Visages de la vie et de la mort/Le portrait

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Édition Privée (p. 148-163).


LE PORTRAIT



BEN non, mes filles ne feront pas comme moi. Elles ne prendront pas un quêteux. Elles marieront des hommes de profession.

Et Mme  Thomasson, grosse femme grisonnante, empâtée, vêtue d’une vieille jupe, d’un corsage usé et déchiré sous les bras, et d’un tablier carreauté, contemplait d’un air las, découragé, une énorme pile d’assiettes sales dans sa cuisine sombre. Faire de la mangeaille, laver de la vaisselle, balayer des chambres, servir des étrangers, voilà quel avait été son lot depuis vingt ans.

Elle avait un mari. Horloger. Il réparait des montres, des pendules, des cadrans, lorsqu’on lui en apportait. Il ne faisait pas fortune. Il était si démoralisé le pauvre homme que lorsqu’on le payait pour un petit travail, il se hâtait d’aller dépenser la somme à boire. Alors, comme il fallait vivre quand même, Mme  Thomasson avait ouvert une pension. Elle avait loué un immeuble à trois étages qu’elle avait meublé comme elle avait pu, achetant des lits, des commodes, des miroirs d’occasion chez les regrattiers juifs ou dans les salles de ventes à l’encan. Elle avait comme pensionnaires des employés des tramways, des gens de métiers, des ouvriers, des étudiants qui payaient un prix minime et pas toujours régulièrement.

Alors, elle avait des heures de découragement. Fatiguée de sa vie laborieuse, dure, précaire, Mme  Thomasson s’arrêtait un moment au milieu de sa tâche incessante et soupirait longuement :

— Non, mes filles ne feront pas comme moi. Elles ne prendront pas un quêteux. Elles marieront des hommes de profession.

Elle voulait pour ses filles une revanche de sa vie à elle, de son destin si misérable.

Lorsqu’elle balayait les chambres pauvres, laides, aux murs couverts de papier peint défraîchi, décollé par endroits, qu’elle regardait les vieux tapis usés jusqu’à la corde, lorsqu’elle vidait les cuvettes d’eau sale, elle s’exclamait :

— Ah non ! non ! mes filles ne feront pas comme moi Elles n’auront pas de misère toute leur vie. Elles marieront des hommes de profession.

Pour elle, cela signifiait, vivre dans une belle maison, avoir de jolis meubles neufs, s’acheter des robes à la mode, porter l’hiver un manteau de fourrure, aller passer l’été en campagne, sortir avec un mari bien mis dont vous êtes fier et que les gens considèrent. Être dame, enfin. N’être pas tout le temps enfermée à la maison à essuyer de vieux chiffonniers, à faire des lits aux draps mûrs, qu’il faut manier délicatement pour que les doigts ne vous passent pas à travers, à faire cuire des soupes aux choux pour des pensionnaires qui ont toujours un air désappointé, déçu, lorsqu’ils se mettent à table. Et jamais, jamais ne pouvoir faire la grasse matinée, ne jamais dormir une fois à son saoul, mais se faire éveiller chaque jour par la sonnerie du réveille-matin qui vous dit :

— Allons, lève-toi, sors de ton lit, reprends ta tâche !

Ah ! oui, se lever lorsqu’il fait encore noir, lorsqu’il fait froid, mettre du charbon dans la fournaise, allumer le poêle de cuisine et préparer des déjeuners, c’était loin d’être drôle.

Et cela toute l’année. Travailler sept jours par semaine et avoir pour toilette une vieille jupe, un corsage déchiré sous les bras, brûlé par la sueur, et un tablier carreauté, c’est pas une vie. Et toujours penser au compte de l’épicier, et payer tout l’été, par petites sommes, le charbon que l’on a brûlé pendant l’hiver. Quelle existence pénible et ennuyante ! Ah non ! ses filles ne feraient pas comme elle. Elles marieraient des hommes de profession.

