Vingt années de Paris/Le Musée du Luxembourg

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C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 11-24).


LE MUSÉE DU LUXEMBOURG



On parlait l’autre jour de supprimer le musée du Luxembourg, d’en bouleverser les salles et d’en arracher les tableaux, pour je ne sais quel aménagement sénatorial. Bon Dieu ! Messieurs les sénateurs exigent-ils tant d’espace ? Pour podagres et impotents que je les suppose, la plupart, il me reste néanmoins un vague espoir qu’on ne va pas installer un lit à baldaquin et machiné pour les infirmités de chacun d’eux.

Le Sénat, dont l’existence ne repose guère que sur un pilotis de bâtons dans les roues de la République, voudra bien, pour cette fois, j’imagine, serrer ses augustes coudes et laisser vivre le Conservatoire de notre art moderne, le lieu d’étude et d’émulation de la jeune génération, statuaire et peintre, le musée du Luxembourg, une des grâces de la Rive Gauche.

Aisément je calcule de combien peu d’importance est mon impression personnelle, pour la chose publique ; mais je ne saurais, sans protester au nom de mes souvenirs, laisser consommer le sacrifice.

Du plus loin que je regarde en arrière, je vois mon grand-père me tenant par la main, tout petit enfant, bizarrement fagoté d’une pèlerine à carreaux rouges, d’une casquette à gland, et me traînant à travers les galeries, où son goût quelque peu suranné l’arrêtait en extase devant les tartines beurrées et confiturées des sous-élèves de David, les Lancrenon, les Mauzaisse, les Delorme ; Alphée et Aréthuse, le fleuve Scamandre, Hector reprochant à Pâris sa lâcheté, puis encore devant les « navets » sculptés de MM. Bra et Brun.

Un peu plus tard, dès que j’avais un instant la libre disposition de mon jeune individu, j’y courais tout seul, à ce Musée qui m’enchantait. Je grimpais, timide, l’escalier de pierre ; et souvent, le gardien-chef m’interdisait l’entrée. Alors je restais, le cœur gros, sur le palier, jusqu’à ce qu’un copiste, arrivant à son tour, me prît, souriant, par la main, et m’introduisît, sous le couvert de son autorité.

Qu’on m’excuse de parler tendrement de mon enfance. Il me paraît que ce bambin de huit ans, amoureux d’art, qu’une grande bête de gardien épouvante et fait reculer sur le seuil d’un musée public, est un tableau qui pourrait tenter la plume ou le crayon.

Plus tard encore, ainsi que tous les élèves des Beaux-Arts, j’ai fait là quelques ébauches de copies, dans le silence religieux du jour calme tombant en nappes égales des grandes baies du cintre ; avec la joie des croisées ouvertes au bout des salles sur les frondaisons ensoleillées du jardin, le sable d’or des allées, le rire et les jeux des enfants aux jambes nues, aux costumes bariolés.

Enfin, plus récemment, après que la guerre, proscrivant les tableaux, transformant en ambulance la galerie, en eut longtemps suspendu, sur des lits de mourants, les cadres vides, je l’ai ressuscité, ce musée du Luxembourg.

Et, tout à l’heure, en feuilletant le carnet de cette année-là — 1871 — n’ai-je pas retrouvé des rimes fanées ?

....................
Ô cher temps envolé ! — Quand, la grille fermée,
Nous allions, tous les deux dans l’ombre parfumée,
Seuls maîtres des lilas ; le doux silence… Rien
Que ma voix qui fredonne un menuet ancien
Et votre jeune rire égrené sous les arbres.
Nous allions, épelant, sur la blancheur des marbres,
Le nom de quelque reine au profil solennel,
Ou choisissant parfois un astre dans le ciel,
Et puis très curieux, ramenant de la nue
Nos regards, de trouver l’étoile devenue
Perle dans l’eau, parmi les duvets d’argent fin
Que les cygnes secouent sur l’onde du bassin.
....................
T’en souviens-tu ? — C’était du temps de la Commune.

