Visions de l’Inde/Chapitre XI

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Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 347-356).

CHAPITRE XI

Le serpent


Ma première rencontre avec le Dieu qui rampe.
Je pardonne au cobra. — Le snakeman.

I

Ma première rencontre avec le Dieu qui rampe.

J’étais déjà dans ma moustiquaire et j’avais éteint ma petite lampe, — il n’y a guère de bougie dans l’Inde, — quand mon domestique, Rozian, qui s’était couché, comme d’habitude, sous la véranda, se précipita effaré :

— Sâb (seigneur), un cobra vient d’entrer au bengalow… Je l’ai vu franchissant la porte de votre chambre…

Je me dresse d’un bond sur mon lit. Un cobra ! Le serpent nocturne, aux blessures mortelles, la bête-dieu adorée dans les temples, dont Shiva s’enveloppe le cou comme d’un foulard vivant, et qui décime par milliers, chaque année, les indigènes allant pieds nus dans les plaines.

Vite, la lampe est rallumée et nous cherchons.

Combien de fois, dans les jardins, autour de cette maison ouverte, j’ai cru entendre glisser l’ennemi. Mais, jusqu’ici, je ne l’ai aperçu qu’empaillé dans les musées ou, édenté et flasque, servant aux exercices des fakirs. Son idée, son image me hantaient pourtant sans cesse, en ce pays qui est le sien, qu’il a créé à sa ressemblance…

L’Inde répète le serpent partout : dans la souplesse onduleuse du corps des femmes, dans les yeux brillants et humides des mendiants sacrés, dans l’âme même de l’indigène, fuyante, peureuse, puis tout à coup frénétique et sifflante avec un dard de haine…

J’ai suivi le conseil de ne jamais marcher pieds nus dans ma chambre ; toujours, avant de m’endormir, j’ai regardé au fond des draps où le cobra aime à se chaudement pelotonner…

Cette fois, nous allons nous rencontrer. Et j’ai un frisson à songer que, cette nuit, il est là, le dieu qui rampe, décidé enfin, contre mon gré d’ailleurs, à me rendre visite. Il peut me foudroyer d’une piqûre, pour un geste maladroit qui l’atteindrait… Tous les remèdes sont à peu près vains, sauf le sérum du docteur Calmettes, très employé dans l’Inde… El je n’ai aucune pharmacie à ma portée.

— Sâb, dit Rozian, qui, armé d’un bâton, soulève avec précaution les carpettes, inspecte les vêtements, fouille les armoires. — Le cobra ne vous attaquera pas. Mais, si vous le touchez, vous êtes perdu. Alors il se dresse, gonfle son cou et frappe… C’est incurable et instantané.

Nous cherchons vainement, La petite maison, le « bungalow » est d’ailleurs presque vide, facile à sonder avec si peu de tentures et de meubles. Rien. Je finis par me tranquiliser. Je sais que Rozian, quoique musulman, aime boire, pour la modeste somme de deux annas, à peu près quatre sous, une liqueur parfumée où il y a du sucre de canne, des extraits de fleurs et de l’opium… Sans doute, une hallucination l’a trompé. Je me recouche et je le renvoie sous la véranda.

II

Je pardonne au cobra.

… Mais, dans la ténèbre — est-ce mon imagination qui travaille ? — il me semble que quelque chose de vivant, de mou, se déplace avec un pas de fantôme, un glissement de voleur. J’écoute, j’ai peur — oui, j’avoue que j’ai eu atrocement peur — car maintenant un murmure se joint au premier bruit ; c’est un souffle à peine perceptible, un susurrement, un sifflement doux, persistant, le langage d’une bête invisible, infâme… Je rallume ; tout se tait, je ne vois rien…

J’éteins encore ; la rumeur recommence… Mon angoisse devient intolérable. Je me rappelle qu’il arrive au cobra de s’enrouler aux poutres du plafond, puis, de se laisser tomber, presque sans bruit, sur la moustiquaire. De là, il se glisse dans la chaleur du lit. Me lever, dormir comme mon boy, sous la véranda, j’y pense ; mais les fièvres, dehors, me guettent, et les moustiques et d’autres bêtes encore… Je me résigne à laisser la flamme gardienne, à ne pas dormir jusqu’au matin…

D’ailleurs, le printemps est devenu torride ; peu à peu, la faune de l’Inde, éveillée de la torpeur hivernale, envahit les maisons des hommes. La tribu des moustiques occupe en nuage dense le tiers en hauteur de l’appartement. Cet orchestre en sourdine ne s’apaise jamais et bruit si monotonement que, les autres nuits, il ne m’empêchait pas de dormir. Des grenouilles chantent dans mon cabinet de toilette, des lézards traversent le plafond ; je me rappelle même qu’il y a deux jours un scorpion s’est glissé dans ma pantoufle…

Mais je n’avais pas encore respiré, en un aussi étroit espace, l’atmosphère du serpent.

