Visages de Montréal/03

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Texte établi par Les Éditions du Zodiaque (p. 72-128).

Amazone.

Un coup de sonnette. Deux coups de sonnettes. Nanki se décide à pousser un faible hurlement, en tendant le cou comme si elle se gargarisait. Jeannine se soulève dans son lit, crie un : « Qui est là ? » sonore par la porte ouverte de sa chambre, à travers le vestibule, agacée d’être réveillée à onze heures du matin.

Postman !

Elle se glisse à terre, cherche ses pantoufles, entr’ouvre la porte, coule un bras nu vers les lettres que cet idiot de facteur n’a pas su déposer dans la boîte de l’entrée.

— Lettre registrée, Madame.

Wait a minute !

Jeannine et le postman ont un accent aussi bizarre l’un que l’autre, lui dans ce qu’il croit être du français, elle dans son anglais qui prend parfois tournure d’une langue inventée. Ils pourraient s’en tenir à leurs idiomes respectifs et ils se comprendraient parfaitement, mais cet échange leur plaît. Le postman n’a dans cette rue de cliente française que Jeannine. Il croit particulièrement « chic » de se servir avec cette Parisian lady de bribes du langage qu’il entend à la poste. De son côté, Jeannine a pour principe de répondre en anglais à tous ceux qui sonnent à l’appartement : le blanchisseur chinois, le marchand de journaux juif, les agents d’assurance américains, l’employé du gaz franco-canadien, les représentants de gramophones et de vacuum cleaners, l’Armée du Salut.

Elle retourne à sa chambre, passe un peignoir. Le facteur s’avance dans la pénombre du vestibule. Il pose sur la table du téléphone son carnet de signatures, l’ouvre d’un pouce humecté, et attend, le poing sur la hanche, la casquette rejetée en arrière, le regard dans la direction de la chambre. Il est patient, car il mâche du chewing-gum. Voici Jeannine. Elle a ses bigoudis, mais des bigoudis sans laideur. Ses cheveux blonds forment un rouleau soyeux sur le front et à chaque tempe, et on dirait qu’elle s’est composé pour la nuit une coiffure. Elle a deux grosses nattes qui lui battent les flancs.

Elle se penche, pour signer, jusque sur le pouce du facteur, car elle est myope. Le facteur regarde la peau merveilleuse de son cou teinté d’ambre. Ses seins parfaits se dessinent sous le peignoir qu’elle croise en le retenant d’une main. En se penchant à son tour pour s’assurer qu’elle ne se trompe pas de case, le facteur montre le bord défraîchi d’un col de celluloïd. Jeannine sent le bain quotidien. Le samedi est pour le facteur jour de bain. Tous les jours n’est pas samedi. Il touche d’un doigt léger une des nattes blondes. Il y a de l’émerveillement d’un enfant dans son regard. Jeannine, sans se retourner, dit d’une voix sonore : « Keep quiet ! » Cela veut dire : « Tenez-vous tranquille. » On peut aussi bien comprendre : « Cacahuètes ! »

Elle n’a pas baissé la voix dans la direction de la porte restée ouverte comme une bouche prête à raconter ses histoires aux locataires d’au-dessus. Elle a crié cela ainsi qu’elle le crie du haut en bas de la rue du Crescent aux chiens qui viennent rôder autour de Nanki, qui n’aime pas leurs attentions et qu’elle est obligée de protéger : « Keep quiet ! » Les dames anglo-saxonnes semblent ne pas entendre et passent droit leur chemin. Les étudiants se retournent. La rue du Crescent n’est certes pas aristocratique. C’est un méli-mélo pittoresque : banques, marchands-tailleurs, synagogue, pensions de famille, libraires. Cependant, à part la mélopée du vendeur de bananes et du repasseur de couteaux, il n’y a pas d’éclats de voix. Les étudiants surtout l’occupent, parce qu’elle débouche sur le campus de l’Université. Ils prennent plus de place sur le trottoir, à cause de leurs pardessus qu’ils ne boutonnent pas et dont ils laissent pendre la ceinture des deux côtés, comme pour montrer qu’ils ont cessé d’être tenus en lisière. Tout le monde sait que les étudiants ne trouvent de voix que le soir. Alors ils déchirent de leur cri la gorge étroite du Crescent : « Rah ! Rah ! Rah ! »

Après ce « Keep quiet » vigoureux, le facteur a murmuré d’un ton conciliant : « All right ! All right ! » tamponné son livre d’un buvard-réclame, sur lequel se détache en gros le numéro de téléphone du savetier du coin, remonté la courroie de son sac sur son épaule, et avant de partir, pour montrer qu’il n’a pas de rancune, donné une caresse à Nanki. Jeannine en souriant l’a suivi pour refermer la porte.


Elle se remettrait à dormir, car il est à peine onze heures, mais elle a reconnu au bord du trottoir, à côté du caisson rouge de la Royal Mail, la MacLaughlin de son mari. Décidément, elle n’aura pas la paix, ce matin ! Elle ne se dérange pas pour lui ouvrir. Il a son passe. Elle se remet au lit. Nanki se recouche sur son divan. Voici Théo. Il fume. Avant d’entrer dans la chambre de sa femme, il va jeter sa cigarette dans la salle de bain.

— Qu’est-ce qui vous amène à l’aurore ?

— Rien de particulier. Je passais dans la rue.

Elle étouffe un bâillement.

— Vous êtes aussi embêtant que « All Right » qui vient de me faire lever, et à cause de vos sales papiers encore ! Vous pouviez bien me laisser dormir !

Elle ne dit pas cela d’un air fâché. Elle le dit du ton de quelqu’un qu’on réveille exprès, par taquinerie.

— Mes cigarettes sont prêtes ?

— Soixante. Vous en aurez assez pour aujourd’hui ?

— Et ma laundry ?

— Et ma galette ?… Fallait en laisser pour le blanchisseur, Théo !

Pour éviter de se mettre en colère, Théo passe dans la chambre à côté, son ancienne chambre, sa chambre encore si l’on veut, où il vient quelquefois l’après-midi faire un somme après le lunch, s’il se trouve dans le quartier.

Il garnit son étui d’argent qui porte ses initiales, allume une cigarette, se regarde en passant dans la glace du chiffonnier, remonte son pantalon à la ceinture, boutonne son veston cintré, redresse d’un coup nerveux les épaules et retourne dans la chambre de sa femme. Il s’assoit à califourchon sur une chaise, à une certaine distance, face au lit.

— Vous voulez quelque chose ?… Vous n’avez pas déjeuné ?…

Il y a dans sa voix une sollicitude agressive. Elle craint qu’il ne lui demande des œufs au bacon et l’odeur de cuisine lui soulève le cœur à cette heure matinale.

— Non, j’ai rendez-vous à midi avec Di Pierro. Ça y est, cette fois !

La voici intéressée. Elle se soulève sur son coude. Ah ! Di Pierro. Depuis le temps que Théo lui raconte ses pourparlers avec Di Pierro, Macaronis et Fromages. Il s’agit d’une grosse police d’assurance. Mais elle connaît son Théo.

— Vous êtes sûr qu’il va marcher ?

— Si j’en suis sûr ! Tout est prêt. Il n’y a plus qu’à signer.

Il va chercher dans le vestibule l’étroite serviette noire, fermée d’une bande de caoutchouc, qu’il a laissée sur la table du téléphone, une serviette qui se dissimule sous le bras et que vous ne découvrez qu’une fois que ce visiteur inconnu, carré dans votre fauteuil, est en train de vous convaincre des avantages de l’assurance-vie. Il jette sa cigarette, déplie des papiers craquants, épais et lisses, à l’en-tête de la Mutual. Entre les lignes imprimées, il y a des blancs où sont inscrits des chiffres à la machine à écrire, l’un en chef de file, suivi de beaucoup de zéros posés debout, ainsi que des œufs qui tiendraient sur la pointe. Il lit le contrat avec cet accent français qui étire jusqu’au déchirement la pâte unie de l’anglais. Il refait avec son eversharp, sur un mémorandum de poche, le calcul de la prime qu’il touchera. Il va pouvoir se payer une auto neuve, un coupé Chevrolet cette fois dont il a envie.

Jeannine, les deux mains jointes sous sa joue, l’écoute. Une épaule ronde sort de la chemise de nuit. Son visage est une étude. Les sentiments les plus contradictoires s’y mêlent : confiance, pessimisme, indulgence, dédain, ironie, cette ironie qui exaspère Théo. Et l’on devine, par-dessous ce ton de blague légère qu’il a adopté, un détachement de tout.

Il tire sa montre. Avant de partir, il va chercher à la cuisine le siphon de Caledonian water déposé dans la glacière. Jeannine fait son petit déjeuner d’eau pure et glacée. Il lui en apporte un grand verre, caresse Nanki qui depuis l’arrivée de Théo est venue se coucher sur le lit de sa maîtresse.

— Bye-bye !

— Bye-bye. Vous passerez ce soir ?

— Impossible. Nous allons au théâtre.

— Et mes frictions ? Qui les fera ? Bien entendu, Monsieur est aux ordres de sa poule ! Moi je passe après !

Il y a de l’impatience dans sa voix, le sentiment d’une injustice.

Lui, hausse les épaules, allume une cigarette.

— Et n’oubliez pas mon chèque, vous êtes en retard ! lui crie Jeannine au moment où il referme la porte.


Elle fait sensation quand elle descend la rue, l’après-midi, en costume de cheval, pour aller à l’écurie. La toilette et le lunch, le téléphone, l’échange de considérations générales sur la vie avec la femme de ménage ont pris son temps. Elle est tout juste habillée pour quatre heures. Elle a l’impression d’être extrêmement occupée, bousculée, comme elle dit. Elle sait qu’on tient son cheval prêt pour quatre heures et elle n’aime pas faire attendre, car elle a de la considération pour les garçons d’écurie. Les gens pour qui elle en éprouve sont peu nombreux. Il y a des catégories entières qu’elle tient pour suspectes, en particulier le consul et son consulat, — excepté, peut-être, le dernier des scribes, — les attachés commerciaux, la clique des professeurs. Les artistes, principalement ceux de théâtre qu’on rapatrie en troisième classe, ont sa sympathie ; les faux ménages, les femmes sur le bord de l’aventure et du malheur excitent en elle une curiosité bienveillante.