Elle en avait quatre filles : Zéphirine, Clarinda et Adèle, trois belles blondes, grandes, mais étoffées, pleines de santé, et Yvette, brune, petite maigrelette, sans aucun charme.

L’aînée, Zéphirine, avait vingt ans.

La mère aurait voulu marier ses filles avec des hommes de profession, leur faire une vie large, facile, une existence qui leur eût fait oublier la triste pension de leur mère. Mais on ne met pas sur la porte une enseigne : Filles à marier avec des hommes de profession, comme on cloue un écriteau : Chambres et pension.

Et les hommes de profession n’accouraient pas pour épouser les filles de Mme Thomasson.

Puis, Zéphirine n’était pas d’humeur à attendre un avocat ou un architecte. Et imprudemment, elle se fit faire un petit par le conducteur de tramways qui occupait la chambre de droite, en avant, au deuxième, à moins que ce ne fût par le peintre en bâtiments logé au troisième. Le résultat fut le même. Ce fut un rude coup pour la mère. C’en était une qui aurait de la misère maintenant à marier un homme de profession. La fille alla faire ses couches dans une maison spéciale. On disait aux pensionnaires qu’elle était allée soigner une de ses tantes malades. Heureusement pour elle, son petit mourut. Un mois après son retour à la pension, elle acceptait l’offre d’un logeur de sa mère d’aller vivre en chambre avec lui. Elle partit.

Mauvais commencement pour les ambitions de Mme  Thomasson.

La mère n’avait plus que trois filles avec elle.

M. Omer Bézières, l’un des pensionnaires qui étudiait pour être notaire paraissait trouver Clarinda fort de son goût. Il lui tournait constamment des compliments. C’était toutefois les seuls cadeaux qu’il lui faisait, car il n’était pas prodigue, bien que son père, un vieux contracteur, de Québec fut assez riche et ne le laissât manquer de rien. Mme  Thomasson avait l’œil ouvert. Elle ne voulait pas que Clarinda eût le sort de sa fille aînée. Au temps prévu, M. Bézières fut fait notaire. Mme  Thomasson avait maintenant des espérances pour sa fille. M. Bézières se loua un bureau, mais il continua de manger et de demeurer chez elle. Mme  Thomasson le soignait particulièrement car elle croyait bien qu’il se déciderait à épouser Clarinda qui ne le regardait pas d’un mauvais œil. Celle-ci toutefois, était surtout fatiguée de rester dans une vieille maison, de balayer de vieux tapis usés, d’épousseter de vieux meubles laids et communs, de coucher avec sa sœur dans un vieux lit où il n’y avait jamais que des draps déchirés et des couvertures si minces, si élimées, que l’on grelottait toute la nuit l’hiver, et aussi, de toujours manger les restants de plats, les fonds de chaudrons, après que les pensionnaires avaient été servis. Elle aurait accepté M. Bézières avec plaisir, mais le jeune notaire était un homme sérieux, pratique, réfléchi. Certes, il avait de l’inclination pour la fille de Mme  Thomasson, mais il connaissait aussi toute l’importance de l’argent dans la vie et il épousa une jeune fille maigre, sèche et noire, mais qui lui apportait quinze mille piastres, ce qui est une belle entrée en ménage.

Mme  Thomasson fut désappointée.