Les fenêtres du toit pâlissent. L’aube vient ; je respire, il me semble que le danger est écarté.

Je cours au cabinet de toilette, je m’ondoie avec joie après cette nuit blanche aux sueurs fiévreuses. À peine suis-je séché que Rozian accourt.

Sa mine est plus repliée que de coutume, il a même l’air affreusement dissimulé. Je sens qu’il va me traiter en « blanc », en ennemi que l’on redoute et que l’on trompe. Je ne sais quoi de rétracté le fige. L’abîme qui sépare les races s’accentue entre nous. Que me prépare-t-il ?

— Sâb, vous voulez tuer le cobra ?

— D’abord, je voudrais le trouver, Rozian… Cela me semble aussi difficile qu’indispensable.

— Vous voulez donc le tuer, Sâb ?

— Pourquoi pas, Rozian ?

Rozian se tait.


Je l’observe, il apparaît de plus en plus faux et fermé, ses paupières sont baissées. Je vois bien que je n’en tirerai rien, si je n’entre pas dans ses idées.

— Tu ne tuerais pas le cobra, toi, mon boy ?

— Sàb, ce n’est pas bien de tuer les animaux…

— Tu n’as pas cependant les superstitions des Hindous, étant musulman…

— Ça ne fait rien, Sâb, le serpent est sacré.

— Mais, si tu ne le tues pas, il te tuera.

Rozian a un geste d’indifférence :

— Chacun a le jour de sa mort écrit dans le livre d’Allah.


Je réfléchis. Après tout, pourquoi tuerais-je le cobra ? Il ne m’a causé jusqu’ici qu’une veille inopportune. J’ai eu peur, mais ne faisait-il pas son métier de serpent ?…

L’Inde m’a enseigné le respect des bêtes, même nuisibles. Chacun a dans l’univers son rôle à jouer ; de plus, la Nature, notre mère, ne renferme pas seulement des tendresses, des splendeurs et des fécondités ; un mystère de cruauté est aussi caché en elle… Le tigre et le serpent en sont les symboles vivants. Pourquoi les détester ?

— Je ne tuerai pas le cobra, Rozian, puisque ça t’afflige. Mais à condition qu’on m’en débarrassera bientôt…

La peau sombre de Rozian semble réellement s’éclaircir. J’ai satisfait en lui le génie de la race. Il devient communicatif et confiant.

— Je ferai venir le « snakeman »[1], Sâb. Pour vingt-cinq roupies, il cueillera le serpent sans lui faire de mal, comme une fleur, et le transportera bien loin d’ici dans la prairie. Sans votre promesse de l’épargner, il eût fallu payer bien davantage ; car le « snakeman » est un Hindou ; il vénère dans le serpent l’incarnation du dieu Shiva lui-même ; et c’eût été pour lui un grave péché que de l’exterminer.

J’ai compris. Le devoir d’un boy est de tirer du Sâb le plus d’argent possible ; pendant la nuit, Rozian, après ses prières au Prophète, s’est demandé comment il m’exploiterait ; et l’aventure du serpent lui en fournit une occasion imprévue, car je devine bien qu’il partagera le butin avec le « snakeman… » Qui sait même s’il n’a pas dirigé le cobra dans ma chambre afin d’exercer ma générosité ?…

III

Le snakeman.

— J’ai fait venir le « snakeman ». Il est là sous la véranda avec son panier et sa flûte.

Décidément, la scène était préparée d’avance. Je consens d’autant mieux à faire le jeu de Rozian que je ne suis pas fâché de savoir comment s’y prendra ce professionnel pour découvrir la vipère indienne.

