Visages de Montréal/04

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Texte établi par Les Éditions du Zodiaque (p. 129-151).

Florence.

Comme l’eau dégringolait la rue et que l’herbe des pelouses sortait par endroits de la neige fondante, j’ai soudain pensé qu’elle s’appelait Florence.

Le trottoir en pente était encore recouvert du sable qu’on y répand les jours de verglas ; mais l’eau y traçait un allègre réseau, tout un système nerveux subitement mis à jour.

Je n’étais pas venue dans ce quartier depuis des années et le reconnaissais à peine, comme après un long séjour à l’étranger, en me débattant contre une sensation de rêve.

Autrefois, la maison de Florence était bâtie à flanc de montagne et entourée d’une aristocratique solitude, comme toutes celles qui composaient Pleasant View, demeures de gens de la finance et des affaires qui, après la bataille féroce de la journée, dans la ville basse aux artères étroites battant de la fièvre de la spéculation, grimpaient le soir avec des âmes d’agneaux les lacets de la colline, au ronronnement de leur Packard.

Dix ans avaient passé. La race des hommes d’affaires bedonnants de dollars s’anémiait, puis disparaissait sans bruit, comme celle des Indiens. La Packard leur rendait un dernier service : ils s’enfermaient avec elle dans le garage, simulaient quelque réparation à faire, ouvraient la caisse à outils, mettaient le moteur en marche, et une clé anglaise entre les mains, se glissaient sous la machine comme pour voir ce qu’elle avait dans le ventre. Le gaz monoxyde allait vite en besogne. C’était le genre de disparition à la mode, la seule qui gardât les apparences de « decency », une sorte de rite de caste auquel les financiers de Pleasant View restaient fidèles. Dans l’impossibilité de prouver le suicide, les compagnies d’assurance payaient « a handsome policy » à la veuve.

C’était là leur dernier coup de Bourse.


À mesure que je descendais la rue, les années fondaient entre Florence et moi. J’étais replacée dans l’époque même où je la connaissais. L’eau ruisselante menait dans la direction de sa maison que j’avais peine à retrouver. Ce qui était jadis une route bordée par les bois de la montagne, par des terrains à vendre, par le verger des Sulpiciens, avec des pommiers qui avaient l’air d’avoir été plantés à l’époque du seigneur de Maisonneuve, devenait une rue comme les autres, contre laquelle je me révoltais. Elle faisait injure à Florence par ses maisons banales de briques déjà noircies que tenaient ensemble de maigres cordons de plantes grimpantes. Elle privait Florence de son aristocratique isolement. Je soupçonnai ces maisons d’appartenir à des Juifs, enrichis des dépouilles des boursiers malchanceux de Pleasant View. Il semblait vraiment qu’une éruption eût passé sur la colline, ne laissant debout que ces prétentieuses bicoques.

La rue me parut beaucoup plus longue qu’autrefois, angoissante à regarder. Elle portait bien le même nom, mais avait changé de visage ; une autre artère la coupait en son milieu, transversalement, et cela lui faisait une affreuse balafre. Elle avait raboté la colline même. En la descendant, ma mémoire devenait un gouffre au fond duquel je ne retrouvais rien.

J’appelais le nom de Florence comme au fond d’un bois, sans pouvoir me rappeler le nom de famille sous lequel je l’avais connue. Si je ne réussissais pas à retrouver sa maison, Florence était perdue pour moi. Mon regard faisait le tour des façades d’une façon égarée, comme lorsqu’on cherche quelqu’un dans la foule.

Pendant ce temps, celle à qui il ne restait qu’une moitié de nom devenait une image de plus en plus complète. J’avais été dix ans sans songer à elle, et il y a cinq minutes encore elle n’existait pas. Mais à présent il n’y avait plus qu’elle dans mon cerveau.

