu laisses-là notre discours, lui dit Cratès en le poursuivant. — Non pas, reprit-il ; je garde le discours : c’est toi que je laisse ; le sujet de notre discours reste, mais les provisions se vendent et s’emportent. »

On a de lui neuf dialogues faiblement écrits : Moschus, Aristippe ou Callias, Ptolémée, Chérécrate, Métroclès, Anaximène, Épigène, un dialogue à sa Fille, Aristote. Héraclide prétend que Zénon, le fondateur du Portique, avait entendu ses leçons. Hermippe nous apprend qu’il mourut vieux et prit du vin pour hâter sa fin. J’ai fait sur lui cette épigramme :

Vous connaissez sans doute Stilpon de Mégare ; la vieillesse le surprit ; vint ensuite la maladie, triste attelage ! mais il trouva dans le vin un meilleur conducteur pour son misérable char ; il le but et franchit le terme.

Sophilus le comique s’est égayé aux dépens de Stilpon ; il dit dans la pièce intitulée les Noces :

Stilpon a puisé ses raisons dans la besace de Charinus.


CHAPITRE XII.


CRITON.

Criton d’Athènes fut de tous les disciples de Socrate celui qui lui témoigna le plus vif attachement ; il prévenait ses besoins et veillait à ce que jamais il ne manquât du nécessaire. Ses enfants, Critobulus, Hermogène, Épigène et Ctésippus suivirent aussi les leçons de Socrate.

Criton a composé dix-sept dialogues réunis en un seul volume ; en voici les titres : que la Probité ne dépend pas des Préceptes ; de l’Abondance ; de l’Utilité, ou la Politique ; du Bien ; du Crime ; de la bonne Administration ; de la Loi ; de la Divinité ; des Arts ; de la Sagesse ; de la Société ; Protagoras, ou le Politique ; des Lettres ; de la Poésie ; de l’Étude ; du Savoir, ou de la Science ; en quoi consiste la Science.




CHAPITRE XIII.


SIMON.

Simon d’Athènes était cordonnier. Il recevait quelquefois dans sa boutique la visite de Socrate et recueillait ensuite ses souvenirs, qu’il rédigeait ; de là vient qu’on a appelé ses ouvrages Dialogues du Cordonnier. Il y en a trente-trois en un seul volume : des Dieux ; du Bien ; en quoi consiste l’Honnêteté ; de la Justice, deux livres ; de la Vertu (qu’on ne peut l’enseigner) ; du Courage, trois livres ; du Gouvernement de la Multitude ; de l’Honneur ; de la Poésie ; des Bienfaits ; de l’Amour ; de la Philosophie ; de la Science ; de la Musique ; de la Poésie ; de l’Honnêteté ; de l’Étude ; de la Discussion ; du Jugement ; de l’Être ; du Nombre ; de l’Activité ; du Travail ; de l’Amour du gain ; de la Jactance ; de l’Honnête. Quelques auteurs lui attribuent aussi les trois dialogues suivants : des Conseils ; de la Raison ou de la Convenance ; de la Méchanceté. Il est, dit-on, le premier qui ait mis sous forme de dialogues les entretiens de Socrate. Périclès lui ayant offert de pourvoir à ses besoins, s’il voulait venir auprès de lui, il répondit qu’il ne vendait pas son franc-parler.

Il y a eu un autre Simon qui a écrit sur la rhétorique ; un troisième, médecin du temps de Séleucus Nicanor ; enfin un sculpteur.




CHAPITRE XIV.


GLAUCON.
Glaucon d’Athènes a laissé neuf dialogues, réunis en un seul volume : Phidylus ; Euripide ; Amyntichus ; Euthias ; Lysithidès ; Aristophane ; Céphalus ; Anaxiphémus ; Ménexène. On lui en attribue encore trente-deux autres ; mais ils sont supposés.


CHAPITRE XV.


Simias.

Simias naquit à Thèbes. On a de lui vingt-trois dialogues réunis en un volume : de la Sagesse ; du Raisonnement ; de la Musique ; des Vers ; du Courage ; de la Philosophie ; de la Vérité ; des Lettres ; de l’Enseignement ; de l’Art ; du Gouvernement ; de la Convenance ; de ce qu’il faut rechercher et éviter ; de l’Amitié ; du Savoir ; de l’Âme ; ce que c’est que Bien Vivre ; du Possible ; des Richesses ; de la Vie ; de l’Honnête ; du Soin ; de l’Amour.




