Visages de la vie et de la mort/La malade

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Édition Privée (p. 164-172).


LA MALADE


À Louis Joseph Doucet


UNE semaine environ avant Noël, Caroline Bardas qui dépérissait depuis quelque temps devint gravement malade et dut prendre le lit. Alors le fermier Anthime Bardas, son mari qui, toute sa vie, avait cultivé des terres à moitié, alla chercher pour la soigner sa fille Zéphirine en service chez M. Lauzon, rentier au village. Mme  Lauzon fut très mécontente et ne cacha pas sa façon de penser à la bonne.

— En voilà des manières d’agir. Tu me laisses comme ça toute seule dans le temps des fêtes alors que la visite va venir et qu’il va falloir faire à manger. C’est quand j’ai le plus d’ouvrage que tu pars.

— Ben, madame, j’choisis pas mon temps. Ça arrive comme ça. C’est pas ane vacance.

— Dans tous les cas, reste pas trop longtemps absente. J’ai besoin de toi, déclara Mme  Lauzon.

Cela signifiait : Qu’elle meure au plus tôt ta bonne femme de mère.

Zéphirine monta dans le berlot avec son père et s’en alla dans le rang de la Blouse pour soigner la malade et tenir la maison.

La fille trouva sa mère bien changée et bien faible. C’est vrai qu’elle avait soixante et un ans et qu’elle avait mangé bien de la misère. Oui de la misère plutôt que du poulet, disait-elle parfois.

La vieille empirait chaque jour.

— On peut pas la laisser mourir sans voir le docteur, déclara le fermier Bardas le lendemain de Noël en constatant que sa femme perdue au fond du lit prenait déjà l’apparence d’un cadavre.

Et il s’en fut quérir le médecin.

Le docteur Casimir, gros et court, les cheveux grisonnants, examina un moment la malade. Sa figure prit une expression de découragement. C’était toujours comme cela. On l’appelait au dernier moment, quand il était trop tard, quand il n’y avait plus rien à faire.

— Elle est finie, elle n’en a pas pour deux jours, déclara-t-il en sortant. Néanmoins et parce qu’il ne faut jamais désespérer, il fit prendre à la moribonde une cuillerée d’un remède qu’il avait apporté, laissa la fiole sur la commode et recommanda d’en donner une dose à la malade à toutes les trois heures.

— Le docteur dit qu’elle est finie, fit Zéphirine à son père. Moé, j’peux pas tout faire. Faudrait que Délima vienne m’aider.

Alors, le fermier Bardas partit au village chercher son autre fille, bonne à la taverne Mailloux. Là, ce fut une autre histoire.

— Ça a pas de bon sens de venir m’ôter ma fille engagère quand j’en ai le plus besoin, déclara le patron, ancien policier qui avait acheté un débit de bière. C’est dans l’temps des fêtes qu’on fait not argent, mais faut donner du service. Pis, c’est-il pour longtemps qu’tu pars ? demanda-t-il à la bonne.

— Ben certain qu’c’est pas pour longtemps. L’docteur dit qu’alle en a pas pour deux jours.

— Puisqu’i faut, vas-y, concéda le patron.

En route, Délima se demandait si elle trouverait sa mère vivante. Si elle était morte, elle pourrait alors retourner pour le Jour de l’An à la taverne où elle se ferait bien un beau cinq piastres avec les pourboires des clients. Comme ça, ce serait pas trop mal.

Toutefois, la vieille Caroline respirait encore. Maigre, jaune, ridée, édentée, elle était une loque humaine dans son vieux lit à couvre-pieds d’indienne formé de multiples petits morceaux multicolores. La mère était encore en vie, mais elle ne parut pas reconnaître sa fille.

— Ben vrai, ça s’ra pas long, déclara celle-ci. J’cré ben qu’à s’ra pas vivante demain matin.

Alors, elle monta au grenier le gramophone qui était dans la salle à manger afin de commencer à préparer la maison pour les funérailles qui ne sauraient tarder.

— Dis donc, Zéphirine, j’cré ben qu’mouman n’a pas ane robe propre, remarqua Délima, alors que les deux sœurs lavaient et essuyaient la vaisselle après le dîner.

— Non, a n’a pas. Ça fait cinq ans au moins qu’alle s’est pas mis un morceau neuf sur le dos.

— Ben va falloir lui en trouver ane pour l’ensevelir. À peut pas s’en aller avec sa vieille jupe toute en guenilles. Pis, on peut pas en emprunter, hein ? Alors, moé pis toé on va mettre ane piasse chacune, pis Paul et Ti Fred donneront eux aussi ane piasse. Ça f’ra quate piasses. Avec ça, on pourra lui avoir ane robe passable.

