Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 32

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Librairie de Firmin Didot Frères (p. 100-103).



LETTRE XXXII.

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Reviens à moi, mon amour, mon ange, mon seul bien ! Reviens, je t’en conjure. Cette femme t’a séduit, je le vois ; tu n’auras pu résister : les hommes ont, dit-on, cet horrible privilége. Eh bien ; le ciel sait ce que cette pensée me fait éprouver de douleurs ; mais il n’en est pas pour moi de plus affreuse que celle de te perdre.

Reviens, reviens, je t’en conjure ; mes bras, mon cœur te sont ouverts ; mes larmes, mes feux te purifieront de cette indigne profanation. Reviens ! ne crains pas mes reproches, je ne t’en ferai pas, j’oublierai tout ; ma bouche ne s’ouvrira que pour te parler de mon bonheur. Que serait un pardon s’il était acheté si cher ! Et si tu crains la honte d’un repentir (car l’orgueil des hommes se mêle souvent à leurs plus doux sentiments), fais seulement que je puisse le soupçonner, et je t’épargnerai jusqu’à la moindre démarche. En tel lieu que tu sois, à la campagne, chez toi, chez cette femme, je volerai t’arracher de ses bras. Ce sera tout risquer, je le sens ; ce sera m’exposer encore au blâme, aux vains discours du monde ; mais qu’est-ce que cela auprès de ce que je souffre ? Ce monde si redouté nous a-t-il jamais payés des sacrifices que nous lui faisons ? Oui, dis un mot, et je pars. Je te chercherai, je te trouverai ; je te trouverai près de cette femme ; je n’y résisterai pas, je le sens : je tomberai là, devant toi, mourante. Mais tu ne me repousseras pas ; non, tu ne me repousseras pas, et je serai sauvée !

Dis-moi, dis-moi donc que tu ne me repousseras pas, mon ange, mon âme, ma vie ! Comment résisterais-tu à ton amie expirante ? comment sentirais-tu tes mains pressées dans ses mains brûlantes sans en être ému jusqu’au fond de l’âme ? comment nos regards pourraient-ils se rencontrer sans qu’une attraction involontaire nous fît voler dans les bras l’un de l’autre ? N’est-il pas entre les amants des sympathies mystérieuses que rien ne saurait expliquer ? Et quand cela ne serait pas, qui me dit que l’idée du mal que tu me fais n’a pas touché ton cœur ; que dans ce moment même tu ne reviens pas à moi ? Car tu n’es pas insensible, tu ne l’es pas ; je ne t’aurais pas aimé si le feu de la sensibilité, ce feu divin, qu’on ne peut confondre avec aucun autre, n’eût éclaté dans chacun de tes traits. Ah ! que ces idées sont douces et consolantes ! comme elles me font de bien ! comme j’en avais besoin ! Oui, m’y voilà résolue. Je veux tout risquer, je veux t’envoyer cette lettre, je veux… Mais j’entends quelqu’un, si c’était toi… Ah ! mon Dieu !… il faudrait donc en mourir de bonheur !… Non, c’est, me dit-on, Alfred ; Alfred, toujours Alfred ! Que me veut-il ? que peut-il me vouloir ? S’obstine-t-il donc à me poursuivre ? Je ne veux pas le voir ; je ne veux voir personne.

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