CHAPITRE XVI.


CEBÈS.

Cebès de Thèbes. On a de lui trois dialogues : le Tableau ; la Semaine ; Phrynichus.




CHAPITRE XVII.


MÉNÉDÈME.

Ménédème appartient à l’école de Phédon. Il tenait à la famille de Théopropides par son père Clisthène, homme d’une naissance illustre, mais réduit par la pauvreté à l’état d’architecte. Quelques auteurs ajoutent qu’il s’occupait aussi à coudre des tentes, et que Ménédème apprit de lui cette profession avec celle d’architecte. On raconte à ce propos qu’un disciple d’Alexinus, faisant allusion à son ancienne profession, lui dit ironiquement à l’occasion d’un décret qu’il proposait : « Il ne convient au sage, ni de faire des tentes, ni de faire des décrets. » Ménédème faisait partie de la garnison envoyée par les Érétriens à Mégare. Il alla de là trouver Platon à l’Académie et, séduit par lui, il abandonna le métier des armes. Asclépiade de Phlionte l’entraîna ensuite à Mégare, auprès de Stilpon dont ils suivirent tous deux les leçons. Ils allèrent de là à Élis où ils s’attachèrent à Anchipylus et à Moschus, sectateurs de Phédon. Jusque-là l’école de Phédon s’était appelée éliaque, ainsi que nous l’avons dit dans la vie de ce philosophe ; à partir de Ménédème, elle prit le nom d’érétriaque, Ménédème étant d’Érétrie.

Ménédème était, à ce qu’il paraît, extrêmement grave et sérieux ; Cratès le raille ainsi à ce propos :

Le Phliasien Asclépiade et le taureau d’Érétrie.

Timon dit aussi de lui :

Ce diseur de riens, qui fronce le sourcil en bourdonnant de pompeuses sornettes.

Telle était sa sévérité, qu’Eurylochus de Casandrie ayant été invité à dîner par Antigone, avec Cléippide, jeune homme de Cyzique, n’osa pas accepter de peur que Ménédème n’en fût instruit ; car sa mordante franchise ne ménageait personne. Entendant un jour un jeune homme parler avec arrogance, il prit sans rien dire un morceau de bois et traça à terre l’image d’un homme soumis à une honteuse prostitution ; on s’attroupa aussitôt pour examiner, et le jeune homme, comprenant que cela le regardait, prit le parti de s’en aller.

Hiéroclès, gouverneur du Pirée, avec lequel il se promenait dans le temple d’Amphiaraüs, lui parlait longuement de la destruction d’Èrétrie ; Ménédème, sans lui répondre sur ce point, lui demanda pourquoi Antigone faisait de lui sa femme[37].

Il dit une autre fois à un adultère qui se vantait de son crime : « Ne sais-tu pas que le raifort est aussi bon que le chou[38] ? »

Entendant un jeune garçon crier de toute sa force, il lui dit : « Vois si tu n’as pas quelque chose par derrière. »

Antigone lui fit un jour demander s’il lui conseillait d’aller à une orgie ; il lui répondit seulement de se souvenir qu’il était fils de roi.

Un sot lui contait des discours en l’air ; il lui demanda à son tour s’il avait une maison de campagne. « Oui, répondit l’autre, et de grands biens. — Vas-y donc, lui dit Ménédème, et cultive-les de peur de les perdre, et avec eux ton honnête simplicité. »

Un autre lui demandait s’il convient au sage de se marier. « Me crois-tu sage ? reprit Ménédème. — Oui, sans doute. — Eh bien ! je suis marié. »

On disait en sa présence qu’il existe une multitude de biens. « Quel en est le nombre ? dit-il ; pensez-vous qu’il y en ait plus de cent ? »

Il avait souvent blâmé un de ses amis sur la somptueuse de sa table, mais toujours sans succès. Un jour qu’il y dînait, il lui donna, sans dire mot, une excellente leçon en ne mangeant que des figues.

