Visions de l’Inde/Chapitre III

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Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 120-137).

CHAPITRE III

La ville révoltée


Lucknow. — Bienfait d’un Français à l’Inde. — Les ruines fleuries. — La courtisane indignée.

I

Lucknow.

Chaque ville de l’Inde a sa physionomie propre. C’est la misère, la peur, le mercantilisme, la vivacité fébrile, qui caractérisent les natifs de Calcutta ; ceux de Bénarès somnolent ou gesticulent, fous de lucre et de mysticisme ; les gens de Lucknow, où je viens d’arriver, sont fiers, honnêtes, presque arrogants.

Là, des flots de sang furent versés pour l’indépendance, au moment de la révolte des Cipayes. Le fanatisme musulman secoua la torpeur indienne, créa des colères inouïes, une répression farouche. Lucknow, la ville révoltée, en garde un cachet sauvage, malgré la belle rivière Goumty, qui multiplie les arbres et les fleurs ; partout, des tombeaux et des monceaux de ruines, que les Anglais conservent jalousement en témoignage de leur triomphe.

Quand nous sortons de la gare, le « globe trotter » et moi, nous respirons largement ; nos « boys » ont mis sur une autre voiture nos bagages, et eux-mêmes se font véhiculer comme des rajahs. L’air moins brûlant de l’après-midi frise les moustaches de mon camarade et pénètre mon cœur. La poussière est tombée sur les routes ; mais cette autre poussière, la brume du soir, enchante l’horizon. La ville neuve que nous traversons est souriante, avec ses larges avenues, ses terrains libres, ses jardins, ses « bengalows » blancs vêtus de chèvrefeuilles. La cité de colère s’annonce dans une explosion de zinnias, de géraniums et de roses. Le « Royal-Hôtel », où nous descendons, semble un palais. Mais une froideur résulte de ces plafonds trop hauts, de cet excès de blancheur sur les murailles ; de ces domestiques sérieux, au visage clos, pareils à des génies sombres et malfaisants ; de ces tablées d’Anglais pinces et mornes, parlant avec la lenteur réglée d’une horloge. Nous nous accoudons au parapet de la terrasse, après dîner, sous le pavillon magnifique du ciel. Le parapet fléchit. Mon voisin de table d’hôte, un inspecteur d’usines, sourit de ma petite peur. Il frappe du pied ; nous dansons. Tout l’édifice tremble ! « Tel est le travail hindou ! » jette-t-il avec dédain. Ce doit être seulement du plâtre sur du bois, ou même de la pierre vraiment, mais de cette pierre poreuse, pliante, aussi souple que l’acier, et dont des languettes sont vendues aux touristes par des colporteurs.

Pays déconcertant, où des arbres truqués naissent miraculeusement sous les passes magnétiques des fakirs, où des yoghis dorment pendant des mois, la bouche, les oreilles et les yeux scellés, sous la terre, où les rois se prosternent devant les ascètes, où le singe et le serpent sont vénérés comme des dieux, où la nature elle-même est fée, où la pierre plie !

… Je vais seul, dans la nuit, accompagné d’un coolie, envoyer une dépêche à notre consul de Calcutta. Le globe trotter est déjà sous sa moustiquaire, éreinté par les tennis, les chasses et les chevauchées de Bénarès. Le pauvre Hindou qui me précède fait peine à voir dans ses loques. Je ne cesserai d’être ému par la misère résignée de ce peuple. Nous sommes au printemps, et les nuits sont encore fraîches, pour les natifs surtout. Celui-là est vieux et malingre, tremblant de famine et de froid. Sa barbe grise, mal rasée, hérisse son visage, son œil est à jamais éteint. Il a mis sur ses épaules, comme les vieilles femmes, un grand mouchoir qui lui retombe en pointe dans le dos ; sur son front étroit et ridé, un bonnet de toile blanc, comme en ont nos gâte-sauce, achève de lui donner un air misérable et comique. La lune blêmit le paysage, qui est inexprimable avec ses palais européens, ses mosquées exquises dans des orties en fleurs. Parmi les arbres magnifiques, au milieu de cette nature asiatique haletante de parfums, contre le ciel criblé d’astres, se détachent les villas anglaises. C’est le même procédé qu’à Bénarès. La ville européenne se dilate, s’espace, laissant à chaque maison sa ceinture de parc.

Le télégraphe est une grande salle circulaire, sans cloisons intérieures, tenu par des blancs et des demi-blancs ; çà et là, dans des couvertures, je heurte les corps étendus des boys, que les employés réveillent de temps en temps, pour donner un reçu ou fermer une porte.