À peu près à l’époque du mariage de M. Bézières, un étudiant en médecine, Paul Demesse, vint loger à la pension Thomasson. Son père était médecin dans une petite campagne. Tout de suite, Mme  Thomasson jeta son dévolu sur lui pour sa seconde fille. Elle avait manqué M. Bézières, mais elle comptait sur le nouveau venu. C’était un garçon de talent, avec des ambitions. Non seulement il voulait se faire médecin, mais il songeait aussi à se lancer plus tard dans la politique. Il appartenait à plusieurs clubs de jeunes gens où il s’exerçait à l’éloquence, se préparant pour les luttes futures. Mme  Thomasson l’admirait fort et elle était maintenant contente que le notaire Bézières eût épousé une autre que sa fille. Clarinda partageait l’engouement de sa mère pour M. Demesse. Et celui-ci ne fut pas longtemps sans être charmé, conquis par la beauté de Clarinda. Au jour de l’an, il l’amena dans sa famille, afin de la présenter à ses parents. Tout le monde la trouva charmante. On regrettait cependant qu’elle n’eût pas le sou, mais on ne peut pas tout avoir. On aurait aimé pour le fils une femme qui eût apporté de l’argent. Mais, disait le futur médecin, une femme comme elle peut aider beaucoup au succès d’un homme. Elle lui conquiert les bonnes volontés. Un mot, un sourire, peuvent lui apporter le concours des puissants. Un homme qui veut se lancer dans la politique et qui a une belle femme a de superbes chances de succès. Souvent dans ce cas, la beauté vaut mieux que l’argent. Cela paraissait plausible et plein de bon sens.

Dans le train, en revenant de voyage, les deux jeunes gens se fiancèrent. L’étudiant se marierait dès qu’il serait reçu médecin.

Dix mois plus tard, Mme  Thomasson eût la satisfaction de voir l’une de ses filles épouser un homme de profession. Clarinda devenait la femme du Dr  Demesse.

Et franchement, c’était un beau couple. Lui brun, elle blonde, tous deux minces, élégants, de la même taille. Une jolie fille et un joli garçon. Ils s’installèrent dans une gentille maison, dans un quartier fashionable.

* * *

Évidemment, au début, ils ne nageaient pas dans l’argent, mais ils vivaient bien, en faisant quelques dettes.

Un soir, ils étaient allés au Parc Sohmer et la jeune femme avait joué à la roulette et avait gagné. Maintenant, elle y retournait seule plusieurs fois par semaine et elle revenait toujours avec cinq, six, huit piastres qu’elle prétendait avoir gagnées à la roue de fortune.

— Je suis très chanceuse, je gagne toujours, disait-elle. Lorsqu’on me voit arriver, les curieux forment un groupe autour de moi.

Le Dr  Demesse s’était intitulé spécialiste des maladies des yeux, du nez et de la gorge. Il eut quelques clients puis la chance se mit de son côté et les patients affluèrent. Il eut la vogue et la mode. Au bout d’un an et demi, l’on faisait antichambre dans son salon d’attente. Sa femme, très élégante, traversait la pièce pleine de clients et frappait à la porte de son bureau. C’était convenu. Pour qu’on dise : c’est la femme du docteur. Pour que les visiteurs soient agréablement impressionnés. Ils l’étaient. L’un d’eux, musicien, violoncelliste de renom, le fut fortement. Il se fit inviter à la maison et bientôt, lorsqu’elle sortait le soir, la femme du docteur était toujours flanquée de son mari et du musicien. Tous les trois, l’on s’entendait très bien.

L’argent entrait dans la maison. Plus qu’on aurait jamais pu espérer. Mme  Demesse portait d’élégantes toilettes. Souvent, le soir, elle allait au théâtre avec son mari. Et l’on mangeait bien aussi. Souvent l’on invitait des amis et pour leur faire honneur l’on servait des huîtres, de la volaille, du gibier, des primeurs et aussi de bonnes bouteilles de vin qui pétillait dans les verres et mettait tout le monde de joyeuse humeur.

Mme  Demesse paraissait avoir oublié ses parents. Elle n’invitait presque jamais ni sa mère ni ses sœurs. Elle en avait assez de cette triste pension. Elle ne voulait plus y penser. Ce fut à peine si, au milieu de sa nouvelle existence faite de confort, de plaisir et de luxe, elle eut connaissance du mariage de sa sœur Adèle avec un ouvrier plombier. La mère Thomasson était un peu désenchantée. Certes, sa fille Clarinda était bien mariée, mais ce beau mariage semblait l’avoir éloignée de sa famille qu’elle ne trouvait jamais le temps de visiter. Par suite, la vieille mère avait moins d’ambition maintenant et elle avait accepté sans regret le mariage d’Adèle avec un simple ouvrier.

