Visions de l’Inde/Chapitre II

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Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 64-119).

CHAPITRE II

Bénarès


« La Ville en peine. » — Le délire des Bazars. — Bêtes et Dieux. — Cohue des Temples. — L’Impureté sacrée. — Le « Picturesman ». — Le Maharajah de Bénarès. — La Police hindoue. — Ramnagar. — La Fête du Printemps.

I

« La Ville en peine. »

C’est une vraie bousculade dans la gare d’Howrah quand j’y vais prendre mon train pour Bénarès. Il est neuf heures du soir passées ; une cohue d’indigènes affolés avec des bâtons, des paquets, des couvertures, vont et viennent, bourdonnants, perdus dans ce hall noir, eux qui vivent de soleil. Des femmes en palanquins portés par des parias nus piaulent et rageusement griffent le rideau que, pour tout au monde, elles n’écarteraient pas. C’est une odeur indescriptible, l’odeur des bazars, le citron, la rose pourrie, l’opium, la sueur nègre. Quelques bourrades, intelligemment données par les employés dans ce tas d’énervés et de fous, éclaircissent le quai. Le cœur vraiment remué, je quitte l’ami que Calcutta me donna, Fuchs, le consul français. Ensemble nous créâmes souvent, après les affaires — car Fuchs est un gros travailleur — dans Calcutta, « la cité aux nuits terribles », un petit coin de France. C’est fini. Nous voici livrés à l’Inde énorme, mon camarade le globe-trotter et moi. Notre wagon est parfait. Nous avons deux larges banquettes où nos « boys » ont fait notre lit comme à l’hôtel. Le cabinet de toilette est douillet, la douche prête. À peine le train s’ébranle que nous nous couchons.

Aux stations importantes, l’œil luisant des « boys » se penche à la portière, questionnant le sommeil des maîtres pour la limonade, la glace, le soda ou le thé. Je fus réveillé vers neuf heures du matin par mon camarade qui sifflait une chanson militaire. On eût dit qu’il marchait à la conquête de l’Inde malgré sa petite taille. En tout cas il « la faisait ». Il avait repassé au fer ses moustaches qui tenaient à la fois de Don Juan et de Matamore. Nous changeâmes à Mogul-Seraï. Nous prîmes pour un quart d’heure les wagons de Oudh-and-Rohilkand Railway. Quelques minutes après, déjà nous apercevions, à l’approche de Kashi, la gare de la ville indigène, se dérouler le long du Gange, dans le matin joyeux, la Cité Sainte. Comme toutes les villes d’Asie avant midi, tant que l’été brutal ne les a pas déshabillées, Bénarès portait sa gaze flottante de brume. J’ai entr’aperçu en cette minute la Bénarès que je ne devais pas voir, celle des livres et des rêves, la cité éblouissante et sublime. C’est à peine si « le Temple d’Or » luit davantage parmi ces étincellements. Tandis que la locomotive nous emporte sur ce pont hardi qui enjambe le Gange, entre, tout à coup, par les fenêtres ouvertes, le charme brusque et enivrant de la nature printanière, des jardins de toutes parts, du fleuve divin, enfin lui-même, des édifices innombrables où vivent ensemble les hommes et les dieux.

Il nous faut faire une promenade assez longue en voiture pour gagner l’hôtel, charmant sous ses guirlandes de feuillage, très propre, tout blanc, avec ses « boys » accroupis sous les colonnades… Nos chambres sont fraîches avec des nattes secouées, sans meubles, un tapis mince comme un drap, des lits aux moustiquaires déjà prêtes qui semblent, si blancs, des cages de première communiante.

Les portes sont des rideaux courant sur des tringles. Après le tiffin, nous allons prendre le bateau. Il est vieux, semble-t-il, comme Bénarès, incommode à remuer, ponté trop haut pour sa dimension ; mais il permet de regarder comme d’une tribune un des plus extraordinaires spectacles qu’un homme puisse voir ici-bas. Nous sommes sur des fauteuils étiques, autour d’une vieille table épaisse et fatiguée, où nous posons nos cannes, nos éventails de paille qui servent à chasser des bandes compactes de moustiques. C’est l’après-midi maintenant, il fait chaud. Les rameurs tirent avec nonchalance ; l’eau est verte et les bulles qui y éclatent témoignent d’une constante décomposition. Une préhistorique ordure dort là. L’odeur, qui est toujours abominable, devient parfois si infecte, montant par bouffées, que nous devons lutter contre elle comme contre un ennemi. Nous fumons avec énergie ; lorsque nous sommes las de fumer, nous nous imbibons d’eau de Cologne. De temps en temps, le maître du bateau prononce des noms qui sont, pour sa foi d’Hindou, les clefs de splendeurs cachées, — comme ces mots du Conte qui, chacun, ouvraient un trésor.

Voici le palais du Maharajah, au loin ; puis, dominant tous les édifices, la grande Mosquée d’Aureng-Zeb, dont les deux minarets gigantesques attestent la conquête musulmane ; le temple du Népaul, le temple d’Or, le temple de Durga, qui a une frise de singes vivants… et il est impossible de compter les sanctuaires de Shiva, positivement le dieu de Bénarès. On les reconnaît à ce trident significatif planté à leur dôme. Ce trident, nous autres chrétiens, nous en avons fait, plus tard, la fourche du diable… Entre Shiva et notre diable, il y a, en effet, des points de contact. Tous deux habitent le feu, élément de prédilection pour Shiva, prison de Satan. Tous deux détruisent les âmes et les corps, tous deux protègent les criminels, les fous, les mendiants, le sabbat des sorciers et des hystériques. Tous deux ont une face d’ombre et un phallus triomphal. Le phallus de Shiva est, en somme, sa représentation la plus complète. Il est nommé dans toute l’Inde le Shiva-Lingham et dresse sa noire pierre dans tous les temples, à tous les coins de rue, le long des escaliers des Ghats, sur les étagères des échoppes où le vendent des enfants. C’est l’idole des ascètes, des femmes et des rois.

N’importe ! le spectacle de Bénarès est inouï et d’une détresse inexprimable. Le néant de tout, la fin des choses poussée jusqu’à la majestueuse et sordide hideur, la caducité allant jusqu’à l’effondrement, racontent aux yeux le triomphe lamentable de Shiva, le dieu de la destruction, qui ira jusqu’à détruire son peuple, son temple et lui-même. Les escaliers des Ghats ont fléchi ; nul ne sait si c’est à cause de l’âge, des invasions, ou des secousses d’une terre indignée. Une pagode gît au fond du Gange ; seule sa pointe extrême environnée de quelques clochers émerge encore. Un peu plus loin, un toit affleure à la surface du fleuve qui l’a englouti, il sert de tréteau à des fanatiques qui saluent le soleil. Des colonnes énormes s’élèvent, tronquées aussitôt à quelques mètres du sol ; des pans de mur s’arrêtent brusquement, déchirés comme par une main titanesque. Des terrasses exquises, des colonnades majestueuses reçoivent l’ombre d’arbres énormes, poussés là on dirait depuis des siècles et dont les racines nues jaillissent au-dessus du sol comme des jambes crispées de vieillard. Et tout le long, des crevasses, des émiettements, des trous béants, des linges immondes pendant à des balcons désuets et splendides. Sur les pierres échappées à la ruine totale, des ornements compliqués apparaissent ; des formes vagues et monstrueuses. Quand nous frôlons les bords du Gange, nous découvrons un peu partout, dans des niches profondes, ciselées, on dirait, par des hommes-abeilles, des idoles aux contorsions d’ordure, le plus souvent tachées de rouge et ayant devant elles un fumier d’offrandes : fleurs jaunes, riz, fruits, tout cela gluant, parfois pourri.

Dans une anfractuosité de la rive nommée Harrish-Shambra-Ghat, une sorte de commerce semble établi, un double commerce : celui des morts qu’on brûle, celui du bois qui sert à les brûler. Ce bois est accumulé en tas de bûches, non seulement là, mais un peu partout, car à ces holocaustes s’associe la fonction divine du fleuve. Un de ces morts bienheureux qui ont convoité la crémation auprès du sanctuaire de Shiva, en face du Gange, choque notre carène. Enveloppé d’un linge blanc, il est pareil à une momie immobile à jamais. Seulement, tout à l’heure, quand nous reviendrons, la momie ne sera plus que de la cendre, car l’Indou n’a pas, comme l’ancien Égyptien, la superstition du corps ; il en a plutôt le dédain, l’oubli. Ce peuple étrangement idéaliste, n’est pas attaché à ce qui lui semble le vêtement passager de l’âme éternelle et il croit meilleur d’être réuni, le plus tôt possible, à l’infini… Aussi, ce spectacle de bûchers est-il émouvant entre tous, quand on connaît les croyances de ces enfants vieillis. Hautes idées philosophiques, barbarie pittoresque. L’épaisse fumée, les flammes rouges qui lancent dans l’atmosphère une pluie d’or, les chants des prêtres qui doivent accompagner l’âme dans son voyage vers l’au-delà ; l’immense foule accroupie : femmes, hommes, enfants » regardant avec calme, avec piété, dans leurs loques splendides, avec des attitudes de statues, sans vaines simagrées, s’évanouir dans le feu le parent ou l’ami ; dans toute cette réalité moderne, je reconnais la mise en actes de la vieille philosophie païenne qui se résume en un panthéisme idéaliste.

