Vieux manoirs, vieilles maisons/067

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Ls.-A. Proulx (p. 211-218).

LES RUINES DU MANOIR DES AUBERT DE GASPÉ À SAINT-JEAN-PORT-JOLI



L ES touristes qui s’arrêtent au joli village des Trois-Saumons, à Saint-Jean-Port-Joli, peuvent voir l’inscription suivante, au nord de la route, placée par la Commission des Monuments Historiques :

« À quelques pieds d’ici s’élevait le manoir des Aubert de Gaspé. M. de Gaspé écrivit les Anciens Canadiens dans cette maison. »

Le manoir des Aubert de Gaspé, alors habité par feu M. Évariste Leclerc, fut incendié dans la nuit du 30 avril 1909.

Le manoir des Aubert de Gaspé, contrairement à l’opinion commune, ne remontait pas au régime français. L’ancien manoir avait été incendié par les Anglais dans l’été de 1759. Le seigneur Ignace-Philippe Aubert de Gaspé, qui servait dans l’armée, prit part aux batailles de Carillon et de Sainte-Foy. Après la capitulation de Montréal, il se retira dans sa seigneurie. La guerre l’avait presque ruiné. Ce ne fut qu’en 1765 ou 1766 qu’il put reconstruire son manoir, celui qui fut habité par son fils, Pierre-Ignace Aubert de Gaspé, et son petit-fils, Philippe-Joseph Aubert de Gaspé, l’auteur des Anciens Canadiens.

Dans les Anciens Canadiens, quand le vieux conteur parle du manoir d’Haberville, c’est de la maison seigneuriale de ses ancêtres dont il s’agit. Relisons la description du manoir des Aubert de Gaspé à Saint-Jean-Port-Joli tracée par un homme qui y avait vécu de si belles années :

« Le manoir d’Haberville était au pied d’un cap qui couvrait une lisière de neuf arpents du domaine seigneurial, au sud du chemin du Roi. Ce cap ou promontoire, d’environ cent pieds de hauteur, était d’un aspect très pittoresque ; sa cime, couverte de bois résineux conservant sa verdure même durant l’hiver, consolait le regard du spectacle attristant qu’offre, pendant cette saison, la campagne revêtue de son linceul hyperboréen. Ces pruches, ces épinettes, ces pins, ces sapins toujours verts reposaient l’œil attristé pendant six mois, à la vue des arbres, moins favorisés par la nature, qui, dépouillés de leurs feuilles, couvraient le versant et le pied de ce promontoire. Jules d’Haberville comparait souvent ces arbres à la tête d’émeraude, bravant, du haut de cette cime altière, les rigueurs des plus rudes saisons, aux grands et puissants de la terre qui ne perdent rien de leurs jouissances, tandis que le pauvre grelotte sous leurs pieds.

Les ruines du manoir des Aubert de Gaspé à Saint-Jean-Port-Joli

« On aurait pu croire que le pinceau d’un Claude Lorrain se serait plu à orner le flanc et le pied de ce cap, tant était grande la variété des arbres qui semblaient s’être donné rendez-vous de toutes les parties des forêts adjacentes pour concourir à la beauté du paysage. En effet, ormes, érables, bouleaux, hêtres, épinettes rouges, frênes, merisiers, cèdres, mascouabinas et autres plantes aborigènes qui font le luxe de nos forêts, formaient une riche tenture sur les aspérités de ce cap.

« Un bocage d’érables séculaires couvrait, dans toute son étendue, l’espace entre le pied du cap et la voie royale, bordée de chaque côté de deux haies de coudriers et de rosiers sauvages aux fleurs printanières.

« Le premier objet qui attirait subitement les regards du voyageur arrivant sur le domaine d’Haberville, était un ruisseau qui, descendant en cascade à travers les arbres, le long du versant sud-ouest du promontoire, mêlait ses eaux limpides à celles qui coulaient d’une fontaine à deux cents pieds plus bas : ce ruisseau, après avoir traversé, en serpentant, une vaste prairie, allait se perdre dans le fleuve Saint-Laurent.

« La fontaine taillée dans le roc vif et alimentée par l’eau cristalline qui filtre goutte à goutte à travers les pierres de la petite montagne, ne laissait rien à désirer aux propriétaires du domaine pour se rafraîchir pendant les chaleurs de l’été. Une petite bâtisse, blanchie à la chaux, était érigée sur cette fontaine qu’ombrageaient de grands arbres. Nymphe modeste, elle semblait vouloir se dérober aux regards sous l’épais feuillage qui l’entourait. Des sièges, disposés à l’extérieur et au-dedans de cet humble kiosque, des « cassots » d’écorce de bouleau ployée en forme de cônes et suspendus à la paroi, semblaient autant d’invitations de la naïade généreuse aux voyageurs altérés par la chaleur de la canicule.