Je la revoyais telle qu’elle m’était apparue pour la première fois quand, jeune fille, elle habitait la maison de son père, située de l’autre côté de la rue, une vieille demeure grise comme un bastion qui surveillait la colline. Vêtue d’une robe claire, les épaules enveloppées d’une longue écharpe de tulle, nu-tête, elle avait traversé le petit jardin du côté de la sortie des domestiques, et s’appuyait à la barrière décolorée surmontée d’un arceau où plus tard fleuriraient des roses. Pour le moment, la seule rose, c’était elle, avec sa tête aux éclatants cheveux roux et son long corps flexible. Ses yeux étaient rieurs et chauds, bruns sous les cils plus pâles. On les discernait tout d’un coup ainsi qu’on remarque, en marchant sur les feuilles mortes, des châtaignes luisantes au fond de leur bogue à demi ouverte.

Elle me parlait en se penchant un peu. On sentait qu’elle n’était là que par accident, devançant le printemps dans la rue. Elle était sortie vivement de la maison en souliers fragiles qui s’enfonçaient dans le gravier de l’allée que le soleil n’avait pas encore séché.

Sa voix était d’un registre bas et caressant où tout d’un coup la nervosité mêlait des notes presque aiguës. Elle convenait au bleu transparent de l’air, au ruissellement des filets d’eau venus des pelouses fondantes, aux troncs d’arbres qui se débarrassaient de l’humidité de l’hiver et laissaient suinter de leurs pores une sorte de laque noire et juteuse. Elle tintait contre les bourgeons des érables prêts à éclater et à envelopper la colline d’une chapelure de feuilles vertes.


Quand j’entrai pour la première fois dans le salon, je vis sur un mur un grand portrait en pied de Florence, dans la même robe claire, avec l’écharpe qu’elle portait le jour où elle m’apparut à la barrière du jardin, et quoiqu’elle ne s’appuyât à rien, il y avait dans sa pose la souplesse et la faiblesse d’une branche qui ne saurait tenir debout toute seule. À cause de sa robe et de son écharpe, j’eus l’illusion de la connaître depuis longtemps.

Je l’étudiais avec cette hâte dérobée, cette crainte d’être pris en flagrant délit de curiosité, qu’on éprouve en faisant l’examen d’un portrait quand on s’attend à voir paraître d’un moment à l’autre le modèle vivant. Je ne me doutais pas que Florence dût demeurer pour moi un portrait devant lequel on ne peut se livrer qu’à des conjectures.

Deux fois par semaine, si je m’en souviens bien, je montais les hauteurs glissantes de Pleasant View pour arriver jusqu’à Florence. Ce n’était plus une toute jeune fille. Il y avait déjà quelques années qu’elle était revenue de la « finishing school » d’Angleterre et plusieurs saisons qu’elle avait fait ses débuts dans la société de Montréal. Florence parlait moins de bals et davantage de luncheons. Comme sa mère était morte, elle tenait la maison de son père et assumait une allure de jeune femme indépendante. Elle se découvrit des goûts d’artiste, étudia le chant, la décoration intérieure, remporta un prix du Country Home Journal, posa pour un peintre qui lui avait déclaré que ses cheveux présentaient le véritable roux titien. Elle voulut aussi parfaire sa connaissance du « Parisian French » acquis à Londres. C’est pourquoi elle m’avait happée au passage, un matin de mai, et invitée, avec une grâce qui creusait sa joue d’une fossette, à aller m’entretenir avec elle.

J’arrivais, un manuel de conversation gros comme une Bible sous le bras. Mais nous ne nous en servîmes jamais. Je garde de cette époque de la vie de Florence le sentiment qu’elle se tenait penchante au bord de ses entreprises, toujours prête à verser dans un nouveau projet. Je la trouvais en train de transporter un pot de fleurs de la serre dans le salon, ou d’arranger dans de minces vases de verre les daffodils et les narcisses, les jours où elle attendait des amies pour le lunch. Ses longs doigts se confondaient avec les tiges fragiles, craquantes de sève printanière, et devenaient une autre espèce de fleurs.

Je m’assoyais sous le portrait de Florence. Elle me criait : « Wait ! » et pour être sûre de se faire entendre, répétait, comme s’il se fût agi d’un seul mot : « Wait-Attendez ! » en mettant un peu d’hésitation caressante dans la façon d’en prononcer les syllabes françaises.