C’est le mépris de la personnalité éphémère immolée à l’éternelle nature. Celle-ci ne laisse émerger quelques instants les êtres de son sein que pour les y noyer ensuite et créer, avec la mort, des vies nouvelles. Nous remontons non seulement le plus vieux des fleuves, mais aussi des époques antérieures à la nôtre par des milliers d’années. Nous entre pénétrons des âmes si distantes des nôtres qu’elles semblent appartenir à une autre humanité. Je suis las de mes dernières promenades à Calcutta. Je ne puis prendre une note. Mon cerveau et ma main obéiraient mal. J’ai été atteint par les fièvres, j’ai subi la torpeur du climat ; mais ainsi je descends au niveau de ces âmes, je fraternise avec cette Inde qui passe du délire à l’accablement. Et je sens que j’assiste à quelque chose d’inouï et de merveilleux. Dussé-je vivre un siècle, l’impression de cet après-midi me demeurera unique. J’ai touché dans ce premier après-midi de Bénarès le cœur grandiose et pourri de la vieille Inde.

Je sens, j’écoute, je respire la mort, la mort des dieux, la fin d’un peuple, plus formidables que la mort des hommes. Toujours des Ghats, toujours des ruines, toujours l’odeur intolérable et les moustiques. Tous ces temples qui chancellent, ce vieux Gange lui-même, le premier de tous les dieux, devenu ici un marais de putridité, l’égout des adorations ; ce soleil qui meurt aussi sur ces palais, les plus beaux peut-être du monde, mais vides, déserts ; repaires de singes, de serpents, de saltimbanques et de fakirs, s’enveloppent de l’immense paix sans repos, qui monte de la tombe grouillante et brisée de cette « Ville en Peine. »

Mon ami trouve le Gange « très chic » et Bénarès « quelque chose de pas ordinaire ». Il note le nom des Ghats, afin, dit-il, d’acheter des photographies, car il est trop tard pour en prendre. Ah ! il ne perd pas son temps, il n’use pas ses nerfs à ses propres impressions, celui-là. C’est un « globetrotter ». Les impressions des autres lui suffisent.

Peu à peu le soir tombe, une féerie habille Bénarès ; les sommets du temple d’or sont comme l’âme du crépuscule figé sur la ville qui est, elle-même, un crépuscule de pierre ; les minarets de la grande mosquée, hardis comme le témoignage d’une conquête, vacillent dans la brume, pareils à des bras suppliants de fantôme. La nuit d’Asie, la nuit rapide va nous surprendre. Le Ghat sinistre des prêtres brûleurs n’est plus qu’une tache de fumée étincelante. C’est la lanterne de cet égout nocturne et sacré.

Nous grelottons dans la brume de typhus et de peste qui est comme l’âme perfide du fleuve. Après tout, ils avaient eu raison, ces indolents rameurs, de vouloir que nous rentrions plus tôt. Ces dieux de mort essaient sur nous, chrétiens, leur mystérieuse revanche. Les femmes ont froid, plissent des étoffes sur leurs épaules. Le batelier-guide auprès de nous s’est accroupi pour prier Shiva : « toi, terrible ! » chante-t-il. Oui, terrible, en effet ; dieu de Bénarès, père des fièvres, des choléras, de la peste, de l’ascétisme et de ce superstitieux et vain délire dont meurent nos frères aînés, les Aryens, qui traversèrent l’Indus !


II

Le délire des bazars.


Le lendemain matin, sans craindre la chaleur du soleil qui monte, nous allons dans les bazars. Les bazars de Bénarès sont illustres dans toute l’Asie. Il nous faut laisser nos voitures, tellement les ruelles sont étroites. Nous commençons par tâtonner à la devanture des échoppes. Nous sommes tourmentés par une nuée de guides qui s’attaquent à nous, comme le soir, à l’hôtel, les moustiques. Nous montons chez des joailliers qui nous traitent comme des nababs et exigent de nous le double des prix d’Europe. Des marchands à visage de singe nous happent ; ils gesticulent et sourient, exhibant, avec des gestes d’artistes et d’escamoteurs, des pots de cuivre martelés à Bénarès, des statues de dieux et de déesses, des taureaux, des chevaux, des linghams. Puis nous tombons dans le bazar des soies. Là, sont accroupis sur des nattes, des enfants aux calottes multicolores, aux yeux cernés de kohl. Rien ne les distrait. Ils incrustent, dans la soie, avec d’agiles épingles, des étoiles d’or. Du pouce de leur pied, ils maintiennent l’œuvre.

Ce n’est qu’après le breakfast que nous commençons à acheter ; alors la fièvre nous gagne, nous emportons des vieilles ferrailles inutiles, des corbeilles de métal, des cachets, des dieux, des jouets d’enfant, des boites qui en contiennent une dizaine d’autres, chacune plus petite, des chandeliers de cobra, des bracelets lourds ou légers pour orner les pieds des bayadères. Les livres sterling fondent sous nos doigts là où souvent quelques annas suffisaient ; et pourtant nous ne donnons que le quart du prix demandé.

Mes amis sont pris dans le même vertige, nous courons chez les changeurs qui nous font payer très cher leurs services que les marchands auraient pu nous épargner. Une foule toujours grossissante s’attache à nos pas dès que les premières roupies ont apparu ; elle réclame l’inévitable bakchich, tantôt avec un sourire de courtisane, tantôt par une attitude hypocrite de mendiant, tantôt avec des cris haletants d’argyromane. Des fakirs nous croisent sans daigner nous voir, avec leur turban de corde, leurs reliques, leur peau nue enduite de cendre. Des chameaux nous obligent à grimper aux devantures, des bœufs nous poussent. Un cortège de musiciens multicolores passe auprès de nous en dansant. Ils se dirigent vers le temple de Vichnou, le dieu des riches, qui naturellement habite au milieu des marchands ; et ils jouent sur des instruments bizarres une musique exquise et féroce.

Les fanatiques du cortège ont sur leur front une couche épaisse de vermillon, comme si une main sanglante s’y était posée ; leurs yeux d’hallucinés s’affolent encore à la musique et au prisme des cotonnades où ils s’enveloppent. Je n’ai vu rien de tel à Damas ou au Caire. La folie mahométane n’a pas cet excitant formidable de l’Idole, avec les sacrifices sanglants, les cantiques, les cérémonies, les processions, les fleurs épanouies, toute cette nature d’Asie qui halète de cruauté et d’amour. Sur ces étroites échoppes où brillent les prunelles vénales d’imposteurs, souffle un vent d’extase extraterrestre venu de ce cortège sonore et coloré ; et c’est parmi ces voleurs — si tu es voleur, va à Bénarès, dit un proverbe hindou, — une frénétique ruée vers quelque part de fabuleux et de tournoyant qui entraîne dans son vertige cette horde d’idéalistes, — menteurs et fraudeurs sans doute — mais malades d’aimer l’au-delà, fous de chercher la raison ultime des choses.


III

Bêtes et Dieux.


Des cris, des fientes, des bonds. Les palmiers et les « pipel tree », immenses arbres au feuillage délicat et ombreux — qui poussent seulement dans l’Inde, — épaississent ici dans la Ville Sacrée un coin de jungle que troue le temple de Durga. Là règnent des singes, vénérés comme des dieux. Ils glapissent, rient, dansent, se pouillent et croquent les graines ou les « sweets » que les visiteurs leur paient. De toute taille, de tout sexe, de toute robe. Les uns gris, les autres jaunes ou bleus avec des ventres et des cuisses oranges, couleur des couchers du soleil sur Bénarès. Des guenons serrent leurs nourrissons, tendres et farouches comme des mères humaines.

Nous avançons dans un quadrilatère bordé d’une colonnade, où somnolent des mendiants sacrés et que ventile la course effrénée des singes. Les temples de l’Inde ont le plus souvent le ciel comme dôme et les bêtes comme habitants. Au centre, le sanctuaire est la plus sale place et la plus sacrée. Il s’élance en pyramide de plus en plus aiguë, où s’enlacent les animaux de pierre monstrueux, dieux eux-mêmes et symboles des métempsycoses. Par la porte de bronze ouverte, dans la suante pénombre, apparaît l’Idole, pierre rouge et noire, hypnotique, sur un lion, horrible et belle. C’est Durga. Le prêtre, goguenard, m’empêche de l’approcher. Un Hindou seul peut pénétrer dans l’antre. Au centre de cette cour, comme à Calcutta, au temple de Kali, s’offrent le billot pour les chèvres et le couteau rouge encore. Mais nous ne sommes pas venus à l’heure du sacrifice. Tant mieux. Je préfère cette paix des colonnades dans une forêt vivante. Je n’y sens pas la Nature sanguinaire, mais la bonne, l’indulgente, l’indifférente, qui laisse les bêtes, les arbres et les hommes vivre amis…

Durga est, comme Kali, l’épouse du Dieu Shiva, Durga l’ « inaccessible ». Kali est le temps qui dévore toutes choses, Durga est l’Espace qui contient tout. Elle est la matrice d’où jaillit l’univers, la tombe où il rentrera. « La matrice et la tombe ont toutes deux la forme du berceau », me dit le brahme qui m’accompagne. Il parle un peu le français, qu’il a appris tout seul, dans les livres, par une sorte de hantise de notre pays, où « les hommes, me dit-il, sont égaux et libres ». Il est vêtu d’étoffes si légères qu’on dirait de la buée ; son visage est maigre et translucide. Il méprise les prêtres, autour de nous, malpropres, matériels et avides de roupies, qui nous assiègent de flatteries basses et d’ironies ; en outre, je le soupçonne d’avoir peur des singes sacrés, à qui je jette des noix et des dragées.

