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Vingt ans après/Chapitre 43

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J.-B. Fellens et L.-P. Dufour (p. 267-270).

CHAPITRE XLIII.

L’ONCLE ET LE NEVEU.


lettrine Le cheval et le laquais de lord de Winter l’attendaient à la porte : il s’achemina alors vers son logis tout pensif et regardant derrière lui de temps en temps, pour contempler la façade silencieuse et noire du Louvre. Ce fut alors qu’il vit un cavalier se détacher pour ainsi dire de la muraille et le suivre à quelque distance ; il se rappela avoir vu en sortant du Palais-Royal une ombre à peu près pareille.

Le laquais de lord de Winter, qui le suivait à quelques pas, observa aussi ce cavalier avec inquiétude.

— Tomy, dit le gentilhomme en faisant signe au valet de s’approcher. — Me voici, Monseigneur.

Et le valet se plaça côte à côte avec son maître.

— Avez-vous remarqué cet homme qui nous suit ? — Oui, milord. — Qui est-il ? — Je n’en sais rien ; seulement il suit Votre Grâce depuis le Palais-Royal, s’est arrêté au Louvre pour attendre sa sortie, et repart du Louvre avec elle.

— Quelque espion du cardinal, dit de Winter à part lui ; feignons de ne pas nous apercevoir de sa surveillance.

Et, piquant des deux, il s’enfonça dans le dédale des rues qui conduisaient à son hôtel, situé du côté du Marais ; ayant habité longtemps la place Royale, lord de Winter était revenu tout naturellement se loger près de son ancienne demeure.

L’inconnu mit son cheval au galop.

De Winter descendit à son hôtellerie et monta chez lui, se promettant de faire observer l’espion ; mais comme il déposait ses gants et son chapeau sur une table, il vit dans une glace qui se trouvait devant lui une figure qui se dessinait sur le seuil de la chambre.

Il se retourna, Mordaunt était devant lui. De Winter pâlit et resta debout et immobile ; quant à Mordaunt, il se tenait sur la porte, froid, menaçant, et pareil à la statue du commandeur.

Il y eut un instant de silence glacé entre ces deux hommes.

— Monsieur, dit de Winter, je croyais déjà vous avoir fait comprendre que cette persécution me fatiguait ; retirez-vous donc ou je vais appeler pour vous faire chasser comme à Londres. Je ne suis pas votre oncle, je ne vous connais pas.

— Mon oncle, répliqua Mordaunt de sa voix rauque et railleuse, vous vous trompez ; vous ne me ferez pas chasser cette fois comme vous l’avez fait à Londres ; vous n’oserez. Quant à nier que je sois votre neveu, vous y songerez à deux fois, maintenant que j’ai appris bien des choses que j’ignorais il y a un an.

— Et que m’importe ce que vous avez appris ? dit de Winter.

— Oh ! il vous importe beaucoup, mon oncle, j’en suis sûr ; et vous allez être de mon avis tout à l’heure, ajouta-t-il avec un sourire qui fit passer le frisson dans les veines de celui auquel il s’adressait. Quand je me suis présenté chez vous la première fois à Londres, c’était pour vous demander ce qu’était devenu mon bien ; quand je me suis présenté la seconde fois, c’était pour vous demander qui avait souillé mon nom. Cette fois, je me présente devant vous pour vous faire une question bien autrement terrible que toutes ces questions, pour vous dire, comme Dieu dit au premier meurtrier : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère Abel ? » Milord, qu’avez-vous fait de votre sœur, de votre sœur qui était ma mère ?

De Winter recula sous le feu de ces yeux ardents.

— De votre mère ? dit-il.

— Oui, de ma mère, milord, répondit le jeune homme en secouant la tête de haut en bas.

De Winter fit un effort violent sur lui-même, et, plongeant dans ses souvenirs pour y chercher une haine nouvelle, il s’écria :

— Cherchez ce qu’elle est devenue, malheureux, et demandez-le à l’enfer, peut-être que l’enfer vous répondra.

Le jeune homme s’avança alors dans la chambre jusqu’à ce qu’il se trouvât face à face avec lord de Winter, et croisant les bras :

— Je l’ai demandé au bourreau de Béthune, dit Mordaunt d’une voix sourde et le visage livide de douleur et de colère, et le bourreau de Béthune m’a répondu.

De Winter tomba sur une chaise comme si la foudre l’avait frappé, et tenta vainement de répondre.

— Oui, n’est-ce pas, continua le jeune homme, avec ce mot tout s’explique, avec ce mot l’abîme s’ouvre. Ma mère avait hérité de son mari, et vous avez assassiné ma mère ! Mon nom m’assurait le bien paternel, et vous m’avez dégradé de mon nom. Puis, quand vous m’avez eu dégradé de mon nom, vous m’avez dépouillé de ma fortune. Je ne m’étonne plus maintenant que vous ne me reconnaissiez pas ; je ne m’étonne plus que vous refusiez de me connaître ! Il est malséant d’appeler son neveu, quand on est spoliateur, l’homme qu’on a fait pauvre ; quand on est meurtrier, l’homme que l’on a fait orphelin !