On voit que j’étends à ma jeunesse la faveur réclamée pour mon enfance ; il faut passer quelque chose à un homme dont les cheveux commencent à grisonner, et dont le cœur se tourne déjà vers le passé.

Oui, le plaisir de parcourir le soir, après la retraite, le jardin paisible, débarrassé de la foule, c’était l’immunité de fonctions qui ont failli me coûter cher. Un groupe d’artistes, fidèles à Paris malgré le danger, soucieux de ses trésors artistiques, m’avait confié le soin de reconstituer le musée du Luxembourg, et de le garder.

Au reste je n’y ai point fait que de méchants vers, et, tandis que je me tiens par la main, j’aurai l’honneur de présenter au maître idéologue-peintre Chenavard le citoyen qui donna l’accès des galeries à sa Divine Comédie, aux trois portraits restauration de M. Ingres, aux Armures et aux Poissons de Vollon, à tant d’autres toiles méritantes, abandonnées jusqu’alors aux rats des greniers impériaux.

Quand j’arrivai sur le lieu de ma commission, le palais de Marie de Médicis était désert, dévasté ; les appartements démeublés offraient, béantes aux regards, leurs solitudes grises de poussière. Quant au Musée, plus un tableau, plus un buste, je l’ai dit. L’ambulance était déménagée depuis longtemps ; vide absolu. Les araignées filaient à l’aise.

Au rez-de-chaussée, dans l’aile de bâtiment qui contient aujourd’hui la sculpture, les gardiens familiers avaient imaginé, construit, consolidé maintes bicoques en planches, très propices à leur agrément domestique : un parfum de saucisses, de pommes de terre frites, circulait sous les voûtes : des tuyaux noirs de cuisine s’enfonçaient dans les pilastres corinthiens : c’était joli tout à fait ! La nourriture substantielle primant l’intellectuelle ; le ventre à la place du cerveau ; comble du naturalisme !

Il est vrai qu’un des fauteurs, houspillé pour cette débauche de popotte, me répondit : « Oh ! je ne fais la mienne qu’à l’huile ! »

On m’avait revêtu des « pouvoirs les plus complets » pour me substituer au conservateur officiel, M. de Tournemine. Je devais le remplacer partout, dans sa charge et dans ses appartements. Quand je lui rendis visite, et m’expliquai, il pâlit dans son fauteuil. Moi, j’étais debout, et je lui dis :

— Tranquillisez-vous, monsieur ; je passe et ne suis pas gênant ; ne dérangez rien à vos affaires ; il n’y a ici qu’un travailleur de plus qui vient vous aider.

Et alors, nous travaillâmes. Le bataillon des gardiens lava, frotta, épousseta ; les cadres enchâssèrent de nouveau leurs toiles, et la bonne odeur du vernis du Musée chassa les émanations pharmaceutiques de l’ambulance.

Tous les jours, avec un camarade que m’avait adjoint la commission, un statuaire dont les statues sont rares, — tes statues sont rares, mon vieux Jean ! — tous les jours nous allions explorer les hangars, les greniers du Louvre et du palais de l’Industrie, rapportant de nos investigations les marbres, les toiles qui pouvaient enrichir visilement la collection publique. C’est ainsi qu’un merveilleux paysage de Courbet : Sous Bois, est entré au Luxembourg. Il est vrai qu’on l’en a fait ressortir depuis, afin de l’envoyer à l’impératrice. Pourquoi ? je me le demande. Nous poussâmes la coquetterie jusqu’à rapporter, un jour, un paysage de M. de Tournemine lui-même. En dehors de ses attributions de conservateur, M. de Tournemine avait la spécialité des éléphants peints sur ciels orange.

Une galerie de bois, construite sur le double pont qui relie les ailes du palais faisant face à la rue de Tournon, fournit l’emplacement nécessaire au regain de collection.

