Aller au contenu

Vingt ans après/Chapitre 50

La bibliothèque libre.
J.-B. Fellens et L.-P. Dufour (p. 314-318).

CHAPITRE L.

L’ÉMEUTE.


lettrine Il était onze heures de la nuit à peu près. Gondy n’eut pas fait cent pas dans les rues de Paris qu’il s’aperçut du changement étrange qui s’était opéré. Toute la ville semblait habitée d’êtres fantastiques ; on voyait des ombres silencieuses qui dépavaient les rues, d’autres qui traînaient et qui renversaient des charrettes, d’autres qui creusaient des fossés à engloutir des compagnies entières de cavaliers. Tous ces personnages si actifs allaient, venaient, couraient, pareils à des démons accomplissant quelque œuvre inconnue : c’étaient les mendiants de la cour des Miracles, c’étaient les agents du donneur d’eau bénite du parvis Saint-Eustache, qui préparaient les barricades du lendemain.

Gondy regardait ces hommes de l’obscurité, ces travailleurs nocturnes avec une certaine épouvante ; il se demandait si, après avoir fait sortir toutes ces créatures immondes de leurs repaires, il aurait le pouvoir de les y faire rentrer. Quand quelqu’un de ces êtres s’approchait de lui, il était prêt à faire le signe de la croix.

Il gagna la rue Saint-Honoré, et la suivit en s’avançant vers la rue de la Ferronnerie. Là, l’aspect changea : c’étaient des marchands qui couraient de boutique en boutique ; les portes semblaient fermées comme les contrevents ; mais elles n’étaient que poussées, si bien qu’elles s’ouvraient et se refermaient aussitôt pour donner entrée à des hommes qui semblaient craindre de laisser voir ce qu’ils portaient ; ces hommes c’étaient les boutiquiers qui, ayant des armes, en prêtaient à ceux qui n’en avaient pas.

Un individu allait de porte en porte, pliant sous le poids d’épées, d’arquebuses, de mousquetons, d’armes de toute espèce, qu’il déposait au fur et à mesure. À la lueur d’une lanterne, le coadjuteur reconnut Planchet. Il gagna le quai par la rue de la Monnaie ; sur le quai des groupes de bourgeois en manteaux noirs ou gris, selon qu’ils appartenaient à la haute ou à la basse bourgeoisie, stationnaient immobiles, tandis que des hommes isolés passaient d’un groupe à l’autre. Tous ces manteaux gris ou noirs étaient relevés par-derrière par la pointe d’une épée, par-devant par le canon d’une arquebuse ou d’un mousqueton.

En arrivant sur le Pont-Neuf, le coadjuteur trouva ce pont gardé ; un homme s’approcha de lui.

— Qui êtes-vous ? demanda cet homme ; je ne vous connais pas pour être des nôtres.

— C’est que vous ne reconnaissez pas vos amis, mon cher monsieur Louvières, dit le coadjuteur en levant son chapeau.

Louvières le reconnut et s’inclina. Gondy poursuivit sa route et descendit jusqu’à la tour de Nesle. Là, il vit une longue file de gens qui se glissaient le long des murs. On eût dit une procession de fantômes ; car ils étaient tous enveloppés de manteaux blancs. Arrivés à un certain endroit, tous ces hommes semblaient s’anéantir l’un après l’autre comme si la terre eût manqué sous leurs pieds. Gondy s’accouda dans un angle et les vit disparaître depuis le premier jusqu’à l’avant-dernier. Le dernier leva les yeux pour s’assurer sans doute que lui et ses compagnons n’étaient point épiés, et malgré l’obscurité, il aperçut Gondy. Il marcha droit à lui et lui mit le pistolet sous la gorge.

— Holà ! monsieur de Rochefort, dit Gondy en riant, ne plaisantons pas avec les armes à feu.

Rochefort reconnut la voix.

— Ah ! c’est vous, monseigneur, dit-il.

— Moi-même. Quelles gens menez-vous ainsi dans les entrailles de la terre ?

— Mes cinquante recrues du chevalier d’Humières, qui sont destinées à entrer dans les chevau-légers, et qui ont pour tout équipement reçu leurs manteaux blancs.

— Et vous allez ?

— Chez un sculpteur de mes amis ; seulement nous descendons par la trappe où il introduit ses marbres.