II

Bienfait d’un Français à l’Inde.

Le lendemain matin, de bonne heure, nous prenons un « garry ». Le cocher, rusé et docile, nous entraîne, sachant que nous sommes des Français, à « la Martinière ». C’est un monument grandiose et cocasse, élevé par un aventurier lyonnais, et qui est devenu une maison d’éducation.

En route, je me rappelai son histoire : ce n’était pas un homme banal que ce Claude Martin, qui se fit lui-même. Il avait l’amour de l’inconnu, une avarice de parvenu, des aptitudes à la guerre et la manie de construire. Il vécut au dix-huitième siècle, alors qu’un trait de plume de Louis XV nous fit perdre l’Inde, sans doute à jamais ; il passa du service de la France à celui de l’Angleterre. Devenu général et conseiller du nabab de Lucknow, il sut profiter largement de cette haute protection, enrichit le pays, sans oublier de remplir ses poches, et voulut que la postérité s’en souvint. Dans ce but, il fit à Lyon, sa ville natale, à Calcutta et à Lucknow de belles donations, pour que des écoles y fussent élevées, portant son nom. Le collège de Lucknow est certainement le plus important et le plus pittoresque, car il est situé dans Constantia-House, le palais de plaisance de l’aventurier.

Nous y voici. Il est du plus mauvais goût, d’une esthétique de tonnelier (telle était, d’ailleurs, la profession de son père) sans choquer l’œil, pourtant, car, dans ces plaines immenses de l’Inde, tout est permis, tout est possible. On s’étonne et on sympathise pourtant à cet assemblage de styles contradictoires, devant le rêve pétrifié d’un ambitieux qui veut glorifier ses souvenirs. Labore et constantia, est-il écrit au faîte. Il fut, en effet, persévérant et travailleur et, quoique soldat, un pacifique. Dans leurs miniatures, les artistes indiens le célèbrent, à la cour de leur prince, vêtu comme un natif, respecté et aimé, aimant lui-même ce royaume d’Oudhe, où il ne s’installa pas en conquérant, mais où il vécut en ami. Il ne professait pas le mépris britannique pour les indigènes ; Français, il sentait comme le grand Dupleix, qui rêvait une Inde libre et régénérée.

Quand nous arrivons à la Martinière, les jeunes orphelins qu’on y a installés préparent une estrade pour un concert qui aura lieu le soir. Des Hindous cousent des draperies. Le principal du collège s’arrache galamment à ces préparatifs de fête pour nous conduire dans la crypte où repose le tombeau de Martin. C’est une cave arrondie, avec des niches. Nous y accédons par un escalier assez obscur, précédés par des domestiques qui portent des bougies sur des tiges de fer. Depuis la « Mutiny », le sarcophage a été transporté dans une salle voisine. Sur le marbre blanc, il est dit, en anglais :

« Ci-gît Martin, né à Lyon, en 1735 ; venu simple soldat dans l’Inde, il y mourut major général. Priez pour son âme. »

À côté, dans un cachot, fermé par des portes en fer, le général entassait ses trésors, qu’il associait à sa gloire posthume.

En compagnie du professeur de mathématiques, nous escaladons la tour centrale. Les magnifiques appartements sont devenus des classes et des dortoirs. Nous découvrons, selon le mode des grands monuments sépulcraux de l’Asie, une série de toits en terrasse qui se superposent. À chacun de ces étages, sur le dôme des pavillons ou sur les socles des balustrades, Martin fit se dresser des statues contournées et expressives. Des lions aux yeux formant lanternes, à la patte levée comme des chiens savants, alternent avec les dieux de notre mythologie occidentale, les personnages de la fable ou des légendes, les césars, les muses et encore ces figures idylliques que la mémoire reconnaissante d’un célibataire a pieusement enregistrées… Une demoiselle montre le ciel, une autre se détourne avec coquetterie. Un adolescent et une adolescente de l’époque s’enlacent pour mieux voir le paysage. Parmi des Apollons et des Minerves, le sculpteur a placé une de ces pauvres filles qui rôdent autour des restaurants de nuit parisiens en offrant des fleurs. Vers la cime, deux génies ailés s’embrassent sur la bouche… Un paratonnerre colossal broche sur le tout !

Le sommet a exactement la forme d’une couronne royale. « Il a servi à illuminer pour la prise de Ladysmith, » me dit avec fierté mon guide. Je l’écoute peu, avide de posséder, à cette élévation, ce pays de merveilles si doux à l’œil, si cher au cœur.