Donc, Jeannine descend la rue. Depuis que Nanki est vieille et paresseuse, elle ne la suit plus à cheval. On l’enferme dans l’appartement avec ses jouets : un os et une pantoufle. L’été, Jeannine monte plus volontiers en cavalier. Son costume kaki est culotté par le temps, mais au rebours des vieilles pipes il s’est culotté en clair : de kaki il est devenu verdâtre. Pour le cacher, elle met jusqu’à l’écurie un imperméable de Théo. Elle marche en piquant légèrement du nez vers les pointes de ses bottes. Ce qui sauve le costume verdâtre est la cravate blanche qui entoure le cou haut et fin, l’épingle ancienne qui y est piquée, le chapeau dur posé correctement sur les cheveux qu’il a fallu enrouler en une torsade serrée autour de la tête. La main gantée de cuir tient une cravache d’homme qui a de longues années de service.

Le cheval est sellé en effet. Le groom est occupé à lui vernir les sabots. Elle ne sait jamais quelle monture on lui destine. Comme elle ne paie que lorsqu’elle peut, par petits acomptes, et court même le risque de ne rien payer du tout, on lui fait essayer les nouvelles recrues, des bêtes mystérieuses, qui ont toutes sortes de tours en réserve, ou bien des chevaux de pensionnaires qui ont besoin d’être exercés, d’autres qui ne sont pas sortis à la suite d’une chute, d’un rhume, de coliques. Tant qu’on tient la bête par la bride pendant que Jeannine monte ou qu’on ajuste les étriers, elle se contente de gratter les pavés de l’écurie d’un sabot sourd, mais sitôt dehors ! Le propriétaire, un ancien jockey, sort jusqu’au milieu de la rue et les suit du regard. Il n’est pas inquiet. Il laisse échapper une exclamation admirative : « Gee ! » Il se poste sur la chaussée, jambes écartées dans les culottes bouffantes, pipe à la bouche.

Il faut traverser la voie des tramways. C’est là que commence la lutte entre le cheval et la blonde amazone. Elle n’a plus le ton éclatant du « Keep quiet ». Elle porte un peu la tête de côté, doucement, comme si elle réfléchissait. Elle l’encourage à voix contenue. Elle a l’air de comprendre son obstination à ne pas vouloir traverser les rails. Avant d’arriver au point qui fait l’objet de la controverse, elle lui flatte le cou de la main. Le cheval donne de la tête, de la crinière, du sabot, de la croupe, de la queue. Il avance en diagonale. Son arrière-train manifeste une volonté têtue de ne pas suivre la direction dans laquelle on lui maintient la tête. Jeannine ne craint rien : elle est en selle de femme aujourd’hui, car elle a appris la veille qu’un cheval de l’écurie venait de flanquer par terre son cavalier et prévu qu’elle aurait l’honneur de le monter pendant quelque temps. Deux trams sont arrêtés en sens inverse. Ils ne s’arrêtent que pour l’équipage de Jeannine et les pompes à incendie. Les conducteurs, la main à la barre, regardent. Il y a des dames avec des voitures d’enfant, une roue en l’air, au bord du trottoir. C’est alors que la catastrophe se produit. Un passant se détache de la foule et vient prendre le cheval par la bride, malgré l’invitation sonore de Jeannine : « Keep quiet ! » Elle dit keep quiet pour être polie. Elle le traiterait plus volontiers de gourde. Il a interrompu une belle performance. Elle ne peut savoir si elle aurait eu le dessus. Un coup de cravache et la voilà qui galope, malgré ses principes, sur l’asphalte.

Elle se dirige vers Hill-Park, situé sur le cratère d’un ancien volcan. Là elle est chez elle. Ou plutôt, on est chez soi, entre hommes, car il n’y a guère que des cavaliers qui fréquentent The Hill. Elle les connaît tous. Elle les estime en raison directe de leurs qualités de horsemen. Elle sait les défauts de chacun : l’un a la main comme ceci, l’autre l’assiette comme cela. Et les genoux ! Il n’en est pas qu’elle ignore. Un beau cheval compte encore plus qu’un bon cavalier. Quand les deux sont matchés, comme elle dit dans son langage bilingue, c’est du ravissement.

Il est question surtout de chevaux entre gens du Hill. Il est question de femmes aussi, de poker, de Bourse, d’affaires. Jeannine, qui méprise les potins de five-o’clock, prend plaisir à ceux qui s’échangent à la même heure au sommet du parc. Tout cela s’épure au crible des feuilles. Un bon galop et tout cela est secoué sur le sable des allées. On est mieux sur une croupe de cheval que dans un fauteuil. On peut cracher loin quand il n’y a pas de promeneurs à pied. Les jours où le froid pique, on passe un doigt ganté sous le bout de son nez.

Tous ces hommes saluent Jeannine. La plupart mettent leur cheval au pas, un moment, à côté du sien. On peut dans la rue se retourner sur le passage de cette Parisienne trop blonde, trop belle, qui a du rouge aux lèvres, et la prendre pour une grue, une actrice, une femme de diplomate. Ici on la considère comme « a good fellow », qui monte crânement, qui a un piètre gentleman de mari, ne se plaint pas, s’intéresse aux embêtements d’autrui. Elle est, dans l’esprit des hommes, une fois pour toutes, classée : suivant l’expression de Théo, elle ne marche pas.


Elle adore le cinéma. Aux nouveaux théâtres immenses, lustrés, avec de gros cabochons précieux dans leur coupole, des escaliers de marbre, des tapis de Perse, des murs en or, des salons d’attente Louis-on-ne-sait-lequel, des ouvreuses qui ressemblent à des cadets de Kingston, avec le calot rond à mentonnière sur l’oreille, le stick à la main, l’air fripon, et en bas à l’entrée, immobile comme une affiche, un géant qui, depuis qu’on joua Madame Sans-Gêne, porte un uniforme de grenadier, elle préfère les petits cinémas de quartier, fourrés dans les endroits les plus inattendus, au fond de corridors tortueux, un en particulier qui est au-dessus d’un magasin où l’on vend de la pharmacie, des costumes de bain, des kodaks, du papier à lettres, des sodas, des glaces, des oranges. Elle est connue du personnel. La girl de la cage vitrée reconnaît sa voix au téléphone et la renseigne à l’avance sur le film du jour. Jeannine saisit le nom des acteurs. Cela suffit. Elle répète pesamment le titre anglais, d’une manière cocasse, ce qui permet à l’autre de singer son accent avec un clin d’œil à l’adresse du portier. Oh ! ces Frenchies !

Les petits cinémas économisent la lumière. On n’éclaire pas pendant les entr’actes. Le public n’est pas exigeant : les dames peuvent garder leurs chapeaux. L’orchestre est réduit à un piano peu bruyant, qu’on ne distingue pas d’un pianola. On retrouve généralement sa place pour laquelle on a l’air d’avoir un abonnement à l’année. S’il arrive que quelqu’un, du gradin en arrière, vous effleure les lombes de ses pieds posés au bord de votre fauteuil, ou vous gratte le cou de son pardessus roulé qu’il tient sur ses genoux, vous changez de place. Quelquefois, une grosse femme puise des chocolats mous dans un sac horriblement craquant. Ou bien il y a des gens d’odeur forte, des Italiens qui sentent l’ail, des plombiers qui sentent la conduite, des Chinois qui sentent l’encens. Elle aime pêle-mêle des histoires où il y a de la neige, des naufrages, des cow-boys, du péril, de la hardiesse, du dévoûment. Celles où les hommes ont les qualités des loups, des chiens et des chevaux. Les femmes l’intéressent en tant qu’elles savent leur donner la réplique.

On est bien là, dans le noir, les mains au bord du manchon où l’on tient en réserve la boîte de pastilles de cachou. Parfois les larmes coulent, si impersonnelles qu’on croit que c’est quelqu’un d’autre qui pleure. On oublie les embêtements : les taxes impayées sur la « boîte », la menace de vente forcée, la douleur dans l’épaule, la hanche et la tempe, partout où on a été blessée dans une chute de cheval, les frasques du mari, sa nouvelle maîtresse, sa nouvelle auto, sa dispute avec le boss. On oublie que le cheval Betsy boitait aujourd’hui, que Nanki se gratte et que l’appartement est mal chauffé. On oublie la lettre « registrée » par laquelle un actionnaire de Lille réclame et menace de mettre « le colonel » au courant. Seul un actionnaire de Lille peut avoir de pareilles méthodes ! Encore s’il n’y avait que son père, le colonel… Mais que deviendrait la fragile maman secouée par ces histoires ? On rêve à des amours qui auraient la forme exclusive du dévouement. Un homme ferait preuve d’une amitié désintéressée, d’un esprit de sacrifice absolu. Ce sont là pour Jeannine les vertus masculines suprêmes. On rêve que l’hypothèque est enfin payée, que toutes les dettes sont réglées, les affreuses dettes à des tas de petites gens qui ne crient même pas. On possède un cheval à soi, un cheval qui a de bonnes pattes. On envoie un chèque royal à tous ceux qui oublient depuis des années de rien réclamer : le chirurgien, l’homme d’écurie, Julien l’ancienne ordonnance du colonel qui a suivi le ménage au Canada et vient cirer les parquets le dimanche, comme d’autres vont à la messe. On ne peut espérer que Théo se range tout à fait, mais qu’il s’attache à la même femme et à la même entreprise. Nanki est assurée d’une vie éternelle. Il y a beaucoup d’hommes autour de Jeannine, tous des admirateurs. Aucun n’est son amant.