— Très bien, dit Gondy.

Et il donna une poignée de main à Rochefort, qui descendit à son tour et referma la trappe derrière lui. Le coadjuteur rentra chez lui. Il était une heure du matin. Il ouvrit la fenêtre et se pencha pour écouter.

Il se faisait par toute la ville une rumeur étrange, inouïe, inconnue ; on sentait qu’il se passait dans toutes ces rues, obscures comme des gouffres, quelque chose d’inusité et de terrible. De temps en temps un grondement pareil à celui d’une tempête qui s’amasse ou d’une houle qui monte, se faisait entendre ; mais rien de clair, rien de distinct, rien d’explicable ne se présentait à l’esprit ; on eût dit de ces bruits mystérieux et souterrains qui précèdent les tremblements de terre.

L’œuvre de révolte dura toute la nuit ainsi. Le lendemain, Paris en s’éveillant sembla tressaillir à son propre aspect. On eût dit d’une ville assiégée. Des hommes armés se tenaient sur les barricades, l’œil menaçant, le mousquet à l’épaule ; des mots d’ordre, des patrouilles, des arrestations, des exécutions même, voilà ce que le passant trouvait à chaque pas. On arrêtait les chapeaux à plumes et les épées dorées pour leur faire crier : Vive Broussel ! à bas le Mazarin ! et quiconque se refusait à cette cérémonie était hué, conspué et même battu. On ne tuait pas encore, mais on sentait que ce n’était pas l’envie qui en manquait.

Les barricades avaient été poussées jusqu’auprès du Palais-Royal. De la rue des Bons-Enfants à celle de la Ferronnerie, de la rue Saint-Thomas-du-Louvre au Pont-Neuf, de la rue Richelieu à la porte Saint-Honoré, il y avait plus de dix mille hommes armés, dont les plus avancés criaient des défis aux sentinelles impassibles du régiment des gardes, placées en vedette tout autour du Palais-Royal, dont les grilles étaient refermées derrière elles, précaution qui rendait leur situation fort précaire. Au milieu de tout cela circulaient, par bandes de cent, de cent cinquante, de deux cents, des hommes hâves, livides, déguenillés, portant des espèces d’étendards où étaient écrits ces mots : Voyez la misère du peuple ! Partout où passaient ces gens, des cris frénétiques se faisaient entendre, et il y avait tant de bandes semblables que l’on criait partout.

L’étonnement d’Anne d’Autriche et de Mazarin furent grands à leur lever, quand on vint leur annoncer que la cité, que la veille au soir ils avaient laissée tranquille, se réveillait fiévreuse et toute en émotion ; aussi ni l’un ni l’autre ne voulaient-ils croire les rapports qu’on leur faisait, disant qu’ils ne s’en rapporteraient de cela qu’à leurs yeux et à leurs oreilles. On leur ouvrit une fenêtre : ils entendirent et ils furent convaincus.

Mazarin haussa les épaules et fit semblant de mépriser fort cette populace, mais il pâlit visiblement et, tout tremblant, courut à son cabinet, enferma son or et ses bijoux dans ses cassettes, et passa à ses doigts ses plus beaux diamants. Quant à la reine, furieuse et abandonnée à sa seule volonté, elle fit venir le maréchal de La Meilleraie, lui ordonna de prendre autant d’hommes qu’il lui plairait, et d’aller voir ce que c’était que cette plaisanterie.

Le maréchal était d’ordinaire fort avantageux et ne doutait de rien, ayant ce haut mépris de la populace que professaient pour elle les gens d’épée ; il prit cent cinquante hommes et voulut sortir par le pont du Louvre ; mais là il rencontra Rochefort et ses cinquante chevau-légers, accompagnés de plus de quinze cents personnes. Il n’y avait pas moyen de forcer une pareille barrière. Le maréchal ne l’essaya même point et remonta le quai. Mais au Pont-Neuf, il trouva Louvières et ses bourgeois. Cette fois, le maréchal essaya de charger, mais il fut accueilli à coups de mousquets, tandis que les pierres tombaient comme grêle par toutes les fenêtres. Il y laissa trois hommes. Il battit en retraite vers le quartier des halles, mais il y trouva Planchet et ses hallebardiers. Les hallebardes se couchèrent menaçantes vers lui ; il voulut passer sur le ventre à tous ces manteaux gris, mais les manteaux gris tinrent bon, et le maréchal recula vers la rue Saint-Honoré, laissant sur le champ quatre de ses gardes qui avaient été tués tout doucement à l’arme blanche.