« Les Dieux sont dans notre cœur », bégaie-t-il, tout en se cachant derrière moi. Il me fait pitié, falot, distrait, indécis, de langue liée comme les végétariens et les mystiques. C’est une bulle humaine, où le vieux soleil védique fait luire quelques pensées splendides, mais qu’un souffle disperserait sans en laisser rien…

Nous marchons pieds nus dans le temple. Toute l’Asie découvre ses pieds pour témoigner son respect. Je tâche de ne pas trop me contaminer sur ces dalles gluantes, où traînent des fleurs, de l’eau de rose et des excréments. Les singes me tendent la main en clignant leurs yeux chassieux et mobiles. Je descends des marches. Je pousse une porte, je suis devant l’étang sacré. Eau glauque perfide ; elle reflète, en ce moment, des voitures retentissantes de bayadères qui vont danser chez le Maharajah. Leurs musiciens enchantent l’air, et mes yeux s’enivrent des pierreries et des étoffes. Derrière moi, les prêtres de Durga murmurent. Je sais assez d’hindoustani pour comprendre qu’il s’agit de vider mes poches par quelque extraordinaire tour. Mon brahme tremble sous ses vêtements de clair de lune, malgré la brutalité torride du soleil. Des clochetons, des terrasses, des chapiteaux, la horde des divins quadrumanes grimpe ou tombe, tourbillonne.

Enfin, un jeune desservant s’approche de moi. Il me demande si je veux un de ces enfants singes que les guenons étreignent dans leurs bras maternels. Je dis oui, étourdiment. J’avais toujours rêvé de rapporter de l’Inde un singe, un écureuil, et un paon. Je l’ai vite regretté. À peine l’Hindou a-t-il saisi le bébé grimaçant que la guenon le mord cruellement à la cuisse, restée nue. Le sang coule, rose sur la peau noirâtre. L’adolescent n’a pas puni la bête en fureur ; il n’a pas même crié… Il se retourne vers moi en boitant, il a laissé échapper le poupon velu, il fait un geste d’impuissance… Les autres prêtres s’épient en dessous avec des regards complices. Je scrute l’œil du blessé. ; peu de douleur, un grand espoir de roupies… Je lui en jette, en effet, avec tristesse, avec dégoût… Ces clercs avares m’ont pris pour un Anglais sadique ; ils ont escompté la morsure affreuse, espéré que ma bourse se déclancherait à la secousse de mes nerfs…


Je plonge dans Bénarès… C’est la Jérusalem des dieux d’Asie, fière de ses deux mille temples ! Il me semble qu’un magnétisme infâme m’entraîne au fond de ce cloaque. Mon brahme est de plus en plus dégoûté et effrayé… Mais il a foi en mon visage blanc, et en l’autorité de ma monnaie. J’ordonne au cocher d’aller lentement ; tout est spectacle, étonnement. Les barbiers sous les vérandas tondent les têtes dociles avec des gestes de prestidigitateurs ; de jolis enfants jouent avec des chèvres ; à côté de buffalos noirs, des parias nus cassent les pierres de la route neuve. Des femmes, gracieuses et douces, avec tendresse, se tuent mutuellement leurs poux… Et ce sont les maisons de boue sèche des pauvres coolies autour des marchés aux herbes, qui alternent avec de fraîches demeures de babous ou de brahmes, dont la façade est peinturlurée de fresques vives représentant des éléphants en colère, des fleurs, des cipayes, des dieux.


IV

Cohue de temples.


J’évite les bazars, je me laisse entraîner par une musique de bastringue vers un édifice moderne que domine le trident. L’orchestre est installé sur une terrasse en face du sacraire, où repose, au milieu de ses femmes sculptées contre les murailles, le dieu terrible, à cinq têtes, dont un visage est invisible toujours. Au sommet d’un escalier, un pavillon renferme le taureau générateur, le zébus, l’animal de labeur et de virilité, si utile dans l’Inde, où il remplace le cheval. Et ce taureau est agenouillé, ce taureau dont les fanons portent comme un initié les guirlandes de jasmin. Il adore le principe des fécondations, l’organe de pierre, juché devant lui sur une sorte d’autel. On dirait d’un flambeau noir, dont la rigidité éternelle célèbre le culte de la force. En des niches, les déesses, aux seins dénudés, pareils à des fruits sur des corbeilles de chair, se tordent pour des postures d’amoureuse piété. L’orchestre m’assourdit davantage de sa cacophonie ; les prêtres me rechaussent avec tout le respect dû à la race conquérante. À ma grande stupéfaction, quand je remonte en voiture, les musiciens sont descendus de la terrasse et me font escorte. Ils abandonnent le Dieu Shiva pour faire honneur au « melek », à l’impur. Ils me sourient de leurs yeux sombres et doux, tout en soufflant dans des trompettes et en agitant des cymbales ; et ce sourire me supplie, spirituel et d’un scepticisme infini : « Qu’est-ce que ça fait, dit-il, Shiva et le taureau et le lingham ? Nous sommes de pauvres gens qui veulent vivre. Donne quelque chose, et le dieu qui a construit ce palais d’illusion qu’est l’univers, ce dieu (le tien ou le nôtre, peu importe), te bénira d’avoir été généreux ! ».

J’ai enfin quitté mon brahme qui n’était qu’un embarras pour moi.

Maintenant, je vais à pied dans les venelles obscures, infectes. Je glisse sur la terre mouillée, comme gélatineuse. Une humidité malsaine pénètre mes os, éveille les rhumatismes endormis par le soleil. Je suis dans le quartier du Temple d’Or. Les pèlerins me submergent, j’écrase leurs pieds nus, mes coudes entrent dans leurs maigres côtes ; ils ne sentent rien, ils ne se plaignent pas, leurs yeux vides sont des puits d’extase.

Un guide improvisé me tire par la main sous des galeries, m’empêche, avec des précautions de sœur, de trébucher à des marches qu’usèrent depuis plus de deux mille ans des talons d’enthousiastes. Je contourne le temple du Népaul, qui semble un kiosque chinois, et dont le toit de bois est surchargé de sculptures érotiques ; il est ombragé par un figuier énorme. À travers les branches, le Gange gris apparaît ; et sa rive droite, nue, toute de sable, s’étend plane comme un désert. J’arrive à l’Observatoire élevé par le rajah Jye Sing ; dans la cour, parmi d’énormes instruments astronomiques, s’entassent des pèlerins de toute langue, de toute vêture, qui prennent leur repas par terre, séparés, avec ce recueillement, cette tranquillité qui caractérisent les foules hindoues. Je m’approche d’eux pour distinguer ce qu’ils mangent : du riz, des fruits sur de larges feuilles. Alors c’est une rumeur, une fuite, un effroi, comme si une charge de cavalerie fondait sur eux… Je m’arrête, étonné ; mon guide m’explique qu’ils ont craint que je ne touche leur nourriture, — ce qui est la souillure suprême, le grand péché…


Enfin, me revoici au Temple d’Or, dont les coupoles, dorées en effet, étincellent. Contre la porte ouverte, des vieilles vendent des eaux parfumées, des friandises, des guirlandes ; tout cela va devenir les offrandes des adeptes. Le seuil est encombré de babouches et de pourritures jamais balayées ; en entrant, les femmes le baisent pieusement, et leurs jambes nues, maigres et musclées, apparaissent dans ce geste.

Entre les piliers rouges, des prêtres vêtus de pourpre allument des flammes et ramassent des « paisses », sous de cuivre, que les fidèles ont déposés devant les idoles. Les grands turbans blancs se prosternent. Et c’est un va-et-vient d’hommes et de femmes portant des plats de riz, des « sweets », des petites bougies sur des plats de fer ; quelques-uns, accroupis sur leurs talons, avec un incessant balancement de l’échine, égrènent des chapelets. Du sang tache les dalles, les pieds nus foulent des fleurs écrasées, de la bouse, des herbes, du beurre et de la graisse fondus. Des mouches tourbillonnent. Au milieu des prêtres et des adorateurs qui s’écartent dans un mystique effroi, passe, l’œil méchant, ses cornes magnifiques droites comme des glaives, le « bull of Shiva », le taureau en qui s’est incarné le dieu, le zébus, la bête dont le dos est gonflé d’une bosse et qui a été peint en noir pour symboliser que le Dieu suprême est ténébreux et inconnu !