Dérogeant à ses principes, la voici qui va dans le monde, en apparence pour répondre aux sollicitations d’une amie : « Jeannine-douce, promettez que vous viendrez ! »… En réalité, elle escompte la présence de quelque nouveau venu que précède dans la colonie une réputation spéciale. Elle subit l’attrait du bizarre.

Chapeau trop grand pour la mode, qui refoule comme il peut la toison d’or. Voilette. On dirait la province de France d’avant-guerre transportée sur le pavé canadien et qui fait des visites. Manteau de loutre, le manteau du trousseau, qui commence à montrer des lignes brunâtres comme des lits de ruisseaux taris, souliers extrêmement pointus qu’elle a en bargain, depuis que les pointes sont démodées. Chevilles exquises, mains fines. Yeux gris-vert sous le casque des cheveux, tempes larges, pommettes qui soutiennent ainsi que deux anses le visage allongé reposant sur la pointe délicate du menton, peau de sarrasine blonde qui a l’air d’une palette laquée sur laquelle le froid n’a aucune prise.

Elle monte en tram, décoche par distraction un sourire au conducteur immobile, dont le rôle est de laisser tomber un regard en poinçon sur la boîte aux tickets et qui se distrait en crachant sur le pavé au moment où s’ouvre la porte automatique. Le conducteur a l’âme retournée par ce sourire. Jeannine en oublie de glisser dans la boîte le ticket tout préparé dans sa main. Il servira au retour. Elle passe devant, vacille sur ses pointes, s’agrippe à une courroie de porcelaine.

La voici arrivée. Les dames se déshabillent dans la chambre de la maîtresse de maison. On enlève les manteaux de fourrure, et troussant la jupe d’un tour de main, on se dépouille des bloomers superflus. Exhibition de dessous roses. La femme de chambre, accroupie, défait les over-shoes à fermeture éclair.

Jeannine paraît si rarement dans un salon qu’elle a l’air de l’invitée de marque. L’hôtesse la prend par le bras, lui chuchote à l’oreille : « Pas de blagues, hein ? » Et elle promet de bien se tenir, de ne pas employer de langage incongru, d’être tout à fait du monde. Elle se laisse conduire à un fauteuil. Les messieurs se rapprochent. Elle a ses grandes et charmantes manières. Les Anglais qui sont là n’ont jamais rien vu de si fascinating et murmurent sous leur haleine : « By Jove ! » Il n’y a qu’elle pour dire sans platitude, d’égale à égaux et cependant avec l’onction voulue : « Monsieur le Consul, Docteur, Colonel ». Parbleu ! elle a entendu dire colonel toute sa vie. Elle a un oncle général défense-de-Verdun.

Elle est coiffée à la russe pour la circonstance, frange sur le front, torsade autour de la tête. Elle a sa voix, son sourire, de l’époque du couvent de Bruxelles. Le sautoir d’or du face-à-main remplace sur sa poitrine la chaînette d’argent et la médaille. Elle porte sa robe des grandes occasions, la robe mauve de sa tante la préfète, qu’elle a reçue par la valise diplomatique. Sa voix reste sonore, mais elle a pris du bouquet : elle pétille et se dore pour le salon. Il semble qu’il y ait une pente du fumoir au fauteuil de Jeannine vers lequel tous les hommes glissent. Un grand diable à crinière brune, rosette, nez autoritaire et courbe, yeux de faucon, pique droit sur elle. Il semble en proie à un délire mystérieux. Sa main dessine dans l’air la ligne d’un vase étrusque. Il prend le groupe qui l’entoure à témoin : « Nom de D… ! Quel profil ! Et cette peau, ces cheveux ! » Il a l’air de parler par-dessus des statues. Il examine, en consolidant son lorgnon, un grain de beauté qu’elle a au cou, comme on regarde l’étiquette indéchiffrable d’un objet convoité. Cela est si visible que Jeannine rit, incline la tête et d’une voix innocente : « Allez-y ! Ne vous gênez pas ! » Les dames lapent une gorgée de thé en laissant leurs yeux déborder la tasse. La maîtresse de maison s’approche à la hâte, présente le peintre Rougerat, directeur des Beaux-Arts.

Jeannine s’amuse. Comme elle s’amuse ! Son air gouailleur fait craqueler peu à peu son air mondain. Le vocabulaire est pour elle partagé entre deux corbeilles. Côté droit : tout ce qui vient du milieu familial, armée et magistrature, les Dames de la Retraite ; côté gauche : Théo, c’est-à-dire l’assurance, le turf, les tripots, les petites femmes, l’écurie anglaise. Les petites femmes et l’écurie prévalent. Théo lui-même confond les deux langues. Il lui arrive de dire girlie à son cheval et sale rosse à son amie. Depuis quelques instants, Jeannine a envie de puiser à sa gauche. Elle ne saurait dire pourquoi. Elle n’est l’objet de la part de M. Rougerat que d’une honorable proposition : celle de faire son portrait. Flatteuse aussi : le portrait de Mme Rougerat par son mari est au Luxembourg. Ils prennent rendez-vous pour dix heures, lundi prochain, à son atelier. Il faut qu’elle soit tentée, puisqu’elle ne se lève jamais avant midi.

— Au revoir, Maître, au revoir, Général, Monsieur le Consul. Good-bye, chérie, c’était cocasse comme tout, votre grande affaire. Théo est en bas avec son auto. Bien luné aujourd’hui. Je suis contente à cause de mes petits souliers. Sa poule va être obligée de rentrer à pied…


Cette « boîte » est le côté sérieux de la vie de Jeannine. Elle se construisait avec sa dot en l’an de guerre. Théo acquérait en même temps qu’une femme une profession : il devenait propriétaire-gérant d’un garage. Le bâtiment à peine terminé, la guerre éclate. Elle laisse les étages en l’air : il n’y a que le rez-de-chaussée de prêt. Théo part avec le premier contingent. Le contractor plante là les travaux. Jeannine se transforme. Elle est presque levée à onze heures du matin. Elle devient manageresse. Elle a quelques clients, de belles âmes, recrutés parmi ses connaissances de Hill-Park, qu’elle appelle le monde cheval. Jeannine, une alliée, est une des cent petites façons de « faire leur part » et de rester à l’arrière. D’autres arrivent on ne sait d’où avec des autos éclaboussées qu’ils remisent précipitamment comme on fourre quelque chose dans un tiroir. Le numéro est aussi illisible que le collier d’un chien sans licence. Elle acquiert la réputation d’une femme qui essaie de tenir le coup. Les hommes, ceux qui sont down-town le matin et à Hill-Park l’après-midi, affaires et cheval, l’admirent. Pas un créancier n’oserait poursuivre. Elle signe des billets. Julien prête ses économies de vieux garçon et devient à son service laveur d’autos, laveur de chienne, d’assiettes. On emprunte à droite et à gauche : à un gérant de cercle, au cuisinier français du restaurant où Théo emmenait souper ses conquêtes, à une petite femme chancelante qui se raconte à Jeannine quand elles chevauchent côte à côte et à qui Jeannine essaie de donner une stabilité générale, au groom de l’écurie, car ce sont ces gens-là qui ont du cœur. La banque ne prête plus, les dames huppées de la colonie ne l’invitent plus à leurs thés, le consul l’a appelée à son bureau et lui propose de la faire rapatrier, ce qui l’a rendue furieuse. Banque, consulat, colonie, la dégoûtent. Jeannine, à cette période trouble où il est nécessaire de simplifier, met dans le plateau des belles âmes tous ceux qui prêtent. Elle n’a pas de termes assez chaleureux, assez délicats pour les vanter. Les autres, ah ! c’est dans le vocabulaire de gauche qu’elle puise à leur intention, si généreusement que Julien va fermer les portes quand elle est en train. Le garage périclite malgré ses efforts. Le shérif menace, l’hypothèque grogne. Il va falloir vendre. Chaque après-midi, elle va à l’office du real estate. Elle se garderait bien de l’appeler une agence d’immeubles. Employer le terme français lui paraît dans certains cas d’un précieux insupportable. Elle voit sur la porte tournante : « Smith and Smith, real estate ». Et real estate, Smith and Smith demeurent.

Chapeau emplumé, yeux au frais sous la voilette, fine odeur, sourire qui se réserve, elle a son air de grande dame. Elle discute les propositions les plus inattendues : c’est le gouvernement qui veut acheter pour la remonte, c’est une entreprise de cinéma, un inventeur, un fabricant de vernis d’automobiles, un professeur d’équitation, des architectes, des avocats, des notaires. On emploie un vocabulaire qui est un compromis. Jeannine parle une langue métisse que les autres approuvent, dans leur parisian french : « C’rect, Madame ! » à chaque phrase. Elle inscrit les rendez-vous. Chez elle, le téléphone sonne sans arrêt. Les gens d’affaires sont, comme ceux du monde, divisés en deux espèces : ceux qui sont corrects et ceux qui sont « croches », autrement dit en langage de chrétien les honnêtes gens et les autres. Il y a la horde de ceux qui attendent la vente forcée, il y a ceux qui ne veulent pas se découvrir, qui envoient des émissaires. Il s’agit toujours de puissantes entreprises qui, pour une raison ou une autre, ne tiennent pas à se faire connaître. C’est excitant. À l’heure de l’ouverture des bureaux, on vient sonner à l’appartement plongé dans la pleine nuit. Nanki aboie. Jeannine crie dans une direction : « Shut up ! » et dans l’autre : « Qui est là ? » Quand une gorge anglaise essaie de se délivrer de son nom : « Madame B., s’il vous plaît ? » comme si elle avalait du macaroni, Jeannine court après ses pantoufles que Nanki n’a pas su remettre ensemble, épingle ses nattes, entr’ouvre la porte. Pied dedans, pied dehors, le gentleman flaire un terrain dangereux. L’esprit des affaires l’emporte : il entre, se cogne à la table du téléphone, y dépose son chapeau, aperçoit Nanki soupçonneuse, qu’il flatte de la main. Il sait parler chiens. Des chiens on passe aux chevaux. Des chevaux aux affaires. Après tout, il a devant lui une petite femme très business et rien que business. — Jeannine prononce biziness et il trouve cela charmant. — Il s’échauffe, se met à son service. Il connaît des tas de gens down-town. Il va lui dénicher un acquéreur. Il croit légitime à présent de poser son regard sur sa bouche, sa peau, ses cheveux. Il n’ose pas regarder les seins trop dessinés sous le peignoir. À la fin de l’entrevue, il lui baise la main. Jeannine est émue : elle vient de découvrir une autre âme chevaleresque. Le professeur de B. lui baisait la main aussi autrefois, dans le monde. Mais un jour elle s’est écriée avec sa franchise habituelle : « Ma main sent le chien ! Je viens de baigner Nanki. »

Bien entendu, l’affaire ratera encore une fois, à son grand soulagement. Grâce à la boîte, elle est devenue une femme de biziness. Au retour de la guerre, Théo a signé un désistement en sa faveur. Il place des actions pour une société futuriste.