Alors il s’engagea dans la rue Saint-Honoré ; mais là il rencontra les barricades du mendiant de Saint-Eustache. Elles étaient gardées non seulement par des hommes armés, mais encore par des femmes et des enfants. Maître Friquet, possesseur d’un pistolet et d’une épée que lui avait donnés Louvières, avait organisé une bande de drôles comme lui, et faisait un bruit à tout rompre.

Le maréchal crut ce point plus mal gardé que les autres et voulut l’emporter. Il fit mettre pied à terre à vingt hommes pour forcer et ouvrir cette barricade, tandis que lui et le reste de sa troupe à cheval protégeraient les assaillants. Les vingt hommes marchèrent droit à l’obstacle ; mais là, de derrière les poutres, d’entre les roues des charrettes, du haut des pierres, une fusillade terrible partit, et au bruit de cette fusillade, les hallebardiers de Planchet apparurent au coin du cimetière des Innocents, et les bourgeois de Louvières au coin de la rue de la Monnaie.

Le maréchal de La Meilleraie était pris entre trois feux.

Le maréchal de La Meilleraie était brave, aussi résolut-il de mourir où il était. Il rendit coups pour coups, et les hurlements de douleur commencèrent à retentir dans la foule. Les gardes, mieux exercés, tiraient plus juste ; mais les bourgeois, plus nombreux, les écrasaient sous un véritable ouragan de fer. Les hommes tombaient autour de lui comme ils auraient pu tomber à Rocroy ou à Lérida. Fontrailles, son aide de camp, avait le bras cassé ; son cheval avait reçu une balle dans le cou, et il avait grand’peine à le maîtriser, car la douleur le rendait presque fou. Enfin, il en était à ce moment suprême où le plus brave sent le frisson dans ses veines et la sueur à son front, lorsque tout à coup la foule s’ouvrit du côté de la rue de l’Arbre-Sec, en criant : Vive le coadjuteur ! et Gondy, en rochet et en camail, parut passant tranquille au milieu de la fusillade, et distribuant à droite et à gauche ses bénédictions avec autant de calme que s’il conduisait la procession de la Fête-Dieu.

Tout le monde tomba à genoux. Le maréchal le reconnut et courut à lui.

— Tirez-moi d’ici, au nom du ciel, dit-il, ou j’y laisserai ma peau et celle de tous mes hommes.

Il se faisait un tumulte au milieu duquel on n’eût pas entendu gronder le tonnerre du ciel. Gondy leva la main et réclama le silence. On se tut.

— Mes enfants, dit-il, voici M. le maréchal de La Meilleraie, aux intentions duquel vous vous êtes trompés, et qui s’engage en rentrant au Louvre à demander en votre nom à la reine la liberté de notre Broussel… Vous y engagez-vous, maréchal ? ajouta Gondy en se tournant vers La Meilleraie.

— Morbleu ! s’écria celui-ci, je le crois bien, que je m’y engage ! Je n’espérais pas en être quitte à si bon marché.

— Il vous donne sa parole de gentilhomme, dit Gondy.

Le maréchal leva la main en signe d’assentiment.

— Vive le coadjuteur ! cria la foule. Quelques voix ajoutèrent même : Vive le maréchal ! mais toutes reprirent en chœur : À bas Mazarin !

La foule s’ouvrit ; le chemin de la rue Saint-Honoré était le plus court. On ouvrit les barricades, et le maréchal et le reste de sa troupe firent retraite, précédés par Friquet et ses bandits, les uns faisant semblant de battre le tambour, les autres imitant le son de la trompette.

Ce fut presque une marche triomphale ; seulement derrière les gardes les barricades se refermaient ; le maréchal rongeait ses poings.

Pendant ce temps, comme nous l’avons dit, Mazarin était dans son cabinet, mettant ordre à ses petites affaires. Il avait fait demander d’Artagnan, mais, au milieu de tout ce tumulte, il n’espérait pas le voir, d’Artagnan n’étant pas de service. Au bout de dix minutes le lieutenant parut sur le seuil, suivi de son inséparable Porthos.

