Visages de la vie et de la mort/Râles dans la nuit

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Édition Privée (p. 9-11).


RÂLES DANS LA NUIT



UN mourant agonise dans la nuit.

Au milieu de l’obscurité épaisse, opaque, il râle un râle rauque, étendu dans une chambre aux murs d’ombre.

Près de lui, effondrée sur une chaise, terrassée par de multiples veilles, assommée par la fatigue, la garde-malade ronfle d’un ronflement sourd, tragique, qui semble sourdre de ses entrailles.

Par la fenêtre entr’ouverte arrive le halètement puissant d’une locomotive dans la nuit illimitée, halètement formidable qui déchire l’air, qui laisse deviner d’immenses efforts, une énorme machine remorquant de lourds wagons sur des rails, au milieu des champs de neige, sous un ciel sans lune et sans étoiles.

Et, sur un meuble, dans la pièce enténébrée, un cadran fait entendre son monotone tic tac, voix métallique qui se mêle au râle du mourant, au ronflement de la garde endormie, au halètement de la locomotive.

Dans son lit, la loque humaine râle son agonie, ses longs bras maigres étendus le long de son corps, parmi les draps moites. Les ténèbres semblent peser sur elle, écraser sa poitrine comme un fardeau, comme une pierre. Jamais plus elle ne reverra la lumière. Depuis des jours déjà, la petite lampe de son cerveau qui la guidait faiblement dans les immenses ténèbres de la vie et de l’univers s’est éteinte. L’être a sombré dans l’inconscience. Rien ni personne, ni aucune puissance ne peut empêcher que dans une heure, dans quelques minutes, l’homme n’exhale son dernier soupir, que sa brève existence prenne fin, qu’il retourne au néant.

Près de lui, la garde affalée sur un siège ronfle comme dans un cauchemar. C’est une espèce de plainte basse, creuse, qui semble monter de son ventre, de sa poitrine ; c’est un étrange gémissement de l’animal humain tombé au gouffre du sommeil mystérieux.

Là-bas, quelque part, la locomotive halète, geint, renâcle, et avance péniblement.

Indifférent à la mort qui plane au-dessus du lit, indifférent à tous les incidents et les drames des destinées humaines, le cadran égrène les secondes, les minutes, les heures. Impassibles, ses aiguilles tournent lentement sur le disque chiffré pendant que la terre, le soleil et les planètes accomplissent leurs révolutions dans les espaces infinis.

Le moribond râle toujours, mais les ténèbres sont comme un bâillon humide et mou qu’on lui enfonce dans la gorge et qui étouffe le râle de plus en plus faible, si faible qu’on ne l’entend plus et que l’on imagine une bouche ouverte dans le noir, une bouche devenue enfin muette.

Le corps de la garde endormie sur une chaise éprouve une secousse, il bouge, il change d’attitude et le ronflement s’adoucit, devient un souffle lent, régulier, presqu’imperceptible.

Au dehors, dans les étendues sombres et glacées, la locomotive, halète, halète sourdement, péniblement, attelée à une gigantesque tâche. Sa voix semble s’enrouer dans le froid, puis elle décroit, diminue, et finit par se perdre dans l’infini de la nuit.

Et dans la chambre maintenant silencieuse, tel une souris qui de ses dents minuscules gratterait le granit d’une énorme montagne, le cadran continue de faire entendre son monotone tic-tac et égrène des miettes d’éternité.