V

L’Impureté sacrée.


De là jusqu’au « Puits de la Science », il n’y a que quelques pas. Ce lieu méphitique est saint entre tous. Shiva habite dans cette eau vénéneuse, où toute l’Inde va puiser quelques gouttes rapportées précieusement dans les demeures, qu’elles sanctifient. Elle est distribuée, cette onde malfaisante, dans de petites coupes d’étain qu’un brahmane assoupi trempe dans un étroit bassin. « L’orifice du puits, explique mon guide, a été scellé par une colonnade de quarante piliers ». Il est, en effet, joli et aéré ce hangar ecclésial que fit construire la veuve du chieftain de Gwalior. Chaque colonne a son prêtre marmonneur ou sa mendiante chargée de bracelets. Les jeunes veaux vous y épient de leurs yeux candides. Mais, tout autour, les ascètes formidables se sont installés. Leurs turbans de corde leur font une couronne de pauvreté orgueilleuse. À côté du trident, le feu sacré ne s’éteint pas. Et ils subissent là, nus, sans changer de place, le soleil, le brouillard, la pluie, n’attendant de nourriture que de la piété des fidèles. Ceux-ci ne les oublient pas plus que les arbres sacrés, les « pipel tree » qu’ils arrosent chaque soir. Peu à peu je m’habitue à ce spectacle qui n’a son pareil nulle part. La pure lune s’est levée, tandis que le soleil éclaire encore. Le ciel est pur comme une caresse de vierge. Les corbeaux et les colombes tourbillonnent autour du dôme d’or. Je ne peux m’arracher à ce soir hindou qui mêle la superstition, l’immondice et la sublime douceur du printemps. Là-bas, sur une terrasse, un « rishi » lit les « Puranas ». Un tremblement de terre ne le troublerait pas de sa méditation.


Comme l’Europe est lointaine, l’Europe trépidente d’activité ! Ici la rêverie déborde ; l’ataraxie est reine, l’imagination enivrée chevauche au-dessus de la boue les hippogriffes de l’au-delà. Mon guide m’implore. Il faut partir.

Nous voilà de nouveau dans les venelles infectes et gluantes. « Le temple des Vaches, » me dit l’Hindou avec un respect dans la voix. J’avance ma tête dans l’orifice de l’étable sainte. C’est le plus large des temples : une splendeur de pierres et de marbre où passent et repassent les génisses vénérées. Tout un peuple les adore. Elles n’y prennent garde, plongées dans leur divine et obscure inconscience. Et elles accomplissent avec sérénité leurs fonctions de bêtes ; elles broutent les offrandes, boivent l’eau des vases de cuivre, et comme elles se sont remplies, elles s’allègent… Alors c’est une folie religieuse et stercoraire qui détraque ces femmes au visage d’étoile, ces hommes vénérables ; ils tombent à genoux, se prosternent, mangent la bouse, boivent avidement la liquide impureté qui, pour eux, est miraculeuse et sacrée…


VI

Le « Picturesman ».


— Il fait beau, ce matin : nous allons tuer quelque chose !

Celui qui parle ainsi est un grand Anglais, à figure jeune et sérieuse, avec des moustaches blond pâle, et un regard bleu déjeune fille violente. Il s’est installé en maître dans l’hôtel où nous habitons, car c’est un personnage, « l’assistant collector », une sorte de sous-préfet. Il n’a que vingt-quatre ans, mais son autorité est considérable sur le district de Bénarès.

Mon camarade « le globe trotter » est déjà debout, les moustaches prêtes. Il a battu son « boy » la veille ; aussi est-il admirablement servi : casque étincelant de blancheur, chaussure d’un jaune de blé mûr. Son fusil est astiqué, ce fusil que la douane lui rendit si difficilement après notre arrivée à Calcutta ; car les autorités britanniques ne veulent laisser pénétrer dans l’Inde aucune arme et ne supportent aux Hindous que leurs bâtons.

« Les temples m’ennuient, dit mon camarade, en prenant le casque et ses lunettes noires. J’ai vu dans la campagne des hérons, des canards et des sangliers ; nous allons brûler quelques cartouches et te laissera tes idoles. »

J’entends la meute aboyer et bondir ; ils sont partis.

Après les ablutions fraîches, je suis resté sur mon lit, lassé de mes promenades précédentes, dans une torpeur où m’enlise cette chaleur terrible qu’apporte déjà le printemps.

Mes paupières pesantes se ferment. Je somnole. Le rideau de ma chambre qui donne sur la véranda a tremblé. Je m’éveille à demi. Une main soigneuse l’écarté. Une silhouette d’Hindou se glisse. Il me salue presque jusqu’à terre. Après un court arrêt, comme je ne l’ai pas injurié et que je n’ai pas saisi ma canne, il s’approche, coupé en deux par une sorte d’adoration, voulant se faire pardonner son audace. Rozian, mon boy, entre après lui. Il m’explique que c’est un « picturesman », un marchand d’images. Pendant ce temps, l’intrus s’est accroupi près de mon lit et il dénoue, avec des gestes lents et trop habiles, un mouchoir d’où sortent des papiers coloriés, des ivoires peints, des feuilles de mica transparentes, enluminées. Je l’examine avec curiosité. Il m’est sympathique. Son corps maigre a la souplesse des jongleurs. La paume de ses mains brunes qui me passent les peintures a des lignes étrangement blanches comme la paume des singes. Il sait juste assez d’anglais pour compter et exhiber sa pacotille. Il ne fait pas de boniment, mais il a une éloquence à lui, enveloppante, fascinatrice. Ses gestes magnétiques, rythmés et silencieusement harangueurs, ajoutent une plus-value à ces jolies bagatelles, les magnifient. Du mouchoir, d’abord, sortent des dieux, des chrisna bleus jouant de la flûte sous un arbre, tandis que Rada, amoureuse et aussi musicienne, glisse autour de la taille de son époux ses jaunes bras et mêle sur les trous musicaux ses doigts dociles aux doigts divins ; ou bien c’est Shiva allongé sur un lit de cobras dont les têtes gonflées l’ombragent. Peu à peu le mouchoir s’humanise, des visages de rajahs sourient ou grondent, des magiciens et des jongleurs se transforment en corbeaux, ou dansent miraculeusement sur des fils. Toute la vie humble de l’Indien serviteur se déroule : le porteur d’eau, le balayeur, celui qui tient le narghilé ou le chasse-mouches, le repasseur, le bottier, le tailleur… Maintenant le mouchoir devient voluptueux : des femmes à leur toilette s’attardent avec des yeux de rêve immenses, une poitrine gonflée de félicité et des hanches qui savent tous les secrets du « kama-sutra », le livre où les brahmanes ont, depuis l’origine du monde, fixé les raffinements de l’Amour ; d’autres, étreintes de brocarts et de pierreries, sur des trônes, caressent avec une rose une perruche verte dont la tête semble un gros rubis. Enfin, le mouchoir se bestialise… discrètement, la main simiesque pose sur mes genoux des duos et des trios obscènes où ne se déguise aucune des ruses ou des brusqueries de la plus vile passion. Et c’est gauche et comique, avec je ne sais quel idéalisme demeuré en le regard étonné des femelles obéissantes, dans le geste hiératique encore des mâles industrieux…

Rozian est allé sur la pointe des pieds tirer le rideau, puis il s’est agenouillé près de moi comme pour apaiser un courroux possible et aussi pour mieux voir… J’écarte ces essais libertins d’un peuple, au fond, chaste, qui, par vénalité, a voulu chatouiller le porc occidental ; je marchande des scènes de vie quotidienne, des « ranis », des reines aux cheveux sages, ouverts au-dessus du front, au visage doux et pâle, dont les oreilles sont déformées par le poids des bijoux. Je me laisse aller à payer des prix ridicules. Ce marchand ne vend pas, il incante ; ses yeux ont cette lueur magnétique, un peu mouillée, qui séjourne dans les prunelles des reptiles ; mais le nez est noble ; la bouche dédaigneuse est impeccable comme prise à la statue d’un dieu grec. Après les discussions, où il feint de renouer ce mouchoir magique, qui contient tout, le ciel, la terre et l’enfer, il cède toujours et, du geste d’un roi qui gratifie son sujet, il dépose l’objet sur mon lit : « Take it », dit-il, avec un dédain profond, comme s’il faisait un cadeau. Mais il suit des yeux ma bourse, où je la place, étudie les fermetures de mes valises, avec un regard qui dévisse les serrures. Je ne peux plus m’en débarrasser ; il veut me vendre maintenant des jouets d’enfant, des boites à décuple fond qui servent à des prestidigitateurs ; je finis par me fâcher. Il traîne. Rozian l’expédie.

Après m’être assoupi encore, je veux regarder mes emplettes ; je me frotte les yeux avec étonnement. Ce marchand est, en effet, un mauvais enchanteur. Les reines qu’il m’a vendues avec tant de désintéressement pour une somme assez ronde de roupies, ne sont plus que d’infects gribouillages sur des loques, l’ivoire n’est que du bois peint, le mica est taché par les sueurs et les pluies. Ça, c’est trop fort, par exemple ! un soupçon me traverse l’esprit, j’ouvre ma valise où tout à l’heure j’avais jeté mon or. La moitié, exactement, a disparu.