Puis, au bout de quatre ans de mariage, Mme  Demesse eut une fille. Elle l’appela Laurette.

Les clients continuaient d’affluer. Les élections approchaient. Le Dr  Demesse qui pensait toujours à la politique songea à réaliser une ambition qu’il avait eue pendant des années : se faire élire député. Il alla voir des amis et des hommes publics en vue. Et ils vinrent le voir à leur tour. Il les reçut à sa table et Mme  Demesse se montra charmante pour eux. Il y eut des assemblées publiques. Le docteur faisait des discours et il était fort applaudi. On recevait beaucoup de monde à la maison. Mme  Demesse se montrait très aimable. Le candidat adversaire était un avocat qui avait de sales histoires à son actif. L’on raconta les histoires. Les électeurs ne furent pas édifiés et le Dr  Demesse fut élu par une forte majorité. Ce fut un beau jour pour le docteur et sa femme. Ils étaient très enthousiastes, très glorieux.

— Écoute, ma belle, dit le nouveau député le soir à sa femme, au moment de se coucher, aussitôt que la session sera terminée, nous irons faire un voyage en Europe.

Elle se sentit très heureuse. C’était là une chose à laquelle elle n’osait même jamais penser autrefois. Ah, la vie était belle depuis qu’elle était sortie de la pension de sa mère !

Les séances du parlement se prolongèrent pendant quatre mois. Ce fut une attente délicieuse pour Mme  Demesse. Le docteur eut l’occasion de prononcer deux éloquents discours que les journaux reproduisirent en les commentant de chaleureux éloges. Pendant ce temps, sa femme pensait au voyage. Le problème était la petite Laurette qui avait maintenant deux ans. Un moment, Mme  Demesse avait songé à la confier à sa mère pour la durée du voyage, mais après réflexion, elle avait reconnu que la chose était impraticable. Sa mère ne pouvait s’occuper de l’enfant et de sa pension. Elle était trop accaparée. Restait sa sœur Adèle. Elle l’avait négligée, mais elle ne pouvait s’adresser à personne autre. Pendant des jours elle rumina la chose, puis un matin, elle se décida à l’aller voir. Elle lui apportait deux robes un peu défraîchies mais qui pouvaient encore servir. Tout de même, elle était un peu gênée. L’autre habitait un modeste logis dans un quartier ouvrier. Mme  Demesse trouvait cela pénible. Elle songeait à sa vie de luxe, au voyage qu’elle allait faire. Elle éprouvait un certain embarras à demander à sa sœur de se charger de l’enfant. C’était au commencement de l’été. Lorsqu’elle arriva, elle trouva Adèle en robe d’indienne, sans manches, balayant le trottoir en face de son logis, un rez-de-chaussée dans une vieille maison en brique, à trois étages. D’autres femmes, des voisines, maniaient aussi le balai avec vigueur et soulevaient des nuages de poussière. Des enfants jouaient bruyamment dans la rue. Des fenêtres ouvertes s’échappaient des musiques de phonographes. Mme  Demesse se sentait tout attristée. Et le fait d’avoir à demander à sa sœur de prendre soin de la petite Laurette lui gâtait son voyage. Tout de même, elle formula sa demande. D’ailleurs, elle dédommagerait sa sœur, elle lui paierait ce que ça valait. C’était un service qu’elle lui demandait, mais un service qui serait reconnu. Adèle accepta sans enthousiasme. Mme  Demesse avait maintenant hâte de s’en aller, de retourner chez elle. Elle se força cependant à prolonger sa visite et elle accepta même de diner avec sa sœur.

