Vingt années de Paris/Jules Vallès

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C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 25-39).


JULES VALLÈS


C’est bien là ma mine bourrue,
Qui, dans un salon ferait peur,
Mais qui, peut-être, dans la rue,
Plairait à la foule en fureur.
Je suis l’ami du pauvre hère
Qui, dans l’ombre, a faim, froid, sommeil,
Comment, artiste, as-tu pu faire
Mon portrait avec du soleil ?

Jules Vallès, au bas de sa photographie.



En voilà un que j’aime de tout mon cœur, et que je vais désoler en disant le bien que je pense de lui.

La vérité avant tout : Vallès a le caractère le plus jeune, le plus gai, le plus émerveillé que je connaisse. Ajoutez à cela une santé inébranlable. Il se battrait, peut-être encore, avec acharnement, pour le sourire en coulisse d’une danseuse de corde ; et, pour ma part, je l’en félicite. Mais lui, n’aime pas qu’on le sache.

Avec sa chevelure hérissée et rebelle, sa barbe bourrue et retroussée, — barbe et cheveux blancs aujourd’hui, luisants et noirs, jadis, comme charbon de terre, — avec ses yeux hardis, ronds sous les rudes sourcils, son nez coupé court, retroussé, aux narines de dogue ou de Socrate, les trente-deux dents étincelantes rangées sous le pli dédaigneux et amer de sa lèvre, avec tout son masque heurté, aux plans durs, qui semble avoir été martelé par quelque tailleur de fer, en son pays d’Auvergne ; avec, surtout, sa voix de cuivre, amoureuse de tempête, et le roulis farouche de son allure, il s’est fait, autrefois, une renommée de casse-cou, d’exalté violent, dur à cuir.

C’est son premier succès, son succès de jeunesse ; il y tient.

Et, soigneusement toujours, il a défendu, de la retouche et de l’altération, cette extravagante contrefaçon de sa propre physionomie, où, depuis vingt ans, le public le voit grinçant de la mâchoire, et rageusement campé devant la société.

Moi-même, pour complaire à sa manie bien plus qu’à mon sentiment, ne l’ai-je pas caricaturé en chien crotté, lugubre, traînant, à la queue, une casserole bossuée et retentissante ?

— J’ai un cou d’athlète, un cou d’Auvergnat, répétait-il souvent ; les gens qui ont, comme moi, un cou de taureau…

Je regardai, un jour, ce cou fameux, et, saisi de franchise :

— Vous avez un petit cou, lui dis-je.

Il y eut un silence de quelques secondes ; puis Vallès répondit :

— Oui, j’ai un petit cou !

Mais j’avais vu flamber son regard : il était vexé.

Tout le faible de Vallès est là.

Pour ma part, j’aime en lui jusqu’à cet enfantillage persistant de son héroïque désir, lequel ne peut s’accommoder, pour enveloppe, de la taille modeste et de la musculature moins terrifiante que frêle qui lui sont dévolues.

Quand je le rencontrai pour la première fois, il fendait l’espace, en compagnie de Daniel Lévy, son associé d’une heure : secouant une canne énorme, il arpentait le boulevard Montmartre ; les pans d’une redingote, allongée démesurément sur commande, flottaient derrière lui ; un chapeau vertigineux, élancé de sa tête, menaçait le ciel…

— Il est un peu haut, lui dis-je.

— Jamais trop haut, me cria-t-il, jamais ! pour un chapeau d’ambitieux.

À cette époque, il avait déjà fait les Réfractaires, ce chef-d’œuvre de style, d’ironie et de sensibilité. Il venait de terminer, à l’Événement, une série d’articles émus, intimes, de souvenirs, de paysages, dont les merveilleuses qualités de nature, de parfum, de goût et d’élévation s’étaient trouvées peu accessibles au public des journaux, et avaient dû s’interrompre pour céder la place aux chroniques boulevardières.