J’appelle Rozian. Il tombe aussitôt âmes pieds ; je lui déclare qu’il est voleur et associé de voleurs — et je le chasse. Nous verrons si la police saura me faire rendre mes peintures indiennes et mes pièces à l’effigie de Victoria.


VII

Le Maharajah de Bénarès.


Le maharajah de Bénarès m’a envoyé, cet après-midi, sa calèche pour aller le voir. Ses gens sont insolents, et je suis obligé, pour les calmer, de leur faire dire par le « manager » de l’hôtel qu’ils sont à ma disposition et moi pas à la leur. La grande chaleur passée, je suis entraîné par les chevaux rapides avec un sais, valet de pied, hissé derrière moi au dos de la voiture ; il hurle toutes les insultes possibles aux autres véhicules et aux passants qui, d’ailleurs, n’y prennent garde. Le mot de « maharajah » fait s’écarter les « hécas » légères ; les hommes de police et les soldats indigènes, sur mon passage, se lèvent, me saluent ou me présentent les armes par respect pour mon teint blanc, le teint du maître. Le cocher lance ses bêtes à fond de train ; et quand le « sais » comprend qu’il n’est pas écouté, qu’un accident aura lieu (la voiture ne s’arrête jamais), il bondit, devance les chevaux en des enjambées prodigieuses et arrive juste à point pour enlever un petit enfant noir nu comme un ver de terre sous les pieds des chevaux ou quelque vieille ahurie, chue tout contre les roues bruissantes.

Autour de nous, c’est encore, c’est toujours cette misère de l’Inde si résignée, si poignante. Les femmes se voilent par déférence sur les larges fontaines, où accèdent des escaliers ; mais je comprends qu’à travers la transparence de la mousseline elles m’épient, tout en tirant avec nonchaloir sur la poulie énorme. D’autres ramassent soigneusement la bouse des vaches ou l’ordure sèche des chevaux et des buffles, non pas pour un rite excentrique et sacré comme au temple que je visitai, mais par indigence, pour en allumer le triste foyer, creusé dans la terre sèche.

La maison de ville du maharajah est toute à l’européenne. Malgré notre hâte, je suis en retard. Le maharajah est sorti et va rentrer. Je m’assieds, tandis qu’autour de moi, le chapeau sur la tête, la main jouant avec la canne, des Anglais parcourent la princière demeure comme un musée, avec le mépris et la curiosité des conquérants. Et je songe au destin de ces « grands rois » (car tel est le sens de maharajah), maîtres depuis le dix-huitième siècle de ce pays sacré, terre des dieux et des ascètes, ébranlés par les rébellions, voyant s’écrouler la domination des wazirs d’Oude qui massacrent les résidents anglais, puis eux-mêmes soupçonnés de trahisons pendant la révolte des cipayes, — un maharajah, le père de celui-ci, sur le point d’être pendu, — enfin Bénarès définitivement annexé à l’Empire de la Reine contre une pension annuelle de cent mille livres sterling allouée au maharajah, — une goutte d’eau dans le fleuve des colossales dépenses…

Prabhu Navain, l’actuel Maharajah de Bénarès, entra, mignon comme une statuette, souriant. Je le reconnus, semblable au grand portrait de ce salon, presque un enfant, vingt-cinq ou vingt-huit ans, sans doute, mais de figure plus puérile encore, petit, mince, n’ayant gardé de son père, le géant guerrier, que la beauté. Et cette beauté s’est féminisée, n’est plus que jolie. Il a sur la tête un petit bonnet tressé d’or ; sa taille exiguë est serrée dans une jaquette mi-indienne, mi-occidentale avec un ceinturon, d’où tombe un sabre recourbé qui lui va bien, un sabre de parade qu’il a fallu réduire pour sa taille et qui semble un riche jouet ; ses pantalons dessinent une jambe gracieuse faisant songer à Lorenzaccio, et le bout retroussé de ses chaussures est secoué d’un tremblement nerveux qui ne le quitte pas. Il me regarde avec amitié, il sourit, il rit même, par contenance ; je le sens bon, mais il n’a rien à me dire.

Autour de lui ses courtisans s’étonnent de la présence d’un Français ici ; — comment peut-il exister au monde d’autres blancs que les Anglais ? — ils me témoignent une grande politesse nuancée de quelque dédain parce que je n’ai point le ton cassant des sujets britanniques. Ils adulent leur maître. « Son Altesse, me dit l’un d’eux, est un grand philosophe. » Le petit maharajah continue à sourire, à rire même de ses dents brèves et serrées de chat. Il trouve tout naturel d’être un grand philosophe ; il croit bien encore être un grand roi ! Cette cour autour d’un prince sans pouvoir est amusante à force d’ironie : vieux « pundits » blanchis sur les textes des « Upanischads » ; astrologues ; maîtres de cérémonies aux yeux égrillards chargés de veiller sur les voluptés de « His Highness », le seul département où les Anglais aient laissé aux rajahs toute latitude ; secrétaire intime, épieur, chagrin, tout acquis aux Anglais et qui n’a qu’une idée, — me pousser dehors par les épaules, comme si je n’étais pas un simple voyageur artiste, comme si j’allais comploter, moi poète, avec ce maharajah de féerie, ce prince de « Châtelet », l’indépendance des Indes !

Enfin Prabhu Navain sort de son extase ou de son hébétement. Il boit volontiers, chuchote la rumeur publique et le reste de son temps est pris par les femmes. On lui a dit à l’oreille que je suis un écrivain, que je m’intéresse aux destinées de sa patrie, que je pourrais parler de lui… Alors, il veut poser devant l’objectif ; il me conte qu’il a vu le « commissioner » ce matin, qu’il a beaucoup d’affaires avec lui dans l’intérêt de ses sujets. « I am very busy… very busy. » Il insiste ; ce mot de « busy » (affairé) est pour lui un titre de gloire au moins égal à celui de maharajah. Il n’y a que les Européens qui soient « affairés », les Orientaux lambinent. Mais lui, il est « affairé » comme s’il habitait le fumeux « Strand » de Londres et non pas ce mélancolique, désuet et délicieux fort de Ramnagar.

Et il en ressent une fierté de ce prétendu « affairement » qui le réhabilite, croit-il, de sa faiblesse d’augustule. Mais il ne peut tenir même ce rôle bien longtemps. La puérilité le prend, une puérile et douce gentillesse. Il me donne des vues de Bénarès, il me signe sa photographie, il m’assure royalement : « Quoi que vous désiriez, je vous le donnerai ! » Je lui réponds modestement que j’aimerais me promener à Ramnagar ; ainsi se nomme la vieille demeure des ancêtres, des conquérants qui ont précédé ce charmant fantoche. C’est accordé. Nous nous levons.


… Au lieu de rentrer à l’hôtel, je passe au Club. Il est très loin de la pittoresque Bénarès, dans les « civil lines ». Mon flair ne m’a pas déçu. J’y trouve mes amis « le globe trotter « et « l’assistant collector ». Ils boivent leur « wisky-soda », autrement dit, leur « peg », — la forte boisson anglaise, un quart d’alcool et le reste d’eau, qui remplace ici le vin et la bière, — sur des sièges rouges très hauts, en regardant jouer au billard l’ingénieur et le major.

— Ç’a été une belle journée, nous avons tué beaucoup, me dit avec autorité le jeune Anglais, aux moustaches d’écume blonde, aux yeux bleus de demoiselle violente. J’espère que le maharajah a eu pour vous les égards qu’il vous devait… Quant à votre voleur, la police est à ses trousses. Je compte que vous serez satisfait.

Je prends, moi aussi, mon « peg » qu’un Hindou à grand turban m’apporte ; mais ce milieu, trop britannique, ne me captive guère ; je songe à la comédie que me réserve demain mon « picturesman », et aux émotions qui m’attendent dans le fort centenaire des « grands rois ».


VIII

La Police hindoue.


L’homme de police reste droit devant moi, avec des yeux fins et fureteurs, une moustache européenne. Il est propre et bien tenu. Son uniforme de coutil, le ceinturon, l’arme courte sur la hanche, lui communiquent une fierté. Il parle anglais avec volubilité, il m’interroge. J’ai tôt fait de lui expliquer l’aventure du prestidigitateur marchand d’images. Cet homme a pénétré chez moi sous prétexte de me vendre des miniatures. Au lieu de me donner ce que j’avais acheté, il ne m’a laissé que des gribouillages et des loques. Puis, profilant de ma torpeur, il m’a enlevé une bourse pleine d’or. L’œil de l’enquêteur s’allume de plus en plus, comme s’il agissait d’une affaire à lui personnelle, — de ses propres intérêts.

