Vingt ans après/Chapitre 51

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J.-B. Fellens et L.-P. Dufour (p. 319-327).

CHAPITRE LI.

L’ÉMEUTE SE FAIT RÉVOLTE.


lettrine Le cabinet où l’on avait fait entrer d’Artagnan et Porthos n’était séparé du salon où se trouvait la reine que par des portières de tapisserie. Le peu d’épaisseur de la séparation permettait donc d’entendre tout ce qui se passait, tandis que l’ouverture qui se trouvait entre les deux rideaux, si étroite qu’elle fût, permettait de voir. La reine était debout dans ce salon, pâle de colère ; mais cependant sa puissance sur elle-même était si grande qu’on eût dit qu’elle n’éprouvait aucune émotion. Derrière elle étaient Comminges, Villequier et Guitaut ; derrière les hommes les femmes. Devant elle, le chancelier Séguier, le même qui, vingt ans auparavant, l’avait si fort persécutée, racontait que son carosse venait d’être brisé, qu’il avait été poursuivi, qu’il s’était jeté dans l’Hôtel d’O ; que l’hôtel avait été aussitôt envahi, pillé, dévasté ; heureusement il avait eu le temps de gagner un cabinet perdu dans la tapisserie, où une vieille femme l’avait enfermé avec son frère, l’évêque de Meaux. Là, le danger avait été si réel, les forcenés s’étaient approchés de ce cabinet avec de telles menaces, que le chancelier avait cru que son heure était venue, et qu’il s’était confessé à son frère, afin d’être tout prêt à mourir s’il était découvert. Heureusement ne l’avait-il point été : le peuple, croyant qu’il s’était évadé par quelque porte de derrière, s’était retiré et lui avait laissé la retraite libre. Il s’était alors déguisé avec les habits du marquis d’O, et il était sorti de l’hôtel, enjambant par-dessus le corps de son exempt et de deux gardes qui avaient été tués en défendant la porte de la rue.

Pendant ce récit, Mazarin était entré, et sans bruit s’était glissé près de la reine et écoutait.

— Eh bien ! demanda la reine quand le chancelier eut fini, que pensez-vous de cela ?

— Je pense que la chose est fort grave, madame.

— Mais quel conseil me proposez-vous ?

— J’en proposerais bien un à Votre Majesté, mais je n’ose.

— Osez, osez, monsieur, dit la reine avec un sourire amer, vous avez bien osé autre chose.

Le chancelier rougit et balbutia quelques mots.

— Il n’est pas question du passé, mais du présent, dit la reine. Vous avez dit que vous aviez un conseil à me donner, quel est-il ?

— Madame, dit le chancelier en hésitant, ce serait de relâcher Broussel.

La reine, quoique très pâle, pâlit visiblement encore, et sa figure se contracta.

— Relâcher Broussel, dit-elle, jamais !

En ce moment on entendit des pas dans la salle précédente, et, sans être annoncé, le maréchal de La Meilleraie parut sur le seuil de la porte.

— Ah ! vous voilà, maréchal ! s’écria Anne d’Autriche avec joie. Vous avez mis toute cette canaille à la raison, j’espère ?

— Madame, dit le maréchal, j’ai laissé trois hommes au Pont-Neuf, quatre aux halles, six au coin de la rue de l’Arbre-Sec et deux à la porte de votre palais, en tout quinze. Je ramène dix ou douze blessés. Mon chapeau est resté je ne sais où, emporté par une balle, et selon toute probabilité je serais resté avec mon chapeau, sans M. le coadjuteur, qui est venu et qui m’a tiré d’affaire.

— Ah ! au fait, dit la reine, cela m’eût étonnée de ne pas voir ce basset à jambes torses mêlé dans tout cela.

— Madame, dit La Meilleraie en riant, n’en dites pas trop de mal devant moi, car le service qu’il m’a rendu est encore tout chaud.