De là, on embrasse, on possède Lucknow et tout le district. Un joli étang s’allonge devant la façade. Il est gâté par une colonne bien plus haute que notre colonne Vendôme et qui célèbre une vanité hypertrophique. Aux environs du palais est né un phalanstère. Et ceci permet de pardonner cela. Le philanthrope éclairé fait oublier le pécuchet architecte. Assez loin se prolongent les habitations des maîtres, les offices, les jardins potagers, les bains, les fermes ! Tandis que notre œil ne découvre là-bas, au loin, que ruines et que tombeaux accumulés par la décadence des rois d’Oudhe et les batailles anglaises, ici, c’est une petite ville de labeur et de science, un paysage abondant et riche, la sève de la paix. Un Français qui aima l’Inde lui a légué ce cadeau.


III

Les Ruines fleuries.

Désormais, nous ne verrons plus que des écroulements ou des fantômes de pierre d’où l’âme autochtone a été chassée par les envahisseurs.

« La Résidence ! » Le soleil verse sur nos casques de touriste ses rayons implacables lorsque nous abordons ces murs lézardés, ces jardins luxuriants. Impossible d’être triste au milieu de ces débris déchiquetés par les boulets et par les flammes… ils ne racontent pourtant que la bataille, l’épouvante et la mort ! C’est que l’Inde est prolifique ; la bonne génitrice avec ses feuillages et ses fleurs donne aux tombes des aspects de berceau. Écarlate, bleu, jaune, vert, c’est un grand bouquet qu’elle éparpille sur ce drame de poudre et de haine. La nature pardonne parce qu’elle ne comprend pas.

Cette fois le gardien qui nous accoste est un Anglais. Il sera aussi quémandeur que les autres, les indigènes. Taine eût été ravi de voir se vérifier dans l’Inde sa théorie sur l’influence des milieux. L’Orient ne se transforme guère, il transforme plutôt ceux qui l’approchent. Peu à peu l’Occidental transplanté subit la suggestion de ceux qu’il méprise ; comme si la nature tout entière était leur complice, comme si les dieux de l’Inde n’étaient pas de vaines images, mais des forces éternelles pénétrant les âmes comme les rayons de ce soleil brunissent les corps. Ce gardien gras me raconte avec un accent saccadé et dédaigneux les combats de ces semaines sanglantes ; les Anglais furent cernés là, par les compagnies révoltées. Les maisons que les balles et les boulets maltraitèrent sont restées telles quelles par la volonté des vainqueurs. Les Anglais décidèrent de rendre un hommage permanent à leurs soldats ; leur triomphe si durement acheté revêt ainsi pour les indigènes, gens d’imagination, un signe durable et visible[1].

Je parcours les débris des chambres anéanties par la mitraille ; je regarde les piliers massifs troués par les projectiles, je descends dans les caves où les enfants et les femmes trouvèrent un refuge et où les boulets les poursuivirent partout. Car le trou béant, fait par l’un d’eux tombé d’un soupirail, demeure comme une blessure encore ouverte. La femme qui était adossée à ce pilier mourut d’effroi. Mon camarade se délecte aux anecdotes sanglantes que le guide rapporte avec son accent saccadé et mécanique. Moi, je m’arrête un instant dans la chambre à moitié délabrée aux cloisons ouvertes où une jeune fille de dix-neuf ans fut mortellement frappée. Là, sur un pan de mur debout encore, ce simple nom : Suzanna


« La Résidence » vit comme le souvenir d’une résistance acharnée, enfin victorieuse ; l’Imambara est le sourire de l’art musulman. Les conquérants mongols qui se précipitèrent sur l’Inde du Nord y ont laissé des chefs-d’œuvre de marbre. L’Imambara comme l’Husainabad sont des places sacrées, aujourd’hui désaffectées, cimetières de poussières royales que le gouvernement livre aux promeneurs et dont il a fait des musées. C’est l’un des châtiments de la ville révoltée. L’Imambara m’a paru le Parthénon de l’Inde musulmane. C’est de la belle époque, la simplicité s’unit à la grâce. Il y a dans cette architecture quelque chose d’agile et de pur. Le souffle de la victoire, la foi en un dieu unique ont passé par là. Les portes découpées, les clochetons, les kiosques, donnent une impression de dentelle. La ligne pure du fronton fait songer à l’Acropole, tandis que l’intérieur, d’où toute représentation animale ou humaine est exclue, a été sculpté minutieusement à l’image d’une grande fleur. Le globe-trotter s’arrête à la quincaillerie des tombes que lui découvre, avec respect, un vieillard soucieux des gloires défuntes ; il demande le prix de ces choses et je les entends, l’Indien et lui, indifférents à cette architecture féerique, faisant, comme s’ils étaient au bazar, leur compte de roupies.