Le « manager » de l’hôtel arrive, déplorant l’accident, effrayé d’avoir la police chez lui. C’est un « half cast », un demi-noir que tiennent à l’écart les Européens et les natifs. Il devine qu’il lui en coûtera gros et qu’on va profiter de mes soupçons pour le saigner aux quatre veines…

Moi, naïvement, je m’étonne du zèle de ce mouchard. Il vient de la gare où il a installé des observateurs. Qu’une livre anglaise apparaisse entre les mains d’un indigène à mine douteuse, il sera aussitôt arrêté. Puis se tournant vers l’hôtelier : « Vous avez des serviteurs sur qui pèsent des soupçons ». Le demi-noir ne réplique pas. Il sait bien ce que parler veut dire. Il n’aura la tranquillité que contre argent comptant. Moi, je continue à ne pas comprendre ; j’insiste seulement pour charger le « picturesman ». Sans nul doute, pour moi, c’est lui qui a commis le vol. Je ne parle pas de mon boy Rozian, qui l’a sans doute aidé.

« Nous allons le faire comparaître, ce marchand, » répond le policier. Puis, il prétend élargir l’affaire… « Vous avez dormi une heure après son départ, ajoute-t-il ; pendant votre sommeil, un serviteur a pu pénétrer. Voici une piste à suivre. » Et regardant avec sévérité l’hôtelier : « Il y a chez vous un « flatman », un homme gros qui aime beaucoup le whisky et, que nous surveillons depuis quelque temps. Il a pu faire le coup. »

Les empressements et les subtilités de cet argousin asiatique me ravissent. En effet, le « flatman », profitant de ses pieds nus, ne se gêne pas pour envahir ma chambre sans faire autant de bruit qu’un lézard. Ma conviction s’ébranle. Je lui permets l’enquête dans l’hôtel. L’indigène à ceinturon, avec sa moustache européenne, s’en va continuer ses recherches, emportant mon estime, presque mon admiration…


Je prends le breakfast solitaire, car « le globe trotter », mon compagnon, m’a laissé encore pour suivre à cheval le « commissioner » et l’« assistant collecter » qui sont allés dans un village voisin où sévit la peste.

Autour de moi, de gentils oiseaux volètent et picorent, prenant, jusque sur ma nappe, les miettes de mon pain. L’Inde charmante pénètre jusqu’en ces salles à manger, mornes, nues, trop blanches, de plâtre et de linge. Le pacte n’est pas rompu ici entre la nature, les bêtes et l’homme. Nous avons beau manger ces exquises colombes qui tourbillonnent autour des oriflammes et des tridents de Shiva, ces canards, âme sillante des vénéneux étangs assoupis, les faisans qui sont les frissons animés des plaines ; et, ignominie qui indigne les brahmanes ! tuer le bœuf, le buffle elle veau, dont la vie est plus sacrée que celle des hommes ; une confiance demeure inébranlable en cette faune si longtemps épargnée et qui, dans son cœur, appelle « frère » le bipède dont le front est dressé vers le soleil… Moineaux imprudents, palombes sonores, et vous-mêmes, insupportables corbeaux bleus qui me réveillez dès l’aube, et toi, salamandre qui, au-dessus de ma tête, cours entre deux solives au plafond, et toi, abeille étincelante de la véranda, radiance de soleil brisée, rayon de miel qui chante, vous pouvez vous fier à ce blanc qui déjeune tout seul, mélancoliquement. Il n’est pas cruel, il n’a pas dirigé sa colère contre vos ébats innocents… Mais, hélas ! le siècle approche où l’Asie elle-même ne sera plus le refuge de la Bête, où l’homme aura fait autour de lui, sur la planète entière, le vide et la terreur.


Je me sentirais vraiment trop seul ce matin, si cette amitié animale ne rôdait pas autour de moi. J’ai ce filoutage sur le cœur. Me voici allongé sous la vérandha de l’hôtel, dans un de ces confortables fauteuils aux bras si larges et si longs qu’on peut y poser sa tasse de thé ou son livre, ou y croiser nonchalamment les jambes. Une abeille se pose sur le journal anglais que je lis, un papier où il n’y a que des nouvelles et des réclames, sec et terne, et qui m’attriste infiniment. Je ne la chasse pas ; je sais bien qu’elle ne dirigera pas contre moi son dard, qu’elle m’apporte la joie blonde de sa présence ailée, comme un cadeau de poésie et un sourire doré de cette Inde si pauvre ! Il me semble que je comprends le discret murmure de la mouche de flamme : « Je sais bien, me dit-elle, tu souffres par ce vol d’une centaine de livres comme par une trahison sentimentale, comme si Bénarès, la cité de tes rêves, t’avait injustement réprouvé ; qu’importe ? pardonne à ce peuple enfant, que la servitude déprave… Il y a tant de grâce et de beauté autour de toi, que ton cœur ombrageux pourra s’y apaiser ! »


Oui, l’abeille a raison, il faut pardonner. Je regrette mon pauvre Rozian, mon « boy », que j’ai chassé depuis qu’il a aidé le filou… Sans rien dire, sans se laisser voir, il a continué de faire ma chambre, ou plutôt d’arranger mon lit, et de mettre un peu de beurre sur mon soulier. Il rôde dans tout l’hôtel avec sa nonchalance habituelle, maintenant craintive, son turban retenu sur la tête par une énorme boucle, un sourire plus sombre sur sa lèvre épaisse ; mais son œil inquiet, me surveille, me supplie. C’est un Bengali, c’est-à-dire le plus timoré et le plus roué des Indiens. Je ne peux me souvenir de cette canaille affectueuse sans émotion. Il savait ma nervosité, il caressait et augmentait ma paresse. Il était paternel et servile. Il se mettait à genoux pour me parler ; il faisait mes malles comme une fée ! Et la petite abeille en or bourdonne sur le journal anglais : « Reprends-le ; après tout, à sa façon il t’aime. C’est si inexorable d’être seul. » Rozian, là-bas, à l’ombre de la porte, me guette. Je fais un geste… le voilà à mes pieds !

« Sâb (seigneur), dit-il, le « picturesman » est là avec l’homme de police. Frappez-moi, mais ne me dénoncez pas. Il est si méchant ! »

Va, Rozian, n’aie pas peur, je ne dirai rien ; cette affaire ne m’intéresse plus qu’en tant qu’aventure entre mille autres.

Néanmoins, je reste silencieux comme un juge et je vais vers le groupe qui épilogue devant le rideau de ma chambre… L’« assistant collector » est là. Il domine le sous-officier et le voleur de sa haute taille, ses regards bleus de jeune fille violente sont durs comme des saphirs. Il ne badine pas, il officie, il est l’Angleterre ; il est, si j’ose dire, la Justice… Il a mis la jugulaire de son casque colonial et il questionne le voleur en hindoustani. Celui-ci est plus rampant que nature. Le visage royal, le profil de héros s’abaissent vers la terre, les prunelles bougent, voilées, haineuses, comme celles des petits fauves qui se sentent pris. De moi, il ne tient compte, je suis moins que rien, un « meleck » qui n’a pas le prestige de la force ; mais l’autre, il est l’Anglais, le maître, presque le Dieu… Mon « picturesman » est toujours aussi peu vêtu, ses gestes souples se ramassent comme si, tout à l’heure, il allait, pour la fuite, bondir. Il a apporté le mouchoir inépuisable et il recommence l’offre de sa pacotille avec ses gestes qui incantent et escamotent. « Il avoue qu’il a triché pour la marchandise, dit l’« assistant collector », on peut toujours le mettre en prison. Quant au reste, il nie. »

Et, tout à coup, un autre personnage entre en scène ; où se cachait-il ? Aussi dans ce mouchoir ensorcelé ? Je crois plutôt derrière le « policeman ». C’est un vieillard vêtu on dirait d’une étole ; sa figure est grenue comme une écorce ; son visage, d’où pendent des poils embrouillés et gris, fait penser à une racine récemment arrachée. Et il se casse en multiples « salams », joint les mains comme s’il était devant une de ses divinités. C’est le père du magicien, il a été à la guerre des Cipayes, il a pris le parti des Anglais, il respecte l’autorité britannique comme sa propre mère. Et il fait le grand serment que son fils est innocent. Tous deux sont d’honnêtes et justes marchands. Et il propose de rendre les ivoires exquis, les micas aux peintures charmantes, les miniatures des Reines. « Prenez toujours », me dit en français l’Anglais pratique. Je prends ; l’avouerai-je ! je suis presque désarmé par les supplications de ce vieux coquin ; je trouve gentille l’idée de cet escroc qui, jouant de ce sentiment familial si enraciné dans l’Inde, croit la présence et le témoignage de son père, des protections invincibles ; alors je déclare, par lassitude autant que par pitié, l’affaire close ; je me désiste.

À quoi bon insister, d’ailleurs ? mon or doit être maintenant en sûreté… Mais ça ne semble pas satisfaire la police. Le regard du sous-off brille de zèle. Il déclare que son rôle n’est pas fini ; il fouillera l’échoppe du « picturesman », il questionnera les gens de l’hôtel, le « flatman » spécialement…

« C’est bien, allez-vous-en », conclut l’« assistant collector » ; puis se tournant vers l’argousin : « Et vous, revenez demain nous donner le résultat de votre enquête. »

Quand nous ne fûmes plus que tous deux, l’Anglais et moi,

— Vous avez une police diligente, lui dis-je.