Je ne me rappelle guère que nos exercices de prononciation, car c’est à cela que Florence tenait par-dessus tout. Elle pouvait rester en place un quart d’heure à prononcer le mot lit-té-ra-tu-re. Elle s’assoyait sur un pouf carré, en face de moi, et appuyé d’un côté sur une main qui reposait sur le tapis, le corps penché, avec une légère angoisse sur ses traits, répétait lentement les syllabes. L’r nous désespérait toutes deux, et la lettre u qu’elle prononçait ou avec persistance, en surveillant mon visage. Elle avait pourtant conscience de ce merveilleux et cristallin domaine du son u où elle n’arrivait pas à pénétrer. Nous n’étions pas convaincues qu’elle fût en progrès.

Je ne sais laquelle des deux dénicha le mot brouillard. Je vois encore Florence, sa longue main brune aux doigts pliants posée sur sa gorge avant de l’attaquer. Le volume sonore qu’elle lui donnait me faisait reculer un peu sur la chaise au bord de laquelle j’étais assise. Ce brouillard dégageait des visions, et nous nous trouvions toutes deux trébuchant dans un Londres fuligineux pavé de grosses maisons sombres.

Une fois le mot projeté hors de sa gorge, Florence perdait son expression d’angoisse et étourdie elle-même par l’espèce d’explosion qu’il avait provoquée, elle riait, et je riais, et cela allait jusqu’au fou rire, vite réprimé chez moi à la pensée que je gagnais bien mal mon argent.

C’est sans doute par association d’idées que le mot de brouillard la conduisit à celui de brougham[1] qu’elle voulut me faire dire, et que je prononçai d’une façon étouffée et pâle qui donnait à ce brougham l’air d’un équipage fantôme. J’avais perdu toute mon assurance et nous nous trouvâmes, Florence et moi, sur un pied d’égalité.

Parfois, elle n’était pas rentrée quand j’arrivais. Elle criait en me voyant : « Wait-Attendez ! » puis me demandait avec cette tremblante courtoisie qui lui était propre si je voulais monter avec elle dans sa chambre, pendant qu’elle se dépouillait de ses vêtements de sortie. C’était l’époque où elle prenait au dehors des leçons de chant. Une fois, elle prononça le nom de son professeur, un nom français, en me demandant si je le connaissais. Elle fut soulagée de ma réponse négative, et se tut, prétendant être occupée à enlever son manteau. Il y avait une expression hésitante dans ses yeux couleur d’automne, comme si elle eût craint d’avoir commis une indiscrétion.

Ce devait être aux approches de Noël. Des boîtes décorées de motifs de houx et de gui étaient entr’ouvertes sur les meubles ; de grandes feuilles de luxueux papier blanc dont les riches enveloppent leurs cadeaux couvraient le lit.

Florence ôtait avec des gestes las ses fourrures luisantes qui faisaient le tour de ses épaules et de son cou. Puis, pliée en deux au bord d’un fauteuil, elle tirait à pleines mains sur ses chaussures de voiture d’un air accablé, comme si cette obligation eût contenu toute la misère humaine, et laissait les vêtements qu’elle abandonnait à l’endroit où ils tombaient sur le plancher. Une lumière voilée venant d’un plafonnier d’albâtre ajoutait à l’impression de détresse. De nous deux, cette fille de millionnaire était à plaindre.


Quelques années plus tard, je montais lentement la colline de Pleasant View et jetais un regard en passant sur la maison de Florence.

Qu’était-elle devenue ? La colline commençait à changer d’aspect. En face du bastion gris qui autrefois se dressait seul au sommet, une maison neuve apparaissait, d’apparence assez banale, au milieu d’un terrain pris sur la montagne et déjà transformé en une pelouse d’une belle tenue.

Une large galerie abritée par un auvent de toile flanquait le premier étage. Une voix descendit de là, versée par l’ombre qui y régnait, la voix cuivrée et caressante que je connaissais bien, celle de Florence qui m’appelait.

Elle était étendue sur une chaise-longue, et à mon approche rejeta la couverture de voyage qui enveloppait ses genoux. Sous le gros manteau bourru qu’elle avait mis pour sa sieste en plein air, apparaissait sa robe d’un vert de printemps qui me rappela les daffodils et les narcisses au milieu desquels je la trouvais autrefois. C’était toujours Florence avec ses beaux cheveux, son corps de blood-hound russe, ses yeux roux, chauds d’accueil, où gîtait la même détresse, son sourire qui se cassait vite.