Le lendemain, elle lui amenait la petite.

Enfin, l’on s’embarqua pour l’Europe. Durant la traversée, tout le monde n’eut que des prévenances, des compliments, des sourires, pour cette belle femme. À Paris, avec son mari elle fréquenta les théâtres, les cafés, les cabarets, elle rencontra les artistes canadiens qui étudiaient là-bas. L’un d’eux lui déclara qu’à son retour au pays, il ferait son portrait. C’était un garçon plein de talent, un travailleur qui voulait faire sa marque.

Après Paris, l’on visita la Suisse, la Belgique et l’Italie : Gènes, Rome, Naples, Florence, Venise. C’était une révélation, un continuel enchantement. L’on était parti pour deux mois. Le voyage en dura quatre. Puisqu’on était rendu, aussi bien voir le plus possible. À Paris, avant de se rembarquer, Mme  Demesse trouva une lettre qui l’attendait. Elle lui annonçait la mort de son père. Ce fut comme si on lui eût écrit : la grosse soupière bleue est cassée, ou, il a fait bien chaud cet été. Simplement l’énoncé d’un fait. Le père était un peu moins qu’un étranger.

L’on revint à Montréal.

Mme  Demesse courut chez sa sœur chercher son enfant. La petite ne la reconnaissait pas. Puis, l’on était resté si longtemps là-bas, l’on avait tant dépensé que Mme  Demesse ne put faire à sa sœur qu’un cadeau insignifiant pour avoir gardé sa fillette pendant quatre mois. Adèle jeta dédaigneusement sur le buffet les quelques billets de banque que sa sœur lui donnait

C’était un paiement dérisoire.

La vie recommença.

Le peintre rencontré à Paris ne tarda pas lui aussi à revenir. Il pensait toujours à la jolie femme blonde et au portrait qu’il projetait de faire. Tout d’abord, il déclara qu’il ne voulait pas d’une toilette qui changerait de mode. Il drapa son modèle dans un soyeux tissu rose qui moulait ses formes harmonieuses. Sous le titre de Femme en rose, le portrait figura à l’exposition annuelle et fut fort remarqué. C’était une belle œuvre d’art, vivante, distinguée et très agréable à voir. Dans un élégant cadre doré le portrait faisait un grand effet dans le salon du Dr  Demesse. Tous les visiteurs l’admiraient fort. À quelques pas de là, était un large divan où l’on rendait hommage au modèle. Pendant six mois, le peintre fut fort assidu à la maison. Il sortait très souvent avec le mari et sa femme…

Le docteur était partagé entre ses malades et ses occupations de député.

L’on faisait joyeuse vie.

Mais le malheur s’abattit sur la maison. La petite Laurette mourut subitement, emportée en quelques jours par la diphtérie. La mère versa beaucoup de larmes. Longtemps elle fut inconsolable.

Puis Zéphirine, l’aînée de la famille qui, depuis quelques années vivait avec un électricien l’abandonna pour un aventurier qui l’amena à Chicago.

Il y eut de nouvelles élections et le docteur fut réélu député pour un second terme. L’on fit un autre voyage en Europe. À certains moments, Mme  Demesse pensait à la triste pension où sa jeunesse s’était écoulée. Elle évoquait la vision de sa mère vêtue d’une vieille jupe, d’une blouse usée et déchirée sous les bras, et d’un tablier carreauté. Grise, lourde, vieillie, elle se la représentait allant et venant dans sa cuisine, avec des souliers fendus sur les côtés, aux talons usés. Elle la voyait lavant des piles d’assiettes graisseuses, faisant cuire des soupes et des têtes en fromage pour des pensionnaires qui tiraillaient toujours pour le paiement. Ces pensées étaient pénibles pour Mme  Demesse et elle aurait voulu les chasser, mais elles l’assiégeaient à certaines heures. Elle pensait aussi à Zéphirine partie à Chicago, à Adèle mariée à un pauvre petit plombier et qui menait une existence bien terne. Alors, assise à la terrasse d’un café à Paris, avec le flot des passants qui coulait devant elle, ou le soir, dans un cabaret avec son mari, elle tâchait de prendre de la vie toute la gaieté possible.