L’assistant collector ne répondit rien et sourit.

Entre temps, Rozian avait disparu.

Quand il eut constaté que les deux bandits s’en allaient indemnes avec le mouchoir fascinateur, il accourut derechef et, par respect, il toucha de ses mains mes souliers :

— Ah ! Sâb, s’écria-t-il le cœur débordant de reconnaissance, vous ne savez pas comme la police est méchante chez nous ! Vous la trouvez zélée. C’est qu’elle travaille pour elle. Elle est bien trop maligne pour demander à celui qui fait sa plainte. Ce sont les autres, les soupçonnés, qu’elle exploite. Il faut payer, payer encore, — que l’on soit innocent ou coupable. Celui qui est volé ne retrouve pas souvent ce qu’il a perdu ; mais les pauvres diables comme nous, si nous sommes compromis, nous devons donner jusqu’à notre dernière roupie pour acheter notre innocence. Aussi, dans l’Inde, la police est un bon métier…


IX

Ramnagar.


La barque du rajah sille le Gange, ayant comme proue de magnifiques chevaux bondissants ; je suis sous un dais rose, les rameurs silencieux m’entraînent vers la vieille citadelle. Elle se dresse sur des remparts enracinés au fond du Gange. C’est un ramassis de galeries, de bastions, de temples. Je gravis l’escalier monumental qui baigne dans l’eau. L’Inde d’autrefois me gagne, puissante, héroïque, mère des civilisations, dépositaire du mystère et de la force. Sous un ciel délicat comme la peau bleuie d’une femme trop passionnément caressée, là-bas tombe sur mes épaules une marmoréenne fraîcheur. Après avoir gravi de tout puissants escaliers, je marche dans la salle des réceptions aux plafonds superbes. Les murs que ne coupe aucune hideuse fenêtre s’animent de pierres coloriées ; une flore svelte s’y incruste, un jardin précieux, lapidaire, que les siècles n’ont pu flétrir. Le malheur, c’est que l’Europe pénètre là par les suspensions à pendeloques dont les Orientaux raffolent et qui, à Damas déjà, et plus tard à Peshawur, me gâtèrent les plus délicieuses demeures musulmanes.

J’examine les visages des rajahs qui habitèrent Ramnagar ; leurs fantômes doivent y revenir parfois pour pleurer la grandeur de la patrie. Le fort inexpugnable n’est plus qu’un musée où entrent, chapeau sur la tête, les conquérants. Comme ils sont différents, ces grands rois, du gracieux roitelet que je vis en sa maison de Bénarès ! Les turbans couronnés de perles encerclent des fronts volontaires tachés du signe rouge, qui semble, là, une goutte sanglante éclaboussée dans la bataille. Leurs plumets, leurs colliers, leurs diadèmes ont je ne sais quel austère étincellement. Leurs favoris élargissent encore les joues d’ogre. Mais le rêve gîte dans les yeux de ces brutes magnifiques. Quel Indien, même le plus matériel, n’aurait pas ces beaux yeux où l’âme monte, victorieuse des instincts, sachant le néant des gloires ? Je souris au portrait du précédent maharajah à cheval avec un pantalon vert et une houppelande de hussard, jouant les maréchaux de notre Empire.

Un grand calme règne. Là-bas, une claire issue. S’ouvre la terrasse aux arcades dentelées qui encadrent le ciel. Un des officiers du palais, pieds nus par respect, me suit. Que se passe-t-il dans cette cervelle falote ? Il dédaigne de m’exhiber les merveilles uniques d’un art à jamais perdu ; mais il m’entraîne devant des oiseaux mécaniques qui, remontés par une clef, volent, battent des ailes, chantent. Plus loin, il me fait arrêter près de fleurs de nacre sur lesquelles errent des insectes artificiels. Mais, où il triomphe, c’est à une femme, la gorge quasi nue, en chemisette et en corset, une blanche, je vous prie, une Parisienne, qui, devant sa psyché, se poudre, tourne et sourit. Cette poupée de coiffeur, ce mannequin de mode, ce déshabillé grivois apparaissent au natif le comble de la beauté et du progrès. Il cherche dans mes yeux la stupéfaction admirative. Je me détourne, je vais m’accouder à la terrasse célèbre pour l’incomparable vue qu’on y découvre.

À droite, au loin, se déploie Bénarès, éventail de palais et de temples, qu’une géante aurait brisé en le laissant tomber auprès des molles courbes du Gange. Des bancs de sable altérés se lèvent au milieu du fleuve ; des barques dorment. Un vent tiède m’effleure. Tel le soupir de l’Inde assoupie. Tout près, presque dans le fort, les petits jardins, sarclés par des multitudes d’esclaves, s’étranglent à des bordures de pierre, sous l’ombre des temples dont l’étendard déroule une colombe noire et un taureau. Dans les cours, piétinent les éléphants colossaux aux trompes peintes ; ils ne portent que le maharajah et le vice-roi. Entre des colonnes, filigranées de vert, en quelque zénana[1] secret, j’entr’aperçois des idoles qui bougent lentement, indolentes. Je reconnais les bayadères de Prabhu Navain, accroupies sur des tapis, lourdes et lasses, écrasées de bijoux, casquées de la splendeur noire de leur chevelure, avec les lampes nostalgiques de leurs yeux. Et la musique des « sarangues » vient à moi, portée par un air orageux, chargé de rose ; c’est un rythme voluptueux et bas, où traînent des relents de gloires évaporées et de paradis perdus…

… Enfin, je m’arrache à cette vision. La voiture du rajah m’emmène dans le dernier territoire qui lui reste, et où nul Anglais ne s’égare. J’ai laissé l’immense cour intérieure du château où se rangent les hommes d’armes, portant des boucliers et des marteaux de fer. Je suis dans un décor de féerie. Au milieu d’une solitude qui me fait croire que je rêve.

Je m’assieds dans un palaiseau exquis, tout de marbre rose, pareil à quelque Trianon d’Asie. Il est si mignon, qu’il n’a pu être dressé que par l’amour, qu’il ne peut servir encore qu’à l’amour. Les colonnettes torses sont à peine plus hautes qu’un homme, les treillages de marbre semblent des résilles de cheveux, les balcons sont juste assez larges pour un couple. Une odeur exquise vient des jardins, une odeur que j’ai respirée là seulement, qui me fait me trouver mal de plaisir. Plus loin, d’autres kiosques aux piliers d’argent, semblent construits avec du clair de lune. Le soleil las vieillit dans l’étang, qui reflète le palaiseau rose ; des poissons vont et viennent, pareils à des pierreries, qu’aurait laissé choir une amoureuse avide d’être plus nue ; des feuilles d’arbustes, des pétales où naviguent des insectes troublent seuls la pureté glauque du lac.

Allons, le soir vient, les enchantements sont clos. Je contourne dans ma fuite un temple de Shiva abandonné, d’où s’élancent en frise, les anges hindous, les apsaras, génies féminins et ailés jouant de la lyre. Je reprends la barque royale aux chevaux bondissants. Je suis loin des abominables ghâts ; je ne respire plus la senteur de ces déjections millénaires qui propagent la peste et le typhus. Près de Ramnagar, que le Gange est pur ! Ici, tout souci est indigne ; la nature émane une douceur qui panse toutes les plaies. Le vieux fort fuit derrière moi, immense, plein d’amour ancien, de gloire défunte, de prières dissipées. L’eau n’est maculée que par le sable… Bénarès, au loin, apparaît une cité paisible au milieu des vergers… Plus de commerce, d’industrie, d’usines, comme à Calcutta ; plus de dieux sanglants, plus de temples horribles, plus de mendiants âpres et paresseux, réclamant le sordide bakchich. Je remercie le petit rajah souriant, efféminé et bon qui m’a permis de goûter ce soir sans tache, qui m’a fait revivre l’Inde morte, l’Inde de notre rêve et de notre cœur, le pays idéal, où la volupté est pure et le mystère transparent.


… Devant le rideau de ma porte, le policier hindou m’attend, allègre.

« Le picturesman, dit-il, est un honnête homme. Quant au « flatman », à l’homme gras, nous n’avons rien trouvé chez lui… Il faudra chercher autre chose. »

Je souris, car je comprends, maintenant : mon or est introuvable, mais les voleurs ont payé, et la police n’a pas perdu son temps.


X

La Fête du Printemps à Bénarès.


Je me suis attardé ici : j’ai oublié que l’hiver est, dans l’Inde, la seule saison innocente pour le voyageur. Le dieu Chrisna, l’incarnation du soleil, de ce soleil terrible et bienfaisant, qui féconde la terre et enfièvre les corps, vient m’en avertir lui-même par ses jeux populaires.

C’est « Oole Jatra Chrisna » la fête du printemps, la commémoration du dieu d’amour. Une rumeur lointaine, musique et chants, traîne dans l’air, venant des quartiers natifs jusqu’aux « civil lines ». On cuit d’énormes gâteaux dans les rues au son d’un orchestre fantasque. De temps en temps, c’est une ruée de prêtres, les yeux ivres, le front tatoué des signes vichnouïques, chantant et gesticulant, possédés par la Secrète Influence, agités par la renaissance des sèves.