Enfin le musée de sculpture, supprimé depuis des années, fut réinstallé sous les arceaux du rez-de-chaussée. Il y est encore.

Les journées de Mai arrivèrent avec la fin de nos travaux. Je me rappelle mon dernier jour de présence.

Les gardiens, massés en un coin de la galerie principale, se croisaient les bras. Je les priai de continuer leur besogne qui était d’accrocher des tableaux.

— Eh ! monsieur, s’écria l’un, on se bat à cinq cents pas d’ici !

— Eh bien ! accrochons pour les vainqueurs.

M. de Tournemine, qui survenait, fut de mon avis : on se remit à l’ouvrage. C’était le mardi ou le mercredi…

Vers quatre heures, le bruit de bataille du dehors approchant, vers quatre heures, — ici je ne puis m’empêcher de sourire, — il me vint une vague idée que, peut-être, j’avais tournure de héros : Impavidum !

Il faut que je l’avoue : un diable est en moi qui me pousse à cambrer la taille dans les situations tendues. Nombre de timides, à ma façon, que je connais, ont au corps un diable pareil, et mourant d’effroi de paraître gauches, développent, aux instants délicats, les attitudes monumentales et harmonieuses des marbres grecs. Ils en tirent le juste bénéfice ; toute la vie, on les appelle : poseurs.

Je fis donc trois pas vers le groupe des gardiens, et, tirant de ma poche une pièce de cinq francs, des deux qui composaient mon avoir, — voyez l’opulence ! — je la leur offris en disant :

— Citoyens, nous ne nous reverrons plus sans doute ; acceptez ceci pour boire à la santé de la République.

C’était ridicule probablement. Il n’en parut pas ainsi. Et M. de Tournemine, me serrant très cordialement la main, m’affirma « qu’il garderait, quoiqu’il arrivât, le souvenir d’avoir vécu quelque temps en compagnie d’un parfait gentilhomme. » — Je cite le texte.

Et je partis : je ne l’ai point revu. Un fantaisiste quelconque a, depuis, voulu faire entendre qu’avant de mourir, M. de Tournemine se serait plaint de tourments endurés pendant la Commune. Cela n’est pas vrai ; M. de Tournemine n’a pas menti.

Je reviens à mon vœu. On m’a demandé mes notes personnelles ; je les donne bénévolement, sans m’inquiéter fort de l’intérêt qu’elles peuvent avoir ; mais ce qui est, à coup sûr, intéressant, c’est la conservation du musée du Luxembourg et son maintien à la place qu’il occupe, dans le quartier des Écoles de l’Avenir.

On a proposé de le transporter sur l’autre rive ; jamais ! Il me paraît aussi nécessaire au début, au développement des esprits, que les Écoles de droit ou de médecine, étant lui-même un foyer d’étude et d’espérance, une oasis pour le rêve aux jours de lutte ou de sombre hiver. Et si les « jeunes » manquent à cette heure de générosité, de sève, d’élan : s’ils s’attardent aux brasseries, s’épuisent en des plaisirs énervants, n’en pourrait-on attribuer quelque peu la cause à cette dévastation progressive du champ de leur éducation ?

Pour ne parler que du Luxembourg, n’est-ce pas assez que la guerre en ait fait à peu près chauve le jardin ? N’est-ce pas trop que l’Empire, en sa fièvre de spéculation, en ait détruit sa poésie, la Pépinière, ce coin de paradis des rêveurs, aux méandres parfumés, aux parterres encombrés du fouillis des roses, où le printemps, chaque année, ramenait les fronts studieux à l’ombre des lilas nouveaux ? Héritage embaumé et charmant, sacré par l’étude et l’amour des aînés, qu’es-tu devenu ?

La génération nouvelle n’est-elle pas assez dépossédée ? Faut-il qu’on lui enlève encore l’échantillon d’art, le coin de récréation qui lui reste ?

Holà ! Jeunesse, on te dépouille. Défends ton Musée.