— Ah ! venez, venez, monsou d’Artagnan, s’écria le cardinal, et soyez le bienvenu, ainsi que votre ami. Mais que se passe-t-il donc dans ce damné Paris ?

— Ce qui se passe, monseigneur ? rien de bon, dit d’Artagnan en hochant la tête ; la ville est en pleine révolte, et tout à l’heure, comme je traversais la rue Montorgueil avec M. du Vallon que voici et qui est bien votre serviteur, malgré mon uniforme et peut-être même à cause de mon uniforme, on a voulu nous faire crier : Vive Broussel ! et faut-il que je dise, monseigneur, ce qu’on a voulu nous faire crier encore ?

— Dites, dites.

— À bas Mazarin ! Ma foi, voilà le mot lâché.

Mazarin sourit, mais devint fort pâle.

— Et vous avez crié ? dit-il.

— Ma foi, non, dit d’Artagnan, je n’étais pas en voix ; M. du Vallon est enrhumé et n’a pas crié non plus. Alors, monseigneur…

— Alors quoi ? demanda Mazarin.

— Regardez mon chapeau et mon manteau.

Et d’Artagnan montra quatre trous de balle dans son manteau et deux dans son feutre. Quant à l’habit de Porthos, un coup de hallebarde l’avait ouvert sur le flanc, et un coup de pistolet avait coupé sa plume.

— Diavolo ! dit le cardinal pensif et regardant les deux amis avec une naïve admiration, j’aurais crié, moi !

En ce moment le tumulte retentit plus rapproché.

Mazarin s’essuya le front en regardant autour de lui. Il avait bonne envie d’aller à la fenêtre, mais il n’osait.

— Voyez donc ce qui se passe, monsieur d’Artagnan, dit-il.

D’Artagnan alla à la fenêtre avec son insouciance habituelle.

— Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ce que cela ? le maréchal de La Meilleraie qui revient sans chapeau, Fontrailles qui porte son bras en écharpe, des gardes blessés, des chevaux tout en sang… Eh mais, que font donc les sentinelles ? elles mettent en joue, elles vont tirer !

— On leur a donné la consigne de tirer sur le peuple, s’écria Mazarin, si le peuple approchait du Palais-Royal.

— Mais si elles font feu, tout est perdu, s’écria d’Artagnan.

— Nous avons les grilles, observa Mazarin.

— Les grilles ! il y en a pour cinq minutes ; les grilles ! elles seront arrachées, tordues, broyées ! Ne tirez pas, mordieu ! s’écria d’Artagnan en ouvrant la fenêtre.

Malgré cette recommandation, qui, au milieu du tumulte, n’avait pu être entendue, trois ou quatre coups de mousquet retentirent ; puis une fusillade terrible leur succéda : on entendit cliqueter les balles sur la façade du Palais-Royal ; une d’elles passa sous le bras de d’Artagnan et alla briser une glace dans laquelle Porthos se mirait avec complaisance.

— Ohimè ! s’écria le cardinal ; une glace de Venise !

— Oh ! monseigneur, dit d’Artagnan en refermant tranquillement la fenêtre, ne pleurez pas encore, cela n’en vaut pas la peine, car il est probable que dans une heure il n’en restera pas une au Palais-Royal, de toutes vos glaces, qu’elles soient de Venise ou de Paris.

— Mais quel est donc votre avis, alors ? dit le cardinal tout tremblant.

— Eh morbleu ! de leur rendre Broussel, puisqu’ils vous le redemandent ! Que diable voulez-vous faire d’un conseiller au parlement ? ce n’est bon à rien !

— Et vous, monsieur du Vallon, est-ce votre avis ? Que feriez-vous ?

— Je rendrais Broussel, dit Porthos.

— Venez, venez, messieurs, s’écria Mazarin ; je vais parler de la chose à la reine.

Au bout du corridor il s’arrêta.

— Je puis compter sur vous, n’est-ce pas, messieurs ? dit-il.

— Nous ne nous donnons pas deux fois, dit d’Artagnan, nous nous sommes donnés à vous, ordonnez, nous obéirons.

— Eh bien ! entrez dans ce cabinet, et attendez.

Et faisant un détour, Mazarin entra dans le salon par une autre porte.