Et l’on revint à Montréal. Bientôt, un juge devint le familier de la maison. À la fin de l’après-midi ou le soir, on le rencontrait se promenant avec le Dr  Demesse et sa femme. Trois bons amis.

Et pendant ces jours, Yvette, la plus jeune des quatre sœurs, cette maigrelette sans aucun charme, n’ayant rien pour plaire aux hommes, avait enjôlé l’un des pensionnaires de sa mère, un sténographe, doué d’une jolie figure, mais tuberculeux. Il l’avait épousée et s’était ensuite consumé en quelques mois. Il l’avait laissée veuve en lui léguant une dizaine de mille piastres. Aussitôt, elle avait rencontré de braves gens qui lui avaient trouvé d’excellents placements pour son argent. Elle en avait mis une partie dans des actions de mine d’or et la balance dans des terrains pour la construction. Elle avait tout perdu.

Puis la mère Thomasson mourut. Le carillon du cadran ne l’éveillerait plus, la voix métallique ne la ferait plus péniblement sortir du lit le matin alors qu’il ne fait pas encore jour pour allumer son poêle et préparer des déjeuners. Elle avait fini de cuisiner, de faire de la mangeaille, de laver de la vaisselle sale, de nettoyer des chambres. Elle allait enfin se reposer. Pour longtemps. Dans la paix du cercueil, vêtue d’une robe noire neuve. Zéphirine vint de Chicago pour les funérailles. Elle avait les mains couvertes de diamants et sa sacoche était remplie de billets de banque. Son homme à ce qu’elle laissait entendre brassait l’argent à la pelle. Elle ne disait pas ce qu’il faisait. Ses sœurs imaginaient qu’il était bootlegger ou trafiquant de drogues. Mais elle vivait richement. Elle repartit.

D’autres années passèrent.

Le Dr  Demesse fut défait aux nouvelles élections. Il dut rentrer dans la vie privée. Il tenta alors de se faire nommer professeur à l’université, mais ne put réussir. Il avait l’ouie dure. Il se donna entièrement à sa profession, mais ce n’était plus comme autrefois. Ses longues absences comme député, ses voyages en Europe, avaient forcé les malades à recourir à d’autres médecins. La vogue allait à des praticiens plus jeunes, qui suivaient leur affaire de près. L’on vivait toujours largement, mais l’on ne donnait plus que des acomptes sur les notes des fournisseurs. Alors, Mme  Demesse dut porter longtemps les mêmes robes et les mêmes costumes.

Malgré tout, l’on restait optimistes.

Décourage-toi pas, ma belle, nous retournerons en Europe, lui disait son mari certain jours.

Et ils le croyaient tous deux.

* * *

Après les années de splendeur, d’élégance, de table hospitalière, de voyages, l’on descendait la côte, l’on entrait dans une période difficile. Les clients étaient rares. Maintenant, lorsqu’ils sortaient, le docteur et sa femme étaient seuls. Ils n’attiraient plus l’attention. La gêne était arrivée. Le loyer n’était pas payé depuis des mois, l’épicier et le boucher qui n’avaient pas reçu d’acompte depuis longtemps refusaient d’avancer davantage. Alors, le docteur vendit sa bibliothèque. D’ailleurs, il avait perdu l’habitude de lire. L’on vécut pendant quelques mois en achetant au comptant chez d’autres fournisseurs. Puis, ce fut le piano qui sortit à son tour, mais alors le propriétaire qui réclamait en vain son loyer jeta les hauts cris, hurla qu’on vidait la maison et qu’il perdait ses garanties. Le Dr  Demesse réussit à le calmer en lui promettant un acompte dans un bref délai. L’argent du piano s’en alla. Les patients ne venaient plus ou si rarement qu’il ne fallait plus compter sur eux. Le propriétaire était maintenant menaçant. Il ne parlait de rien moins que d’expulser ses locataires et de faire saisir leurs meubles. Alors désespéré, le docteur lui signa un acte par lequel il lui abandonnait tous les effets dans la maison pour le loyer dû et deux mois à venir.

