Vingt années de Paris/Feu le bœuf gras

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C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 41-52).


FEU LE BŒUF-GRAS



Que vont devenir les ambitieux, à cette heure où il n’y a plus de bœuf-gras ? Car Monselet l’a dit :

Et l’on n’a pas été grand’chose
Quand on n’a pas été bœuf-gras.

Il est vrai que par la cherté des vivres qui se payent, et la froidure des temps qui courent, une des sept vaches maigres du Pharaon symboliserait mieux la situation. C’est égal : on peut regretter le bœuf-gras. Il était un prétexte à la joie, une tradition gauloise, un divertissement de « haulte graisse », éclatant et sonore, chassant l’ennui devant ses paillons et ses fanfares, un exutoire à la glaudissante furie populaire ; et, n’en déplaise aux Spartiates modernes, je crois que la santé des peuples, comme celle des hommes, ne va guère sans rire.

Au reste, ce que j’en dis n’est pas pour exprimer un souci personnel. Le bœuf-gras légendaire m’a comblé pour ma part. J’en ai eu tout mon compte ; mieux encore : je l’ai été.

Adsum ! Ami des bœufs-gras, bœuf-gras moi-même. Je le fus en 1866 ou 67 ; consultez les archives du Carnaval. Je n’en conclurai point, selon le mot du plus aimable des lettrés, que cette prérogative ait le moins du monde « agrandi ma chose ». On le verra tout à l’heure !

En dehors du lustre, au moins momentané, requis des prétendants, l’honneur d’être bœuf-gras ne vous arrive pas tout décerné dans le gilet. C’est comme la croix d’honneur, cela se demande ; et François Polo, fondateur de la Lune, l’avait demandé pour son journal qui, je pense, était un peu moi-même. Ayant obtenu ce comble de faveur, il me pria de choisir mon bœuf, et j’allai voir l’acquéreur.

L’acquéreur des bœufs-gras, cette année-là, c’était Fléchelle, Achille Fléchelle, « le bouillant Achille », comme il dit lui-même, aujourd’hui retiré des affaires, ex-boucher de l’empereur.

Les habitués du café des Bouffes l’ont connu. Dans ces derniers temps, il aimait peu parler de politique ; mais fidèle à son client déboulonné, quand Daubray lui lançait des pointes, il se contentait de grogner, moitié figue, moitié raisin, avec un rire entrelardé :

— L’empereur, c’est mon ami ; eh ! là-bas, petit, faut pas le débiner !… sans ça… pfwittt ! ah ! chaleur !…

Et son bras court et gros, fendant l’espace, entaillait un gigot imaginaire.

Au demeurant, jovial et bon enfant ; trinquant à la ronde.

La surveille des jours gras, j’allai donc voir Fléchelle ; et, en arrivant à l’angle du carrefour Gaillon, où prospérait son commerce, je vis un tableau rutilant de couleur, qui pourrait s’intituler : Madame la Bouchère, et que je recommande aux réalistes :

Une très jolie femme, adorablement vêtue de soie et de velours aux tons chatoyants et clairs, franchissait le seuil de la boutique encadré de viandes. Autour de son chapeau léger où flottait une plume, et de sa mante aux reflets mordorés, se découpaient les gigantesques moitiés de bœufs entremêlant à la pourpre de leur chair de larges bandes de gras jaune. Ce qu’il aurait fallu, pour peindre cela, de tubes de blanc d’argent, de laque, de garance et de cadmium, est réjouissant à calculer.

C’était Mme  Fléchelle qui partait chez le maréchal Vaillant, pour y arrêter, sous son approbation, l’itinéraire du cortège des bœufs-gras.

Je m’effaçai devant elle, puis, à mon tour, franchis la porte de beefsteacks, et pénétrai dans le charnier où je trouvai le patron officiant lui-même, en grand tablier blanc, le « fusil » au poing.

Comme tous les fournisseurs des Tuileries, en ce temps, Fléchelle, tête à rouflaquettes, à barbiche, à moustaches, faisait ses efforts pour copier le masque impérial ; je dois à la vérité de dire qu’il était mieux : l’œil plus vif, le teint plus clair.

Il me reçut avec de vigoureuses démonstrations de belle humeur, et me donna l’adresse de ses bœufs, pour y aller faire mon choix : — au Jardin d’acclimatation.

Ce fut l’affaire d’un fiacre.

Au retour, comme je lui dénonçais ma préférence pour un vaste animal aux puissantes cornes, dont le blanc pelage me paraissait en harmonie avec le titre du journal : la Lune, le maître boucher fut pris, dans son antre, d’une allégresse infinie ; il bondissait, exalté, parmi les entrecôtes, ne cessant de s’écrier :

— Ah ! il a le nez creux, le jeune homme !… il a mis dans le joint, dites donc ?… c’est le plus beau bœûce !… il a mis dans le joint… du premier coup, là : pfwitt !… un bœûce de dix-huit cents… ah ! chaleur !…

En effet, c’était le plus beau bœuf des cinq ; il venait premier dans le défilé, et ce fut lui qui s’appela : la Lune.