Le ménage Théo-Bobette va mal. Théo a fait des scènes de jalousie. Bobette l’a mis à la porte. C’est un va-et-vient effréné entre l’appartement délabré de Jeannine et celui ultra-moderne de Bobette. Chez Bobette, depuis la crise, les stores sont baissés sitôt la nuit venue. Les rideaux où filtrait une lumière ne donnent plus d’indication. Les habitués croient s’être trompés de jour et hésitent à monter, craignant de fâcheuses rencontres. Une nuit, Théo s’est battu avec un de ses rivaux. Le policeman qui faisait sa ronde et secouait les portes grillées des magasins est monté. Perplexe, il a regardé Bobette qui d’un clin d’œil lui a désigné Théo. C’est lui qui doit déguerpir. Il le connaît : il apprécie ses cigares. Aussi quand il dirige le trafic à un croisement de rues et que Théo passe avec sa MacLaughlin, il a la permission d’interpréter tout de travers les signaux de l’avertisseur : Go !… Stop !… et il fait des virages si capricieux que le constable doit se hâter de rentrer ses orteils. Ce soir, il n’y a pas de cigare qui tienne. Il empoigne Théo par le bras et lui conseille de ne pas « faire de trouble ». Il n’est pas fâché de le reconduire chez lui. La nuit est froide et il était obligé de se battre les bras à cause de l’onglée. À deux heures du matin, Jeannine est en pleine activité. Elle n’en est même pas aux préparatifs du bain. Assise sur sa chaise basse, le téléphone en main depuis une heure, elle bavarde avec quelque noctambule comme elle. Elle a pour la nuit des occupations méthodiques : elle ravaude des chaussettes, fait ses comptes, inscrit les deux sous du Daily News. Les cinquante dollars qu’elle a empruntés à une amie sont sur un carnet à part. Aussi le nombre de déjeuners à trente-cinq cents qu’elle a fournis à Théo. Quand Julien vient brosser, il y a toujours gratuitement pour lui des œufs au bacon, mais il s’obstine à laisser avec discrétion, près de son assiette, la même somme que Monsieur. Jeannine ne s’en formalise pas, car elle est celle qui comprend toutes les délicatesses. Après, elle rangera un tiroir, ou descendra au sous-sol, à la chambre des malles — elle habite une de ces heureuses maisons sans concierges, et l’homme de fournaise ne vient que le jour — pour retrouver une série d’Illustration d’il y a dix ans. Il lui semble que dans la pièce donnée ce soir par la troupe Gémier au Majesty, il y a des coupures.

Théo entre. Il a les yeux fous, des traits creusés. Le pesant policeman le suit. C’est un des admirateurs de Jeannine. Il arrête le trafic quand elle traverse à cheval le Crescent. Il a l’air de lui ramener un petit garçon égaré au retour de l’école, mais un petit garçon qui n’a rien de penaud dans l’expression. Théo dormira dans son ancienne chambre. Jeannine prépare son lit. En attendant, Théo se dégonfle, et le policeman, assis devant un verre de bière glacée, l’écoute avec sympathie. Ils en savent autant l’un que l’autre sur Bobette, qui est en bons termes avec la police. Dans cette affaire, c’est, d’après le policeman, Théo qui a tort. Il occupait une chambre chez Bobette. Il était considéré comme un pensionnaire. Il avait ses entrées à toute heure du jour, il avait même sa nuit. Il a voulu outrepasser ses privilèges qu’il appelait des droits, donner un coup de balai, travailler au relèvement moral de Bobette. Il a fait des scènes. Bobette déteste le scandale. On la respecte dans le quartier, car elle possède un visage de vierge, de la tenue, une bonne. Elle fait son marché en gants blancs. C’est avec son ami le plus chic et le plus généreux, un officier qui vient la voir de Toronto une fois par semaine, que Théo s’est colleté. Elle ne le lui pardonnera pas.

Il consent à avaler sa tablette de véronal, à se coucher. On éteint les lumières à cinq heures du matin. Mais le sommeil ne vient pas. Théo se lève, parcourt l’appartement, déversant sur Bobette un flot d’injures, prenant sa femme à témoin qu’il a été joué par la dernière des gourgandines — le terme qu’il emploie a moins de syllabes. — Nanki, affolée par ses éclats de voix, se met à hurler. Il l’empoigne, la secoue, l’injurie. Voici la douce Jeannine furieuse, criant que si c’est ainsi qu’il traite les femmes, elle comprend que Bobette se soit lassée. Elle ne sait pas qu’elle joue avec le feu. Théo a complètement perdu la tête. Il va commencer par tuer la chienne. Après il tuera Bobette, il se tuera lui-même. Il ouvre un tiroir dans sa chambre. Jeannine commence à avoir peur. Elle n’a pas le temps de se lever. Il est de retour avec son révolver. Il s’approche du lit sur lequel Nanki s’est réfugiée. Jeannine lui saisit le bras. Dans la lutte, le coup part. Le révolver choit sur le plancher. Silence. Théo est le plus pâle des deux. Il regarde d’un air hébété une mèche blonde détachée des grandes nattes, qui reste épinglée à l’oreiller, Le voilà à genoux, sanglotant, demandant pardon, la tête sur le sein de Jeannine, l’étouffant de son remords. Le coup de révolver a été pour ses nerfs la meilleure décharge.

Le lendemain, visite de Bobette. Visage de madone, longs yeux peints, gants blancs. Elle vient aux nouvelles. On dirait qu’elle a entendu le coup de révolver. Jeannine la reçoit dans la chambre de son mari qui vient de partir. Il n’y a que là qu’on soit tranquille pour causer. Bobette s’épanche. Ah ! Théo l’a fait bien souffrir par son mauvais caractère, ses exigences, sa tyrannie, sa jalousie. Il la compromet. Elle ne veut plus le voir. Mais elle a peur de lui. Jeannine, qui est si bonne, ne pourrait-elle le calmer, le garder, l’empêcher de faire des bêtises ? Pauvre Bobette ! À la fin de l’entrevue, elle sanglote, la tête sur l’épaule de Jeannine. Jeannine pense que la vie est cocasse.


Elle est un peu soulagée. Son mari vient de se mettre en ménage avec Germaine Anquetil, une fille sérieuse qui lui a tenu longtemps la dragée haute. Une âme délicate aussi. Elle savait que Théo était marié. Elle avait vu Jeannine passer à cheval, elle l’admirait. Elle craignait de lui faire de la peine. Il a fallu qu’elles aient, sous un prétexte ou un autre, une longue conversation au téléphone et qu’à la fin Jeannine ait dit textuellement : « Allez-y, si ça vous fait plaisir ! » pour qu’elle se décide à devenir l’amie de Théo. Après, il n’y avait pas de raison à ce qu’il ne s’installât chez elle. Germaine aime la vie régulière. D’autre part, le retour de son mari à l’appartement n’est pas sans inconvénients pour Jeannine. Monsieur est redevenu exigeant. Monsieur demande que Madame se lève pour lui faire à déjeuner, que la femme de ménage lui range sa chambre comme ceci, que Julien lui cire ses bottes comme cela, que le téléphone soit à son entière disposition, que Jeannine ne descende pas la chienne une ultime fois à quatre heures du matin, faisant à elles deux un tapage infernal dans l’escalier, qu’on ne lui donne pas à lécher la rondelle qui bouche la bouteille de lait. Il n’est pas convenable non plus que sa femme reçoive tous ces hommes soi-disant d’affaires, le matin, habillée surtout de ses cheveux, le soir en culotte de cheval, pour les exciter ! Depuis qu’il est à la Mutual, il devient puritain et sermonneur. Ils se sont fâchés, il y a eu entre eux des mots vifs. Théo a tous les torts, d’autant plus qu’il est chaque mois en retard pour son chèque. Jeannine lui met sous le nez son carnet. Depuis l’affaire du coup de révolver — la balle a passé si près — il lui avait promis une augmentation et juré être sérieux. Et tout recommence ! Alors, qu’il aille au diable ! Germaine le tiendra. Elle est sténographe à la Mutual : elle peut lui, donner des tips pour les bonnes affaires. Ils ont acheté ensemble le coupé Chevrolet. Théo s’arrange pour aller la chercher avec l’auto à la sortie du bureau. On les prend pour mari et femme. Quand elle passe la soirée chez sa mère, il a mission de promener le chien dans le campus de l’Université. Il entend de loin la voix de Jeannine. De sa laisse de cuir pliée en deux comme un fouet, elle menace les camarades qui approchent Nanki de trop près. Jeannine et Théo se rejoignent. « Tenez-vous donc droite, bougonne-t-il, vous avez l’air de marcher sur des œufs. » Au fond, il est très fier d’elle. Nanki se tient jalousement aux côtés de sa maîtresse, ignorant les amitiés de Peter. Au retour, Théo monte prendre des cigarettes qu’elle lui a roulées à la machine. Sa chambre est transformée en garde-robe : il y serre ses bottes de cheval, ses cravaches, son uniforme de sous-officier de cavalerie, ses malles, son kodak qui renferme les derniers clichés de Bobette dans l’intimité. Il en a déjà envoyé d’intéressants au major de Toronto. Quand il monte à cheval, c’est là qu’il vient s’habiller. Quelquefois, il accompagne Jeannine. Lorsqu’elle doit essayer une bête de mauvaise réputation, il la monte auparavant et la lui interdit s’il la juge trop dangereuse. À cheval, ce sont les meilleurs amis du monde.

