Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 28

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Librairie de Firmin Didot Frères (p. 89-91).



LETTRE XXVIII.

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Le cœur humain est inexplicable ; me voilà presque tranquille : après une crise si violente qu’elle eût dû être la dernière de ma vie, la nature a repris ses droits ; un profond sommeil s’est emparé de moi : j’ai pu être une heure entière sans penser à vous. En me réveillant même je ne savais plus ce qui m’était arrivé ; je sentais seulement que c’était quelque grand malheur ; mes souvenirs vagues et confus semblaient se perdre dans le trouble de mes idées. Je les ai enfin tous retrouvés : mais la disposition du corps influe sur celle de l’âme ; on n’éprouve pas deux fois de même la même douleur. Ce n’est plus un désespoir que je sens en moi, c’est une stupéfaction. Je ne conçois pas que vous ne soyez pas là, que je ne vous attende pas, que vous n’entriez pas dans cette chambre où tout ce qui frappe mes yeux me paraît empreint du feu sacré de notre amour. Le souvenir de cette femme, de cette lettre, de ces indignes affronts que j’ai essuyés chez vous, ne me tire pas même de cet état. À chaque instant il couvre mon front d’une rougeur subite, mais le moment d’après je n’y attache aucune importance. Je viens à cette table et je vous écris ; voilà tout ; voilà la seule pensée qui me reste. Je ne sais où vous envoyer ces lettres, je ne sais quand vous les recevrez ; mais je vous écris, cela me suffit. Ces caractères que je trace et que vous lirez me semblent un lien de votre âme à la mienne, et cette idée absorbe toutes les autres.

Enfin, vous le voyez, me voilà, je vis encore ; il me semble que je ne souffre plus. Ah ! sans doute il est un terme au-delà duquel le désespoir même ne peut plus rien sur nous ! Pourtant, je ne vous écrirai plus ; non, je ne vous écrirai plus ; je n’ai plus rien à vous dire. Qu’aurais-je encore à vous dire ?

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