Sa franchise faillit l’exposer à un grand danger, lui et son ami Asclépiade, à Cypre, chez Nicocréon. Ce prince les ayant invités avec beaucoup d’autres philosophes à une fête mensuelle, Ménédème dit que si cette réunion de savants était utile, elle devait se renouveler tous les jours ; et que, dans le cas contraire, c’était déjà trop d’une fois. Le tyran lui répondit qu’il n’avait que ce jour de libre pour entendre les philosophes ; mais il n’en soutint que plus vivement son opinion et s’obstina jusqu’au bout à dire qu’il fallait en tout temps écouter les leçons des philosophes. Heureusement un joueur de flûte vint les interrompre ; sans cela les deux amis couraient risque de la vie. Aussi, lorsqu’ils furent en mer, battus par les flots, Asclépiade dit-il que les accords du joueur de flûte les avaient sauvés, mais que la hardiesse de Ménédème les avait perdus.

Peu soucieux de l’usage, il n’établissait dans son école aucun ordre ni aucune disposition particulière : les bancs n’y étaient pas rangés en rond ; les auditeurs se plaçaient au hasard, s’asseyant ou se promenant à leur gré ; lui-même en faisait autant.

Il était en même temps timide et vaniteux : ainsi il avait commencé avec Asclépiade par servir un maçon en qualité de manœuvre ; son compagnon ne craignait pas de porter tout nu du mortier au toit, mais lui se cachait dès qu’il apercevait un passant. Quand il fut arrivé aux affaires, il était si timide et si distrait, qu’une fois en versant l’encens il se trompa et le jeta à côté de l’encensoir.

Importuné par Cratès, qui s’était attaché à ses pas et lui reprochait de se mêler des affaires de la ville, il le fit enfermer ; mais, de sa prison même, Cratès le guettait, et, quand il passait, se dressant sur les pieds[39], il l’appelait nouvel Agamemnon, roi de la ville[40].

Ménédème était enclin à la superstition : se trouvant un jour dans une auberge avec son ami, il mangea sans le savoir de la chair d’une bête morte d’elle-même ; lorsqu’il l’eut appris il pâlit et fut pris de nausées ; mais Asclépiade le reprit de sa faiblesse et le rassura en lui disant que ce n’était pas la viande qui lui faisait mal, mais l’idée qu’il s’en formait. À cela près, Ménédème avait l’âme grande et généreuse. Quant au corps, il était si fortement constitué que, vieux déjà, il avait toute la vigueur d’un athlète, le teint basané, de l’embonpoint et de la fraîcheur. Il était de taille moyenne ; témoin sa statue que l’on voit encore dans l’ancien stade d’Érétrie ; elle est presque nue, à dessein sans doute, pour laisser voir la plus grande partie de son corps. Il aimait à recevoir ses amis, et comme le climat d’Êrétrie était malsain, il donnait de fréquents repas où il réunissait des poëtes et des musiciens. Il aimait beaucoup Aratus, Lycophron le tragique et Antagoras de Rhodes ; mais de tous les auteurs, celui qu’il admirait le plus, était Homère ; venaient ensuite les lyriques, puis Sophocle et Achéus, auquel il accordait le second rang dans le drame satyrique, réservant le premier pour Eschyle. C’est à Achéus, dans le drame satyrique d’Omphale, qu’il avait emprunté ces vers qu’il adressait à ses adversaires politiques :

L’animal le plus léger fut vaincu par le plus lourd :
La tortue devança l’aigle.

On se trompe donc quand on prétend qu’il n’avait rien lu, excepté la Médée d’Euripide, qui se trouve, dit-on, dans le recueil de Néophron de Sicyone. Il dédaignait les doctrines de Platon, de Xénocrate et de Parébate de Cyrène ; mais il avait une grande estime pour Stilpon. Interrogé un jour sur le compte de ce dernier, il se contenta de répondre : « C’est un noble caractère. »