Oui, des ruines encore, des tombes… Nous traversons les jardins puérils de l’Husainabad. Du deuil plane sur ces choses charmantes, qui lurent vénérables et redoutées et ne sont plus aujourd’hui que des curiosités pour touristes. De gentils jets d’eau parmi des statues mouillent sans la rafraîchir l’atmosphère brûlante : larmes vaines d’une patrie vaincue !…

Nous faisons fuir devant nous les belettes et les chats sauvages…

Ce qui désole le plus, ce qui hante, c’est le maniérisme et l’enfantillage où sont tombées ces splendeurs. Là se découvre le vice secret de l’Inde, la tare qui déshonore ses grandeurs incomparables. Au tombeau du premier roi d’Oudhe, Shah Najab, s’entassent de déplorables verroteries soigneusement drapées d’étoffe pour les défendre contre l’inexorable poussière ; des cénotaphes sous de magnifiques dais, des reliquaires en loques, des guirlandes, les jouets pollués de vieux enfants ; sur les murs, des miniatures me consolent. Elles décrivent des scènes d’amour royales, le poème de la Grâce et de la Beauté. Et cela, du moins, n’est pas mort dans l’Inde.


Au dehors, je m’arrête à regarder les magnifiques bras d’une femme pétrissant de la terre. Le visage qui se détourna a été déformé par la vieillesse rapide et l’esclavage. Mais que ces bras sont beaux ! Depuis Djibouti, que j’en ai admiré en Asie, de ces bras de servante, de courtisane ou d’épouse, dont la teinte brune s’accorde mieux que notre blancheur à l’harmonie des courbes, bras si doux que le travail rend fermes et fiers ! car c’est une légende erronée, l’Orientale paresseuse. Ils seraient, ces bras, toujours nus, si de longs bracelets en cuivre ou des séries de petits cercles en verres de toutes couleurs, en cristal et en cire, ne les gantaient presque en entier.

Mais cette pauvresse était si pauvre, si pauvre que ses bras étaient dépossédés de tout ornement. Et j’ai quitté la tombe de Shah Najab, ivre de vie, à cause de ces bras de volupté et de force, s’alliant à l’odeur amère des fleurs rougeâtres et noires qui débordaient sur le chemin…


IV

La Courtisane indignée.

L’après-midi, mon ami m’entraîne aux bazars. C’est le lieu qu’il préfère en toutes les villes hindoues. Je me laisse faire, car j’aime aussi cette poussière chargée de vie, cette odeur d’épices, de tabac mêlé à de la confiture et à l’eau de rose, ce bariolage de couleurs, ce soleil qui allume des gestes et des étoffes, cette vie native si différente de la nôtre, et qui nous ramène en arrière dans le passé, à plusieurs mille ans. À Lucknow, une rue spéciale est réservée aux marchands ; une barre de bois la ferme aux voitures. J’y sens une hostilité contre l’Européen. Je n’y retrouve plus la servilité détrousseuse de Bénarès, mais une sorte d’aversion, la volonté de ne pas accepter le blanc, de l’écarter de soi et même de son travail. Les indigènes, qui se sont improvisés nos guides, ont eux-mêmes moins de tendance au lucre et une certaine arrogance. Des vendeurs ne se dérangent même pas quand je leur demande de voir ce qu’ils vendent.

Un coin amuseur, c’est le coin des joailliers. Dans leurs cases, accroupis sur les talons comme des singes ou les jambes croisées, des vieillards studieux avec des pinces sertissent des pierres non dépolies dans des anneaux d’argent tordus sous leurs doigts. Quelle évocation préhistorique de bracelets pour jambes et bras, de bagues servant aux pieds et aux mains ! Le globe-trotter lui-même ne peut distinguer parmi des cabochons misérables, les pierres vraiment précieuses qui y sont noyées. Le zèle de nos guides s’évertue à désigner l’objet d’argent ou d’or. L’or, l’argent, pour eux tout est là.

Des femmes très belles s’appuient à des terrasses de bois dominant les bazars. Elles se préoccupent peu de nous, n’ont rien de l’air résigné et propice des courtisanes entr’aperçues à Bénarès, dans le marché aux étoffes. Elles sont l’âme voluptueuse de la fière Lucknow, la Guerrière, la Révoltée. Cependant, j’imagine qu’elles doivent servir au plaisir. Elles sont vêtues de tuniques jaunes, dont elles ramènent les manches sur leurs bras nus, quand nous les regardons ; mais elles ne cachent pas leur figure, et se contentent de détourner leurs regards. Elles ont d’abondants pendants d’oreilles et de nez, leur teint est clair, leurs traits nobles. La nonchalance d’une distinction séculaire les alanguit. Elles n’ont qu’un geste trivial, celui du houka, qu’elles fument comme les hommes, leurs fines bouches à même la noire noix de coco. — Que sont ces femmes ? demande le globetrotter à un de nos suiveurs.