— C’est bon, dit la reine, soyez-lui reconnaissant tant que vous voudrez ; mais cela ne m’engage pas, moi. Vous voilà sain et sauf, c’est tout ce que je désirais ; soyez non-seulement le bienvenu, mais le bien revenu.

— Oui, madame ; mais je suis le bien revenu à une condition : c’est que je vous transmettrai les volontés du peuple.

— Des volontés ! dit Anne d’Autriche en fronçant le sourcil. Oh ! oh ! monsieur le maréchal, il faut que vous vous soyez trouvé dans un bien grand danger, pour vous charger d’une ambassade si étrange…

Et ces mots furent prononcés avec un accent d’ironie qui n’échappa point au maréchal.

— Pardon, madame, dit le maréchal, je ne suis pas avocat, je suis homme de guerre, et par conséquent peut-être je comprends mal la valeur des mots ; c’est le désir et non la volonté du peuple que j’aurais dû dire. Quant à ce que vous me faites l’honneur de me répondre, je crois que vous voulez dire que j’ai eu peur.

La reine sourit.

— Eh bien ! oui, madame, j’ai eu peur ; c’est la troisième fois de ma vie que cela m’arrive, et cependant je me suis trouvé à douze batailles rangées et je ne sais combien de combats et d’escarmouches ; oui, j’ai eu peur, et j’aime mieux être en face de Votre Majesté, si menaçant que soit son sourire, qu’en face de ces démons d’enfer qui m’ont accompagné jusqu’ici et qui sortent je ne sais d’où.

— Bravo ! dit tout bas d’Artagnan à Porthos, bien répondu.

— Eh bien ! demanda la reine se mordant les lèvres tandis que les courtisans se regardaient avec étonnement, quel est ce désir de mon peuple ?

— Qu’on lui rende Broussel, madame, dit le maréchal.

— Jamais, dit la reine, jamais !

— Votre Majesté est la maîtresse, dit La Meilleraie saluant en faisant un pas en arrière.

— Où allez-vous, maréchal ? dit la reine.

— Je vais rendre la réponse de Votre Majesté à ceux qui l’attendent.

— Restez, maréchal ; je ne veux pas avoir l’air de parlementer avec des rebelles.

— Madame, j’ai donné ma parole, dit le maréchal.

— Ce qui veut dire…

— Que si vous ne me faites pas arrêter, je suis forcé de descendre.

Les yeux d’Anne d’Autriche lancèrent deux éclairs.

— Oh ! qu’à cela ne tienne, monsieur, dit-elle, j’en ai fait arrêter de plus grands que vous… Guitaut !

Mazarin s’élança.

— Madame, dit-il, si j’osais à mon tour vous donner un avis…

— Serait-ce aussi de rendre Broussel, monsieur ? En ce cas vous pouvez vous en dispenser.

— Non, dit Mazarin, quoique peut-être celui-là en vaille bien un autre.

— Que serait-ce, alors ?

— Ce serait d’appeler M. le coadjuteur.

— Le coadjuteur ! s’écria la reine, cet affreux brouillon ! C’est lui qui a fait toute cette révolte.

— Raison de plus, dit Mazarin ; s’il l’a faite, il peut la défaire.

— Eh ! tenez, madame, dit Comminges qui se tenait près d’une fenêtre par laquelle il regardait ; tenez, l’occasion est bonne, car le voici qui donne sa bénédiction sur la place du Palais-Royal.

La reine s’élança vers la fenêtre.

— C’est vrai, dit-elle, le maître hypocrite ! voyez.

— Je vois, dit Mazarin, que tout le monde s’agenouille devant lui, quoiqu’il ne soit que coadjuteur ; tandis que si j’étais à sa place on me mettrait en pièces, quoique je sois cardinal. Je persiste donc, Madame, dans mon désir (Mazarin appuya sur ce mot) que Votre Majesté reçoive le coadjuteur.

— Et pourquoi ne dites-vous pas, vous aussi, dans votre volonté ? répondit la reine à voix basse.