Le nouveau ménage va assez souvent au théâtre. La Chevrolet est à la porte pour le retour. Une fois Germaine rentrée, Théo fait un crochet jusque chez sa femme, avant d’aller remiser au garage. Le temps est pluvieux ; les douleurs l’ont reprise, dans la hanche qu’elle s’est brisée il y a deux ans. Il a promis de la frotter. Elle a dû pour cette raison se coucher avant son heure, ce qui la rend d’humeur frondeuse. Il trouve qu’elle engraisse. Il n’aime que les femmes minces. Elle sait que sa remarque est injuste, car elle vient de se peser à l’automatique de l’ice-cream parlor. Alors elle le blague sur la maigreur de Germaine. Est-ce qu’il en a pour son argent ? Le voilà vexé. Il frotte comme on gratte un mal qui vous donne de furieuses démangeaisons. Jeannine se repent. Le pauv’vieux ! Après tout, il a ses difficultés : une auto, deux ménages à entretenir. Elle regrette ses impatiences, ses taquineries. Et au moment où il allume la cigarette du départ :

— Théo, il y a un os pour Peter à la cuisine. Emportez-le.


Elle est très sensible à la poésie de la nature. Elle aime les couchers de soleil sur Hill-Park. On la voit mettre son cheval au galop et lâcher le vieux monsieur crampon qui trottine à ses côtés en lui énumérant les défauts de sa housekeeper, abandonner la large allée sablée pour disparaître dans un bridle-path qui s’enfonce sous les arbres et a l’air de mener au soleil couchant comme à la hutte de l’ogre. Jeannine ne veut parler ni entendre parler. Subitement toute l’humanité est devenue d’une seule catégorie : il n’y a plus de belles âmes. Du plat de la main, elle tape deux ou trois fois le cou de son cheval : celui-là est all right ! Au sommet du cratère, un seul pin prend sous son éventail tout le paysage. En bas, la ville rutile à travers les arbres, comme posée sur des copeaux de cuivre rouge. La nuit d’octobre tombe. Il n’y a plus personne. On entend le cahotement d’une charrette qui emporte les feuilles mortes. Ces crépuscules d’octobre la rendent sentimentale. Quelquefois, elle se laisse rattraper par un cavalier solitaire, plus fringant que le monsieur en puissance de housekeeper. Tout de suite, ils causent intimement. Il est curieux que tous ceux qui chevauchent aux côtés de Jeannine, hommes ou femmes, en arrivent aux confidences, que Jeannine à cheval ne soit plus du tout l’indolente Jeannine de l’appartement. Le cheval la dote de sympathie, de psychologie, d’un état d’âme spécial. Elle voit de haut les petits ennuis qui l’irritaient tout à l’heure. Les méandres des sentiers qu’elle affectionne conduisent à ceux du cœur. Elle est tout en langage fin, en sentiments délicats, en compréhension. Rênes lâches, pensées flottantes, muscles détendus, oreille attentive, cavaliers et montures se laissent aller au bercement. Du bout de sa cravache, elle lisse d’un geste rêveur la crinière en frange de sa bête. À pied, elle découragerait d’un sarcasme involontaire les confidences. À cheval, son visage pâle se découpe de profil sur la sombre verdure et elle penche un peu la tête de côté comme un confesseur.

Hélas ! voici les portes de Hill-Park. Jeannine est silencieuse. Elle songe à sa vie manquée, elle étend la main, la pose un instant sur le genou de son compagnon. Ils vont au pas, se frôlant de l’épaule. L’ombre des derniers feuillages les enveloppe. « Ah ! soupire Jeannine, de sa voix devenue lointaine, si l’on pouvait continuer ainsi… » Et puis, reprenant à deux mains les rênes et cognant du talon les flancs de son cheval : « Get up ! Betsy ! »

En hiver, quand le Fahrenheit descend à 20° au-dessous de zéro, elle traverse au trot la ville feutrée. Par-dessus ses bottes, elle a gardé ses overshoes. Son passe-montagne est bien tiré sur ses oreilles, son cou dégagé comme en avril dans la cravate blanche, et tandis que les visages des buveuses de thé qui entrent au Ritz apparaissent dans la porte tournante comme des insectes d’entomologie, rouges ou violets, le sien reste imperturbable : crème et ambre. Elle fera le tour de Hill-Park d’une seule haleine, à bride abattue. Il faudra baisser la tête en passant sous des branches chargées de neige. Elle boira l’air glacé comme elle avale le matin son verre de Caledonian. Elle n’analyse pas ses impressions, elle résume : tout est blanc, tout est pur, tout est silencieux, son cheval galope à la perfection sans risque de buter et elle n’a plus de soucis. Elle éprouve à travers lui le plaisir de fouler la neige. Ils vont si vite qu’ils n’ont pas le temps d’avoir peur des ombres. Il n’y a plus de bornes entre la sensation et le sentiment : la neige abolit tout. Car c’est à quoi ses rêves les plus heureux la mènent : l’oubli. Et c’est l’oubli qu’elle demande au sommeil, au cinéma, à ses promenades sur Hill-Park. De même qu’elle se complaît à l’atmosphère torpide d’un appartement, elle aime s’abandonner à une sorte de somnolence morale. Elle est dans un état de veines ouvertes. Oublier, dit Jeannine, dormir, ne plus savoir où l’on est, glisser dans la tiédeur, dans le noir, dans la neige, perdre son identité.


Elle va à l’église aussi, une pauvre église de faubourg où elle peut amener Nanki, qui demeure bien tranquille sous son banc. L’église joue un rôle dans sa vie. Sa religion ne ressemble à aucune autre. Elle ne prie pas. Sa prière consiste à se taire. Elle ferme les yeux. Qu’on est bien, seule avec Dieu. Comme il comprend. Il n’y a pas besoin d’expliquer. Les soucis journaliers ont cessé de se réciter en vous comme une table de multiplication. On redevient une page blanche, une atmosphère, une essence, des éléments qui se sont dissous. Jeannine apporte à noyer sa personnalité le même souci que d’autres ont de la mettre en relief. Prier, c’est formuler un désir, une demande. La félicité suprême consiste pour elle à ne rien souhaiter. L’église crée autour de son âme l’atmosphère ouatée de Hill-Park aux jours de neige. Elle se livre à elle, emportée à l’aveugle, les sens fondus en un seul, dont le rôle est si écrasant qu’au lieu de servir il règne, qu’on n’ose le borner. On n’est plus qu’une forme inerte. Dieu entend, ressent à votre place, devient responsable. Qu’il se tire d’affaire !

Au retour de l’église, elle fait une promenade dans le campus. Elle remonte lentement à la vie. Elle a l’impression de s’être levée à une heure extraordinaire. Elle découvre aux arbres une verdure nouvelle. Elle regarde avec bienveillance les dames qui promènent leur chien.

Aujourd’hui, il faut qu’elle se hâte. Elle a un nouveau brosseur depuis que Julien est à la maison de santé pour une crise. C’est la seconde fois que celui-ci vient, un petit vieux, un numéro extraordinaire aussi, comme les trois quarts des gens qui composent son entourage. Elle ne sait pas encore toute son histoire : il possède une maison de vingt-cinq mille dollars, tient une boarding-house, et fait des ménages par plaisir. Elle ne pourra le garder, car cela donne de l’indigestion à Nanki, de voir des visages nouveaux. C’est dommage : un vieux à beaux gestes ! Il a remarqué les souliers à pointe de Jeannine, un matin, quand elle dirigeait les opérations méthodiques du ménage. Des souliers si démodés pour une si belle dame. Le lendemain, il lui apporte une paire de chaussures un peu déjetées, mais encore très vernies et smart qu’une de ses pensionnaires a mises au panier. Jeannine hésite entre la répugnance et le sentiment. Le sentiment l’emporte : il ne faut méconnaître aucune délicatesse. Elle tâte du bout de son pied, fleurant la lavande, l’intérieur inconnu de ces souliers, heureusement trop petits !


Bobette se faisait admirer à cheval sur Hill-Park chaque dimanche matin. C’est le jour où les vrais cavaliers se tiennent chez eux et où les autres épatent le public sur leurs chevaux de louage à trois dollars l’heure. On voit des costumes trop neufs, des bottes trop fauves, des cravaches trop vernies, des genoux remontés, des bras secoués, des visages rouges, des amazones en cheveux, des gens qui galopent comme si le feu était à Hill-Park.