Je suis retourné vers le Gange, de très grand matin cette fois, accompagné d’un jeune brahmane, initié aux rites mystérieux de sa religion puérile et savante ; au nom de son maître, le maharajah de Bénarès, il doit me montrer la vénérable déesse Ganga, en fête sous l’aurore, quand elle est étreinte par les bras pieux des pèlerins qui s’y baignent. Je l’examine : c’est un petit Hindou de seize ans, dont le vocabulaire anglais est très restreint, le cerveau faible et gentil, et la bouche pépiante comme le bec d’un oiseau matineux. Il n’a pas de turban et, avec ses joues presque claires, son corps incertain, tout enveloppé de mousseline blanche çà et là trouée, il semble une jolie poupée mécanique, plutôt qu’un guide sacré. Il est tout joyeux de se mêler à ces fêtes païennes, avec un Européen qui paiera les bakchichs.

Dès que la voiture cahotante nous dépose au bord du fleuve, on l’acclame : « Babou, babou (Monsieur, monsieur), ne vous fâchez pas. C’est fête aujourd’hui ! » Et les bateliers tachent sa mousseline immaculée d’un jet rouge qui fait songer aux mûres écrasées. Le jeune brahmane ne se fâche pas, il rit, frissonne un peu, frileux sous sa draperie transparente… Nous revoilà dans le bateau lourd et lent qui nage le long des ghâts, frôle presque les escaliers énormes, les piliers des temples que l’eau a recouverts, les murailles des palais, des troupes rieuses jouant autour de nous dans le Gange. L’odeur est moins insupportable que vers le soir, à la chute du soleil. Les bûchers qui brûlent les morts sont éteints. Ces vieilles pierres magnifiques et écroulées, ces terrasses, ces galeries, ces pagodes pointues et agglomérées, que dominent les deux colossaux minarets de la mosquée d’Aureng-Zeb, ces ruines qui s’écrasent et s’épaulent les unes les autres, comme si le marbre, l’or, le granit étaient ivres, eux aussi, de leur vieillesse éternelle et de ce printemps éphémère, — tout ce décor somptueux et misérable, solennel et délabré, se farde avec la rose précaire de l’aube. La population semble les acteurs naturels évoluant dans ce décor de féerie millénaire, tellement sénile que la grandeur survivante n’excite plus que la pitié… Chétifs, diabétiques, précocement vieillis par les fièvres et les congestions du foie, n’ayant guère gardé de leur beauté légendaire que des yeux immenses, mouillés et sombres, ils grouillent, hommes, femmes et enfants, dans l’inconscience de leur dégradation, uniquement soucieux de laver en l’onde maternelle et hideuse le péché de leurs âmes plus que la poussière de leurs corps. C’est un mysticisme de baigneur et de lavandière, agrémenté aujourd’hui de cette allégresse encore débile qui accompagne les convalescences et qui seule, chez un observateur, peut évoquer par comparaison les frétillements las de ce carnaval hindou.

Ils s’enfoncent jusqu’à mi-corps dans cette eau gris-verte, comme lamée de décomposition ; ils y tordent leurs linges, y frottent leurs enfants qui résistent faiblement et avec gentillesse. En ces membres émasculés, règne l’anémie gracieuse, réservée aux végétariens et aux Asiatiques. Les marchands se reconnaissent à leurs ventres énormes, signe d’opulence ; les brahmanes, à un cordon sacré agrémenté parfois d’amulettes, à la mèche unique, qui retombe de leur tête rasée, dans le dos. Des sanyasis, terribles, hagards, les cheveux pareils à des broussailles méchantes, méditent tout nus, sur quelque tréteau installé dans le fleuve, — île improvisée de Robinson extatique, — depuis plusieurs jours peut-être, ne vivant que des bouffées de leur pipe et de graines.

Les pèlerins ont installé des tentes de zinc contre les murailles écroulées. Le Manikarnika-Ghât est le quai sacré le plus touffu en temples, en terrasses, en population. Là s’entassent plus nombreux ces parasols en paille tressée, qui dressent sur les débris des édicules, où l’eau rongeante pénètre, une végétation de larges champignons gris.

Avec une longue gaule nos bateliers poussent l’esquif aussi paresseux qu’eux-mêmes. Quelques enfants, dont les têtes tourbillonnent en poupe et en proue dans les flaques malsaines, crient : « Amusez-vous ! Amusez-vous ! » D’autres, sur la rive encombrée de sanctuaires et d’escaliers, bondissent tels des cabris, se poursuivent, nus comme des fresques de temple, se jetant au visage cette eau rose. Une gaîté spéciale est dans l’air, sans éclat, à peine bruyante, d’un peuple qui sait la vie vaine et que tout, même le bonheur, est une illusion, d’un peuple philosophe et mystique, esclave depuis des siècles, décadent à force de civilisation, doux et efféminé par lassitude. Les filles se baignent et se rhabillent aux yeux de tous, selon une pudeur experte et charmante, sans l’hiératisme des Égyptiennes, avec une souplesse qui vient de la résignation ; et leur corps frêle et brun, aux royales délicatesses, plonge respectueusement dans l’eau pestilente qu’alimentent les ruisseaux d’égout cascadant sur les marches des palais.

Le jeune brahmane, frileux et blanc, cherche à m’expliquer l’histoire charitable ou tragique de ces temples phalliques élevés par de pieuses reines, de ces observatoires, de ces forts, qui ne se pressent tant, semble-t-il, les uns contre les autres, comme des Œdipes sans Antigone, que pour moins fléchir… Je comprends mal ses contes, dont le récit s’embrouille ; on dirait, dans la cage de son cerveau superstitieux et léger, que les idées chantent, en désaccord et froufroutant des ailes, comme des bengalis. Mais quand nous nous arrêtons, devant des piliers énormes inachevés et que le Gange enveloppe, au pied d’un ghât magnifique aux escaliers démontés par quelque secousse terrienne, les idées-volière du petit brahmane taisent leur jacassement pour un hymne mystique au Dieu Shiva :


— Vous voyez, sâb (Seigneur), ce palais rompu, ces colonnes incomplètes et noyées… un rajah voulut élever ici un monument immortel. Or un sanyasi était accroupi depuis plusieurs années sur une pierre de la rive, montant les degrés intérieurs de Samadhi, que vous appelez l’Extase. Le rajah lui dit : « Saint, lève-toi, va méditer sous la porte d’un temple, j’ai besoin de cet emplacement. — Pourquoi me troubles-tu, ô roi ? répondit le sanyasi, les prunelles révulsées toujours et parlant d’une voix fantômale, comme en rêve. — Je veux laisser un témoignage marmoréen de ma gloire près du Gange divin. » Et les ouvriers chassèrent le mendiant. Alors celui-ci se leva sur ses pieds immobiles depuis tant d’années. — « Tu as insulté par ton vain orgueil, ô Roi, s’écria-t-il, le Dieu Shiva lui-même qui médite dans mon cœur. Je maudis ton œuvre, elle ne sera jamais achevée ! »


La baignade sainte est maintenant quasi terminée. Le Soleil Chrisna monte dans le ciel, qui est pur comme une immense prunelle virginale. Les colombes bleues sortent des vieux volets noircis où elles ont construit leur nid. Ce sont les messagères de la saison nouvelle, le calme n’est troublé que de leurs ailes chimériques. Maintenant les pèlerins se rhabillent et rient et s’amusent au milieu de ces désastres de pierre. Et ils procèdent à leur toilette, faibles comme des malades, avec des grâces de millénaire fatigue. Des jeunes gens se regardent dans des glaces, de pauvres glaces, venues sans doute d’horribles bazars allemands. Des filles se servent comme peigne, pour lisser leurs cheveux gras, de leurs doigts longs vêtus de bagues. De temps en temps, le jet rose traverse l’air, la liqueur parfumée de Chrisna.

Deux lourds esquifs se poursuivent, se battent en une querelle de carnaval ; et je comprends à la cargaison de bois qu’ils portent, que ce sont les vaisseaux de la mort… Ils alimentent le « burning ghàt », le quai sacré entre tous où reflambera, dès ce soir, le brasier libérateur, qui émancipe à jamais des incarnations et des renaissances… (Celui dont le cadavre a été brûlé à Bénarès, au bord du Gange, entre aussitôt dans le paradisiaque nirvana). En attendant la cérémonie nocturne, les prêtres de ces barques funéraires jouent à s’ondoyer de cette frivole essence ; et les voici tachés de rose, eux dont les mains vont bénir tout à l’heure des chairs carbonisées.


Cette flottille de deuil laisse derrière elle un sillage de joie. Le sang du printemps colore le Gange gris et putride. La vieille déesse aquatique semble rajeunir à cette blessure qu’elle traîne en flaques sur son ventre malpropre et ridé. C’est la sueur amoureuse de Chrisna, le sanguinolent stigmate du printemps éternel qui vivifie la matrice mouvante des Choses.

  1. Harem hindou