Mazarin s’inclina. La reine demeura un instant pensive. Puis, relevant la tête :

— Monsieur le maréchal, dit-elle, allez me chercher M. le coadjuteur et me l’amenez.

— Et que dirai-je au peuple ? demanda le maréchal.

— Qu’il ait patience, dit Anne d’Autriche ; je l’ai bien, moi.

Il y avait dans la voix de la fière Espagnole un accent si impératif, que le maréchal ne fit aucune observation ; il s’inclina et sortit.

D’Artagnan se retourna vers Porthos :

— Comment cela va-t-il finir ? dit-il.

— Nous le verrons bien, dit Porthos avec son air tranquille.

Pendant ce temps Anne d’Autriche allait à Comminges et lui parlait tout bas.

Mazarin, inquiet, regardait du côté où étaient d’Artagnan et Porthos. Les autres assistants échangeaient des paroles à voix basse. La porte se rouvrit, le maréchal parut suivi du coadjuteur.

— Voici, madame, dit-il, M. de Gondy, qui s’empresse de se rendre aux ordres de Votre Majesté.

La reine fit quatre pas à sa rencontre et s’arrêta froide, sévère, immobile et la lèvre inférieure dédaigneusement avancée.

Gondy s’inclina respectueusement.

— Eh bien, monsieur, dit la reine, que dites-vous de cette émeute ?

— Que ce n’est déjà plus une émeute, madame, répondit le coadjuteur, mais une révolte.

— La révolte est chez ceux qui pensent que mon peuple puisse se révolter ! s’écria Anne, incapable de dissimuler devant le coadjuteur, qu’elle regardait, à bon titre peut-être, comme le promoteur de toute cette émotion. La révolte ! voilà comment appellent ceux qui la désirent le mouvement qu’ils ont fait eux-mêmes ; mais, attendez, attendez, l’autorité du roi y mettra bon ordre.

— Est-ce pour me dire cela, madame, répondit froidement Gondy, que Votre Majesté m’a admis à l’honneur de sa présence ?

— Non, mon cher coadjuteur, dit Mazarin ; c’était pour vous demander votre avis dans la conjoncture fâcheuse où nous nous trouvons.

— Est-il vrai, demanda de Gondy en feignant l’air d’un homme étonné, que Sa Majesté m’ait fait appeler pour me demander un conseil ?

— Oui, dit la reine, on l’a voulu.

Le coadjuteur s’inclina.

— Sa Majesté désire donc…

— Que vous lui disiez ce que vous feriez à sa place, s’empressa de répondre Mazarin.

Le coadjuteur regarda la reine, qui fit un signe affirmatif.

— À la place de Sa Majesté, dit froidement Gondy, je n’hésiterais pas, je rendrais Broussel.

— Et si je ne le rends pas, s’écria la reine, que croyez-vous qu’il arrive ?

— Je crois qu’il n’y aura pas demain pierre sur pierre dans Paris, dit le maréchal.

— Ce n’est pas vous que j’interroge, dit la reine d’un ton sec et sans même se retourner, c’est M. de Gondy.

— Si c’est moi que Sa Majesté interroge, répondit le coadjuteur avec le même calme, je lui dirai que je suis en tout point de l’avis de M. le maréchal.

Le rouge monta au visage de la reine, ses beaux yeux bleus parurent prêts à lui sortir de la tête ; ses lèvres de carmin, comparées par tous les poètes du temps à des grenades en fleur, pâlirent et tremblèrent de rage : elle effraya presque Mazarin lui-même, qui pourtant était habitué aux fureurs domestiques de ce ménage tourmenté :

— Rendre Broussel ! s’écria-t-elle enfin avec un sourire effrayant : le beau conseil, par ma foi ! On voit bien qu’il vient d’un prêtre !