Bobette passait aux côtés de Théo, droite, froide, distinguée. Mais elle tenait de lui toute son assurance. Théo, qui avait été brigadier instructeur au temps de son service militaire, l’avait dressée pour ces exhibitions dominicales dont sa vanité tirait profit. Il projetait même de la faire monter au prochain Horse show. Livrée à ses propres moyens, elle n’est plus, comme dit Jeannine, qu’un pauvre petit derrière en l’air. Elle eût bien fait la paix avec Théo, rien que pour reprendre ses promenades, mais elle sait qu’elle a été remplacée jusque sur Hill-Park et que son ancien ami est en train de former une nouvelle élève : Germaine Anquetil. Germaine est une froussarde, mais elle n’en montre rien pour ne pas déplaire au maître. Elle passe comme jadis Bobette : droite, froide, distinguée, à la française, et si elle n’était blonde, on jurerait que Théo continue à monter avec Bobette. Celle-ci les a rencontrés. Elle était à pied, accompagnée du major et elle est devenue blême d’humiliation à les voir passer. Théo à cheval reprenait tout son prestige. Si, pour les narguer, elle se montrait sur Hill-Park en compagnie de Jeannine, quel triomphe ! Elle a commencé par placer son cheval, une bête difficile, à l’écurie de la rue du Crescent et le patron a eu ordre de le mettre à la disposition de Jeannine, pendant quelque temps, pour l’assagir. La première fois qu’on l’a sellé pour Bobette, c’était comme par hasard l’heure de sortie de Jeannine. Elle a trouvé Bobette à ses côtés, une Bobette pâle, qui contenait sa nervosité. Bobette n’est plus une étrangère depuis qu’elle a pleuré sur son épaule. Sans rien dire, elle a saisi la bride de son cheval, tout en maintenant le sien pour se faufiler entre les trams. Après, il était naturel de continuer ensemble. Jeannine a donné des conseils, si semblables à ceux de Théo. Aux moments périlleux, elle a crié de la même voix autoritaire : « Asseyez-vous ! » et Bobette dont la croupe semblait remonter vers les épaules, l’a laissé graduellement redescendre et reprendre contact avec sa monture.

Jeannine a aussi son idée. Théo, qui n’a pas de secret pour elle, l’a mise au courant de son projet d’exhiber Germaine au concours hippique pour faire enrager Bobette, ce qu’elle a jugé tout à fait croche. Cette pauvre Bobette s’était fait faire un costume épatant pour l’occasion : culotte et veste de drap blanc et redingote noire. Si elle persuadait à Bobette d’y aller tout de même ? Elle a un cheval magnifique, sur lequel elle fera de l’effet dans une course au trot, sans trop de risques de dégringolade. Jeannine est contente de faire enrager Théo à son tour, car il est dans une veine de folies, passe des nuits au jeu, néglige son travail, vient faire des scènes à l’appartement, affole Nanki, rafle les provisions de la glacière, dévore comme par distraction le hachis qui mijotait au four pour le dîner de « la p’tite », et s’en va sans payer. Cela l’amuse aussi de scandaliser ses amies bien pensantes, qui prétendent qu’elle n’a pas de sens moral. Elle entend leur voix consternée : « Oh ! Jeannine-douce, comment pouvez-vous ! » Elle imagine déjà les regards des gens selects sur les pelouses, au moment où Bobette paraîtra… Le président du club des Four Horsemen, où se tiendra le horse show, est un des habitués du Hill. Jeannine et lui sont en excellents termes et leurs chevaux s’entendent bien. C’est un homme aux idées larges et elle ne prévoit aucune difficulté à l’admission de Bobette.

Pour une fois, sa psychologie est en défaut : le président refuse, courtoisement, mais catégoriquement. Sa propre femme, ses filles doivent monter, et les amies de sa femme et de ses filles. Il n’y aura sur les pelouses que des gens de Woodbound. Encore, s’il n’y avait que les hommes ! Ce pauvre président ! Dans quelle situation a-t-il failli se trouver ? Car il a eu l’imprudence d’inviter Jeannine à se rendre dans son auto au Four Horsemen le jour de la réunion, et il la voit d’avance lui présentant la notoire Bobette, faisant de la tribune des signes d’encouragement à Bobette en blanc et noir sur son cheval.

Pour consoler Bobette, Jeannine l’emmène avec elle ce jour-là, comme spectatrice, bien que Théo, informé de son intention, lui ait fait une scène épouvantable. Du coup, il n’a pas osé se montrer. Jeannine est au premier rang, braquant son face-à-main d’or sur les cavaliers, leur faisant un signe de tête amical. Des hommes venus seuls s’approchent pour la saluer : il y a là son notaire, son avocat, son architecte. Bobette se tient dans son ombre, muette, jolie, virginale.


Jeannine a fait une chute de cheval. Elle est blessée à la tempe et à la mâchoire. On l’a transportée au poste de secours de Hill-Park en attendant l’arrivée de l’ambulance. Elle a le visage couvert de boue et de sang. On la croit évanouie. Des cavaliers ont mis pied à terre et l’entourent. Il faudrait prévenir le mari. On va lui téléphoner du poste. Jeannine lève la main. De sa bouche tuméfiée, les paroles s’échappent péniblement : « Mon mari est trop nerveux. Vous allez l’effrayer. Demandez Mlle Germaine à la Mutual. Elle lui brisera la nouvelle. »

Théo l’a précédée à l’hôpital. Il a sa figure creusée des grandes crises, ses yeux noircis. Il a fait préparer la meilleure chambre. Il est si pâle que le médecin ordonne qu’on l’éloigne. Jeannine est moins atteinte qu’on ne l’avait cru, mais le visage restera marqué à la paupière et aux lèvres, peut-être légèrement défiguré. « Qu’est-ce que cela fait ? » murmure-t-elle péniblement à ceux qui se désolent. Et elle ajoute : « Pourvu que la p’tite — tout le monde comprend qu’il s’agit de Nanki — ne reste pas seule trop longtemps ! » Théo se montre parfait. Il vient la voir à chaque instant, de jour et de nuit, et sa présence ne réussit pas à irriter les nurses, car il arrive que celles qui soignent Jeannine sont jeunes et jolies et Théo s’entend toujours avec les jeunes et jolies filles. Il est lui-même le meilleur infirmier qui soit, et il glisse avec des précautions infinies le chalumeau entre les lèvres déchirées. Il n’y a que lui qui ait la main assez légère et assez patiente pour démêler la pesante chevelure. Germaine a proposé de prendre Nanki chez elle. Jeannine est touchée. Mais elle craint un changement d’habitudes. Il vaut mieux que la p’tite reste à l’appartement. Théo a promis de lui acheter sa viande lui-même. Il lui fait faire sa promenade dans le campus tous les jours. Les visiteurs les plus hétéroclites se présentent à l’hôpital : le postman a demandé des nouvelles le premier. Et puis le plombier qui faisait des réparations dans l’appartement, la femme de ménage qui connaît les habitudes de Madame et a apporté les sels de lavande pour le bain, Julien qui a tiré de sa veste son carnet de banque et l’a oublié sur le lit, et le groom de l’écurie, habillé en monsieur, et la femme du cuisinier à qui on doit de l’argent, qui a amené sa petite fille pour la faire voir à Jeannine. Elle ne pouvait deviner que les enfants n’intéressent pas Jeannine, ni qu’à la fin de la visite, elle murmurerait à son mari que la crapaude était bien tannante.

Des boîtes de fleurs sont arrivées : celle de Bobette et celle du président des Four Horsemen l’une sur l’autre. Germaine, qui est vraiment pleine de tact, s’en est tenue à son offre d’hospitalité pour la chienne. Le notaire choisit ce moment pour soumettre une nouvelle proposition au sujet du garage, ce qui était le meilleur moyen de sortir la blessée de son apathie. Théo, qui est redevenu un mari tyrannique, a permis l’entrevue, à condition qu’il soit le porte-parole de sa femme. Le monde est plein de belles âmes. Jeannine, malgré ses balafres, ou peut-être à cause d’elles, est d’une émouvante beauté. Le vocabulaire sportif ne passe plus par ses lèvres sensibles : la chambre d’hôpital ressemble à l’infirmerie du couvent de Bruxelles. Le propriétaire de l’écurie fait prendre tous les jours de ses nouvelles. Jeannine fait prendre tous les jours des nouvelles du cheval blessé aux genoux. Elle réclame toute la responsabilité de l’accident. Elle tient à prouver qu’il n’y a pas eu de la faute de l’animal. C’est elle qui a manqué de prudence. Elle le remontera dès qu’elle sera remise. Elle a hâte de lui tapoter amicalement le cou.


Pauvre douce Jeannine ! De bonnes âmes ont entrepris de l’arracher à ce qu’elles prennent pour une indolente vie au fond de son grand appartement, entre sa chienne et ses tiroirs. Elles ne tiennent pas compte du cinéma, de Hill-Park, du téléphone, de la cour innocente que lui font le postman et le plombier, de la promenade au campus, de la messe du dimanche matin, de la visite de Julien qui vient cirer les planchers pour avoir l’illusion qu’il les cire encore chez son colonel, de ses rendez-vous quotidiens au sujet de la boîte. Et tant d’histoires qu’il lui faut écouter ! Celles de son mari et par lui celles de Germaine et de la Mutual, celles de Julien qui se croit poursuivi par des femmes amoureuses, celles de la femme de ménage qui vient de Tahiti et en colporte toutes les superstitions. Et ses lettres qu’elle ne peut écrire, et ses comptes qu’elle ne peut faire qu’entre minuit et quatre heures du matin, et son bain qu’elle prépare comme un bain de malade, les yeux sur la pendule et le thermomètre, et toutes ses habitudes qui se succèdent dans un ordre immuable depuis des années et qui lui sont sacrées, et son état de noire mélancolie qui demande des heures entières d’immobilité à l’abri des rideaux tirés, qui lui ôte le courage de se lever, qu’elle traite comme une migraine à laquelle il faut donner le temps de passer. Cette existence qu’elle trouve bien remplie et bien réglée est menacée. Les affaires de Théo vont mal. Il s’est séparé de Germaine en gardant l’auto, mais il lui en rembourse le prix par petites sommes. Ils restent amis. Il a pris un appartement de garçon dont il a choisi les meubles en sa compagnie. C’est Germaine qui a piqué les rideaux et les coussins. Elle lui a dit d’emporter en partant l’aspirateur. Il ne veut pas que Jeannine lui fasse visite avant que tout ne soit complètement installé. Jeannine lui a prêté Julien pour brosser. Elle regrette qu’il se sépare de Germaine, avec laquelle il menait une existence régulière. Elle prévoit, à cause de cet appartement de garçon, toutes sortes de fantaisies. Monsieur s’offre tous les luxes et Madame est sans le sou !

