Vingt Jours en Espagne/1

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Ed Monnier et Cie, éditeurs (p. 1-6).

VINGT JOURS EN ESPAGNE




I

LA BIDASSOA, FONTARABIE, SAINT-SÉBASTIEN


J’arrive d’Espagne : on n’y assassine que rarement les littérateurs français, Dieu merci ! et me voici de retour sans malencontre et même fort bien en point.

On parle beaucoup de l’Espagne et on y va peu. C’est si facile et si vite fait d’aller en Italie, par exemple ! On est sûr d’y trouver le souper et le gîte, un beau ciel et des chefs-d’œuvre… Tandis qu’en Espagne ! D’abord il y faut du temps et de la fatigue : du temps ? on n’en a guère ; de la fatigue ? on la craint fort. Et puis, qui sait comment on voyage en ce pays-là ; comment on y mange, puisque la cuisine, dit-on, y est exécrable ; comment on y dort, puisque les lits, selon les auteurs, grouillent de parasites ?… Brr…

Certes, il y a toujours, selon les auteurs, les senoras en mantille, les sérénades, les balcons, les échelles de soie… Quoi encore ? Toutes les féeries à l’aide desquelles les poètes ont créé l’Espagne de fantaisie qui hante nos imaginations. Aussi se promet-on toujours de voir l’Espagne… et remet-on toujours le voyage.

Et de fait c’est bien un peu rude et difficile. Cependant, en vingt jours, j’ai vu Burgos et Madrid, l’Escurial et Tolède, Séville, Grenade et Cordoue, c’est-à-dire tout le centre de la péninsule Ibérique, des Pyrénées et du golfe de Gascogne à la Sierra Nevada et aux approches du détroit de Gibraltar, en traversant le Guipuzcoa, la Vieille et la Nouvelle Castille, la Manche et l’Andalousie.

J’étais parti pour aller prendre les bains de mer à Biarritz ; et à peine ai-je vu la baie rétrécie, les toilettes tapageuses, les magasins de nouveautés, les hôtels à grands fracas et à prix fabuleux, que j’ai fui à tire-d’aile vers Saint Jean-de-Luz, en m’étonnant, une fois de plus, des aberrations de la mode et de la vogue.

Saint-Jean-de-Luz a du moins une jolie baie, un aspect pittoresque de petite ville historique, une simplicité antique, la maison de Louis XIV et celle de l’infante ; avec cela un caractère franchement basque, une population primitive - et l’hôtel de France où l’on vit confortablement pour un prix honnête.

Cependant les bains de mer y sont désagréables ; quand on y a végété quelques jours, on se sent comme enveloppé dans une lourde somnolence. On veut se secouer de peur de rester figé aux lambris de la vieille maison qui vous abrite et de devenir quelque chose comme un portrait d’ancêtre oublié dans un coin. Alors on fait des « excursions. »

Et d’abord, naturellement, celle de Fontarabie, première ville espagnole, campée sur un mamelon, en face d’Hendaye, dernière ville française. A marée haute, quand la Bidassoa est pleine, on se jette dans un batelet, et un marinier, en vingt minutes, vous dépose au bas d’une jetée en miniature, sur laquelle se promène un douanier espagnol. C’en est fait, vous avez quitté la patrie.

Et comme on le sent bien.Quelle différence tout à coup ! Tout à l’heure, en France, vous étiez dans une petite ville habitée, travailleuse, où, pêle-mêle avec la population, circulaient des baigneurs en villégiature. Là, des pêcheurs raccommodant leurs filets ; ici, des femmes en robe rose et des hommes en chapeau de paille, se pressant à l’omnibus qui conduit à la plage ; maintenant, en Espagne, vous êtes dans une ville fantôme, grande comme la main, et où une douzaine de palais en ruines, enfermés dans des fortifications démantelées, montent en procession, le long de l’unique rue, vers la cathédrale.

Voici la porte de la ville, enfoncée dans les hautes murailles qui s’effritent parmi les herbes ; au-devant, voyez cet attelage de bœufs, tirant péniblement une lourde charrette qui crie, sur ses roues pleines et sans essieu. Êtes-vous entré ?

Une douzaine de gamins qui mendient s’échelonnent sur
UNE PORTE DE SAINT-SEBASTIEN
UNE PORTE DE SAINT-SEBASTIEN
votre passage. D’ailleurs, personne, ni aux balcons de fer

forgé qui s’avancent sur les façades des maisons blanchies à la chaux, ni dans les boutiques basses et sombres, ni derrière les jalousies vertes qui s’encadrent dans des boiseries brun rouge.

Y a-t-il des habitants ? On ne sait. S’il y en a, sans doute ils dorment, et ils dorment depuis cent ans comme la belle au bois dormant. C’est depuis qu’ils dorment que les guerres de partisans et l’incurie ont ruiné les palais construits pour des gouverneurs de province, renversé les murailles et laissé les mendiants s’installer sous les toits, aux superbes ciselures, qui ombragent les balcons et les trottoirs.

Fontarabie, c’est toute l’Espagne en abrégé. Qui a vu Fontarabie, cette poignée de maisons ruinées campées en sentinelles sur la Bidassoa, Fontarabie avec sa solitude et sa misère orgueilleuse, a vu comme en un microcosme le royaume d’Alphonse XII.

La seconde excursion est pour Saint-Sébastien. Le décor change tout à fait. Ici c’est la foule bigarrée et cosmopolite ; c’est l’aisance, le mouvement, la vie, l’abondance, la musique et la fête. L’or circule. On joue au Casino, c’est tout dire.

Quant à la ville elle est toute moderne. Avec cela une plage admirable où sur un sable fin s’avance une mer bleue comme la Méditerranée ; des montagnes boisées et couvertes de villes élégantes en amphithéâtre, tout un ensemble qui, semble transporter la rivière de Gênes dans ce petit golfe de la mer Cantabrique.

Quand on a vu Fontarabie et Saint-Sébastien, ici les séductions de la nature méridionale, là les dramatiques souvenirs des splendeurs d’une nation ruinée, on est hanté par le désir de voir l’Espagne.

C’est comme cela que je suis parti : pour Madrid d’abord, puis pour Séville et Grenade,… — toujours en courant…

Courant ?… autant qu’on peut courir en Espagne, maintenant que les chemins de fer y ont un service régulier ; moins rapide sans doute qu’en France, en Belgique et en Angleterre, mais à peu près aussi sûr.

D’abord, voici les Pyrénées qui descendent vers les plaines de la Vieille Castille ; âpres, sévères, mais encore vertes et boisées : ce sont les pays basques espagnols ; puis, peu à peu,

UNE RUE DE SAINT-SEBASTIEN
UNE RUE DE SAINT-SEBASTIEN
les montagnes deviennent collines et les collines elles-mêmes

se fondent dans une plaine sèche et rocailleuse. Plaine étrange, qui s’en va montant insensiblement, toujours, toujours jusqu’à Madrid, sans un bois, sans une vallée, sans un arbre !

De loin en loin, des villes, ou plutôt des agglomérations de maisons, d’où ne rayonne ni commerce, ni industrie ; puis, entre-temps, d’interminables campagnes nues et désséchées ; pas un pied de vigne, pas un brin d’herbe ; ni paysans ni troupeaux. Pourtant ces jachères hâves ont dû donner de riches moissons ? Où sont-elles ? Qui les a semées, cultivées, recueillies ? Nul ne le saurait dire, à voir les vastes solitudes espagnoles qui commencent avant Burgos et vont continuer jusqu’à Cordoue.