Vingt-deux jours de captivité/09

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L’INTERROGATOIRE.


Impassible comme la loi dont il est l’organe,
le magistrat, s’élevant au-dessus de toutes
considérations, ne voit d’abord dans l’accusé
qu’un malheureux jusqu’à ce que des preuves
claires et précises lui signalent un coupable.


Après de nombreuses démarches de ma femme et de mes amis, j’avais obtenu d’être interrogé. Le 30 juin, à six heures du matin, un agent de police vint me chercher pour aller à la préfecture subir cet interrogatoire si impatiemment attendu.

On nous assure que plusieurs interrogatoires se sont bornés à ce dialogue :

Le juge d’instruction. Pourquoi avez-vous été arrêté ?

Le prévenu. Je n’en sais rien.

Le juge d’instruction. Ni moi non plus.

Monsieur Galerne[1] disait bien : retenez, retenez toujours ; cet homme dissimule, il doit y avoir quelque chose, puisqu’on l’a arrêté… Voyez cette barbe ! Oh ! cette figure me déplaît ![2].

La justice écoute la police, mais ne la croit pas toujours ; elle veut, pour condamner un homme, autre chose qu’un regard de travers en passant sur la place publique, autre chose qu’un éternuement irrévérencieux devant une affiche de l’autorité ; la justice, disons-nous, haussait les épaules au grand scandale des Villeneuve et autres pourvoyeurs de la cave, et renvoyait les prévenus, même sans interrogatoire, sur le vu des dossiers veufs quelquefois de procès-verbaux.

Quant à moi, il ne faut pas oublier que je suis un homme dangereux, et puisque j’ai été appelé à répondre de mes faits et gestes devant la justice, sur la dénonciation de M. Villeneuve, j’accomplis un acte parfaitement légal en reproduisant, autant qu’il m’en souvient, mon interrogatoire.

Demande. Avez-vous déjà été arrêté ?

Réponse. Jamais. Je suis homme de plume et nullement d’action ; je pourrais m’en glorifier aujourd’hui mais ce serait un mensonge ; je n’ai pas plus coopéré à la révolution de 1830 qu’à celle de 1848, à l’insurrection de 1834 qu’à celle du 15 juin 1849. Je n’ai jamais appartenu à aucune société secrète, parce que je ne les crois pas bonnes. J’ai appartenu à la loge de la Bienveillance, fondée par des Misraimites, mais c’était une société maçonnique autorisée ; j’ai fait partie du groupe phalanstérien des travailleurs de Lyon, sans néanmoins être disciple de Fourier, mais il ne se réunissait que deux fois par an, dans des banquets tolérés par le gouvernement ; enfin j’ai été membre de l’athénée magnétique qui n’était qu’une réunion scientifique. Il est vrai que j’ai concouru à la formation du club de l’égalité, devenu plus tard le club de la rue du Bœuf, mais les clubs étaient permis, j’ai usé d’un droit légitime et aucun de mes discours n’a été ni ne pouvait être incriminé ; au reste, tous ont été reproduits dans la Tribune Lyonnaise et je demande à être jugé sur mes propres écrits pendant la période qui a suivi la révolution de février ; on verra que, sans cesser d’être républicain, je n’ai jamais déserté la cause de l’ordre.

Demande. — Vous n’êtes pas incriminé pour vos écrits ni pour votre présence au club, mais on vous accuse d’avoir fait partie d’un club établi en permanence sur la place du Petit-Collége.

Réponse. — Permettez-moi quelques explications. Le jeudi, veille de l’insurrection, j’étais au club de la rue du Bœuf qui était en séance ordinaire, lorsqu’on vint nous annoncer la dépêche télégraphique annonçant le changement de gouvernement ; je sortis avec trois ou quatre autres personnes pour aller m’informer de cette dépêche, en prendre un exemplaire et en rendre compte au club. Lorsque je revins, le club venait de se fermer, et l’on me dit que, vu les circonstances, il tiendrait le lendemain séance tout le jour, depuis sept heures du matin.