— Tout, moins le portrait de ma femme, déclara-t-il, au moment de signer le document.

Le propriétaire acquiesça. Il ne tenait pas à avoir chez lui le portrait de sa locataire. Contre toute raison, l’on attendait toujours des patients. Il n’en vint pas. L’on mangeait les derniers sous. Fatigué de n’être jamais payé, l’épicier refusa d’avancer même une demi-livre de thé. L’on n’avait plus d’argent et l’on allait se trouver sans gîte. La limite de temps fixée par le propriétaire expirait dans trois jours. L’on n’avait plus une chaise, plus une assiette, plus un oreiller à soi. La rue pour refuge. Le docteur tenta de louer un nouveau logis, mais comme il ne pouvait payer un mois d’avance, il ne trouvait rien. L’on songea alors au petit ouvrier électricien qui avait épousé Adèle. Il fallait mettre toute fierté de côté. Mme  Demesse alla voir sa sœur et lui demanda si elle ne consentirait pas à les héberger pendant quelques jours, le temps de trouver une maison. L’autre y consentit, apparemment de mauvaise grâce, mais satisfaite au fond de goûter l’humiliation de la belle dame d’autrefois. De son côté, le docteur allait voir un marchand de tableaux et lui proposait de lui vendre le portrait de la femme en rose. Celui-ci refusait, ne prévoyant pas pouvoir trouver un acquéreur.

— Il faudrait vendre cela à un musée, déclarait-il, et c’est bien difficile.

Rebuté de ce côté, le docteur s’adressa à un encanteur qui vendait des collections de peintures sans grande valeur artistique. Celui-ci lui offrit un prix dérisoire, pas même le cinquième de la valeur du cadre seulement… Le docteur accepta quand même. C’était tout ce qui lui restait. Le lendemain, la voiture du marchand vint chercher le tableau. Ils étaient deux hommes. Ils entrèrent dans le salon. On aurait dit des entrepreneurs de pompes funèbres. Un moment, ils regardèrent le grand portrait accroché au mur, puis Mme  Demesse qui se tenait là, debout dans la pièce.

— Elle a vieilli, se dirent-ils en eux-mêmes.

Alors, ils s’approchèrent du tableau qui avait été la gloire de ce salon, qui avait été si fort admiré. Ils le décrochèrent.

— Ce serait plus prudent d’enlever la toile du cadre, fit l’un des ouvriers.

Et celui-là qui avait parlé prit des pinces dans sa poche et il arracha les clous qui retenait le portrait au châssis. À un moment, il le détacha et le somptueux cadre d’or qui enfermait la séduisante image d’une femme blonde drapée de rose se trouva vide. Alors soudain, la pièce parut sombre, lugubre, infiniment triste. Les deux hommes étendirent la toile sur le tapis du plancher et, agenouillés de chaque côté, ils commencèrent à la rouler en commençant par le bas. Accablée, découragée, Mme  Demesse les regardait. Les pieds puis les genoux disparurent, les jambes et les hanches s’effacèrent, le buste se trouva caché à son tour. L’on ne voyait plus que la tête, belle comme une fleur radieuse. Elle aussi s’éclipsa. L’image de la délicieuse jeune femme blonde drapée de rose s’était évanouie comme un rêve. Il ne restait plus rien qu’un rouleau de toile grise, poussiéreuse. Les deux hommes le prirent chacun par un bout pour le descendre dans la voiture. On aurait dit qu’ils portaient un colis funèbre.