« La cime du cap conserve encore aujourd’hui sa couronne d’émeraude ; le versant, sa verdure pendant les belles saisons de l’année ; mais à peine reste-t-il maintenant cinq érables, derniers débris du magnifique bocage qui faisait la gloire de ce paysage pittoresque. Sur les trente-cinq qui semblaient si vivaces, il y a quarante ans, trente, comme marqués du sceau de la fatalité, ont succombé un à un, d’année en année. Ces arbres périssant par étapes sous l’action destructive du temps, comme les dernières années du possesseur actuel de ce domaine, semblent présager que sa vie, attachée à leur existence, s’éteindra avec le dernier vétéran du bocage. Lorsque sera consumée la dernière bûche qui aura réchauffé les membres refroidis du vieillard, ses cendres se mêleront à celles de l’arbre qu’il aura brûlé ; sinistre et lugubre avertissement, semblable à celui du prêtre catholique à l’entrée du carême : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.

Les ruines du manoir des Aubert de Gaspé à Saint-Jean-Port-Joli
Le four qui servait à cuire le pain de la famille.

« Le manoir seigneurial, situé entre le fleuve Saint-Laurent et le promontoire, n’en était séparé que par une vaste cour, le chemin du roi et le bocage. C’était une bâtisse à un seul étage, à comble raide, longue de cent pieds, flanquée de deux ailes de quinze pieds avançant sur la cour principale. Un fournil, attenant du côté du nord-est à la cuisine, servait aussi de buanderie. Un petit pavillon, contigu à un grand salon au sud-ouest, donnait quelque régularité à ce manoir d’ancienne construction canadienne.

« Deux autres pavillons au sud-est servaient, l’un de laiterie, et l’autre d’une seconde buanderie, recouvrant un puits qui communiquait par un long dalot à la cuisine du logis principal. Des remises, granges et étables, cinq petits pavillons dont trois dans le bocage, un jardin potager au sud-ouest du manoir, deux vergers, l’un au nord et l’autre au nord-est, peuvent donner une idée de cette résidence d’un ancien seigneur canadien, que les habitants appelaient le village d’Haberville.

« De quelque côté qu’un spectateur assis sur la cime du cap portât ses regards, il n’avait qu’à se louer d’avoir choisi ce poste élevé, pour peu qu’il aimât les belles scènes qu’offre la nature sur les bords du Saint-Laurent. S’il baissait la vue, le petit village, d’une éclatante blancheur, semblait surgir tout à coup des vertes prairies qui s’étendaient jusqu’aux rives du fleuve. S’il l’élevait au contraire, un panorama grandiose se déroulait à ses yeux étonnés : c’était le roi des fleuves, déjà large de sept lieues en cet endroit, et ne rencontrant d’obstacles au nord que les Laurentides dont il baigne les pieds, et que l’œil embrasse, avec tous ses villages, depuis le cap Tourmente jusqu’à la Malbaie ; c’étaient l’île aux Oies et l’île aux Grues à l’ouest ; en face les Piliers, dont l’un est désert et aride comme le roc d’Ossa de la magicienne Circé, tandis que l’autre est toujours vert comme l’île de Calypso ; au nord, la batture aux loups-marins, de tout temps si chérie des chasseurs canadiens ; enfin les deux villages de l’Islet et de Saint-Jean-Port-Joli, couronnés par les clochers de leurs églises respectives. »

Hélas ! de l’ancien manoir de Gaspé et de ses dépendances il ne reste plus qu’un petit pavillon, qui tombe en ruine près du chemin, et cette fontaine taillée dans le roc vif de la petite montagne décrite avec tant de plaisir par le vieil auteur des Anciens Canadiens. Tout le reste, ou à peu près, est disparu sous l’effort du temps.

Le moulin banal des Aubert de Gaspé à Saint-Jean-Port-Joli

Ce moulin banal, construit sous le régime français, a subi, évidemment, certaines modifications. Dans l’été de 1759, le manoir des Aubert de Gaspé fut incendié par les Anglais. Le seigneur de Gaspé et sa famille se retirèrent alors dans une partie du moulin et y vécurent plusieurs années.

Le moulin banal des Aubert de Gaspé à Saint-Jean-Port-Joli

Cette vue donne une bonne idée de la solidité des constructions d’autrefois. Qu’on remarque les pièces ou poutres de ce moulin construit sous le régime français.