Gondy tint ferme, les injures du jour semblaient glisser sur lui comme les sarcasmes de la veille ; mais la haine et la vengeance s’amassaient silencieusement et goutte à goutte au fond de son cœur. Il regarda froidement la reine, qui poussait Mazarin pour lui faire dire à son tour quelque chose.

Mazarin, selon son habitude, pensait beaucoup et parlait peu.

— Hé ! hé ! dit-il, bon conseil, conseil d’ami. Moi aussi je le rendrais, ce bon monsou Broussel… mort ou vif, et tout serait fini.

— Si vous le rendiez mort, tout serait fini, comme vous dites, monseigneur ; mais autrement que vous ne l’entendez.

— Ai-je dit mort ou vif ? reprit Mazarin : manière de parler ; vous savez que j’entends bien mal le français, que vous parlez et écrivez si bien, vous, monsou le coadjuteur.

— Voilà un conseil d’état, dit d’Artagnan à Porthos ; mais nous en avons tenu de meilleurs à La Rochelle avec Athos et Aramis.

— Au bastion Saint-Gervais, dit Porthos.

— Là et ailleurs.

Le coadjuteur laissa passer l’averse, et reprit, toujours avec le même flegme :

— Madame, si Votre Majesté ne goûte pas l’avis que je lui soumets, c’est sans doute parce qu’elle en a de meilleurs à suivre ; je connais trop la sagesse de la reine et celle de ses conseillers pour supposer qu’on laissera longtemps la ville capitale dans un trouble qui peut amener une révolution.

— Ainsi donc, à votre avis, reprit en ricanant l’Espagnole qui se mordait les lèvres de colère, cette émeute d’hier, qui aujourd’hui est déjà une révolte, peut demain devenir une révolution ?

— Oui, madame, dit gravement le coadjuteur.

— Mais, à vous entendre, monsieur, les peuples auraient donc oublié tout frein ?

— L’année est mauvaise pour les rois, dit Gondy en secouant la tête ; regardez en Angleterre, madame.

— Oui, mais heureusement nous n’avons point en France d’Olivier Cromwell, répondit la reine.

— Qui sait ? dit Gondy, ces hommes-là sont pareils à la foudre, on ne les connaît que lorsqu’ils frappent.

Chacun frissonna, et il se fit un moment de silence.

Pendant ce temps, la reine avait ses deux mains appuyées sur sa poitrine ; on voyait qu’elle comprimait les battements précipités de son cœur.

— Porthos, murmura d’Artagnan, regardez bien ce prêtre.

— Bon, je le vois, dit Porthos. Eh bien ?

— Eh bien ! c’est un homme.

Porthos regarda d’Artagnan d’un air étonné ; il était évident qu’il ne comprenait point parfaitement ce que son ami voulait dire.

— Votre Majesté, continua impitoyablement le coadjuteur, va donc prendre les mesures qui conviennent. Mais je les prévois terribles et de nature à irriter encore les mutins.

— Eh bien alors, vous, monsieur le coadjuteur, qui avez tant de puissance sur eux et qui êtes notre ami, dit ironiquement la reine, vous les calmerez en leur donnant vos bénédictions.

— Peut-être sera-t-il trop tard, dit Gondy toujours de glace, et peut-être aurai-je perdu toute influence ; tandis qu’en leur rendant leur Broussel, Votre Majesté coupe toute racine à la sédition et prend droit de châtier cruellement toute recrudescence de révolte.

— N’ai-je donc pas ce droit ? s’écria la reine.

— Si vous l’avez, usez-en, répondit Gondy.

— Peste, dit d’Artagnan à Porthos, voilà un caractère comme je les aime ; que n’est-il ministre, et que ne suis-je son d’Artagnan, au lieu d’être à ce bélître de Mazarin ! Ah ! mordieu ! les beaux coups que nous ferions ensemble !

— Oui, dit Porthos.

La reine d’un signe congédia la cour, excepté Mazarin. Gondy s’inclina et voulut se retirer comme les autres.

— Restez, monsieur, dit la reine.