Il est tout nu, assez beau, quoique grêle, avec un pagne léger entortillé aux hanches ; et, par une de ces excentricités du hasard qui semblent confirmer la théorie des milieux de M. Taine, il ressemble étrangement à un serpent, lui qui vit d’eux.

Son parler (il ne sait pas un traître mot d’anglais) est une sorte de sifflement entre ses dents minces ; l’œil est noyé de jaune, le crâne aplati, à peu près ras, avec une seule mèche allongée jusque dans le dos et qui y saute comme une vipère noire. Un chapelet à grains énormes s’enroule autour de sa taille souple et bougeante, et il fait de ses jambes ce qu’il veut ; elles sont pareilles à des couleuvres qui se tournent, s’enroulent, se déroulent à volonté.

Il me salue très bas, en portant la main à son front, où est teint le trident écarlate de Shiva ; et quand il se relève, il a le mouvement même du cobra qui se dresse pour frapper.

De son panier, il sort sa flûte et se promène dans ma chambre à pas veloutés, en jouant un air bizarre, qui ne ressemble à rien de connu et que l’on dirait composé avec la plainte monotone d’une femme et les bruits complexes de la forêt.

— Ecartez-vous, Sâb, me dit Rozian. Le serpent va venir, attiré par la flûte.

Le serpent se méfie sans doute ; rien n’apparaît encore. Si je n’avais pas à conserver auprès de ces noirs mon prestige d’Européen, je m’en irais volontiers dans le jardin… Cependant la curiosité et l’amour-propre l’emportent. Je reste.

Le « snakeman » s’obstine à jouer son air bizarre, qui finit par me donner un certain malaise. Ses pas veloutés quittent maintenant les alentours de mon lit. Il se dirige dans le cabinet de toilette, le corps un peu baissé, les yeux avides, à la recherche de la bête.

Nous le suivons et, tout à coup, à ma plus vive surprise, un des pieds de la table, où mes éponges sont placées, prend vie. Une tête petite, jaune, se dresse avec un fil dédoublé qui tremble entre les dents pareilles à de grosses têtes d’aiguilles rainées.

C’est le cobra, c’est bien lui. Je le regarde comme une chose précieuse, subtile, dangereuse, mais unique, et que sans doute je ne reverrai jamais plus en liberté.

Il s’était donc réfugié là, effrayé par ma lampe ; et, toutes mes ablutions, je les avais accomplies devant lui ; je m’étais appuyé à cette table, j’y avais posé les cruches fraîches. Nu, je m’étais offert à l’ennemi, sans le voir… De nouveau, je bénis la destinée qui m’a sauvé de cet affreux péril, au-devant duquel j’allais, inconscient comme un enfant.

Maintenant, d’ailleurs, j’oublie le danger pour jouir du spectacle. Le cobra, sous le rythme du charmeur, se déroule comme un ruban tiré par une main invisible. Les yeux du « snakeman », noyés et éteints auparavant, s’embrasent ; et il hypnotise la bête, en imite avec son cou qui se gonfle les oscillations, recule, l’entraînant vers lui par la force du regard, par l’influence de sa musique barbare.

Le cobra a quitté le pied du meuble. Il est petit, jaunâtre, tirant sur le noir, tout tigré d’écaillés imbriquées. Certainement une bête de luxe et de proie, noble et cruelle, d’une démarche royale. Elle se tient debout, de la moitié de sa taille sur le reste de son corps enroulé, elle s’avance lentement, fière ; la peau de son cou d’un jaune ardent s’ouvre comme une corolle d’orchidée, ou comme les volets d’une châsse ; des taches formant des lunettes roses achèvent la beauté terrible du petit animal.

Le voici à portée de la main du charmeur qui, lente et sûre, s’abat sur la tête plate. Les quatre doigts sombres étreignent, sans craindre les morsures, le cou gonflé ; et le pouce appuie sur le cervelet, crée une catalepsie subite. Le serpent est désarmé, roide ; la flûte se tait, mais le panier bâille. D’un mouvement preste, l’Hindou a fait disparaître dans sa prison de jonc le cobra hypnotisé.


Décidément, je ne regrette pas les émotions de cette nuit. Elles m’ont valu cette scène de fascination… Rozian et l’Hindou s’éloignent, et je les entends discuter à voix basse ; ils se partagent mon argent, — leur butin.


  1. Le Charmeur de serpents.