Son langage était prudent et couvert, son argumentation irrésistible. Il parlait du reste avec abondance sur toute espèce de sujets. Antisthène, dans les Successions, vante beaucoup sa subtilité. Voici un exemple de sa manière : « Deux choses différentes ne sont pas les mêmes ; le bien diffère de l’utile ; le bien n’est donc pas utile. » Il rejetait, dit-on, les propositions négatives et n’admettait que celles qui étaient affirmatives ; encore, parmi ces dernières, il repoussait toutes celles qui n’étaient pas simples, sous prétexte qu’elles étaient complexes et concrètes. Héraclide prétend qu’il suivait la doctrine de Platon et se moquait de la dialectique. On rapporte à ce sujet qu’Alexinus lui ayant demandé s’il avait cessé de battre son père, il répondit : « Je n’ai ni commencé, ni cessé. — Il fallait, lui dit Alexinus, répondre par oui ou par non. — Il serait plaisant, reprit Ménédème, de recevoir vos lois quand on peut vous arrêter à la porte. »

Il disait à Bion, qui attaquait sans cesse les devins, qu’il égorgeait les morts. Quelqu’un ayant dit devant lui que voir tous ses désirs satisfaits était un grand bonheur : « C’en est un bien plus grand, reprit-il, de ne désirer que ce qui est juste. »

Antigone de Caryste dit qu’il n’a rien écrit et qu’il n’avait sur aucun point d’opinion arrêtée. Il ajoute qu’il était si ardent à la discussion, qu’il en sortait souvent le visage meurtri. Et cependant, malgré cette âpreté dans la dispute, c’était un homme de mœurs douces et faciles. Quoiqu’il eût souvent raillé et déchiré sans pitié Alexinus, il lui rendit pourtant service en conduisant de Delphes à Chalcis, sa femme, qui craignait les voleurs et les dangers de la route. Il était excellent ami, comme le prouve son attachement pour Asclépiade, attachement digne de celui de Pylade. Asclépiade était le plus âgé, ce qui faisait dire qu’il était le poëte et Ménédème l’acteur. On rapporte qu’Archipolis leur ayant fait compter trois mille pièces, chacun d’eux s’obstina à ne pas les accepter le premier, si bien qu’ils les refusèrent tous deux. On dit aussi qu’ils se marièrent l’un et l’autre dans la même famille, Asclépiade à la fille et Ménédème à la mère. Plus tard, Asclépiade ayant perdu sa femme, prit celle de son ami, qui fit de son côté un riche mariage, lorsqu’il fut à la tête de l’État. Du reste, comme ils vivaient en commun, Ménédème laissa toujours la direction de sa maison à sa première femme. Asclépiade mourut le premier, à Érétrie, dans un âge avancé. Ils avaient toujours vécu, l’un et l’autre, avec une extrême frugalité, quoique dans l’abondance. Quelque temps après la mort d’Asclépiade, un de ses amis s’étant présenté à un repas chez Ménédème, se vit, dit-on, refuser l’entrée par les domestiques ; mais Ménédème le fit introduire en disant qu’Asclépiade au tombeau lui ouvrait la porte. Ils eurent pour protecteurs Hipponicus de Macédoine et Agétor de Lamia ; ce dernier leur fit présent à chacun de trente mines et Hipponicus donna deux mille drachmes à Ménédème pour doter ses filles. Héraclide dit qu’il en avait eu trois de sa femme Oropia.

Voici comment étaient réglés ses repas[41] : il dînait en compagnie de deux ou trois personnes, et le repas se prolongeait jusqu’à une heure avancée de la journée ; ensuite il faisait appeler les visiteurs, qui déjà avaient dîné de leur côté. Quand on arrivait trop tôt, on se promenait en attendant et on demandait à ceux qui sortaient ce qui était sur la table et où en était le dîner. S’il n’en était encore qu’aux légumes et au poisson, on se retirait ; aux viandes, on entrait. L’été, les lits étaient couverts de nattes et l’hiver, de peaux de brebis ; quant au coussin, il fallait l’apporter avec soi. Le verre dans lequel on buvait à la ronde était fort petit. Les desserts se composaient de lupins ou de fèves ; quelquefois, selon la saison, de poires, de grenades, de petits pois, ou de figues. Tous ces détails sont tirés d’un drame satyrique que Lycophron a composé en l’honneur de notre philosophe, et qu’il a intitulé Ménédème. En voici du reste quelques vers ;

On n’y fait pas grande chère ; une petite coupe circule de main en main et le vin y est mesuré ; de doctes entretiens, voilà le dessert de nos sages.