Ces miettes d’un art sans précédent jusqu’alors ont été recueillies et publiées sous ce titre : la Rue, en un volume devenu introuvable et dont je regrette fort qu’on n’ait point fait de nouvelles éditions.

Les favorisés qui en possèdent un exemplaire savent de quelle manière exquise et pénétrante cet orageux Vallès entend et fait entendre la chanson des bois, des champs, Mai, la Lessive, la Rue de province, les grands peupliers droits à l’entrée de son village !…

J’avais dévoré le livre ; je rencontrai l’auteur : son aspect, rébarbatif à d’autres, réapparaissait absolument joyeux et séduisant.

Je me sentis invinciblement poussé vers lui, comme je l’avais été, quelques jours auparavant, vers Alphonse Daudet, quand celui-ci m’était apparu au café de Bobino, jeune, radieux, tout poudré de la farine parfumée de son Moulin.

Impressions lointaines qui me sont restées fidèles. Ces deux artistes, ces deux hommes, si différents, sont demeurés pour moi l’objet d’une égale et tendre admiration.

Vallès vint loger, rue d’Assas, en la maison de briques dont j’ai parlé déjà, où se sont écoulées les heures de ma vie les meilleures ; c’est là que j’ai pu apprécier ce poète, ce rêveur sensible et vaillant, avec sa belle verve éternelle, son intarissable gaieté.

Pour la première fois, en ce moment, paraissait la Rue, son journal, qu’il a refait et refera, toujours sous ce titre : la Rue, qui lui est cher : — une feuille fantaisiste plus fournie d’audace et d’humour que de numéraire. Aussi bien la cuisine en était-elle curieuse à observer, chez Cadart d’abord, dans les salles d’exposition ; plus tard, rue Drouot, dans le fond d’une arrière-boutique abandonnée.

C’était une vaste table en bois blanc, où traînaient, pêle-mêle, manuscrits et cornets de frites, aliments confondus de l’esprit et du corps, quelques chaises dépaillées, nombre de cannes, deux ou trois placards violents, piqués d’épingles au mur ; et, debout, scandant ses éloquences du poing, Vallès déclamant, ricanant, dictant ses articles, chauffant ses collaborateurs, distribuant la besogne, corrigeant les épreuves. — Une activité furieuse et jamais lassée ; des feux d’artifice de saillies, de paradoxes, des fusées de blague, des pétards d’indignation, des chandelles romaines d’enthousiasme ; et toujours du talent, une grande forme hardie, latine, bien moderne cependant, lyrique… et, j’ajoute pour l’agacer, romantique.

On rencontrait là des compagnons dont les noms, accouplés, jurent à cette heure :

Maroteau et Magnard, Francis Enne, Albert Brun, Puissant, Pipe-en-bois, Bellanger et d’autres.

Dans les après-midi de repos, rares d’ailleurs, on partait en expédition pour quelque campagne extra muros, à Belleville ou Charenton, le plus souvent aux mornes plaines chauves de la Glacière, le long du cours sinueux et savonneux de la Bièvre. Je vois encore mon ami, son geste découpé sur le ciel ; j’entends sa voix, la brise qui, au-dessus de nos têtes, faisait fâcher les feuilles, le petit bruit doux et triste de la rivière.

On allait ainsi jusqu’à l’humble auberge où sont la table verte au plein air, le vin bleu. — Avancez les lamentables ! — On invitait un pauvre.

Puis la Rue offusqua l’Empire ; elle fut étranglée. Et, vers le même temps, Vallès alla percher plus bas dans Paris, rue de Tournon, un étage au-dessous de cet aventureux et charmant illuminé, le capitaine Lambert, qui, certainement, aurait franchi le pôle, comme il l’avait promis, si la destinée, brusquement, ne l’eût couché, criblé de balles, dans une capote de simple soldat, devant les murs tragiques de Buzenval.

Mes relations avec Vallès devinrent plus rares ; je le rencontrai moins souvent. Il était tout entier repris par ses préoccupations politiques, lesquelles m’ont toujours navré.