À ce mot de « femmes » (women), le front de l’Hindou se contracte, ses yeux deviennent durs. Il répond par ce seul mot « ladies ». « : Ce sont des dames ! » Mon camarade a fait un impair, son sourire de nargue ne le répare pas. Les hommes chuchotent derrière nous, indignés que nous puissions songer même à leurs courtisanes. Mais les moustaches aiguës de mon compagnon deviennent bravaches, sa canne tournoie dans sa main. Nous ne sommes plus ici à Calcutta, à Bénarès ; ça va mal finir si nous ne partons tout de suite. Il serait dangereux de provoquer cette populace aussi fanatique pour ses dames que pour ses dieux. Frapper une de ces vaches sacrées qui nous frôlent dans cet étroit couloir ou bien insulter une femme, c’est la certitude d’être massacré à l’instant…


Au retour, mon ami entêté dit au cocher de nous conduire au quartier des bayadères. Nous traversons d’autres bazars plus larges, mais aussi populeux. La ville est plus saine que les autres villes de l’Inde. Les rues sont aux enfants. Avec leurs têtes rondes, leurs yeux immenses que le kohl fait artificiels et fabuleux, ils ressemblent à de petits dieux.

Partout, ils bougent, vibrent, crient, tandis que les parents restent graves, accroupis sur leurs talons. Des jeunes filles passent avec des diadèmes sous leur voile doré. Maintenant les tuniques blanches, que le carnaval du Dieu Chrisna a tachées de rouge, se pressent dans la rue, et des amis gentiment, marchent à côté l’un de l’autre, les doigts de leurs mains entrelacés. (J’ai vu souvent ce gracieux geste dans l’Inde.) Des porteurs fléchissant soutiennent la tige de bois où est suspendue par des cordes une planche sur laquelle se blottit une femme de haute caste sortie pour faire quelque achat avec son enfant. Il est difficile de l’entr’apercevoir, car, ce palanquin barbare est voilé par une étoffe épaisse, et donne ainsi l’impression de ces coquetières d’œufs, que l’on vous sert en Angleterre, recouvertes d’une poule en drap !…

Une fenêtre est ouverte, un visage de tentations apparaît brouillé, comme la peau d’une olive ; des bijoux brillent, moins que les yeux de désir et que le sourire aux dents roses… Le cocher fait un geste… Mais la bayadère s’affole, agite les bras avec des signes d’épouvante et de refus… Elle disparaît. La fenêtre est close… Notre voiture, qui s’était arrêtée, repart…

— Qu’y a-t-il ? questionne avec irritation le globetrotter.

Et le cocher explique humblement que la courtisane ne veut pas recevoir un étranger. Elle perdrait sa caste, car il y a une caste de courtisanes et deviendrait une paria… Mais si ce n’était que cela encore !… Dès que ses amants apprendraient qu’elle s’est donnée à un blanc, à un chrétien, ils la tueraient…


Âme de Lucknow, âme fière et rebelle ! Tes prostituées elles-mêmes n’ouvrent pas leurs bras à la race ennemie, elles ne se donnent pas aux vainqueurs…


  1. Tous les livres sur l’Inde, et non seulement les guides anglais, mais encore les improvisations écrites par des Français excursionnistes remémorent longuement cet incident moderne de la guerre des cipayes, guerre qui, en somme, n’a pas une valeur plus considérable que nos campagnes à Madagascar ou au Tonkin. J’en ferai grâce à mes lecteurs ; elle relève plutôt de l’histoire britannique. D’ailleurs, elle est loin de m’intéresser autant que le moindre épisode du Mahabaratta. J’aime l’Inde « indienne » ; c’est elle, avec sa légende, sa philosophie, ses religions, en son âme asiatique, qui a passionné mon cerveau de jeune homme… C’est elle surtout que j’ai regardée, c’est elle qu’il m’est doux de décrire. Je me contenterai donc de rappeler que c’est à la Résidence que fin mai 1857, sir Henri Laurence avec les troupes royales et la population européenne s’enferma pour résister à la révolte des cipayes de Lucknow. Il y mourut ; et les assiégés que, déjà, le général Havelock était venu secourir, ne furent délivrés qu’en novembre par sir Colin Campbell après quelles pertes et quelles souffrances !