Il faudrait donc, comme disent les vertueuses amies, chercher une situation. On lui met en tête que la sténographie mène à tout. Après de multiples enquêtes, Jeannine découvre à l’autre bout de la ville un petit monsieur entre deux âges, directeur d’un Business Course, qui lui donnera une leçon l’après-midi avant son cheval. Car il n’est pas question d’y renoncer. « Je m’arrangerai ! » dit-elle à ceux qui suggèrent timidement des économies. Il n’est pas question non plus d’assister aux cours de l’Institut qui ont lieu dans la matinée. Jeannine, en dix ans, n’est sortie le matin qu’une fois pour prendre le bateau de France, flanquée de cartons à chapeaux, de caisses, de boîtes de toutes dimensions, en plus de sa malle ; une autre fois pour aller à un enterrement auquel elle trouva, grâce à ce petit matin, une poésie, une fraîcheur, un mystère étonnants.

Le petit monsieur entre deux âges vivote de son Institut. Il reçoit Jeannine avec cérémonie. Sa barbiche pointue et son gilet clair font penser à un crayon effilé et à un cahier neuf. Il donne d’abondantes explications d’une voix qui chevrote. La première leçon passe à cause de la nouveauté du lieu. Jeannine examine les lithographies, les chaises de cuisine et le linoléum, trace des bâtons, lorgne des hiéroglyphes du bout de son face-à-main ; mais les suivantes lui inspirent un écrasant ennui qu’elle dissimule pour ne pas faire de peine au petit monsieur. Elle trouve de plus en plus de prétextes pour remettre les séances. Une fois, un bâillement lui échappe. Et c’est sans doute à cause de ce bâillement que le professeur a posé sur la sienne une main ridée, une main sténographique où s’inscrit une existence indéchiffrable de chétifs soucis. Jeannine a terriblement envie de retirer sa main, mais les yeux qui la regardent sont si bons et si tristes. Les autres leçons deviennent un monologue où le professeur raconte sa vie et fait part avec des soupirs éloquents des aspirations de son âme. Jeannine ne sait plus comment s’en tirer.

Un jour, l’Institut a un aspect inaccoutumé. L’escalier ne sent plus la friture. Un écriteau imprimé est accroché de travers sur la porte de la salle de cours : « Back in five minutes ». Au lieu de cinq minutes, le professeur devait être absent cinq années, à cause d’une histoire de petites filles.

Jeannine n’est pas horrifiée. Elle murmure : « Le pauv’ vieux ! » Ce qui lui est désagréable est la sensation qu’elle garde d’une main pas très propre, posée sur sa main.


Elle échappe aux salles de thé, dans un pays où les salles de thé servent de bornes à l’existence des femmes. Elle évite les réunions mondaines. Mais qu’un bachelor de ses amis, qui revient très éveillé d’une énervante soirée de jazz-band et de whisky, passe dans sa rue et sonne à sa porte en voyant de la lumière, la voilà ravie de le recevoir et d’apprendre tous les détails de la soirée. Que d’un studio d’artiste, renommé pour de pittoresques réunions, lui arrive, autour de minuit, un coup de téléphone demandant sa présence, elle n’hésite pas : en quelques minutes, elles sont prêtes, Nanki et elle. Elle trouvera là, assis à même le tapis, un ring cosmopolite, où on voit coude à coude des acteurs, des musiciens, des photographes d’art, quelques habitués de Hill-Park, et au milieu deux authentiques young ladies de Woodbound qui dansent un shimmie en courte chemise américaine, sous le regard sévère d’une vieille gouvernante ! À son arrivée, on fait signe à Jeannine de prendre place dans le cercle. Mais elle préfère s’asseoir sur un divan. Le maître de la maison vient par courtoisie la rejoindre. Il passe un bras derrière elle. Jeannine s’appuie à son épaule, ferme à demi les yeux, glisse dans un inconscient tiède, confortable, heureux, et murmure d’une voix d’anesthésie : « Ah ! qu’on est bien ! » Est-elle au cinéma, dans son bain, à l’église ou à cheval ? Les petites, la danse finie, se réfugient derrière le paravent où leur duègne, en trois gestes exactement, habille chacune, passant par-dessus la tête le collier, la combinaison, la robe.


Ses meilleures amies se plaignent de son indifférence. Elles l’appellent « la douce et lointaine Jeannine, occupée de sa chienne et de ses tiroirs ». Quand on réclame sa présence, elle répond d’une voix catégorique : « Impossible, je suis en train de ranger ! » Elle collectionne les lettres, les journaux, les annonces, les photographies, les programmes de théâtre, les retailles de costumes, les chapeaux, les vieilles robes de soirée que lui envoie sa tante la préfète. Elle possède des tabliers bleus de cuisine et les tabliers blancs de femme de chambre qui furent dans son trousseau, quoiqu’il n’y ait plus d’espoir ni de cuisinière, ni de femme de chambre. Elle a gardé de ses cadeaux de noce une invraisemblable cafetière qui ressemble à un appareil de laboratoire, dont elle fourbit de temps en temps l’argenterie et qu’elle offre aux dames patronnesses des bazars qui n’ont pas sa sympathie. La cafetière est chaque fois laissée pour compte et retournée par la Canadian Transfer Co. On s’adresse à elle pour les renseignements les plus divers : elle fouille avec patience dans ses malles du sous-sol. Elle lit les journaux avec des ciseaux à sa portée : tel article peut intéresser celui-ci, telle nouvelle fera plaisir à celui-là. Au lieu de se déranger pour aller voir les gens, elle téléphone, assise sur sa chaise basse, Nanki à ses pieds. Elle peut bavarder une heure sans lassitude. Elle est peu susceptible d’amitié dans les circonstances ordinaires. C’est un sentiment qui la laisse froide. Elle aime ses amis en raison du dévouement qu’elle est appelée à leur témoigner et des services qu’elle leur rend. Ayez une crise de coliques hépatiques en pleine nuit, et agrippez-vous en gémissant au téléphone : Jeannine sera là dans un instant, avec du tilleul de France dans son manchon. Ayez un chagrin… Les humbles, les malchanceux, les ratés sont ceux qu’elle préfère. Sa maison, son cœur, sa bourse leur sont ouverts. Son temps, son appartement, sont à leur disposition. « Ne vous inquiétez pas, dit-elle, à ceux qui sont menacés d’être jetés dehors, il y a toujours la chambre de Théo ! » Elle est prête à leur sacrifier ses chères habitudes. On l’a vue recueillir chez elle l’édition invendue d’un poète, mille volumes par piles de cent — elle y avait du mérite, car ces paquets de forme inaccoutumée ont rendu Nanki nerveuse — et chaque fois qu’elle montait à cheval, elle en glissait un exemplaire ou deux dans sa jaquette, qu’elle vendait à ses riches connaissances du Hill, au prix fort. Quand elle se promenait dans le campus avec Nanki, elle en offrait au professeur de B. en flanelle blanche qui allait jouer au tennis ; elle en offrait, au rabais, aux étudiantes à chien avec qui elle avait pris l’habitude d’échanger quelques mots. Elle refuse de placer des billets de tombola pour l’Œuvre nationale parce que les snobs sont à la tête de l’entreprise, et de vendre, au 14 juillet, des petits drapeaux aux invités de la Ville d’Ys, l’aviso français retour de Terre-Neuve, qui donne son bal annuel. Mais méfiez-vous d’elle. Elle a toujours sur les bras une lingère phtisique, un marquis dans la dèche, un artiste sur le pavé, un prince russe authentique ou non, quelque rescapé du couvent, de l’hôpital ou de la prison. Elle vous colle une femme de ménage en trois phrases au téléphone. On l’a entendue interpeller en plein salon, de sa voix sonore et ingénue, un bachelor : « Dites donc, Fred, vous n’avez pas de petite amie à qui vous voudriez offrir des chemises brodées ? J’en ai à vendre ». Elle est allée trouver le professeur de B. — le professeur baise-main — chef du département français à la fameuse Université du Prince of Wales. Le cours de français aux étudiants étrangers va s’ouvrir ; Jeannine a appris qu’au dernier moment Monsieur Rougerat, qui avait promis une histoire de l’art, décide d’aller dessiner des bonnes femmes en mérinos à Ouessant, qui se vendront au poids de l’or à New York. Cela tombe bien : elle a à placer un peintre échoué à Québec à la suite de l’exhibition des artistes russes. Le pauvre diable crève de faim, quoiqu’il abrite sous le divan de son studio une assiette de petits gâteaux destinés aux clientes en perspective. Jeannine se fait introduire dans le bureau du professeur de B. Elle a ses manières les plus exquises, son sourire le plus ensorceleur, ses mains parfumées. Le professeur de B. a fait la guerre à Verdun. Jeannine place négligemment dans la conversation le nom de son oncle le général. Elle en vient à l’objet de sa visite, tire de son sac un paquet de cartes postales, représentant les œuvres de son peintre abondamment médaillées, et le présente sous de telles couleurs que le professeur prête une oreille intéressée. Il sait que les valeurs pittoresques sont plus importantes pour les cours d’été que les diplômes d’agrégé. Il se défie un peu du Russe pour une histoire de l’art, mais il l’engage pour les promenades artistiques. Jeannine rayonne : une promenade par jour à dix dollars et le lunch par-dessus le marché, voilà ce qu’elle a gagné à aller aujourd’hui dans le monde.