Il me convient, toutefois, de rappeler ici le grotesque soupçon qu’on a voulu faire peser sur sa vie, à ce moment. Le mot de police a été prononcé : agent provocateur, a-t-on dit, je crois. Pour qui connaît, de Vallès, la hautaine inflexibilité du caractère, c’était une accusation absurde, à ce point que je n’en ai jamais voulu connaître la teneur précise.

À présent, je le perds de vue presque complètement jusqu’au siège, où je le retrouve commandant un bataillon de Ménilmontant, qu’il menait jouer au bouchon, comme les autres, sur le glacis. J’allai voir ses galons et son sabre.

Mais ce harnachement platonique l’ennuyait probablement ; il rêvait mieux ; car, au 31 octobre, il est cassé, poursuivi. Bientôt je le vois revenir, par les rues encombrées de neige, effacées dans l’ouate brumeuse du ciel d’hiver, que refoule, sans cesse, le canon prussien.

Des soirs, en cachette, il vient partager sa bûche de bois et son pain de paille en mon logis.

Que de fois encore, là, du coin de la cheminée maussade, il nous emporte, oublieux, sur l’aile de sa parole ardente, imagée, au delà des remparts, de l’ennemi, de la saison, de l’angoisse, en des lointains verdoyants, fleuris de ses souvenirs !

Cependant, les jours terribles se suivent. On meurt de faim, on meurt de froid ; on ne se plaint pas. Mais la lutte est terminée : vaine espérance, adieu ! Voici l’armistice, la honte, — ô douleur !

Et voici la Commune !…

Il ne m’appartient pas de préciser le rôle que Vallès a joué dans cette folie effrayante. Je m’en suis peu soucié.

On m’a dit qu’après l’affaire de Châtillon, la mort de Duval, il avait protégé de la foule, sauvé les gendarmes qu’on ramenait prisonniers. Je sais qu’il a été condamné, surtout pour une phrase qu’il n’a ni conseillée ni écrite ; puis encore, une farce au ministère de l’instruction publique, où il décréta, pour rire :

Art. 1er. — L’orthographe est abolie.

Je n’en sais pas plus long. Je ne le vis qu’une fois en ces temps funestes :

Il marchait dans les rangs, un rouleau de papier sous le bras, derrière la manifestation, en cortège, des francs-maçons, chamarrés de symboles, qui s’en allaient parlementer, du côté de Versailles.

— Et vous ? lui dis-je en m’approchant, vous n’avez donc pas une écharpe rouge ?

— Ne m’en parlez pas ; je n’ose la mettre, elle me donne l’air d’un singe. — Elle est là.

— Sous votre bras ? dans ce papier ?

— Oui ; comme un homard !

Vallès est, depuis neuf ans, sur la terre d’exil. Sa tête est blanche. Toujours vigoureux et vert, son robuste talent inscrit, parfois, dans nos journaux, sa marque léonine. Faut-il révéler le secret de Polichinelle, dire que c’est lui-même qui signe Jacques Vingtras ?

Il vit de plus en plus seul, regardant les autres, tour à tour, reprendre le chemin de la Patrie. À Londres, le plus souvent ; par échappées, à Bruxelles, qui lui rappelle mieux Paris, il reçoit la visite d’une amie qui, aux jours d’effroyable danger, l’a suivi partout, l’exhortant, le conjurant de vivre, voulant le sauvegarder ; — mais je m’arrête, craignant d’effleurer la délicatesse d’une modestie héroïque, de manquer, par la moindre indiscrétion, au profond respect que j’éprouve devant cette noble figure du dévouement.

Quant aux capacités politiques de Vallès, je les ignore. Elle ne sauraient prévaloir, à mes yeux, sur sa gloire littéraire. Je le voudrais ici, tout simplement, faisant ce qu’il peut faire, étant ce qu’il doit être, ce que Philarète Chasles, rouvrant son cours, après les journées de Mai, n’a pas craint de proclamer en pleine chaire de littérature : « Un des maîtres de la langue française ! »