Au commencement, les Érétriens dédaignaient Ménédème et le traitaient de chien et de visionnaire ; mais dans la suite ils conçurent pour lui une telle estime qu’ils lui confièrent le gouvernement de leur ville. Il fut envoyé en ambassade auprès de Ptolémée et de Lysimaque, et partout il obtint les mêmes témoignages d’estime. Il fut aussi député vers Démétrius, et fit retrancher cinquante talents des deux cents que la ville avait attachés à cette mission. Accusé auprès de Démétrius de vouloir livrer la ville à Ptolémée, il se justifia dans une lettre qui commence ainsi : « Ménédème au roi Démétrius, salut. J’apprends qu’on m’a accusé auprès de toi, etc…. » Le sens était que sous cette accusation il entrevoyait la main d’un certain Eschyle, l’un de ses adversaires politiques. Il paraît aussi, au dire d’Euphantus dans les Histoires, qu’il suivit avec beaucoup de dignité, auprès de Démétrius, une négociation relative à la ville d’Orope. Antigone aimait Ménédème et se proclamait son disciple. Aussi, lorsqu’il eut triomphé des barbares aux environs de Lysimachie, Ménédème fit rendre en sa faveur un décret simple et digne qui commençait ainsi :

Sur le rapport des généraux et du conseil :

Attendu que le roi Antigone est rentré dans ses États après avoir triomphé des barbares et qu’il gouverne avec sagesse… le peuple et le sénat ordonnent, etc.

Ce décret et son amitié bien connue pour Antigone, le firent soupçonner de vouloir lui livrer la ville. Accusé par Aristodème, il s’expatria et se retira à Orope, dans le temple d’Amphiaraüs ; mais bientôt, dit Hermippe, les vases d’or ayant disparu du temple, un décret des Béotiens l’en chassa. Accablé par ce nouveau coup, il rentra secrètement dans sa patrie, prit avec lui sa femme et ses filles, et se retira auprès d’Antigone, où il mourut. Héraclide donne une version toute différente. Il dit que pendant son administration il déjoua plusieurs fois les menées de ceux qui voulaient livrer la ville à Démétrius ; que par conséquent il n’a pas pu vouloir y introduire Antigone, et qu’il fut accusé à tort. Il ajoute qu’il se rendit auprès d’Antigone pour l’engager à affranchir sa patrie, et que, n’ayant pu l’y déterminer, il en conçut un tel chagrin qu’il resta sept jours sans manger, et succomba à cette abstinence. Ce témoignage est confirmé d’ailleurs par celui d’Antigone de Caryste. Persée est le seul homme pour qui il ait eu une haine mortelle ; cela se conçoit : on savait qu’Antigone avait eu dessein de rétablir le gouvernement républicain à Érétrie, en considération de Ménédème, et que Persée l’en avait détourné. Aussi Ménédème lui lança-t-il entre autres choses cette apostrophe dans un festin : « Celui-ci est un philosophe ; mais c’est le plus méchant des hommes qui sont et seront jamais. » Il mourut, suivant Héraclide, à l’âge de soixante-quatorze ans. J’ai fait sur lui cette épigramme :

Je sais ton sort, ô Ménédème ; je sais que tu as volontairement quitté la vie en refusant tout aliment durant sept jours. C’était du patriotisme, ce n’était pas du courage ; tu as cédé à une faiblesse indigne d’un homme.

Après avoir passé en revue les philosophes socratiques et leurs disciples, nous allons maintenant aborder Platon, fondateur de l’Académie, et ceux de ses successeurs qui ont quelque célébrité.