Or, le dimanche-gras, dans l’après-midi, comme le populaire, en masse compacte et en grand émoi, s’était aggloméré devant le portail du Sénat, grouillant et attendant le cortège, il y avait, à trois pas de la bousculade, sur le trottoir, un groupe composé de deux personnes seulement, mais très animé.

Ces deux personnes étaient votre serviteur, d’une part, et, de l’autre, « Mouchu » Monet. Mouchu Monet était mon propriétaire.

Entre parenthèses, au cas où la postérité, dans la suite des temps, se déciderait à décorer de plaques commémoratives mes différents séjours, elle retrouverait facilement ceux-ci : mâsure peinte jusqu’à mi-bâtisse, en rouge foncé, Hôtel du Luxembourg, à deux culbutes du Sénat. Je n’ai jamais connu rien de plus gai. La porte était implacablement fermée à onze heures du soir ; mais j’avais, aux fenêtres, des camarades qui me descendaient la clef par une ficelle. — Chut !

Mouchu Monet, donc, en cette après-midi du dimanche gras, refusait de me laisser rentrer chez moi, faute de sept francs — chette — que je lui devais et n’avais en poche…

J’entends d’ici les personnes amoureuses de solennel blâmer la manière abandonnée dont je confesse, à propos de bœuf gras, ma « vache enragée ».

Que voulez-vous ? Polo n’était pas encore prodigue à mon endroit ; moi-même j’étais un peu désordonné, insouciant, mal économe : enfin j’étais très jeune. Au fait, cela m’est plus doux à dire que le contraire ; et, en ce moment même où je censure le grand garçon échevelé que j’étais alors, je me fais un peu l’effet du bon parrain qui daube, en public, son filleul, mais qui, au fond de soi, ne peut s’empêcher de sourire, et songe, en le regardant : si j’avais encore son estomac et son appétit, du diable si je ne serais pas tout pareil !

Admettons l’enfantillage : on n’en est pas moins dur à la peine, moins droit dans le danger.

J’avais dépensé, pour amollir l’inexorable Monet, plus d’arguments qu’il n’en faudrait au savant docteur Bergeron pour faire guillotiner trois douzaines de pharmaciens ; j’avais été tour à tour enjoué, superbe et suppliant : c’était une erreur, un oubli inconcevable de ma part de n’avoir pas demandé d’argent, la veille, à la caisse. Aujourd’hui, dimanche, impossible : bureau fermé. D’ailleurs, quoi ? la belle affaire ! douze heures de retard… N’y avait-il pas là-haut de quoi couvrir douze fois la somme ? et patati, et patata. — Rien !

Tout à coup, une gigantesque rumeur s’éleva, une irrésistible poussée fit onduler, refluer la foule, envahit le trottoir ; les sergents de ville se précipitèrent ; les becs de gaz, en un clin d’œil, se transformèrent en grappes de mômes ; les toits, les fenêtres pullulèrent de silhouettes penchées, avides de voir : on entendait les fanfares, la mascarade arrivait, hérauts en tête, éblouissante, somptueuse, avinée et braillante, frappant sur la peau d’âne et soufflant dans les cuivres.

L’ « ami de l’empereur » était dans le tas, Fléchelle lui-même, épanoui dans sa voiture, en costume de cérémonie, tout reluisant de drap neuf, apoplectique et rayonnant, se disant sans doute en son cœur : — Dans toute la boucherie parisienne, non !… je mets au défi ! il n’y en a pas de comme moi… Des bouchers comme Achille ? ah ! chaleur ! pfwitt ! »

Et la bête bonne à manger, mugissante, immense et blanche, à son tour parut, enguirlandée de roses, dorée aux cornes, la bave au mufle, ses gros yeux troubles errant, effarés, sur la démence de ses bourreaux ; morne, maintenue par les quatre sacrificateurs sur la claie roulante, avec, en haut, l’oriflamme qui déroulait sa banderole dans le vent, allumait, au soleil, sa légende, en six grandes lettres d’or : LA LUNE.

Et moi, frappé soudain d’une lueur, comme si un pétard m’avait éclaté sous le crâne, je saisis « mouchu » Monet par un bouton de sa guenille, et je lui criai :

— Quand on pense que vous osez m’embêter pour sept francs, le jour même où je suis bœuf-gras ! — Regardez !

Et j’attendis ses excuses, fier et calme, figé dans un mouvement de pitié souveraine ; à part moi, je pensais : Mélingue voudrait bien être à ma place.

« Mouchu » Monet contempla mon bœuf d’un œil froid, fit osciller d’une épaule à l’autre, quelque temps, sa lourde tête, exténuée du calcul des menues additions, puis, sombre comme le Destin, répondit :

— Cha ne me regarde pas.

Voilà ce que je connais de la gloire.