— Bon, dit Gondy en lui-même, elle va céder.

— Elle va le faire tuer, dit d’Artagnan à Porthos ; mais, en tout cas, ce ne sera point par moi. Je jure Dieu, au contraire, que si l’on arrive sur lui, je tombe sur les arrivants !

— Moi aussi, dit Porthos.

— Bon ! murmura Mazarin en prenant un siége, nous allons voir du nouveau.

La reine suivait des yeux les personnes qui sortaient. Quand la dernière eut refermé la porte, elle se retourna. On voyait qu’elle faisait des efforts inouïs pour dompter sa colère ; elle s’éventait, elle respirait des cassolettes, elle allait et venait. Mazarin restait sur le siége où il s’était assis, paraissant réfléchir. Gondy, qui commençait à s’inquiéter, sondait des yeux toutes les tapisseries, tâtait la cuirasse qu’il portait sous sa longue robe, et de temps en temps cherchait sous son camail si le manche d’un bon poignard espagnol qu’il y avait caché était bien à la portée de sa main.

— Voyons, dit la reine en s’arrêtant enfin, voyons, maintenant que nous sommes seuls, répétez votre conseil, monsieur le coadjuteur.

— Le voici, madame : feindre une réflexion, reconnaître publiquement une erreur, ce qui est la force des gouvernements forts ; faire sortir Broussel de sa prison et le rendre au peuple.

— Oh ! s’écria Anne d’Autriche, m’humilier ainsi ! Suis-je oui ou non la reine ? Toute cette canaille qui hurle est-elle ou non la foule de mes sujets ? Ai-je des amis, des gardes ? Ah ! par Notre-Dame ! comme disait la reine Catherine, continua-t-elle en se montant à ses propres paroles, plutôt que de leur rendre cet infâme Broussel, je l’étranglerais de mes propres mains !

Et elle s’élança les poings crispés vers Gondy, que certes en ce moment elle détestait pour le moins autant que Broussel. Gondy demeura immobile ; pas un muscle de son visage ne bougea ; seulement son regard glacé se croisa comme un glaive avec le regard furieux de la reine.

— Voilà un homme mort, s’il y a encore quelque Vitry à la cour et que le Vitry entre en ce moment, dit le Gascon. Mais moi, avant qu’il arrive à ce bon prélat, je tue le Vitry, et net. M. le cardinal Mazarin m’en saura un gré infini.

— Chut ! dit Porthos ; écoutez donc.

— Madame ! s’écria le cardinal en saisissant Anne d’Autriche et en la tirant en arrière, madame, que faites-vous !

Puis il ajouta en espagnol :

— Anne, êtes-vous folle ? vous faites ici des querelles de bourgeoise, vous, une reine ! et ne voyez-vous pas que vous avez devant vous, dans la personne de ce prêtre, tout le peuple de Paris, auquel il est dangereux de faire insulte en ce moment, et que, si ce prêtre le veut, dans une heure vous n’aurez plus de couronne ! Allons donc, plus tard, dans une autre occasion, vous tiendrez ferme et fort, mais aujourd’hui ce n’est pas l’heure ; aujourd’hui, flattez et caressez, ou vous n’êtes qu’une femme vulgaire.

Aux premiers mots de ce discours, d’Artagnan avait saisi le bras de Porthos et l’avait serré progressivement ; puis quand Mazarin se fut tu :

— Porthos, dit-il tout bas, ne dites jamais devant Mazarin que j’entends l’espagnol ou je suis un homme perdu, et vous aussi.

— Bon, dit Porthos.

Cette rude semonce, empreinte d’une éloquence qui caractérisait Mazarin lorsqu’il parlait italien ou espagnol, et qu’il perdait entièrement lorsqu’il parlait français, fut prononcée avec un visage impénétrable qui ne laissa soupçonner à Gondy, si habile physionomiste qu’il fût, qu’un simple avertissement d’être plus modérée.