Ces paroles produisirent l’effet contraire qu’en attendait Mordaunt : de Winter se rappela quel monstre était milady ; il se releva calme et grave, contenant par son regard sévère le regard exalté du jeune homme.

— Vous voulez pénétrer dans cet horrible secret, monsieur ? dit de Winter. Eh bien, soit ! Sachez donc quelle était cette femme dont vous venez aujourd’hui


Mordaunt et lord de Winter.



me demander compte : cette femme avait, selon toute probabilité, empoisonné mon frère, et, pour hériter de moi, elle allait m’assassiner à mon tour : j’en ai la preuve. Que direz-vous à cela ?

— Je dirai que c’était ma mère !

— Elle a fait poignarder par un homme, autrefois juste, bon et pur, le malheureux duc de Buckingham. Que direz-vous à ce crime dont j’ai la preuve ?

— C’était ma mère !

— Revenue en France, elle a empoisonné dans le couvent des Augustines de Béthune une jeune femme qu’aimait un de ses ennemis. Ce crime vous persuadera-t-il de la justice du châtiment ? Ce crime, j’en ai la preuve.

— C’était ma mère ! s’écria le jeune homme, qui avait donné à ces trois exclamations une force toujours progressive.

— Enfin, chargée de meurtres, de débauches, odieuse à tous, menaçante encore comme une panthère altérée de sang, elle a succombé sous les coups d’hommes qu’elle avait désespérés et qui jamais ne lui avaient causé le moindre dommage ; elle a trouvé des juges, que ses attentats hideux ont évoqués : et ce bourreau que vous avez vu, ce bourreau qui vous a tout raconté, prétendez-vous, ce bourreau, s’il vous a tout raconté, a dû vous dire qu’il avait tressailli de joie en vengeant sur elle la honte et le suicide de son frère. Fille pervertie, épouse adultère, sœur dénaturée, homicide, empoisonneuse, exécrable à tous les gens qui l’avaient connue, à toutes les nations qui l’avaient reçue dans leur sein, elle est morte maudite du ciel et de la terre ; voilà ce qu’était cette femme.

Un sanglot plus fort que la volonté de Mordaunt lui déchira la gorge et fit remonter le sang à son visage livide ; il crispa ses poings, et le visage ruisselant de sueur, les cheveux hérissés sur son front comme ceux d’Hamlet, il s’écria, dévoré de fureur :

— Taisez-vous, monsieur, c’était ma mère ! ses désordres, je ne les connais pas ; ses vices, je ne les connais pas ; ses crimes, je ne les connais pas ! Mais ce que je sais, c’est que j’avais une mère, c’est que cinq hommes, ligués contre une femme, l’ont tuée clandestinement, nuitamment, silencieusement, comme des lâches ! ce que je sais, c’est que vous en étiez, monsieur, c’est que vous en étiez, mon oncle, et que vous avez dit comme les autres, et plus haut que les autres : Il faut qu’elle meure. Donc, je vous en préviens, écoutez bien ces paroles et qu’elles se gravent dans votre mémoire de manière à ce que vous ne les oubliiez jamais. Ce meurtre qui m’a tout ravi, ce meurtre qui m’a fait sans nom, ce meurtre qui m’a fait pauvre, ce meurtre qui m’a fait corrompu, méchant, implacable, j’en demanderai compte à vous d’abord, puis à ceux qui furent vos complices, quand je les connaîtrai.

La haine dans les yeux, l’écume à la bouche, le poing tendu, Mordaunt avait fait un pas de plus, un pas terrible et menaçant vers de Winter. Celui-ci porta la main à son épée, et dit avec le sourire de l’homme qui depuis trente ans joue avec la mort :

— Voulez-vous m’assassiner, monsieur ? alors je vous reconnaîtrai pour mon neveu, car vous êtes bien le fils de votre mère.

— Non, répliqua Mordaunt en forçant toutes les fibres de son visage, tous les muscles de son corps à reprendre leur place et à s’effacer ; non, je ne vous tuerai pas, en ce moment du moins, car sans vous je ne découvrirais pas les autres. Mais quand je les connaîtrai, tremblez, monsieur ; j’ai poignardé le bourreau de Béthune, je l’ai poignardé sans pitié, sans miséricorde, et c’était le moins coupable de vous tous.

Et à ces mots, le jeune homme sortit et descendit l’escalier avec assez de calme pour n’être pas remarqué ; puis, sur le palier inférieur, il passa devant Tomy, penché sur la rampe et n’attendant qu’un cri de son maître pour monter près de lui. Mais de Winter n’appela point : écrasé, défaillant, il resta debout et l’oreille tendue ; puis seulement lorsqu’il eut entendu le pas du cheval qui s’éloignait, il tomba sur une chaise en disant : — Mon Dieu, je vous remercie qu’il ne connaisse que moi.