Justement, Paul et Ti Fred qui travaillaient au village vinrent le soir voir leur mère qu’on leur avait dit être à la dernière extrémité.

Délima parla de la robe.

— Ben, moé, j’ai pas d’piasse à donner, déclara Paul. J’en ai pas assez pour moé. Faut rien me d’mander.

— Moé, j’passe aussi, proclama Ti Fred qui d’ordinaire occupait ses soirées à jouer aux cartes dans l’arrière boutique du barbier.

— Comme ça, c’est les deux filles qui vont être obligées d’habiller leur mère ? demanda Délima furieuse.

— T’es pas obligée d’habiller personne à part de toé, riposta Paul.

Et la discussion finit là.

Dans la soirée, Zéphirine pensa aux remèdes donnés par le médecin.

Elle versa une cuillerée du contenu de la fiole et s’approchant de sa mère tenta de lui faire avaler la drogue. Le liquide brunâtre teignit la lèvre inférieure et dégoulina sur le menton. Puis, la vieille pencha un peu la tête de côté et, avec une grimace, bava sur le couvre-pieds le peu de liquide qu’elle avait dans la bouche.

— Alle en veut pas de r’mèdes, dit-elle à sa sœur. D’abord, puisqu’elle est pour mourir, alle mourra ben sans r’mèdes.

— Ben certain, affirma Délima. Pis, puisque ces sans cœur de Paul et de Ti Fred veulent pas payer pour la robe, faudra l’acheter quand même et sans attendre. Demain matin après le déjeuner, j’irai en acheter ane au village. On la paiera à nous deux.

— Faut ben, conclut à regret sa sœur.

Le lendemain, comme le fermier Bardas finissait de prendre son thé, Délima l’interpella :

— Écoute son père, tu vas atteler et on va aller au village chercher ane robe pour ensevelir mouman.

Une heure plus tard, le père et la fille partaient en berlot.

Pendant leur absence, l’on frappa à la porte. C’était le médecin qui, étant allé voir un autre malade, arrêtait en passant.

— La vieille n’est pas encore morte ? interrogea-t-il en entrant.

— Non, mais ça ne tardera pas, répondit Zéphirine.

Le docteur Casimir déposa sur une chaise sa sacoche en cuir noir, son bonnet en loutre et son capot de chat sauvage, puis pénétra dans la chambre de la mère Bardas. Toujours la même vieille figure, maigre, brune, ridée et édentée sur l’oreiller sale.

— Tu lui as fait prendre ses remèdes comme je te l’avais dit ? demanda-t-il à la fille qui l’avait suivi auprès du lit.

— Alle veut pas en prendre. Alle les crache sur le couvre-pieds, répondit Zéphirine.

L’air sévère, fâché, le médecin la regarda en face.

— Écoute, ma fille, il ne s’agit pas de savoir si elle veut ou ne veut pas en prendre. C’est pas une farce ; c’est sérieux. C’est la vie de ta mère qui est en jeu. Vous venez me chercher pour un malade. Je prescris des remèdes et vous ne prenez pas la peine de les administrer. Dans ce cas-là, c’est pas la peine de me déranger. Vas me chercher mon sac sur la chaise.

Puis, prenant la main de la vieille, il lui tâta le pouls. Ensuite, penché sur la malade, il l’ausculta, écoutant le faible battement de son cœur.

Zéphirine revenait avec la sacoche. Il l’ouvrit, prit un étui noir dont il tira une longue aiguille. Relevant la manche de la « jaquette » de la malade, il mit à nu un bras décharné, à la peau flasque, flétrie. Alors, le docteur Casimir enfonça son aiguille dans cet épiderme cadavérique. Il essuya ensuite la pointe d’acier, la remit dans son étui, repassa dans la cuisine, alluma sa pipe d’écume de mer et se mit à fumer en silence.

— Et ton père, où est-il ? demanda-t-il après un certain temps.

— Au village.

— Passe-moi les remèdes que j’ai laissés, fit-il à la fille. Il en versa une cuillerée qu’il fit ingurgiter à la malade qui le regarda un moment de ses yeux sans expression et se mit à grogner des paroles inintelligibles.

— Tu vois, l’injection que je lui ai faite tout à l’heure, l’a secouée un peu. Elle avait l’air d’une morte quand je suis arrivé. Maintenant, fais lui prendre ses remèdes toutes les trois heures, comme je te l’avais dit. Comme ça, si elle meurt, ce ne sera pas de ta faute.

Et le docteur Casimir remit son manteau de chat sauvage, son casque de loutre et sortit.

Deux heures plus tard, Délima et son père revenaient du village.

— Bon, j’ai acheté ane robe noire et des souliers, annonça la fille en ouvrant une longue boite. J’ai payé trois piasses pour la robe dit-elle en dépliant le vêtement qu’elle tint un moment devant elle les bras tendus, pour le faire voir à sa sœur. Les souliers coûtent ane piasse et quart.