De son côté aussi la reine rudoyée s’adoucit tout à coup ; elle laissa pour ainsi dire tomber de ses yeux le feu, de ses joues le sang, de ses lèvres la colère verbeuse. Elle s’assit, et d’une voix humide de pleurs, laissant tomber ses bras abattus à ses côtés :

— Pardonnez-moi, monsieur le coadjuteur, dit-elle, et attribuez cette violence à ce que je souffre. Femme, et par conséquent assujétie aux faiblesses de mon sexe, je m’effraie de la guerre civile ; reine, et accoutumée à être obéie, je m’emporte aux premières résistances.

— Madame, dit Gondy en s’inclinant, Votre Majesté se trompe en qualifiant de résistance mes sincères avis. Votre Majesté n’a que des sujets soumis et respectueux. Ce n’est point à la reine que le peuple en veut, il appelle Broussel et voilà tout, trop heureux de vivre sous les lois de Votre Majesté, si toutefois Votre Majesté lui rend Broussel, ajouta Gondy en souriant.

Mazarin qui, à ces mots, ce n’est pas à la reine que le peuple en veut, avait déjà dressé l’oreille, croyant que le coadjuteur allait parler des cris : À bas le Mazarin, sut gré à Gondy de cette suppression, et dit de sa voix la plus soyeuse et avec son visage le plus gracieux :

— Madame, croyez-en le coadjuteur, qui est l’un des plus habiles politiques que nous ayons ; le premier chapeau de cardinal qui vaquera semble fait pour sa noble tête.

— Ah ! que tu as besoin de moi, rusé coquin ! dit Gondy.

— Et que nous promettra-t-il à nous, dit d’Artagnan, le jour où on voudra le tuer ? Peste, s’il donne comme cela des chapeaux, apprêtons-nous, Porthos, et demandons chacun un régiment dès demain. Corbleu ! que la guerre civile dure une année seulement, et je ferai redorer pour moi l’épée de connétable !

— Et moi ? dit Porthos.

— Toi ! je te ferai donner le bâton de maréchal de M. de la Meilleraie, qui ne me paraît pas en grande faveur en ce moment.

— Ainsi, monsieur, dit la reine, sérieusement vous craignez l’émotion populaire ?

— Sérieusement, madame, reprit Gondy étonné de ne pas être plus avancé ; je crains, quand le torrent a rompu sa digue, qu’il ne cause de grands ravages.

— Et moi, dit la reine, je crois que dans ce cas, il lui faut opposer des digues nouvelles. Allez, je réfléchirai.

Gondy regarda Mazarin d’un air étonné. Mazarin s’approcha de la reine pour lui parler. En ce moment on entendit un tumulte effroyable sur la place du Palais-Royal. Gondy sourit, le regard de la reine s’enflamma, Mazarin devint très pâle.

— Qu’est-ce encore ? dit-il.

En ce moment Comminges se précipita dans le salon.

— Pardon, madame, dit Comminges à la reine en entrant ; mais le peuple a broyé les sentinelles contre les grilles, et en ce moment il force les portes ; qu’ordonnez-vous ?

— Écoutez, Madame, dit Gondy.

Le mugissement des flots, le bruit de la foudre, les rugissements d’un volcan enflammé ne peuvent point se comparer à la tempête de cris qui s’éleva au ciel en ce moment.

— Ce que j’ordonne ? dit la reine.

— Oui, le temps presse.

— Combien d’hommes à peu près avez-vous au Palais-Royal ?

— Six cents hommes.

— Mettez cent hommes autour du roi, et avec le reste balayez-moi toute cette populace.

— Madame, dit Mazarin, que faites-vous ?

— Allez, dit la reine.

Comminges sortit avec l’obéissance passive du soldat.

En ce moment un craquement horrible se fit entendre : une des portes commençait à céder.

— Eh ! madame, dit Mazarin, vous nous perdez tous, le roi, vous et moi.