Elle était mariée maintenant et elle jouit du plaisir de m’apprendre la nouvelle. Le nom du professeur de chant me traversa la mémoire. Comme si elle m’eût devinée, Florence se hâta de me renseigner : elle avait épousé un employé de la banque de son père. Tout un roman : un Anglais d’Angleterre, à qui elle n’avait fait aucune attention pendant des années et qui à force de persévérance avait fini par la décider. Très gentil d’ailleurs. « Il demeurait en bas, disait Florence en désignant une rangée de maisons obscures au pied de la colline, et il me voyait quelquefois sortir de chez moi pour descendre en ville. »

Malgré ce nom de roman qu’elle donnait à son aventure, je n’étais pas convaincue de son enthousiasme. Je rencontrai un peu plus tard le mari. Il était bien ce qu’elle avait dit : beau, d’une beauté de gravure de modes, les traits réguliers, la bouche parfaite sur des dents brillantes, le nez un peu courbe, les moustaches aux pointes cirées, les vêtements aux plis si impeccables qu’on en avait une impression de gêne physique. Bref, une façade, et assez banale malgré sa perfection. Florence, ce roseau penchant, avait épousé plus faible qu’elle.


Je lui demandai ce qu’elle faisait là, sur sa chaise-longue, au lieu d’être dehors, sécateur en main, parmi ses plantations de rosiers. Elle murmura d’un ton évasif qu’elle ne se sentait pas bien, qu’elle souffrait d’un « nervous breakdown ». Elle ne voulut rien dire de plus, et en insistant on eût amené des larmes dans ses yeux.

Nous reprîmes nos conversations d’autrefois. Elle tentait de se raccrocher à quelque chose, d’apporter quelque persistance à ses projets. À la fin de l’été, la chaise-longue fut abandonnée. Je trouvais souvent Florence au lit, avec un air de nervosité sur son visage, sans que je pusse dire si c’était physiquement qu’elle souffrait.

Elle faisait des progrès en français, moins par l’application qu’elle y apportait que par le cheminement souterrain qu’il effectuait en elle. Elle refusait de discuter son propre cas, mais elle prenait goût à des problèmes moraux, à des situations psychologiques auxquelles, intérieurement, elle trouvait des analogies avec la sienne. Le français lui servait d’échappatoire. Ce qu’elle eût jugé indécent, « improper », de discuter, même par allusions, elle l’abordait dans une langue étrangère. Et si impur que le français demeurât sur ses lèvres quand il s’agissait de propos ordinaires, il revêtait une espèce d’élégance pour décrire un état d’âme, un conflit de sentiments. Il ressemblait alors à Florence, souple, ployant, aristocratique, avec des incidentes qui n’en finissaient plus, portées jusqu’au bout par une voix pathétique. Si je voulais l’aider à s’en tirer, elle m’interrompait : « Attendez ! » et repartait de plus belle. On voyait qu’elle avait l’habitude de ces dédales. Nous lisions ensemble Le Démon de midi que son libraire anglais avait choisi pour elle ; et entre mes visites, elle déplaçait le coupe-papier de bronze et traduisait quelques pages. Les explications qu’elle me demandait ensuite ne portaient pas sur une difficulté de texte, mais sur une obscurité de sentiments.


Elle avait conservé de la somptueuse maison de son enfance le goût des fleurs, et n’ayant plus les serres paternelles à sa disposition, elle surveillait dans sa cave des rangées d’oignons de hyacinthes dans des vases de verre qu’elle remontait plus tard à la lumière, sur le bord de la fenêtre, à l’abri des doubles-vitres.

Elle aimait aussi les feux de bois dans les cheminées, et quoique la chaleur du calorifère fût presque excessive pour sa petite maison, elle se hâtait d’allumer le feu dans le sun-parlor, là-haut, où nous attendait Le Démon de midi. La pièce était tout en vert et jaune, les couleurs favorites de Florence, celles qui mettaient le mieux en valeur sa chevelure et sa carnation.

Elle n’allait jamais jusqu’aux confidences. Je ne pouvais deviner ce qui la faisait souffrir, mais j’étais sûre qu’elle méritait d’être plainte.