— Ensevelie comme ça, mouman pourra partir sans nous faire honte. Ça n’empêche pas que j’aurais mieux aimé m’acheter un chapeau. J’en ai vu des beaux chez Robillard. Pis, tu sais, moé j’voudrais ben retourner à ma place pour le Jour de l’An.

— Oui, rétorqua Zéphirine, et moé, j’pense qu’avec cet argent-là j’aurais pu me payer deux belles paires de bas de soie.

Elles allèrent voir la vieille. À leur entrée dans la chambre, la mère tourna péniblement la tête de leur côté.

— On dirait qu’elle prend du mieux, remarqua Délima.

— Le docteur est v’nu cet avant-midi, pis il lui a fait ane piqûre au bras. Ça l’a réveillée. Je crois qu’il est temps de lui faire prendre ses remèdes.

Ce disant, Zéphirine versa une dose de la drogue et la fit avaler à la malade.

La journée se passa.

Le soir, Paul et Ti Fred arrivèrent à la maison à moitié ivres. Le fermier Bardas leur fit une verte semonce, mais les fils avaient la couenne dure.

— C’est l’temps des fêtes, hein ? déclara Ti Fred. On peut pas refuser un coup quand on nous fait des politesses.

— Mais quand la mère se meurt, c’est pas le temps de fêter, fit Bardas sévère.

— C’est pas ça qui la f’ra mourir. Pis on fêtera jamais plus jeune, son père, riposta Paul.

La limite de deux jours prédite par le docteur Casimir était maintenant passée et la mère Caroline n’était pas encore morte. Le lendemain, elle prit encore ses remèdes. Même, elle reconnut son mari et ses filles. Trois autres longues journées s’écoulèrent sans changement, sans évènement. Délima était d’une humeur massacrante et, lorsqu’elle essuyait les assiettes après les repas, il lui arrivait d’en laisser tomber une sur le plancher. Cela la soulageait. Non, mais, ça durait-il longtemps cette maladie-là ? Son père s’était bien pressé d’aller la chercher à la taverne.

Puis ce fut le premier janvier. Malgré les dires du médecin, la malade entrait dans une nouvelle année.

Le docteur Casimir venait chaque après-midi.

— Une autre injection, ça va la stimuler, dit-il, lors de sa visite du Jour de l’An.

Ces piqûres et les remèdes accomplissaient des miracles. La vieille parlait maintenant, elle respirait facilement, son cœur accomplissait sa fonction sans trop d’efforts et elle reposait paisiblement dans son vieux lit recouvert d’un couvre-pieds multicolore.

— Demain midi, ordonna le docteur Casimir, vous lui ferez prendre un bon bouillon. Vous tuerez une poule et vous ferez une soupe au riz. Je viendrai la voir manger.

Le fermier Bardas tordit le cou à une poule et Zéphirine prépara le bouillon. À l’heure annoncée, le docteur Casimir était à la maison.

— Maintenant, fais la manger, dit-il.

Il souleva lui-même la tête de la vieille Caroline, prit l’oreiller du père Bardas et le plaça sous les épaules de sa patiente. Alors, Zéphirine prenant la soupe dans un bol se mit à la faire avaler par lentes cuillerées à la malade. La jeune accomplissait le geste que la mère avait si souvent fait autrefois alors que la fille était une enfant.

— C’est assez pour aujourd’hui, mais tu lui en donneras encore demain. C’est mon idée que la mère est sauvée. Tout ce qu’elle a besoin maintenant pour se remettre, c’est beaucoup de bons soins. Vous verrez qu’elle vivra encore dix ans, ajouta-t-il du ton d’un homme satisfait de son travail.

Et joyeux, souriant, le médecin sortit de la maison.

Dans la cuisine, Zéphirine et Délima debout en face l’une de l’autre se regardèrent avec une expression consternée. Ainsi la mère en réchappait. Alors, du travail et de la dépense pour rien. Quand elle était si près de mourir, pourquoi n’était-elle pas partie ? Une robe neuve et des souliers pour la vieille quand les filles se privaient de tout.

— C’est ben sacrant, on va gaspiller not temps à la soigner. Alle nous fait perdre de l’argent à toutes les deux et alle nous donne de la misère plus qu’on en voudrait, fit Zéphirine.

— Oui, on perd nos gages, pis nos cadeaux du Jour de l’An et tout ça pour avoir la mére sur les bras pendant dix ans encore, ajouta Délima, d’un ton de reproches.

— Ben ça, c’est la faute du docteur, affirma Zéphirine, fielleuse.

— Oui, c’est vrai, reconnut Délima. Ben, le maudit, on va l’faire attendre avant de le payer !