Anne d’Autriche, à ce cri parti de l’âme du cardinal effrayé, eut peur à son tour ; elle rappela Comminges.

— Il est trop tard, dit Mazarin en s’arrachant les cheveux, il est trop tard !

La porte céda et l’on entendit les hurlements de joie de la populace. D’Artagnan mit l’épée à la main et fit signe à Porthos d’en faire autant.

— Sauvez la reine ! s’écria Mazarin en s’adressant au coadjuteur.

Gondy s’élança vers la fenêtre qu’il ouvrit ; il reconnut Louvières à la tête d’une troupe de trois ou quatre mille hommes peut-être.

— Pas un pas de plus ! cria-t-il, la reine signe.

— Que dites-vous ? s’écria la reine.

— La vérité, Madame, dit Mazarin lui présentant une plume et un papier ; il le faut ; puis il ajouta : Signez, Anne, je vous en prie, je le veux !

La reine tomba sur une chaise, prit la plume et signa.

Contenu par Louvières, le peuple n’avait pas fait un pas de plus, mais ce murmure terrible qui indique la colère de la multitude continuait toujours.

La reine écrivit :

« Le concierge de la prison de Saint-Germain mettra en liberté le conseiller Broussel. » Et elle signa.

Le coadjuteur, qui dévorait des yeux ses moindres mouvements, saisit le papier aussitôt que la signature y fut déposée, revint à la fenêtre, et l’agitant avec la main :

— Voici l’ordre, dit-il.

Paris tout entier sembla pousser une grande clameur de joie ; puis les cris : Vive Broussel ! Vive le coadjuteur ! retentirent.

— Vive la reine ! dit le coadjuteur.

Quelques cris répondirent au sien, mais pauvres et rares. Peut-être le coadjuteur n’avait-il poussé ce cri que pour faire sentir à Anne d’Autriche sa faiblesse.

— Et maintenant que vous avez ce que vous avez voulu, dit-elle, allez, monsieur de Gondy.

— Quand la reine aura besoin de moi, dit le coadjuteur en s’inclinant, Sa Majesté sait que je suis à ses ordres.

La reine fit un signe de tête. Gondy se retira.

— Ah ! prêtre maudit ! s’écria Anne d’Autriche en étendant la main vers la porte à peine fermée ; je te ferai boire un jour le reste du fiel que tu m’as versé aujourd’hui.

Mazarin voulut s’approcher d’elle.

— Laissez-moi ! dit-elle, vous n’êtes pas un homme !

Et elle sortit.

— C’est vous qui n’êtes pas une femme, murmura Mazarin.

Puis après un instant de rêverie, il se souvint que d’Artagnan et Porthos devaient être là, et par conséquent avaient tout vu et tout entendu. Il fronça le sourcil et alla droit à la tapisserie, qu’il souleva ; le cabinet était vide.

Au dernier mot de la reine, d’Artagnan avait pris Porthos par la main et l’avait entraîné vers la galerie. Mazarin entra à son tour dans la galerie et trouva les deux amis qui se promenaient.

— Pourquoi avez-vous quitté le cabinet, monsieur d’Artagnan ? dit Mazarin.

— Parce que, dit d’Artagnan, la reine a ordonné à tout le monde de sortir et que j’ai pensé que cet ordre était pour nous comme pour les autres.

— Ainsi vous êtes ici depuis…

— Depuis un quart d’heure à peu près, dit d’Artagnan en regardant Porthos et en lui faisant signe de ne pas le démentir.


Broussel l’emporte.



Mazarin surprit ce signe et demeura convaincu que d’Artagnan avait tout vu et tout entendu, mais il lui sut gré du mensonge.

— Décidément, monsieur d’Artagnan, vous êtes l’homme que je cherchais, et vous pouvez compter sur moi ainsi que votre ami.

Puis, saluant les deux amis de son plus charmant sourire, il rentra plus tranquille dans son cabinet, car à la sortie de Gondy, le tumulte avait cessé comme par enchantement.