Cette pitié était entre nous. Florence en avait conscience. Je crois même qu’elle lui faisait du bien et qu’elle l’acceptait tant qu’elle demeurait inexprimée et ne reposait que sur des motifs vagues. Parfois elle soupirait : « Mon pauvre mari… Il est nerveux aussi… Il ne peut pas dormir… Les affaires sont difficiles… »

Elle était la proie de toutes sortes de nostalgies, parlait longuement de ses années de pension en Angleterre. Ses souvenirs sentaient les vertes pelouses et les haies d’aubépine, les chevaux et les chiens.

Elle fut la première à m’entretenir des bois canadiens où son père et ses oncles possédaient un club de chasse où l’été elle les accompagnait parfois. C’est à travers ses récits que m’apparut d’abord la masse liquide et verdâtre, à l’aspect de gouffre, enclose de bois sombres, qu’était un lac du pays. Je l’aimais déjà passionnément par ses descriptions, et plus tard, dans la réalité, il ne présenta jamais ni cette profondeur, ni cette gamme de verts qui faisait éprouver une sorte de vertige. Je voyais Florence penchée à une fenêtre entourée de lianes, retenue à elle par ses longs cheveux et ses membres déliés, sondant du regard les eaux énigmatiques.

Aux environs de Noël, elle déploya beaucoup d’activité pour préparer un panier destiné à la housekeeper du camp, qui vivait dans cette solitude toute l’année, une femme supérieure, une lady, disait-elle, qui s’était réfugiée là pour des raisons connues d’elle seule. Chaque Noël, on lui envoyait une dinde, des mince-pies et un plum-pudding préparés à l’avance, qu’on tenait au frais dans la cave, du raisin de Californie, des pommes Macintosh. Florence travaillait depuis des semaines à un ouvrage de soie rose qu’elle appelait un « bed-jacket », à l’intention de la dame du fond des bois. Je rêvais à cette créature mystérieuse que l’hiver tenait séparée du monde. « Elle vit là absolument seule ? » demandais-je, dans mon incapacité de Française à concevoir la solitude totale. — « Toute seule. Mais il y a un métis qui vient apporter le bois tous les matins, et qui est très gentil aussi », répondait Florence.

Elle décrivait le camp où elle avait passé plusieurs Noëls, le sofa du sitting-room couvert d’une peau de buffle, où on s’allongeait devant l’énorme feu de la cheminée.

Le matin, on voyait des empreintes d’ours à la porte de la cuisine, et une fois, on avait trouvé dans le bois le corps gelé d’un Indien. La neige battue par ses raquettes montrait qu’il avait fait de grands efforts pour retrouver son chemin. La maison était à cinq minutes de là.


Une après-midi, je trouvai un traîneau de louage à la porte. Florence m’attendait, debout dans le vestibule, l’air d’un bel animal de race dans ses fourrures. Il faisait beau. Elle avait envie d’une promenade. Nous irions en dehors de la ville, et nous arrêterions en passant aux établissements d’un fleuriste au bord du fleuve. Elle voulait y acheter quelques pots d’azalées pour sa décoration de Noël et ces étranges swastikas rouge feu dont elle n’avait vu en ville que de trop maigres spécimens. Nous partîmes pleines d’espoir. Florence riait. Il y avait moins d’angoisse dans ses yeux, moins de nervosité dans ses gestes. Appuyée à la paroi du traîneau, elle remontait la couverture aux poils rudes jusqu’à son menton et on ne voyait d’elle que son visage tanné et rose, et l’éclat de ses cheveux au bord du petit tricorne de feutre. Elle aspirait l’air comme on respire un parfum.

Il y avait eu peu de neige jusque là, quoique ce fût la fin de décembre, et les routes étaient presque dénudées. Le traîneau glissait avec un bruit râpeux désagréable. À chaque cahot, Florence, au lieu de rire, faisait une grimace, fermait à demi les yeux, comme s’il lui causait un déchirement intérieur.

Quand on eut quitté l’abri des maisons, le vent se fit sentir et le soleil sembla se délayer dans l’air plus froid. Le ciel seul régnait, magnifique à voir, s’exhaussait à mesure que la campagne, devenue plus plate, prenait l’aspect d’un marécage noyé de neige où les bois n’étaient plus que des taches d’ombre. Ciel vertical, avec des montagnes perpendiculaires de nuages blancs qui laissaient entre eux des fissures d’azur bleu et des vallées d’argent où le regard voyageait avec délices.