Notes[modifier]

  1. Hérodote (II, 109) en attribue l’invention aux Babyloniens.
  2. Eratosthène, dans Strabon (livre I), lui attribue également les premières cartes géographiques.
  3. 547 avant J.-C. Il était donc né 611 ans avant notre ère.
  4. C’est-à-dire en 528, ce qui ne peut s’accorder avec la fin de la phrase ; car Sardes fut prise en 538 ; Suidas dit au contraire, au mot Anaximène, qu’il naquit l’année de la prise de Sardes. Cette date s’accorde assez bien avec le récit de presque tous les historiens qui le font maître d’Anaxagore, né en 500.
  5. Je lis Θαλῆς ἐκ καλοῦ ἔτι γήρως.
  6. L’an 500. Tous les témoignages s’accordent en faveur de cette date.
  7. En fixant la naissance d’Anaxagore à la première année de la soixante-dixième olympiade, c’est Calliades qui était archonte lorsqu’il avait vingt ans, la première année de la soixante-douzième olympiade.
  8. Le tombeau de Mausole ne fut élevé que longtemps après la mort d’Anaxagore.
  9. Cet ouvrage était intitulé περὶ Φύσεως, de la Nature. Simplicius nous en a conservé de nombreux fragments dans les Commentaires sur la Physique et le traité du Ciel d’Aristote. Du reste il n’est pas vrai qu’Anaxagore ait le premier composé un ouvrage ; Anaximène, Parménide, Héraclite et plusieurs autres avaient écrit avant lui sur la nature.
  10. Voir à ce sujet la thèse sur Anaxagore (Zévort, 1843 ), p. 15 et suiv.
  11. Mot à mot de Médisme,
  12. Diogène de Laërte, au livre IX, ch. xxxiv, intervertit les rôles et dit que c’était Anaxagore qui avait repoussé les avances de Démocrite.
  13. C’est Anaxagore qui a le premier introduit la philosophie ionienne à Athènes.
  14. Cette opinion avait déjà été émise par Anaxagore. Voy. Théophraste, traité de la Sensation, § 59.
  15. Vers d’Homère, Odyss., l, 392.
  16. Vers de Philémon, cités par Stobée, LIV.
  17. Ce n’est pas Aristide le Juste, comme le remarque avec raison Athénée (Banquet des S., XIII ) ; mais le troisième descendant du Juste.
  18. C’est Socrate qui répond.
  19. Nuées, v. 381 et suiv.
  20. Homère, Iliade, IX, 363.
  21. Et ensuite ils le condamnèrent à l’amende.
  22. L’archontat d’Apséphion ne tombe que douze ans plus tard.
  23. L’Asie Mineure.
  24. Ville de Sicile.
  25. Carcinus était un tragique.
  26. Παιδικά, « son mignon. »
  27. Le Phédon.
  28. Gros poisson.
  29. Eurip., Bacch., v. 827.
  30. Idem, v. 314.
  31. C’est la doctrine de l’école d’Élée appliquée aux notions morales.
  32. Voici des exemples de ces divers arguments :

    Le menteur : Celui qui dit qu’il ment est-il menteur ? Si vous répondez affirmativement, on en conclut qu’il ne ment pas, puisqu’il était dans le vrai en disant qu’il mentait.

    Le caché : Connaissez-vous cet homme qui est caché ? — Non. — Vous ne connaissez donc pas votre père ? car c’est lui.

    Le voilé  : Le même que le précédent avec le mot voilé.

    L’Électre. Sophisme du même genre que les deux précédents. Électre, en voyant son frère Oreste, sait bien qu’Oreste est son frère, mais elle ne sait pas qu’Oreste est sous ses yeux ; elle la connaît donc et ne le connaît pas en même temps.

    Le sorite : Trois moutons ne forment pas un troupeau : quatre, pas davantage, et ainsi de suite ; donc cent, donc mille, etc.

    Le chauve est une espèce de sorite : Si l’on arrache un cheveu à un homme, il ne sera pas chauve ; si un second, etc.

    Le cornu : Vous avez ce que vous n’avez pas perdu ; vous n’avez pas perdu de cornes, donc vous avez des cornes.

  33. Le temporiseur.
  34. Reste ὄνος « âne. »
  35. Il y avait plusieurs villes du même nom ; une, entre autres, en Sicile.
  36. Τύφος, « fumée ; » allusion aux subtilités philosophiques.
  37. Περαίνειν.
  38. Le supplice des adultères s’appelait ῥαφανίδωσις ; l’instrument en était un navet.
  39. Ménédème était de taille moyenne.
  40. Ἡγησίπολιν, par allusion à ἡγησίλαον, « conducteur des peuples. »
  41. Diogène abrège ici un passage d’Antigone de Caryste, cité par Athénée, 1. X.