Le lendemain 15 juin, je sortis de chez moi sur les onze heures et demie seulement, parce que j’avais été retenu par une affaire dont je peux justifier, ce qui, en passant, prouve que je ne m’occupais pas de conspirer, et j’allais au club pour savoir ce qui s’y passait. Mais en m’y rendant, je rencontrai une personne probablement du club et qui me connaissait quoique je ne la connus pas ; laquelle me dit que le club ne tenait pas séance. Après quelques paroles vagues échangées, je lui demandais s’il avait vu le citoyen Chol, président du club ; cette personne me répondit que je le trouverais dans un cabaret, place du Petit-Collége. J’arrive à la question que vous m’avez posée. Il est très vrai que je me suis rendu dans ce cabaret, mais M. Chol n’y était pas, et je n’y suis pas demeuré. Plus tard j’y suis retourné, il pouvait être quatre heures environ sans pouvoir préciser, je trouvai alors M. Chol et je causai avec lui dix minutes ou un quart-d’heure tout au plus. Il ne savait rien et ne put rien m’apprendre. Dans ces deux fois j’ai vu des gens qui buvaient et mangeaient, mais ce n’était pas un club, car, du moins en ma présence, aucun discours n’a été prononcé.

Demande. — Avez-vous vu des militaires dans ce cabaret ? On vous accuse d’avoir favorisé l’évasion de ces militaires ?

Réponse. — Non Monsieur ; mais je vous le répète, je n’ai fait que causer un moment avec M. Chol et je ne me suis pas occupé des autres personnes qui buvaient et mangeaient, et que je n’ai pas reconnu pour être des membres habituels du club, parce que j’ai mauvaise vue et il me faut regarder de très près pour reconnaitre quelqu’un. Je n’ai, du reste, connu l’évasion de militaires dont vous me parlez que le dimanche, je n’ai donc pu y coopérer en aucune façon ; vous voyez d’ailleurs, monsieur, que physiquement je ne l’aurais pas pu lors même que je l’aurais voulu ; et cela n’entre ni dans mes idées ni dans ma manière d’agir habituelle.

Demande. — Je répugne à la question que je vais vous poser, mais elle résulte du procès-verbal : L’opinion publique vous accuse d’avoir dit qu’il fallait mettre une guillotine à chaque rue pour guillotiner tous les blancs et les prêtres.

Réponse. — En effet, Monsieur, il répugne à un honnête homme de poser comme de répondre à une semblable question, car un pareil propos ne peut sortir que d’un énergumène ivre. Mon éducation, ma profession ne permettent pas de supposer que cela puisse être vrai. D’ailleurs qui dit l’opinion publique dit tout le monde et personne ; c’est très adroit de la part de mon dénonciateur ; mais je puis répondre péremptoirement ; d’abord par mes écrits, car j’ai imprimé que la démocratie ne triompherait que par son alliance intime avec la religion, ensuite par mes actes ; je suis le seul dans la presse lyonnaise qui, en mars 1848, ait pris la défense du cardinal de Bonald, outragé personnellement par un petit journal de cette époque, la République.

Là se borna mon interrogatoire, et M. de Fabrias qui y avait procédé avec toute la courtoisie possible me dit ces mots : « Je ne vois aucune charge contre vous, et je vous mettrais en liberté si vous ne figuriez pas dans un autre dossier, mais vous pouvez m’adresser une lettre pour demander votre mise en liberté sous caution. » Je le remerciai, tout en lui témoignant que je préférais rester quelques jours de plus en prison et vider cette autre affaire.

La liberté sous caution m’a toujours paru une étrange chose ; il me semble que la liberté devrait être de droit commun et non la prison.

Comme beaucoup d’autres je m’étais moqué de la définition de la liberté insérée dans le projet de constitution soumis à l’assemblée nationale. Armand Marrast avait mis que la liberté était le droit d’aller et de venir ; je trouvais cela puéril, j’ai changé d’avis au fort de la Vitriollerie, malgré l’amabilité de mes gardiens.

Séparateur

  1. On m’a rapporté que ce chef de la police s’est permis de rudoyer, d’une manière outrageante et avec force injures contre moi, deux de mes amis, MM. B… et G… qui allaient lui demander des permissions pour me voir. Cela m’étonne, car je n’ai jamais eu avec lui de rapports qui m’aient mis dans le cas de l’attaquer. Alors pourquoi se déclare-t-il mon ennemi ? Pensait-il, comme M. Villeneuve, que je ne recouvrerais jamais la liberté !
  2. Historique comme dit Mme Genlis. — Deux de mes compagnons ont été retenus, l’un pour sa barbe ; l’autre, parce que sa figure déplaisait ; en effet, il n’est pas beau, mais ce n’est pas une raison. Ils ont été mis en liberté après un simple interrogatoire.