Le visage de ma compagne s’assombrissait. Tourné maintenant du côté de l’ombre, il avait l’air en proie à une décomposition subite, creusé, avec deux rides encadrant la bouche contractée. Les yeux meurtris par le froid se cerclaient de rouge et des taches de rousseur apparaissaient sur les joues. Quand nous arrivâmes en vue des serres, elle refusa de descendre, et d’un ton de panique cria au cocher de faire volte-face.


Elle ne m’interrogeait jamais. Elle ne cherchait pas à savoir dans quelle médiocre pension je pouvais loger, comment je réussissais à arriver jusqu’au haut de Pleasant View à l’heure où elle m’attendait, les matins où les trams arrêtés par la tempête ne circulaient plus, même dans la ville basse. Je prenais quelques instants, sous le porche, avant de sonner, pour secouer la neige du col de mon manteau et laisser à mon visage le temps de redevenir d’une couleur normale.

Quand je me moquais de mes doigts gourds qui ouvraient maladroitement le livre à couverture jaune aux coins retroussés, elle me considérait un instant, se rappelait que le mercure du thermomètre placé à l’extérieur du sun-parlor était descendu au-dessous de zéro, riait nerveusement et s’écriait d’un ton émerveillé : « Ma foi ! » et personne ne disait ce mot avec autant de gentillesse, de conviction et de naïveté.

Ma personnalité n’intervenait jamais entre nous. Il y avait assez de la sienne, qui ne présentait rien de pesant, ni d’encombrant, ni de défini. Son inexistence même en faisait l’attrait. Nous ne pouvions être gênées par des confidences auxquelles Florence ne s’était point livrée, et que je n’avais jamais sollicitées. De son côté, tout était à dire, et du mien, tout à apprendre. Elle représentait un sujet. Je me demandais à chaque visite dans quel état j’allais la trouver. Je ne voyais d’elle que des apparences sous lesquelles la vraie Florence se débattait. Peut-être ne connaîtrait-elle que ces apparences. Les autres allaient jusqu’au bout de leur drame intérieur, se laissaient tuer par lui ou le tuaient. Savoir de quoi l’on souffre n’est que banalité. Celle-ci n’était que soupirs dans le vide. Elle ne saurait jamais le nom de son mal.

Elle en avait déjà montré des symptômes quand elle habitait la grande maison grise de l’autre côté de la rue, que ses yeux chaviraient sous une expression de détresse subite et qu’elle se dressait dans le jardin ensoleillé en regardant la ville dans les bas-fonds lointains, comme si soudain tout eût glissé d’elle. Ce sommet de colline condamnait au dépouillement.

J’avais dû me tromper en imaginant qu’à ces moments c’était un chant masculin qui s’élevait à son oreille, un visage d’homme qui passait devant ses yeux : Florence était condamnée à errer entre les visages et il n’y en avait pas un seul qui fût marqué pour la faire souffrir. Il n’y en avait pas un seul non plus destiné à se rapprocher du sien jusqu’à le toucher. Il y aurait toujours entre les deux le masque grimaçant de son angoisse.

Mariée à présent, elle disait : « Mon pauvre mari ! » Est-ce elle, est-ce lui qu’elle plaignait ? Personne ne pouvait le dire, pas même Florence.


Je la perdis de vue. Je ne la rencontrai qu’une fois dans la ville et fus presque surprise de la voir marcher dans la rue, au niveau des autres passants. Je ne pouvais l’imaginer qu’au sommet de la colline, débarquant de son traîneau aux somptueuses pelleteries, ou laissant son regard couleur de châtaigne d’automne tombée à terre errer sur la ville d’où elle était exclue.

Elle portait un tailleur brun de tweed anglais et des fourrures du même ton, et malgré la sobriété de sa mise, elle ne réussissait pas à avoir un aspect quelconque. Il fallait qu’on se retournât sur son passage, et le passant lancé dans la foule comme s’il y cherchait une rencontre unique, poursuivait son chemin avec le sentiment qu’il l’avait entrevue un instant sous les espèces de cette inconnue au regard pathétique dont les vêtements portaient le pli de la vague.