À l’heure du lunch, le peintre monte le perron monumental du Prince of Wales. Il a sur lui sa garde-robe restante : chapeau melon, redingote, manchettes empesées, pantalon à raies, une perruque. Et le Fahrenheit à 90° ! Le gong vient de sonner. Il y a sous les arcades deux cents étudiantes en robes claires, cinquante étudiants en veston léger, quand paraît le représentant de la sombre Russie. Le professeur de B. est consterné : son rapin n’est même pas drôle, mais gros, rouge et solennel. Et affamé ! De sa place, il le voit allonger à travers la table un bras au bout duquel vacille une manchette. Après le lunch, on affiche dans le hall l’annonce de la visite artistique. Un coup du peigne de poche dans les cheveux courts, un petit mouvement sec de la nuque pour redresser la tête, comme sur un mannequin, et les girls sont prêtes. Personne n’a de chapeau malgré le soleil qui fond l’asphalte. Les chapeaux sont restés à Omaha, Milwaukee, Vancouver, Charlottetown. On voit émerger au-dessus de la troupe claire un chapeau melon. Il fait bon dans la Galerie des Beaux-Arts. On s’assoit sur l’escalier de marbre, entre les palmiers stérilisés, sous les bras tendus des dieux en simple attirail. Le peintre fait en gesticulant un cours de mythologie. Il tend à bout de bras son chapeau melon et il semble qu’il y puise un langage extraordinaire fait d’argot de Montmartre, mêlé d’italien et de russe. Il devient lyrique : on croit qu’il va pleurer à propos de la Vénus mutilée. Personne ne comprend, mais tout le monde a envie de rire. On se cache comme on peut à l’ombre des statues. On dirait que Vénus glousse. Les monitrices françaises pouffent. Elles sont jolies, elles ont dix-huit ans, connaissent mal la grammaire, mais les étudiants ne les lâchent pas et elles contribuent au succès du cours d’été. Quand il y a au programme de la soirée le jeu de la conversation et qu’il s’agit au premier son de cloche de choisir une partenaire pour débattre avec vous, en cinq minutes de promenade sous les arcades, un problème de ce genre posé au tableau noir : « Est-il possible pour un homme marié de continuer à aimer sa femme ? » les jeunes gens se précipitent sur les monitrices. Elles ne font jamais tapisserie. Le jeu de la conversation est plus amusant que les conférences artistiques. Au bout d’une demi-heure, on en est encore aux statues du vestibule, et la visite des salles n’est pas commencée. Alors peu à peu, par petits groupes, on se glisse entre les palmiers vers la sortie. En route pour l’ice-cream parlor, le swimming-pool, la promenade autour de Hill-Park en char doré ! Les plus calmes vont au cinéma ou chez le coiffeur. Les angoissées vont acheter des tomates et de la laitue dans les petites rues avoisinantes. Il ne reste autour du conférencier aphone, qui éponge son visage rouge, que des dames défraîchies à lunettes, celles qui préparent leur maîtrise et notent sur leur cahier à couverture de maroquin un nombre extraordinaire de nouvelles expressions d’art.


Clair de lune d’août. Jeannine en robe blanche promène sur le campus Nanki et le sauvage Wolf, une nouvelle acquisition, qu’il faut dresser aux manières des villes. Une amie l’accompagne, en manteau de satin noir, étroite, effacée, si maigre d’avoir depuis tant d’hivers promené dans la neige de gaillards petits Anglais et tobogganné sur les flancs de Hill-Park en leur scandant dans la rafale : « Je glisse, vous glissez, nous glissons. » Quand elle n’est pas trop hors d’haleine, elle ajoute même, pour s’amuser, un adverbe : « Ver-ti-gi-neu-se-ment ». Elle s’est un peu étoffée durant l’été parce qu’elle a lunché au Prince of Wales en échange de sa conversation. Elle a discuté, entre deux rondelles de concombre au vinaigre, la question des dettes interalliées. Son langage est tout à fait diplôme de fin d’études secondaires. Celui de Jeannine est ce soir assagi et pur, à cause du clair de lune. En arrière du campus, il y a un petit chemin où personne ne passe, un chemin sur lequel des pierres campagnardes roulent. D’un côté, une haute rampe gazonnée le borde. Au sommet sont juchées des serres et une maisonnette de jardinier avec des Dutchman’s pipes qui grimpent jusqu’au toit. Un escalier de bois, encore chaud de soleil, escalade la rampe, marquant midi sous le clair de lune. Les deux amies s’assoient sur la plus haute marche, à l’abri des serres. Nanki est vieille. Cela la fatiguerait d’aller plus loin. Wolf-le-Magnifique dresse ses oreilles pointues au haut de la rampe et fait les cornes à la lune. On se croirait en pleine campagne, une campagne qui n’aurait pas de nationalité. On laisse derrière soi le Physical Building qui est d’architecture romane, le Medical Building qui a des pilastres corinthiens, le Theological Building qui reproduit la chapelle d’Oxford. On est entouré par l’herbe qui poudroie sous la lumière bleue. On touche les odeurs, on caresse le silence. Toute la ville est partie en congé emportant avec elle ses maisons et ses autos. Ces deux-là sont restées. Elles respirent comme sur le seuil d’une porte. Jeannine a relevé sa voilette jusqu’au-dessus du trait carminé de sa bouche. Les yeux gris-vert se ferment à moitié dans le visage couleur de sable doré. Ah ! qu’on est bien ! Si cela pouvait durer… Rester ainsi sans faire un mouvement, sans savoir où l’on se trouve…

— Jeannine-douce, que ne demandez-vous le divorce ?

Jeannine revient à elle. C’est vrai, il était question de Théo il y a quelques minutes, — que cela paraît loin ! — Théo qui s’est fait encore une fois dresser procès-verbal pour excès de vitesse et a été arrêté faute de pouvoir payer l’amende. Jeannine n’a pas voulu intervenir. Elle a dit d’un ton excédé : « Qu’il se débrouille ! » Au fond, elle est inquiète.

— Le divorce ? Mais Théo a besoin de moi ! Il serait très malheureux. Il est très gentil, vous savez, dans ses bons moments. Nous avons fait un mariage d’amour. Et puis, que diraient la famille, le Tout-Lille, l’oncle défense-de-Verdun, la tante qui-donna-son-château-à-la-Croix-Rouge-pendant-la-guerre ! Et maman, cela la briserait, maman.

— Vous vous referiez une vie.

Se refaire une vie… Autant vaudrait mettre Jeannine devant un tas de pierres et lui conseiller de rebâtir une maison. Est-ce que rien se fait ou se refait par sa volonté ? Elle en est pour l’ordre établi, la routine, les habitudes, l’acceptation de son sort. Elle va à l’avenir comme on se rend à l’église. Elle déteste les commencements. La nouveauté n’a aucun attrait pour elle. La vie se charge de mettre sur sa route des êtres dont le pittoresque lui suffit. Chaque fois qu’elle a essayé de faire un effort, elle a échoué : le vieux petit monsieur a gardé dans sa main flétrie le secret des lignes sténographiques, et le toit neuf du garage fléchit sous les hypothèques. Elle réussit mieux à vendre des dentelles et des livres de vers pour le compte d’autrui.

— Vous seriez plus heureuse…

Jeannine hausse les épaules. Est-ce que ça existe, le bonheur ? Tous ceux qui mériteraient d’être heureux sont des sacrifiés : les beaux sentiments ne rapportent pas. Au fond, elle sait qu’elle est de cette catégorie. Elle continuera à subir. Théo et le garage sont des épreuves nécessaires. Pourvu que les crises : d’un côté, menaces de nouveaux coups de tête, de l’autre, menaces de saisie, ne se renouvellent pas trop souvent ! Pourvu que rien ne vienne troubler sa bizarre existence au fond de son bizarre appartement. Pourvu qu’on ne lui enlève pas ses enivrantes chevauchées de Hill-Park, les couchers de soleil d’automne, les bacchanales de neige et de vent de l’hiver, la solitude des crépuscules d’été qui portent aux confidences. Pourvu qu’elle ait toujours assez d’argent pour payer de petits acomptes. Pourvu qu’elle trouve à se dévouer ! Jeannine n’entrevoit pas de malheurs précis. Elle ne dit pas : « J’ai le cafard aujourd’hui, » mais : « Je suis dans le noir, » à moins qu’elle ne murmure : « Je suis avachie ! » Sa tristesse trace devant elle une longue avenue obscure où elle s’égare. Elle n’espère non plus aucune félicité marquée. Tout ce qu’elle souhaite, c’est se fondre dans une atmosphère cotonneuse et berçante. Il arrive que chagrins et joies finissent par se rejoindre, produisent une sorte de somnolence qui est pour elle le meilleur bien. Elle ne craint pas la mort. La mort ne sera qu’une longue habitude. Il n’y aura plus à déménager.

— Ne vaudrait-il pas mieux rentrer en France ?

Rentrer en France ! Quelle abomination ! Se lever à huit heures du matin à Lille, dans une maison où le chauffage central est les trois quarts du temps détraqué. Connaître la tyrannie des bonnes. Être obligée d’aller prendre son bain à l’hôtel à travers la rue. Ne pouvoir sortir pour mettre une lettre à la poste après dix heures du soir sans que le colonel insiste pour vous accompagner. Infliger à Nanki les fatigues d’une traversée. Empaqueter, des mois à l’avance, les collections qui remplissent le sous-sol.

— Tout cela n’est pas sérieux, Jeannine.

— Pas sérieux ? Et la boîte ? La laisser aux mains de mon mari ? Huit jours après, les créanciers seraient dessus. Les petites gens qui ont prêté en confiance n’auraient rien du tout. Et Théo ? Croyez-vous que ses poules s’occuperaient de ses chaussettes et de sa laundry ? Et puis il serait capable de s’acoquiner avec n’importe qui.

L’autre ne sait plus quoi dire, ramène autour de son étroite personne et de ses arguments son manteau de satin noir, comme si elle refermait un ballot de marchandises méprisées. Loin de Jeannine, on lui donne tort. À ses côtés, on se tait. Jeannine ne lutte pas. Elle se met dans le courant des choses. Elle répète elle aussi en fermant les yeux : « Je glisse… »