Elle était ce jour-là accompagnée de son mari. De voir celui-ci, l’allure désœuvrée, les mains dans les poches, aux côtés de sa femme dans la rue, comme s’il se fût trouvé à Londres ou à Paris, me causa un malaise. Que n’était-il à ses affaires ? Les business men de la cité ne se promenaient pas avec leur femme à 3 heures de l’après-midi ! Il avait, après son mariage, quitté la banque de son beau-père et ouvert à son compte un bureau d’agent de change. J’eus l’impression que Florence promenait un malade.

Elle m’annonça qu’ils allaient partir pour un voyage en Europe. Son mari confirma la nouvelle d’un sourire indifférent qui découvrit ses dents trop brillantes. Il me fit le grand salut exagéré qui lui était habituel, et le geste mécanique de son corps plié en deux révéla qu’il avait considérablement maigri.


Nous nous étions donc quittées là, au bord du trottoir, ou plutôt au bord d’un océan, il y a dix ans, et je n’avais plus entendu parler de Florence. Il avait fallu me retrouver par hasard sur la colline de Pleasant View pour que son souvenir revînt, et le besoin impérieux de la revoir. Dans les quelques minutes que je mis à descendre la rue, tous les aspects de Florence avaient défilé sous mes yeux.

Ils me conduisirent à sa maison. Je sonnai. Une jolie fille moulée dans son uniforme empesé de nansouk bleu de lin, tout pareil à celui que les servantes portaient autrefois chez Florence, vint ouvrir. Le nom que je cherchais désespérément se présenta à cet instant même pour me tirer d’embarras, et je pus demander si Mrs K. était chez elle. De la surprise passa sur son visage rose. « Mrs K. n’habite plus ici. La maison a été vendue à la mort de son mari. » Et voyant mon expression elle ajouta : « Oui, on l’a trouvé mort dans son garage. Mrs K. est allée habiter chez son père, en face. »

Je respirai. Du moment que rien n’était arrivé à Florence !

Je traversai la rue, passai sous l’arceau de la barrière, montai l’escalier de pierre de la maison grise. J’étais convaincue que Florence en personne allait venir m’ouvrir, gantée de vieux gants et sécateur en main, ou bien que je verrais son visage éclairé de surprise derrière la vitre, au-dessus des fleurs de printemps. Elle aurait une exclamation : « Ma foi ! » et un rire trébuchant, avant de savoir de quoi il s’agissait.

Le vieux butler m’informa que Mrs K. était sortie, qu’elle rentrerait pour le déjeuner. Si je voulais l’attendre…

La fièvre qui me brûlait tout à l’heure à la pensée de Florence se refroidissait. Le lien entre elle et moi se rompait. Je sentis qu’elle ne serait jamais aussi vivante que durant le temps où j’accourais à elle en descendant la rue, portée par l’allégresse de l’eau délivrée.

Il m’eût fallu la revoir tout de suite, me rattacher à elle par le fil cuivré de sa voix, ne pas lui laisser le temps de se reprendre, et que surgît dans son regard une flamme d’intérêt vite consumée, vite refroidie, noyée sous les anciennes défaillances.

J’étais sûre qu’à la faveur de la surprise j’eusse retrouvé la Florence d’autrefois, exactement au point où je l’avais quittée. Mais attendre, la voir entrer préoccupée de son excursion de la matinée, diminuée, tirée en arrière par le poids de la ville, me fit peur.

Ce n’était pas la mort de son mari qui nous séparait, qui la ternissait brusquement, mais l’idée de ce temps à attendre pendant lequel elle allait se décolorer, de cet intervalle qui s’écoulerait entre le moment où ma présence lui serait annoncée — elle monterait d’abord se déshabiller dans sa chambre de jeune fille au second étage, se pencher vers le miroir ovale de la coiffeuse, se poudrer — et celui où elle paraîtrait dans le salon avec un pauvre sourire arrangé.

Je savais que Florence vieillirait de dix années dans ces quelques minutes.


Je m’en allai sans laisser mon nom.

  1. Sorte de fiacre de Londres.